Introduction
p. 9-26
Texte intégral
LE PLURALISME, ENTRE FAIT ET NORME
1Étant donné le pluralisme : intituler ainsi un recueil de contributions en philosophie normative, cela pourrait passer pour une provocation philosophique. En effet, que peut bien nous apprendre un fait, le pluralisme, sur les normes publiques qui doivent gouverner la société ? La démarche paraît aussi insensée que celle qui consiste à définir la justice « étant donné » la nature. Il est vrai que cela s’est fait dans l’histoire de la philosophie, comme l’attestent les tentatives d’indexer la justice sur des rapports de force entre individus ou de fonder la moralité des règles et des actions sur la tendance des individus à rechercher le plaisir et plus généralement à satisfaire leurs préférences1. Cependant, toutes ces tentatives ont méconnu la distinction fondamentale entre les faits et les valeurs, et ont alors achoppé sur la norme que l’on a désormais coutume d’appeler « loi de Hume », selon laquelle on ne peut inférer une proposition prescriptive signalée par le verbe « devoir » (ought) d’une proposition descriptive signalée par le verbe « être » (is)2. Ainsi, de ce que les forts sont forts, on ne peut en inférer que les forts doivent gouverner. Ceci est bien connu.
2Averti de ce non sequitur, on considérera donc avec prudence, voire suspicion tout raisonnement normatif commençant par « étant donné » et introduisant un fait. Et cette défiance augmentera s’il s’agit du « pluralisme », car on pointera avec raison l’ambiguïté d’un terme qui réfère tantôt à un fait, tantôt à une valeur. D’un côté, le pluralisme renvoie au simple fait d’une diversité, d’une multiplicité, et il est alors synonyme de pluralité ; d’un autre côté, il désigne une valeur à l’aune de laquelle on évaluera les principes d’un Etat, les normes de l’action publique, les programmes politiques, mais aussi les théories politiques elles-mêmes. Les slogans ordinaires des démocraties libérales contemporaines, tels que « il faut défendre le pluralisme » ou « nous devons promouvoir la diversité », manifestent sur un mode irréfléchi cette dimension normative du pluralisme qui porte aussi bien sur les opinions et les partis politiques que sur les croyances religieuses et les cultures. Aussi, avant même de la considérer plus précisément, la notion de pluralisme nous apparaît-elle fondamentalement ambivalente, voire confuse.
3Le terrain de la réflexion est dès lors miné : les uns jouent sur l’ambiguïté du pluralisme pour glisser d’un constat factuel sur l’état du monde moral et social à une prescription politique, les autres, conscients des paralogismes que son usage autorise, condamnent par avance la notion de pluralisme. Ne devrions-nous pas alors observer plus strictement la dichotomie entre le fait de la pluralité et la norme du pluralisme ? Le terme de pluralisme désignerait alors seulement la conception politique qui promeut la pluralité, et il faudrait ainsi réserver l’expression « étant donné le pluralisme » à l’analyse descriptive, tenant la conception pluraliste pour un simple fait. Cependant, ce qui est gênant avec cette apparente clarification, c’est qu'elle nous prive de la dualité intrinsèque de la notion de pluralisme, dualité qui ne repose pas sur une confusion.
4Une manière d’en maintenir la dualité consiste à renoncer à la dichotomie entre fait et norme que l’on avait l’habitude de considérer inviolable depuis Hume et après Carnap, et à admettre qu’il existe des faits qui sont aussi des normes. Hilary Putnam soutient ainsi que certains termes utilisés dans des énoncés descriptifs, comme « cruel » ou « grossier », sont colorés normativement3. C’est aussi le cas de catégories de l’analyse économique, comme celle de bien-être dont Amartya Sen a montré qu'elle ne pouvait être comprise simplement comme un état factuel correspondant à la satisfaction de désirs ; parler de bien-être exige une évaluation éthique de cet état. Par conséquent, il s’agit d’un concept « mixte » (entangled). On peut encore penser à la notion de « souffrance », dont le rôle normatif dans l’évaluation des états sociaux a été particulièrement souligné par Emmanuel Renault, à la suite d’Axel Honneth et d’iris Marion Young4 : reconnaître la souffrance implique de devoir y mettre fin. Il faudrait en dire de même du pluralisme : ce terme indique l’existence d’une pluralité qui a une valeur normative et permet l’évaluation éthique des états du monde5. Mais toute pluralité n’a pas le sens d’un pluralisme ; par exemple, la pluralité numérique des individus n’a pas, en général, de dimension normative. À quel type de pluralité le terme de pluralisme réfère-t-il alors ? En philosophie morale, depuis Isaiah Berlin au moins, la notion de pluralisme renvoie d’abord à la pluralité des valeurs. L’idée fondamentale est que l’existence d’une pluralité de valeurs suscite une présomption éthique en faveur de son maintien et de son développement ; autrement dit, affirmer le fait du pluralisme implique qu’on en accepte la dimension normative, qu’on le valorise, et qu’on renonce à tout projet politique ayant pour fin la réduction de ce pluralisme, ceteris paribus. Ainsi, le pluralisme est la thèse philosophique selon laquelle il existe une pluralité de valeurs irréductibles auxquelles on doit accorder une égale considération ; en outre, cette pluralité constitue un bien6.
5Cependant, quoique l’on maintienne par la suite cette définition très générale du pluralisme, il convient de considérer avec prudence la démarche qui y a conduit. En effet, en posant qu’il existe des faits pourvus d’une dimension normative, comme le pluralisme, on contourne certes la loi de Hume, mais on évite aussi soigneusement d’argumenter en faveur de la norme pluraliste qui doit apparaître dans une sorte d’évidence. Or, même en admettant cette thèse réaliste, on ne voit pas pourquoi la reconnaissance du pluralisme axiologique impliquerait la protection de la pluralité des valeurs et non sa réduction.
PLURALISME DES VALEURS ET LIBERALISME
6Lorsque Isaiah Berlin prononce en 1958 sa leçon inaugurale sur le lien entre pluralisme et liberté, « Two concepts of liberty », devant l’université d’Oxford, il s’inscrit dans une tradition philosophique commencée avec John Stuart Mill, qui reconnaît le bien que représente la diversité. Chez Mill, la diversité est d’abord celle des caractères et constitutions individuels qui doivent pouvoir s’exprimer et se développer sans contrainte, mais aussi celle des opinions et des modes de vie. Les individus doivent cultiver leur originalité, selon leur caractère, en s’exposant à la plus grande diversité d’opinions et de modes de vie. Nous ne pouvons développer ici la relation entre épanouissement individuel, liberté et diversité, qu’établit Mill dans son essai De la liberté, mais il suffit de retenir que le philosophe utilitariste se démarque dans la tradition libérale par sa valorisation de la diversité en tant que telle7. La pluralité des modes de vie et des croyances n’est pas un simple fait, avec lequel on doit composer : c’est un bien instrumental mais aussi intrinsèque. En ce sens, Mill est le premier philosophe authentiquement pluraliste.
7Héritier de Mill, Berlin commence par reconnaître le fait du pluralisme, mais il précise qu’il s’agit des valeurs (value pluralism) et non des caractères. Il faut remarquer que le vocabulaire de Berlin n’est pas très précis puisqu’il utilise souvent comme des équivalents les termes de « finalité » (end), « but » (goal) et « valeur » (value)8. Berlin soutient que le monde moral est fragmenté en valeurs irréductibles les unes aux autres et même incommensurables entre elles, et que les finalités dignes d’être poursuivies par les individus sont multiples. La conséquence est qu’il n’existe pas de bien en soi, de summum bonum que tous devraient reconnaître ; les individus sont libres de poursuivre leur finalité, sans guide, selon leur conception de la vie bonne. Une conception peut être définie comme un ordre dans l’ensemble des valeurs disponibles et, selon la thèse pluraliste, il est possible d’ordonner les valeurs de diverses manières sans qu’un ordre l’emporte sur un autre :
Le monde auquel nous sommes confrontés dans notre expérience ordinaire nous oblige à effectuer des choix entre des fins également ultimes, des exigences également absolues, la réalisation des unes entraînant inévitablement le sacrifice des autres. C’est précisément parce que telle est leur condition que les hommes attachent une si grande valeur à la liberté de choix ; s’ils avaient l’assurance que, dans un Etat parfait susceptible d’être réalisé sur terre, les fins qu’ils poursuivent n’entreraient jamais en conflit, la nécessité et les affres du choix disparaîtraient et, avec elles, l’importance cruciale de la liberté de choisir.9
8La conviction pluraliste de Berlin est qu’il est impossible de pondérer de manière univoque les valeurs en conflit dans notre monde moral fragmenté10. Le lien entre le fait de la pluralité axiologique et la norme pluraliste devient alors manifeste : il existe un large éventail de valeurs et de fins de l’existence humaine qui ne peuvent pas toutes être sélectionnées dans une conception cohérente du monde, certaines étant tout à fait incompatibles entre elles. Nous nous trouvons alors dans une situation tragique où nous devons faire des choix sans que nous puissions déterminer théoriquement quel choix est absolument le meilleur. C’est parce que notre monde moral est fragmenté que nous devons garantir politiquement la liberté de choisir. Ainsi le pluralisme a une affinité étroite avec le libéralisme.
9Faut-il en conclure que le pluralisme et le libéralisme sont liés de manière analytique, comme certains ont tenté de l’établir11 ? Ce serait une erreur contre laquelle la réflexion pluraliste de John Gray nous met en garde12. Si les valeurs sont multiples, incommensurables et conflictuelles, alors il est impossible de privilégier une valeur en particulier comme la liberté. La conception libérale n’est qu’une conception parmi d’autres qui, selon le contexte, ne l’emporte pas toujours sur les autres. Aussi faut-il accommoder la plus grande diversité des conceptions et des modes de vie, même s’ils ne sont pas libéraux13. Certains passages de l’œuvre de Berlin autorisent cette lecture de Gray, mais il ne fait pas de doute que Gray fait dire à Berlin ce que ce dernier refuserait. En effet, Berlin défendait sans ambiguïté une doctrine libérale qui reposait sur son analyse métaéthique du pluralisme14. Néanmoins, Gray pointe une difficulté inhérente à la thèse pluraliste qui oscille entre la promotion de la pluralité en tant que telle (plus veut dire mieux) et la limitation de cette pluralité en privilégiant la valeur libérale. C’est la raison pour laquelle il convient de réévaluer le statut philosophique du pluralisme.
L’HÉRITAGE RAWLSIEN : LA DISTINCTION DU JUSTE ET DU BIEN
10Quelles que soient les différences entre les versions du pluralisme des valeurs, les auteurs pluralistes s’accordent néanmoins pour promouvoir la diversité des conceptions et des opinions. La norme pluraliste, libérale ou non, implique donc non seulement l’acception de la pluralité, mais aussi son extension maximale ; seul le seuil de tolérance varie. Cependant, face aux difficultés de la thèse pluraliste, n’est-il pas plus raisonnable de considérer le pluralisme comme un simple fait qui constituerait le contexte dans lequel la recherche de la justice est nécessaire ? C’est ce mouvement déflationniste que Rawls semble initier dans Théorie de la justice (1971) et confirmer dans Libéralisme politique (1993).
11Renouant avec la tradition contractualiste qui s’étend de Locke à Kant15, Rawls ne valorise pas la pluralité en tant que telle mais enracine la réflexion politique sur la justice dans l’expérience de la pluralité. Ce qu’il nommera, dans le Libéralisme politique, le « fait du pluralisme » se trouve au fondement même de son analyse dans Théorie de la justice16. Selon Rawls, le recours à la justice est rendu nécessaire par deux tendances contradictoires mais complémentaires : l’identité d’intérêts et le conflit d’intérêts. Tout d’abord, parce que la coopération sociale procure à tous une vie meilleure que celle que chacun aurait eue en restant hors de la coopération, il y a identité d’intérêts. Cependant, les individus ont aussi des objectifs personnels, des projets de vie et des conceptions du bien différents qu’ils veulent promouvoir ; ils désirent alors avoir la plus grande part de ressources pour promouvoir ces objectifs, ce qui explique qu’il y ait aussi un conflit d’intérêts17. Les principes de justice sont précisément ceux qui permettent un arbitrage entre les revendications (claims) concurrentes et qui règlent la répartition des fruits de la coopération. C’est parce qu’il y a conflit entre les individus que l’on a besoin de justice. La justice n’élimine pas le conflit mais elle le règle, elle l’encadre et l’arbitre, de sorte que les relations entre les individus ne reflètent pas de simples rapports de force. Pour utiliser une expression que Rawls emprunte à Hume, on peut dire que le pluralisme constitue une circonstance de la justice.
12Ceci étant admis, on pourra néanmoins se demander la raison pour laquelle il faudrait maintenir le terme « pluralisme » alors que, manifestement, Rawls ne semble concerné que par la pluralité factuelle des conceptions morales, des projets de vie et des intérêts individuels. L’expression que Rawls privilégiera après Théorie de la justice, le « fait du pluralisme », semble non seulement injustifiée, mais encore dépourvue de sens. Pour répondre à cette objection, il convient de rappeler que le problème de la justice, pour Rawls, est celui de la légitimation de principes de justice pour tous les citoyens d’une société démocratique ; autrement dit, il s’agit d’élaborer des principes de justice que tous les individus peuvent accepter en dépit de leurs divergences idéologiques sur le bien et de la diversité de leurs intérêts. Formulé ainsi, le problème de la justice pour Rawls impose une contrainte normative : la pluralité des conceptions du bien et des intérêts constitue un fait que Ton ne doit pas chercher à supprimer. La raison est que supprimer cette pluralité revient à contraindre les individus pour qu’ils adoptent une conception du bien différente de la leur, or ceci est contraire à nos jugements bien considérés sur la justice. Intuitivement, il est injuste de faire cela et la théorie de la justice comme équité essaie de donner une forme rationnelle et systématique à cette intuition18. Finalement, on doit admettre que la norme pluraliste n’est pas séparée du fait de la pluralité : personne (individu, groupe ou institution) ne peut légitimement imposer à autrui une conception de la vie bonne, ni le contraindre à mener un type de vie qu’il rejette. Cette norme fondamentale, qui repose sur une intuition ou plus exactement sur un jugement bien considéré, ne se comprend que dans les circonstances du pluralisme. Il s’agira alors de proposer des principes de justice qui ne menacent ni ne réduisent la diversité axiologique. Cette norme pluraliste, que l’on qualifiera traditionnellement de « libérale », n’a de sens que dans un contexte de pluralité des conceptions de la vie bonne.
13Étant donné ce pluralisme, comment légitimer des principes de justice pour tous ? Rappelons la solution rawlsienne du problème de la justice sociale. Du point de vue méthodologique, il s’agit de donner la priorité au juste sur le bien19. Il faut comprendre cette expression de deux manières. Tout d’abord, cela signifie que la justice ne peut être réduite au simple principe de maximisation du bien, entendu comme bien quantifiable pour la société dans sa totalité. C’est la réponse à la question de la justice que l’utilitarisme classique a formulée ; pour l’utilitarisme classique, la justice consiste à maximiser le bien-être de la société par agrégation du bien-être des individus, cette agrégation prenant parfois la forme d’une simple sommation, comme chez Bentham. Or, Rawls fait remarquer qu’en procédant ainsi l’utilitarisme ignore « la pluralité et le caractère distinct des individus20. » En effet, puisque la finalité essentielle de la justice est la maximisation du bienêtre total de la société, nous pouvons considérer les individus comme des éléments interchangeables, la diminution de bien-être pour les uns étant compensée par son augmentation pour les autres. L’utilitarisme ne prend donc pas au sérieux la « séparation des personnes ». La conséquence est que, pour maximiser le solde net de satisfaction, on peut exiger que soient sacrifiés les intérêts de quelques individus pour la plus grande satisfaction des autres. Rawls refuse cette logique sacrificielle qui n’est pas compatible avec nos jugements bien considérés initiaux21. Pourtant l’utilitarisme classique offrait une solution séduisante au problème de la justice dans un contexte social marqué par le pluralisme : l’évaluation des états sociaux à partir d’une seule valeur, d’un seul bien suprême, à savoir, selon ses variantes, le plaisir, la satisfaction, le bonheur. Mais, précisément, ce qui fait l’attrait de l’utilitarisme le condamne au yeux de Rawls. L’utilitarisme ne reconnaît pas la diversité des conceptions du bien et échoue à évaluer le bien-être des individus qui dépend en grande partie de la conception du bien qu’ils poursuivent. D’une manière générale, l'utilitarisme achoppe sur le problème des comparaisons interpersonnelles de bien-être. Pour toutes ces raisons, Rawls rejette la conception utilitariste de la justice et défend la priorité du juste sur le bien ; pour le dire autrement, il privilégie une conception déontologique de la justice par rapport à une conception téléologique ou conséquentialiste.
14C’est cette caractéristique centrale de la théorie de la justice comme équité que discute Jean-Fabien Spitz dans sa contribution. Suivant les travaux de Samuel Scheffler, il estime qu’un modèle mixte ou hybride apporte des réponses plus adéquates au problème de la justice que les modèles « purs », conséquentialiste ou déontologique. Si les objections rawlsiennes au conséquentialisme pur sont sérieuses, elles ne justifient pas que l’on renonce complètement au raisonnement conséquentialiste qui ajuste le bien des individus et le bien commun. Naturellement, il ne suffit pas que l’Etat invoque le bien commun pour pouvoir disposer des intérêts individuels, mais, comme le note Jean-Fabien Spitz, « il n’existe pas d’intérêt particulier qui soit sacré ou dont on puisse dire qu’il ne doit jamais être sacrifié ». Ce modèle hybride permet de maintenir le cadre pluraliste, puisqu’il n’est pas question de contraindre les individus à sacrifier leurs intérêts particuliers pour favoriser les intérêts de la majorité, tout en corrigeant les effets contre-intuitifs d’une conception déontologique pure. Si Rawls peut admettre au fond cette hybridation22, il n’en va pas de même pour des auteurs libertariens comme Eric Mack, qui font des droits individuels des absolus qu’il est toujours illégitime de restreindre.
15En revanche, ce que refuserait probablement Rawls, c’est l’indétermination des réponses que ce modèle hybride engendre. En effet, selon ce modèle, il convient de pondérer les intérêts en présence, tout en reconnaissant qu’il n’existe pas de « règle évidente » pour procéder à une telle pondération. Mais, précisément, c’est l’objection que Rawls faisait valoir contre l’intuitionnisme et c’est la raison pour laquelle il défendait une conception prioritariste de la justice en accord avec la démarche déontologique. Ainsi, les libertés individuelles bénéficient d’une priorité sur l’égalité économique des citoyens, ce qu’exprime la disposition lexicographique des deux principes de justice23.
16La conception rawlsienne de la justice est pluraliste dans la mesure où elle rend possibles la poursuite de projets de vie très différents et la réalisation d’une pluralité de conceptions du bien. Pour autant, on peut se demander si la stratégie philosophique qui consiste à donner la priorité au juste sur le bien assure le pluralisme le plus étendu. Le paradoxe serait qu’une théorie moniste de la justice, fondée sur une conception unifiée du bien, admette un pluralisme plus étendu que dans le cas d’une conception pluraliste. C’est ce que soutiennent les penseurs libéraux « perfectionnistes » comme Joseph Raz, lequel fonde sa théorie pluraliste sur la valeur d’autonomie24. Catherine Larrère nous invite à réfléchir sur ce problème à partir d’une autre perspective qui reste trop marginale dans la philosophie mainstream., à savoir la perspective environnementaliste. Le débat éthique environnementaliste s’est organisé autour de deux grandes orientations qui ne sont pas étrangères à la philosophie mainstream, le pluralisme intuitionniste et le monisme métaphysique ; plus tard, s’invitera au débat un courant pluraliste pragmatique. Partisan du pluralisme intuitionniste, Christopher Stone pense que les préoccupations environnementalistes ne peuvent pas être réglées par l’appel aux morales classiques, kantienne ou utilitariste, mais qu’elles requièrent la mise en œuvre de principes éthiques spécifiques. Il défend ainsi un pluralisme des éthiques qui régissent des contextes humains différents, le rapport au monde animal et végétal définissant un contexte particulier. Le mérite de cette position est qu'elle sauve l’idée berlinienne d’un pluralisme moral irréductible. Pour un partisan du monisme métaphysique comme John Baird Callicott, le pluralisme ainsi envisagé n’est qu’un avatar moderne du relativisme ou du scepticisme, dans une période de déclin de la modernité. Ce que l’on doit rechercher, c’est une « super-théorie » qui inclue le point de vue de tous les acteurs de la nature selon une conception complexe de la communauté. Catherine Larrère montre alors que l’opposition entre ces deux théories n’exprime pas tant l’affrontement de deux conceptions du bien que celui de deux conceptions du juste, et que la théorie moniste s’avère paradoxalement davantage inclusive et pluraliste.
PLURALISME ET NEUTRALITE POLITIQUE
17En resserrant la communauté des sujets de droit aux seuls humains, on doit affronter des difficultés qui ne sont pas moins grandes que lorsqu’on introduit ces nouveaux « clients exotiques » que sont la nature, les animaux, les végétaux, etc. En admettant que l’on parvienne à établir, comme le propose Rawls, des principes de justice élaborés d’un point de vue non métaphysique, à l’abri des controverses morales les plus graves, comment penser l’inscription de ces principes dans la réalité sociale, politique et juridique ? La démarche rawlsienne consiste à réaliser les principes abstraits par l’interprétation des Constitutions démocratiques que soutiendraient, dans l’espace public, des acteurs débarrassés de leurs conceptions particulières du bien25. Ces acteurs sont, au premier chef, les juges constitutionnels, selon le modèle des juges de la Cour suprême américaine, mais aussi les représentants des partis politiques, qui ont obligation de façonner une conception publique de la justice de manière neutre. À un niveau institutionnel inférieur, les citoyens doivent disputer des questions politiques, en particulier constitutionnelles, sans faire intervenir leur conception du bien, afin de parvenir à un accord raisonné sur la conception publique de la justice, sur le modèle d’un consensus par recoupement.
18Néanmoins, aussi séduisante soit-elle, l’idée selon laquelle la délibération politique doit être neutre et avoir lieu dans le cadre d’institutions elles-mêmes neutres est exposée à deux types d’objection : tout d’abord, on peut douter de la possibilité d’atteindre une authentique neutralité institutionnelle ; ensuite, on peut contester le caractère désirable de cette neutralité, s’il est vrai que les questions de justice recouvrent des enjeux moraux qui doivent être discutés à partir des conceptions morales particulières des individus et des groupes.
19Emmanuel Picavet montre ainsi que les institutions sont des lieux où s’élabore une éthique qui est publique par sa portée mais qui n’en reste pas moins dépendante de conceptions morales non publiques dans son contenu. Ceci vaut pour toutes les institutions politiques, mais c’est particulièrement sensible dans le cas des institutions qui accueillent les débats d’éthique médicale, biologique et, ajoutons-le, environnementale. Ces débats opposent des conceptions morales, philosophiques et religieuses très diverses dont on ne peut raisonnablement espérer que la délibération publique réalise la réconciliation. Par ailleurs, il est hautement douteux que ces débats puissent être définitivement résolus en faisant intervenir le point de vue des experts praticiens qui prétendent posséder un savoir technique politiquement neutre. En prétendant que les institutions publiques sont neutres, le risque est double : tout d’abord, sous couvert de neutralité, cela revient à légitimer le point de vue éthique majoritaire, et donc à exercer une forme de domination politique ; ensuite, et c’en est la conséquence, cela conduit à engendrer une forme de radicalisme contestataire de la part des individus mis en minorité et dont les conceptions se trouvent exclues des « solutions » retenues. Dans le sillage de Hilary Putnam, Emmanuel Picavet propose tout d’abord de renoncer au paradigme de la « résolution » des questions de justice, et de lui préférer celui de l’adjudication ou de l’interprétation. Dans cette perspective, la délibération publique ne consiste plus à trouver des solutions politiques définitives qui privilégient une conception morale particulière, mais à trouver des compromis raisonnés entre les différentes conceptions en présence dans la délibération. La négociation de compromis s’avère ainsi davantage conforme au respect du pluralisme que la recherche de consensus sur des valeurs politiques neutres, car ceux dont la conception n’aura pas emporté l’adhésion verront néanmoins leur point de vue respecté et reconnu dans la décision politique.
20Cette remise en cause de l’idéal de neutralité tel qu’il est défendu par de nombreux auteurs libéraux, comme Bruce Ackerman, Charles Larmore ou John Rawls entre autres, ne doit pas être comprise comme un renoncement à l’universalité. Il ne s’agit nullement de sacrifier toute contrainte morale sur la délibération publique. En effet, les impératifs de réciprocité et de respect des personnes sont maintenus et permettent alors l’expression des différences idéologiques dans le droit, sans que l’on risque la domination d’une conception ou d’un groupe. Cependant, le compromis semble toujours devoir être à l’avantage du groupe le plus puissant, le plus influent, souvent le groupe majoritaire. Finalement, au terme du processus de négociation, certaines valeurs et certaines conceptions du bien l’emportent sur d’autres ; cela paraît inévitable.
21Selon Laurent de Briey, ce phénomène est même souhaitable dans la mesure où il permet l’expression d’une communauté de sens et d’une identité collective. Le diagnostic des pathologies de la démocratie libérale a été établi très tôt : la perte de sens et d’idéal commun, l’individualisme mais aussi le refuge dans la religion et plus généralement l’aspiration à une vie communautaire en marge de la vie publique – on pense bien sûr à De la démocratie en Amérique de Tocqueville et à La question juive de Marx. L’État démocratique doit-il se borner à assurer les conditions d’existence privée des individus et des communautés ? Peut-il être au contraire le lieu où s’affirme une conception du bien commun qui ne se réduise pas à la promotion de droits subjectifs, ce qui est par ailleurs indispensable ? Laurent de Briey souligne le fait que le libéralisme en faisant la promotion de la neutralité méconnaît la normativité sociale de la loi qui est l’« expression formalisée d’un jugement collectif ». En d’autres termes, la loi manifeste toujours symboliquement une norme sociale. Le débat sur l’homoparentalité est exemplaire de ce point de vue. Le décorum neutraliste de la délibération politique, avec ses débats d’experts (psychanalystes, psychologues, spécialistes de la famille, etc.), ne peut dissimuler cette réalité : le droit sanctionne in fine une norme sociale. Mais cette position est-elle compatible avec le pluralisme qui caractérise irrémédiablement la société démocratique ? Elle l’est si l’on accepte l’idée que le droit peut exprimer symboliquement une norme sociale sans mettre en œuvre la coercition publique. Cette idée se trouve au cœur de l’argument de Laurent de Briey en faveur d’un modèle « républicain libéral » qui ne cède rien sur les droits subjectifs mais permet d’affirmer au niveau institutionnel une conception du bien commun.
LA RÉPUBLIQUE FACE À SA DIVERSITE CULTURELLE
22Du point de vue théorique, l’idée d’un républicanisme libéral constitue une option alternative crédible au libéralisme politique ; du point de vue de l’histoire des idées, c’est même une réalité idéologique dont Jean-Fabien Spitz a récemment rappelé la genèse et dessiné les contours dans Le moment républicain en France26. Cependant, l’évolution historique du républicanisme comme doctrine d’État ne manque pas de susciter des inquiétudes quant à sa capacité à faire coexister les différences et à accueillir les minorités culturelles et religieuses. En France, les crispations nationales autour des affaires concernant le port du voile islamique (du voile à l’école au voile intégral) révèlent les difficultés du républicanisme à affronter le nouveau contexte de pluralisme religieux irrigué par les courants migratoires postcoloniaux. C’est le constat que fait Catherine Audard qui propose une généalogie du problème républicain : le développement du républicanisme français est marqué par la volonté jacobine de centralisation de l’État et d’homogénéisation linguistique et culturelle de la nation. Héritier de la philosophie des Lumières, le républicanisme français fait la promotion des valeurs d’autonomie, de « rationalité monologique » et d’individualisme moral, valeurs constitutives d’une logique de l’émancipation politique. Aussi la différence ne peut-elle pas être conçue comme une valeur politique désirable. La laïcité à la française, en tant que réalisation juridique de l’idéal politique de neutralité, permet alors de mettre un terme au développement du pluralisme religieux dans l’espace public, qui menace l’unité civique de la nation et favorise des idéaux contraires à ceux de l’émancipation républicaine.
23Or ce modèle républicain constitue une contradiction dans la mesure où il promeut la liberté mais nie la valeur politique de certaines libertés, comme la liberté religieuse. Selon Catherine Audard, la liberté religieuse n’est rien si elle n’est pas liberté de manifester publiquement sa foi par des rites. Les religions orthopraxiques, c’est-à-dire pour lesquelles l’observation des rites est aussi importante que la profession de foi, comme l’est l’islam, ne peuvent s’épanouir dans un tel contexte démocratique. Catherine Audard défend alors, contre l’idéal de neutralité qui exige la privatisation des croyances, un idéal pluraliste qui autorise la délibération politique à partir des valeurs non publiques, ce qui constitue le fondement d’une citoyenneté multiculturelle. La politique impliquant tout à la fois la conflictualité et le consensus, il s’agit de penser un consensus qui soit « polyphonique et multiculturel », selon les termes de Catherine Audard. Ce consensus ne peut être atteint que s’il est élaboré dans l’exercice de la raison publique qui consiste en une « discussion publique sur les valeurs ». C’est la thèse défendue par Rawls après la publication de Théorie de la justice ; la recherche rawlsienne d’un consensus politique n’a pas pour but d’éliminer la conflictualité politique, comme on peut le lire parfois, mais de la rendre possible dans le cadre d’institutions libres et tolérantes. On doit donc s’attendre à ce que la délibération publique sur les valeurs soit difficile et provoque des tensions entre individus et entre groupes, mais il est impératif qu'elle puisse être conduite librement afin que le consensus politique recherché n’écrase pas la diversité axiologique, idéologique et praxéologique qui caractérise une société démocratique.
24Pour participer à une telle délibération, il semble nécessaire que les citoyens soient en mesure de parler deux types de langue : tout d’abord, une langue privée (ou non publique), utilisant un vocabulaire particulier, accessible aux membres qui partagent une tradition philosophique, morale ou religieuse ; ensuite, une langue publique et, pour ainsi dire, universelle, même si elle contient des termes dont l’interprétation fait nécessairement l’objet de contestations vives et peut-être insurmontables. On peut désigner cette faculté de parler une langue privée et une langue publique par le terme de « polyglottisme philosophique ». Pour soutenir la possibilité d’exercer une telle faculté, j’examinerai le double problème de la traduction de la langue privée dans la langue publique et de la résistance des individus à adopter une langue publique qui ne traduise pas toutes les subtilités de leurs croyances, quand elle n’interdit pas tout simplement certaines traductions. En m’appuyant sur l’œuvre de John Rawls, dont j’écarterai l’interprétation contextualiste proposée par Richard Rorty, je défendrai l’idée que la langue publique peut être parlée par des individus divisés par leurs visions du monde, et qu'elle permet en outre de fournir un schème de traduction entre les différentes langues privées. Le gain de ce dispositif réside dans une meilleure compréhension des individus et le renforcement de liens civiques par la médiatisation des différences dans la délibération publique, et non par leur réduction.
25Néanmoins, pour parvenir à cette compréhension entre les citoyens, il faut lever certains obstacles sociaux dont on accuse souvent les libéraux d’avoir sous-estimer l’importance. Le principal obstacle réside dans la marginalisation symbolique de certaines minorités, par la diffusion publique de représentations stigmatisantes et dégradantes. Ce phénomène, qui affecte les minorités religieuses et peut conduire à la mise à l’index de pratiques religieuses jugées incompatibles avec le régime de laïcité entendue comme neutralité, est déterminant dans la marginalisation des minorités d’immigration. Ce phénomène devient particulièrement grave quand minorité religieuse et minorité d’immigration forment un même ensemble, comme c’est souvent le cas avec les communautés d’immigration du Maghreb dont la religion sinon unique, du moins très majoritaire est l’islam. En s’appuyant sur une analyse sociologique de l’intégration des communautés d’immigration en France, Sophie Guérard de Latour s’interroge sur la pertinence d’opposer de manière tranchée le modèle assimilationniste républicain et le modèle pluraliste libéral. Selon elle, la condamnation irrévocable du républicanisme, dont l’idéal d’universalisme des valeurs porterait en soi les germes du racisme institutionnel, repose en partie sur la méconnaissance des mécanismes sociologiques qui ont façonné l’espace public au cours des xixe et xxe siècles. Complétant les analyses de Habermas par les études de Gérard Noiriel, elle montre ainsi que la réalisation de l’idéal républicain est liée au développement des médias de masse qui a rendu possibles l’homogénéisation d’une population divisée par la langue et les traditions ainsi que la constitution d’un espace public. En outre, la communication moderne a déterminé l’objet de la délibération publique : en effet, l’identité nationale est apparue comme une représentation collective capable de produire une identification immédiate des masses. L’universalisme républicain se change alors en communautarisme national qui génère le racisme institutionnel.
26Si la république peut manifester une forme de racisme, au sens où elle tend à exclure de l’espace public les minorités qui ne peuvent accomplir l’identification à la nation pour des raisons historiques, elle n’est pas génétiquement raciste, mais seulement de manière contingente. Le modèle républicain est capable de surmonter les dérives racistes liées à sa réalisation, en s’attaquant non pas aux discriminations qui renforcent le sentiment de la différence, mais à la stigmatisation symbolique des minorités immigrées. En effet, dans la mesure où le racisme est produit par un usage instrumental des médias de masse qui mobilisent une représentation exclusive de l’identité nationale, il convient de combattre le « pouvoir d’exclusion identitaire des médias de masse » par la promotion d’une représentation de l’identité nationale qui soit pluraliste et accueille les histoires des minorités immigrées dans un nouveau récit national.
LES DIFFICULTÉS DE LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE
27Il faut alors renoncer à trouver une solution juridique au problème réel de la discrimination pour imaginer une solution politique au problème de la stigmatisation. Cette conception repose implicitement sur le modèle de la reconnaissance, tel qu’il a été élaboré par des auteurs aussi différents que Iris Marion Young, Axel Honneth ou encore Charles Taylor27. L’ambition commune de ces auteurs est de briser l’identification de la justice à un principe de redistribution de biens sociaux, et de sortir ainsi de l’alternative suivante : ou bien la redistribution égalitaire, ou bien l’injustice. Toutes les formes d’injustice ne peuvent être comprises comme des préjudices subis par les individus dans la répartition des biens socio-économiques (même lorsqu’on introduit, comme le fait Rawls, les bases du respect de soi dans la liste des biens premiers socio-économiques à redistribuer28). La justice distributive n’est qu’une partie de la justice et non son sens exclusif. Ce qui manque dans l’analyse de la justice sociale, c’est l’attention portée à l’individu et à sa valeur. Autrement dit, une théorie de la justice ne devrait pas partir du désir des individus de posséder certains biens premiers en quantité aussi grande que possible, mais d’un désir antérieur qui conditionne tous les autres désirs, à savoir le désir de reconnaissance. En effet, il s’agit d’un désir dont l’épreuve et la satisfaction sont constitutives de la formation de l’identité personnelle. Résumons d’une formule l’idée fondamentale de ces différentes théories de la reconnaissance, au risque de les caricaturer : c’est injustice que d’entraver le processus de formation du moi et de porter atteinte à l’intégrité de l’identité personnelle, car cela constitue une source de souffrance morale, psychologique pour l’individu.
28Alors que le libéralisme était classiquement centré sur le sujet souverain29, isolé et séparé des autres individus – au moins méthodologiquement –, les théories de la reconnaissance décentrent la réflexion politique pour envisager le sujet constitué par ses relations avec autrui30. Ce tournant de la reconnaissance correspond à une redécouverte des travaux de Hegel de la période d’Iéna et à une relecture, à partir de ses premiers travaux, de la dialectique de la maîtrise et de la servitude de la conscience que Hegel développe dans la Phénoménologie de l’esprit. L’idée qui domine les différentes interprétations de l’œuvre hégélienne est que le sujet n’accède au soi et n’acquiert son identité qu’au terme d’une lutte pour obtenir la reconnaissance d’autrui31. Toutefois, le maître et l’esclave ne réfèrent plus à deux figures de la conscience de soi mais à des individus extérieurs l’un à l’autre et dépendants l’un de l’autre dans une relation de reconnaissance. Dans cette relation, l’un des deux individus manifeste une plus grande vulnérabilité et exprime un besoin plus pressant de reconnaissance par l’autre. L’équilibre doit être rétabli au terme du processus de reconnaissance dans lequel l’individu vulnérable se retrouve « soi », non pas un soi préexistant ou préformé, mais un soi élaboré dans la relation à l’autre32.
29Dans sa contribution, Guillaume le Blanc discute la possibilité d’un retour à soi ou d’une restitution du soi par la reconnaissance de soi par l’autre. La thèse forte qu’il soutient est que « le parcours de la reconnaissance est toujours en même temps un parcours de la méconnaissance de “soi” ». Guillaume le Blanc montre tout d’abord que la reconnaissance n’est jamais une relation simple, dyadique entre un soi et un soi, comme l’exemple de la relation mère-enfant que privilégie Honneth pourrait le laisser penser. En réalité, le soi est toujours pris dans un réseau complexe de relations qui interdit l’assignation du soi à une seule relation intersubjective. Le soi est comme dispersé en une pluralité de relations quand il traverse le prisme de la reconnaissance – un soi spectral en somme. Est-il possible alors de recomposer le soi à la source, à partir de ses éléments dispersés ? Cela n’est évidemment pas possible, et l’image de la dispersion lumineuse est trompeuse. En effet, la reconnaissance ne maintient pas les éléments du soi dans leur intégrité, comme le prisme le fait avec les composants spectraux de la lumière. Le soi n’est pas seulement décentré et pris dans des relations complexes hors de soi : il se joue sur une scène dont il n’a pas conçu le décor et que lui impose l’autre. Doublant l’analyse de la reconnaissance pratique par celle de la reconnaissance narrative, Guillaume le Blanc établit que le récit de soi est irrémédiablement marqué par les histoires des autres, de ceux qui offrent au soi une scène pour se raconter. Le déséquilibre entre le soi vulnérable, qui sollicite la reconnaissance, et autrui ne peut pas être compensé, réduit et encore moins annulé par le parcours de la reconnaissance : au contraire, ce parcours « achève le processus de dépossession de “soi” ».
30La justesse de cette analyse n’en réduit pas moins l’attrait de la théorie de la reconnaissance qui semble bien exprimer une aspiration de plus en plus fréquente des individus vivant en démocratie33. Le torrent des demandes de reconnaissance charrie aussi bien les revendications identitaires des communautés de culture ou de religion que les revendications sociales des individus sur leur lieu de travail. Tous réclament une plus grande considération sociale. Et quelle marque plus insigne de cette considération, qui est au fondement de l’estime de soi, que la reconnaissance du mérite de l’individu ou du groupe ? Mériter une chose (revenu, trophée, poste, promotion sociale, etc.), c’est l’obtenir légitimement en raison de la valeur de ce que l’on fait. Cette valeur dépend de l’effort personnel pour accomplir une action et atteindre un but, mais aussi de la sagesse ou de la perspicacité dont on a fait preuve dans ses choix, et enfin d’un certain talent34. Il faut ajouter que ce mérite est tout relatif en ce sens que son importance ne peut être déterminée que relativement à la valeur de l’action des autres individus. Or, pour pouvoir évaluer le mérite respectif des individus, il est nécessaire de les situer dans des conditions initiales similaires, voire identiques ; autrement dit, les individus doivent être placés sur la même ligne de départ, tout usage de dopant étant interdit, pour reprendre l’illustration sportive de Charles Ramond. Sans cette contrainte, il est impossible de distinguer ce qui relève d’une caractéristique personnelle et ce qui relève des circonstances. C’est le ressort même de l’idéal d’égalité des chances.
31Dans une contribution à la logique implacable, ravageuse même, Charles Ramond se propose d’analyser les paradoxes qui gisent au cœur du discours de l’égalité des chances et de la pensée méritocratique. D’un côté, l’égalisation des conditions doit permettre de reconnaître le mérite des individus dans leur succès, d’un autre côté, l’impossibilité effective de parvenir à l’égalité parfaite des conditions conduit les individus à attribuer la raison de leur échec à une différence – même infime – dans les conditions de départ. En effet, pour que l’égalité des chances soit parfaitement réalisée, il faudrait que les individus ne puissent être distingués par des caractéristiques arbitraires, contingentes et discriminantes, ce qui inclut non seulement les conditions sociales de départ (culture, richesse, position sociale) mais aussi des qualités naturelles, comme la santé, la taille, le poids, etc. Mais pourquoi s’arrêter là ? Il faudrait aussi égaliser la motivation des individus, leur capacité naturelle à travailler avec persévérance et sérieux. Éclate alors le paradoxe fondamental du discours qui promeut l’égalité des chances au nom de la reconnaissance : si l’égalité des chances est complètement réalisée, c’est-à-dire si l’égalisation des conditions et des capacités des individus est achevée, le succès et l’échec ne peuvent plus être imputés à l’individu, à une caractéristique personnelle ; par conséquent, la reconnaissance du mérite perd tout fondement. Le succès et l’échec ne devraient alors être attribués qu’à deux facteurs : la tricherie, ce qui conduit à l’ère du soupçon généralisé, ou bien la bonne fortune, ce qui ouvre l’ère de la « modestie ». Et puisque l’égalisation de chances ne peut être achevée, il convient justement d’attribuer réussite et défaite à la chance, celle d’être bien né, d’avoir de la culture, d’être vaillant, persévérant, etc. – ce qui ne supprime pas pour autant l’avantage social que l’on peut en tirer.
32Cet appel à la modestie pourrait bien constituer une leçon commune aux différentes contributions de ce recueil : pour prendre au sérieux le pluralisme – pluralisme des conceptions du bien, mais aussi du juste, des entités morales (hommes, animaux, plantes, nature), des cultures, des religions, des récits personnels –, il convient de faire preuve de tolérance et, plus fondamentalement, de modestie devant la différence.
Notes de bas de page
1 Dans le premier cas, on reconnaîtra la figure de Calliclès dans le Protagoras de Platon. Dans le deuxième cas, on pourra penser à certaines versions de l’utilitarisme, notamment celle de Mill, accusé d’avoir commis un paralogisme naturaliste.
2 D. Hume, Traité de la nature humaine, trad. Ph. Saltel, Paris, Flammarion, coll. « Garnier-Flammarion », 1993 [1740], livre III, première partie, section I.
3 H.Putnam, Fait/valeur : la fin d’un dogme, trad. M. Caveribère et J.-P. Cometti, Paris, Éditions de l’Éclat, 2004 [2002], p. 42 et suiv.
4 E.Renault, L’expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004 ; A.Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 2002 ; I.M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.
5 Toutes les valeurs ne sont pas éthiques, bien entendu, mais ce sont celles qui nous concernent dans ce recueil. Sur la question des valeurs épistémiques, cf. H. Putnam, Fait/valeur, op. cit., p. 39-42.
6 Cf. Ph. de Lara, « Le pluralisme raisonnable est-il raisonnable ? », dans C. Audard (dir.), John Rawls. Politique et métaphysique, Paris, PUF, 2004, p. 99.
7 C’est ce qui distingue notamment Locke de Mill ; le premier reconnaît la diversité des croyances religieuses comme un simple fait, insurmontable et tolérable. Pour Mill, la diversité constitue un bien instrumental et intrinsèque. Cf. S. Mendus, Toleration and the Limits of Liberalism, Basingstoke, MacMillan, 1989, p. 27, 44.
8 Pour une clarification du sens de value, cf. G. Crowder, Liberalism and Value Pluralism, Londres, Continuum, 2002, p. 46 et suiv.
9 I. Berlin, Éloge de la liberté, trad. J. Carnaud et J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 214-215.
10 Sur la fragmentation de la valeur, cf aussi T. Nagel, « The fragmentation of value », dans Mortal Questions, Cambridge, Canto, 1991.
11 Dans la lignée de sir Berlin, G. Crowder soutient qu’un tel lien analytique existe ; cf. G. Crowder, Liberalism and Value Pluralism, op. cit.
12 Cf. J. Gray, Two Faces of Liberalism, Cambridge, Polity, 2000.
13 Il faudrait ajouter l’idée millienne selon laquelle la liberté ne peut s’exercer authentiquement que si la plus grande diversité des opinions et des modes de vie règne dans la société.
14 Du reste, plusieurs auteurs ont montré que la lecture de Gray n’était pas conforme à la thèse de Berlin ; cf. G. Crowder, op. cit. ; W. Galston, Liberal Pluralism : The Implications of Value Pluralism for Political Theory and Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 52 ; D. Weinstock, « The graying of Berlin », Critical Review, 11 (4), 1990, p. 481-501.
15 Pour des raisons qui tiennent à la méthode et aux résultats de la procédure du contrat, Rawls distingue le contractualisme de Hobbes de celui de ses successeurs. Pour faire simple, selon Rawls, le contractualisme de Hobbes ne fait pas assez de place au raisonnable et achoppe sur les paradoxes de la rationalité pragmatique, ce qui le conduit à privilégier l’absolutisme comme forme de gouvernement. Philosophe contemporain de Rawls, David Gauthier a, quant à lui, privilégié le contractualisme hobbesien ; cf. D. Gauthier, Morals by Agreement, Oxford, Oxford University Press, 1986.
16 L’expression « fait du pluralisme » est introduite, en 1987, dans l’article « The idea of an overlapping consensus », et popularisée à partir de 1993 avec la parution de Political Liberalism (Libéralismepolitique, trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995).
17 J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987 [1971], p. 30-31.
18 Ibid., p. 67-68.
19 Ibid., p. 57 et suiv.
20 Ibid., p. 55.
21 Cf. J.-P. Dupuy, Le sacrifice et l’envie, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
22 Les considérations sur le bien commun permettent d’ajuster le système des libertés par exemple. Cf. J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 283 et suiv.
23 Les deux principes de justice sont présentés de la manière suivante : « En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous » (ibid., p. 91).
24 J. Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1986.
25 Après avoir élaboré des principes abstraits de la justice, Rawls découvrirait le problème de leur effectivité sociale et ne parviendrait pas à combler la distance qui sépare la Moralität de la Sittlichkeit. Sur ce point, voir les puissantes objections de J. Habermas, Droit et démocratie, trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997 [1992], p. 73 et suiv.
26 J.-F. Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005.
27 Cf. I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990 ; « Toward a critical theory of justice », Social Theory and Practice, 7 (3), 1981, p. 279-302 ; Axel Honneth, op. cit. ; Charles Taylor, Multiculturalisme : Difference et démocratie, trad. D.-A. Canal, Paris, Flammarion, 2001 [1992].
28 Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 479.
29 Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Paris, Gallimard, 2010, p. 29. La souveraineté du sujet sur lui-même charrie aussi l’idée d’une indépendance morale du sujet et d’une spontanéité, sinon absolue, du moins première.
30 Dans un passage de Défaire le genre consacré à l’étude des traditions extatiques médiévales, Judith Butler écrit ainsi : « Nous, qui sommes relationnels, ne sommes pas en retrait de ces relations et nous ne pouvons donc penser être à l’abri des effets de décentrement que cette relationnalité entraîne » (Défaire le genre, trad. M. Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 176).
31 Renvoyons par exemple à C. Taylor, Hegel et la société moderne, trad. J. Brindamour et G. Laforest, Paris, Cerf, 1998 [1979] ; A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit.
32 Sur les distorsions que subit l’œuvre de Hegel dans la théorie de la reconnaissance de Honneth, voir le récent article de K. S. Ong-Van-Cung, « Reconnaissance et vulnérabilité », Archives de philosophie, 73 (1), 2010, p. 119-141.
*Je souligne.
33 Du reste, la critique de Guillaume le Blanc n’a pas pour objectif de rejeter la théorie de la reconnaissance mais de mettre en évidence ses limites.
34 Il s’agit là d’une définition « morale », préinstitutionnelle, du mérite ; cf. J.Feinberg, « Justice and personal desert », Doing and Deserving : Essays in the Theory of Responsability, Princeton, Princeton University Press, 1970.
Auteur
Marc-Antoine Dilhac, après avoir enseigné la philosophie morale et politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est actuellement chercheur postdoctorant (boursier Banting) au Centre de recherche en éthique de l’université de Montréal dont il dirige l’axe Éthique et Politique. Ses travaux portent sur les théories contemporaines de la justice, l’égalité démocratique et le multiculturalisme. Il a publié « Rawls, l’analyse de la justice », dans Lectures de la philosophie analytique (sous la direction de Sandra Laugier et Sabine Plaud, Paris, Ellipses, 2010) ; « La querelle de l’individualisme », dans L’individu (sous la direction d’Olivier Tinland, Paris, Vrin, 2008) ; « Discriminations systémiques et égalité des opportunités » (Revue de philosophie économique, no 15, 2007) ; « Deux concepts de la tolérance dans le libéralisme politique » (Archives de philosophie du droit, no 49, 2006). Il prépare actuellement un ouvrage sur les pratiques de la tolérance dans les démocraties contemporaines, à paraître chez Vrin.
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