Introduction
p. 7-14
Texte intégral
1Je voudrais tout d’abord commencer par remercier l’Università Cattolica del Sacro Cuore à Milan d’avoir bien voulu offrir son hospitalité à cette rencontre, et surtout les deux organisatrices de celles-ci, Laura Gaffuri et Paola Ventrone, qui ont assumé le lourd travail de sa préparation et de sa mise en place, tout en apportant une précieuse contribution à la définition des problématiques qui l’ont inspirée. Grâce à elles se tient donc ici la première manifestation d’un programme dont nous avions discuté à Rome il y a un an jour pour jour, dans les locaux du CSIC où Cristina Jular avait bien voulu nous accueillir pendant que les bâtiments dont dispose l’École Française de Rome à la Piazza Navona étaient en travaux. C’est en effet dans le cadre du programme « Vecteurs de l’idéel » dont le Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris est l’initiateur et qui est désormais financé par le European Research Council pour la période avril 2010 – avril 2014, que prend place ce premier atelier. L’étape suivante a été le colloque Marquer la ville, organisé en décembre 2009 à Rome avec le concours de l’École Française de Rome et dont Patrick Boucheron était plus particulièrement responsable ; viendront ensuite d’autres réunions, notamment un atelier organisé à Milan par Andrea Gamberini et Andrea Zorzi sur les langages de la société politique et deux rencontres à l’École Française de Rome en 2010 et 2011 autour du thème de la légitimité implicite.
2Cette brève introduction n’a pour objectif que de présenter les quelques concepts qui ont inspiré ce programme et dont je pense qu’ils peuvent s’avérer utiles pour nos discussions présentes et futures. Je rappellerai tout d’abord les origines de la dénomination de ce programme, sans trop insister sur la terminologie, puisque si l’un des enseignements de l’atelier romain de l’an dernier a été que son titre était rigoureusement intraduisible, il n’en a pas moins son importance pour préciser la problématique du programme. Disons simplement qu’il est emprunté à l’anthropologue Maurice Godelier1, et que pour le saisir dans sa profondeur, il faut le resituer dans l’ample projet intellectuel de ce dernier. Maurice Godelier part de l’hypothèse que « l’homme a une histoire parce qu’il transforme la nature »2, l’une des thèses essentielles de Marx mais dont l’origine est bien antérieure, puisqu’on la retrouve chez les physiocrates comme chez Adam Smith. Dans ce processus de production de l’histoire par les sociétés humaines, il rejette l’interprétation « classique » du primat des infrastructures (les forces productives, les rapports de production), soulignant d’ailleurs que Marx a « à peine esquissé » sa théorie des superstructures (les autres rapports sociaux). Réfutant toute distinction tranchée entre le « matériel » et ce qui est de l’ordre de la pensée, (c’est-à-dire de l’idéel), il souligne que la pensée intervient à plusieurs niveaux dans les différents types de matérialité qu’il distingue ; tous les rapports sociaux (y compris donc les rapports de production) contiennent des « noyaux imaginaires qui en sont des composantes internes, constitutives ». De cette réflexion sur cette stricte interdépendance de l’idéel et du matériel, il ressort que la distinction entre infrastructure et superstructure « n’est pas une distinction de niveaux ou d’instances, pas plus qu’elle n’est une distinction entre des institutions »3. De fait, cette distinction, si elle est classique – et parfois simpliste – chez les historiens marxistes, ne l’est pas seulement chez eux, dans la mesure où elle s’accorde à merveille à l’ethnocentrisme de spécialistes vivant dans une société où les fonctions de l’économique, du politique, du religieux et des structures de parenté sont en principe séparées et assumées par des structures institutionnelles précises.
3Dans ces conditions, quel est le rôle de la pensée, de l’idéel donc, dans la production de la société et de l’ensemble des rapports sociaux ? Ici, Maurice Godelier nous apporte encore une fois une aide précieuse en proposant d’articuler les manifestations de l’idéel en deux ensembles que l’analyse permet, lorsque cela est pertinent, de distinguer l’un de l’autre. Le premier est celui de l’imaginaire4, à savoir :
« l’ensemble des représentations que les humains se sont faites et se font de la nature et de l’origine de l’univers qui les entoure, des êtres qui le peuplent ou sont supposés le peupler, et des humains eux-mêmes pensés dans leurs différences et/ou leurs représentations […] l’ensemble des interprétations (religieuses, scientifiques, littéraires) que l’Humanité a inventées pour s’expliquer l’ordre ou le désordre qui règne dans l’univers ou dans la société, et pour en tirer des leçons quant à la manière dont les humains doivent se comporter entre eux et vis-à-vis du monde qui les entoure »5.
4Le second ensemble est celui du symbolique, par lequel on passe de l’abstraction de la pensée à la réalité matérielle de son expression :
« l’ensemble des moyens et des processus par lesquels les réalités idéelles s’incarnent à la fois dans des réalités matérielles et des pratiques qui leur confèrent un mode d’existence concrète, visible, sociale ».
5Les pratiques et les réalités matérielles du symbolique sont donc les moyens par l’intermédiaire desquels l’imaginaire se donne à déchiffrer par les intellects ou s’insinue dans les consciences et, ainsi, agit sur la société et les rapports sociaux : produites par ceux-ci, c’est leur impact qui parvient, plus ou moins insidieusement, à les modifier et à les faire évoluer6. C’est très précisément à ce point de contact entre l’imaginaire et le symbolique que nous nous intéressons avec les vecteurs de l’idéel, dans la mesure où c’est par l’intermédiaire de ces vecteurs (au sens le plus large) qui les véhiculent que les contenus de l’imaginaire peuvent être déchiffrés, analysés et décryptés, en même temps que les formes symboliques qui ont pour fonction de les transmettre et de les diffuser. Rappelons ici l’un des principes de la sémiotique, à savoir que le vecteur, quel qu’il soit et quel que soit l’ensemble des caractères qu’il présente, est toujours partie intégrante du message. L’idéel, la pensée – consciente ou inconsciente7 – et donc le système des représentations qu’une société se fait d’elle-même8, tout comme les valeurs qu’elle attache aux rapports sociaux qui la fondent sont donc des éléments constitutifs de ces rapports sociaux.
6L’un des mérites premiers des propositions théoriques de Maurice Godelier, pour peu qu’on tente de les prendre au sérieux comme médiéviste, est d’attirer l’attention sur l’altérité profonde de la société médiévale par rapport à la nôtre, ainsi que sur les dangers qu’entraîne pour tout travail qui se voudrait scientifique la rétroprojection de concepts analytiques courants : Alain Guerreau est parti de cette observation pour se livrer récemment à un jeu de massacre historiographique auquel le « Politique », comme il dit, n’échappe d’ailleurs pas !9. La société médiévale est, comme la plupart des sociétés extra-européennes sur lesquelles se penchent les anthropologues, une société où les mots les plus courants des sciences sociales contemporaines sont autant de dangers parce qu’ils ne correspondent à rien dans les sociétés du passé ou n’y ont pas le sens qu’on leur prête aujourd’hui. Qui plus est, même si l’usage de ces termes est prudent, l’économique, le politique ou le religieux10 ne peuvent être reconnus, distingués, découpés ou combinés sur le modèle de ce qui se passe dans des sociétés ultérieures. Le point crucial est que la société médiévale se perçoit et se définit d’abord et avant toute chose comme chrétienne : l’église en constitue – un fait reconnu depuis assez peu de temps – l’institution globale11. Autrement dit, les rapports sociaux (y compris donc les processus de domination et les rapports de production) ne peuvent être compris et interprétés qu’en tenant compte de cette dimension première, qui apparaît comme d’autant plus dotée d’efficacité que « l’institution globale » est, sans jeu de mot, elle-même pourvue d’institutions. La diversité et la variation dans le temps et dans l’espace qui sont la marque de l’église du haut moyen âge reculent rapidement à partir du milieu du XIe siècle, quand les Réformateurs s’emparent de la papauté, même si la complexification extrême de l’institution ecclésiastique qu’entraîne son développement recrée de nouvelles formes de diversité.
7Surtout, le problème du pouvoir est posé dans des conditions nouvelles. La papauté avait jusque là toujours vécu dans l’ombre d’un empire : l’empire romain, celui de Constantin et de Théodose ; puis l’empire byzantin. Quand celle-ci s’est estompée, le nouvel empire des Francs a donné des formes et un sens nouveaux à la collaboration nécessaire du spirituel et du temporel. Face à l’affirmation rapide du dominium collectif d’une aristocratie en pleine mutation, la reconstruction du pouvoir impérial par les Othoniens et la réforme de l’église sous l’égide des monachismes clunisien et lorrain se sont d’abord épaulés mutuellement : mais la vacance du pouvoir impérial au moment même où les réformateurs se saisissaient du contrôle de la papauté leur a offert des opportunités nouvelles qu’ils se sont empressés de saisir. L’idée de la supériorité de l’autorité spirituelle de l’évêque sur le pouvoir du roi n’est évidemment pas une idée nouvelle au XIe siècle : mais pendant longtemps les circonstances n’avaient pas permis de l’affirmer12. Ce n’est d’ailleurs pas le vent du hasard qui s’est engouffré dans la fenêtre ouverte par la minorité d’Henri IV : les réformateurs avaient un programme théologique et pastoral qui reposait sur un ensemble de principes qui allait leur permettre de tenter une reconstruction complète de la société chrétienne. Ce n’et pas ici le lieu de l’exposer, ni même d’esquisser un résumé des conséquences de la réforme. Il suffira de rappeler ici deux points qui sont fondamentaux pour la problématique qui est la nôtre, et qui sont tous les deux liés à la rigoureuse distinction entre les clercs et les laïcs. Tout d’abord, il y a la profonde mutation de la culture et du système de communication médiévaux qu’entraîne la nécessité d’inculquer l’exigence individuelle du salut qui seule permet aux membres de l’ecclesia13 de payer la dette qu’ils ont contracté envers le Christ qui s’est sacrifié pour eux ; l’appartenance de chacun au corpus collectif de l’ecclesia étant manifestée dans la réalité sociale par l’eucharistie, dont une innovation théologique, la transsubstantiation, a changé la portée et la signification. Et, deuxième point, la nécessité d’imposer cette supériorité hiérarchique de l’auctoritas spirituelle aux détenteurs de la potestas temporelle.
8Et c’est là que l’on rencontre l’une des difficultés sur lesquelles j’avais buté lors d’une entreprise précédente, et qui, précisément, m’avait conduit à m’interroger sur la réforme grégorienne et ses conséquences culturelles et – et cette fois le mot me paraît justifié – ‘politiques’. Nous sommes ici à la source de l’hypothèse de travail qui fonde ce programme. Débarrassons-nous avant de commencer, là encore, d’une ambiguïté lexicale. Quand on parle de la « Genèse de l’État moderne », il s’agit bien, le terme genèse est là pour le signifier, d’un processus de long terme, éventuellement discontinu : une longue genèse, donc, que l’on peut suivre depuis le début du XIIIe siècle au moins14. Le terme ‘moderne’ ne peut avoir qu’un seul sens : cet état ‘moderne’ dont il est question est bien notre contemporain, c’est-à-dire un état qui est fondé sur l’existence d’une société politique, seule à même d’en assurer le développement et d’en valider (selon des processus qui peuvent être extrêmement divers), la légitimité. Les structures des sociétés politiques ont considérablement varié dans le temps : ainsi, celles de la période médiévale peuvent dans la plupart des cas être considérées comme féodalistes ; les cadres de fonctionnement institutionnel (coutumiers ? contractuels ? constitutionnels ?) ont également évolué. Le noyau primitif de ce type d’état est constitué par cette relation entre une (ou des) communauté(s) et celui (ou ceux) dont elle accepte la domination et reconnaît les agents, une relation qui permet (entre autres) l’extraction de ce nouveau type de prélèvement qu’est l’impôt, un prélèvement consenti dans la mesure où il est considéré comme légitime15. Ce terme de ‘légitimité’ est évidemment essentiel : une puissance publique qui fonde ses ressources sur le prélèvement fiscal, qu’il soit direct ou indirect, ne peut le faire sûrement et longtemps que si elle réussit à convaincre les membres de la société politique à la fois de la légitimité de sa demande fiscale et de sa légitimité propre, ou plus exactement à ne pas soulever chez eux le soupçon d’illégitimité. Pourtant, omnis potestas a Deo : pour un pouvoir laïc, comment construire cette légitimité ?
9Or, une telle relation ne peut concrètement fonctionner qu’à partir du moment où la communication à l’intérieur d’une société donnée transcende les entourages immédiats du ou des détenteurs de l’autorité, ou dépasse les rencontres plus ou moins ritualisées entre groupes sociaux (ou groupes familiaux). Entre le XIIe siècle et le haut moyen âge, un pas de géant a été franchi. Et ce n’est pas ‘l’état’ de cette époque, qui n’est certes pas moderne, qui en est responsable : il n’en est que l’un des principaux bénéficiaires, cherchant avidement à embaucher pour son compte ces clercs savants et compétents que l’église a formé pour son propre service : on perd trop souvent de vue que c’est là un des thèmes sous-jacents du Polycraticus de Jean de Salisbury, furieux de voir un Becket ou les jeunes clercs de l’archevêque de Canterbury (comme lui-même) se muer en curiales et mettre ce qu’ils ont appris à Paris ou ailleurs à la disposition de la Mesnie Hellequin. La transformation n’est pas monocausale, et l’essor de l’économie tout comme les nouvelles pratiques commerciales, agraires et juridiques16 ont très certainement joué, comme on le voit notamment en Italie et, plus précocement encore, en Catalogne17. Mais seule l’église de la Réforme Grégorienne pouvait mettre en marche une révolution culturelle de cette ampleur et lui donner sa méthode, ses techniques et ses moyens. Rappelons qu’elle était nécessairement liée à son propre programme qui impliquait la conquête d’un pouvoir immense sur l’esprit et l’âme de chacun des membres de l’ecclesia qu’elle entendait mener au salut. Là réside sa force : la dette étant individuelle, puisque chacun a obtenu une chance d’échapper à la damnation grâce au sacrifice consenti par le Christ, chacun, individuellement, doit s’engager sur la voie périlleuse et exigeante du salut. Cela n’est envisageable que si la grande masse de ces individus, laïcs, c’est-à-dire ignorants, est placée sous la conduite – ou le contrôle, comme l’on voudra – d’une église régénérée de clercs qui va sans relâche communiquer avec elle par sa parole, sa langue, ses images, ses rites, son théâtre, sa liturgie, sa musique. D’où l’urgence d’éduquer et de former ces clercs pour les rendre efficaces ; d’où la nécessité de repenser les formes et les modes de production du message religieux qui doit être transmis aux membres de la société chrétienne sur laquelle l’église exerce ainsi jusqu’au XIIIe siècle un pouvoir symbolique sans partage18.
10Mais ce qui fait sa force peut aussi faire sa faiblesse. Pendant tout le haut moyen âge, les clercs, bien qu’ils ne soient pas encore constitués en un ordo aussi complètement séparé de celui des laïcs qu’il le deviendra avec la réforme grégorienne, s’étaient néanmoins distingués d’eux, parce qu’ils étaient en général – n’oublions pas la tentative carolingienne de développer la culture d’une noblesse lettrée – ceux qui savaient lire et écrire dans la langue de la Bible, c’est-à-dire le latin, un latin de plus en plus éloigné des parlers romans et totalement incompréhensible pour les populations d’origines celte ou germanique. S’ils ont tranché les zones d’incertitude entre clercs et laïcs, les Grégoriens, pour atteindre leurs objectifs, ont dû non seulement entreprendre un réexamen approfondi de la théologie médiévale qui a conduit à d’amples changements, mais surtout, du point de vue qui nous occupe, se lancer dans une formidable tâche pastorale qui impliquait une transformation complète du système d’enseignement et de ses contenus. Je n’en dirai pas plus ici, puisque tout le monde sait ce qui en a résulté : une mutation de la culture médiévale dont les aspects les plus manifestes sont les transformations des langues vernaculaires en véritables langues, la diversification des champs de la culture médiévale, la transformation du statut de l’image19 et du sens de l’espace, la nécessité de manifester comme une vérité sensible tout ce qui n’était ni ‘naturel’ ni visible, mais était pourtant le fondement de la société chrétienne. L’apparition de l’expression ‘naturaliste’ de sentiments de plus en plus intimes et complexes dans les formes musicales, littéraires et artistiques n’est qu’une conséquence particulière de cette évolution. Or, toutes ces transformations ont rapidement échappé à la domination symbolique de l’église, parce qu’elles ont cessé de lui appartenir en propre.
11Elles ont cessé de lui appartenir parce que le système de communication est fait d’un ensemble de formes, de signes, de circuits et de réseaux qui n’appartiennent à personne ou plus exactement appartiennent à l’espace public des émetteurs et des récepteurs qui les manient. Les forces qui sont capables de les modifier, ou plutôt d’en autonomiser et d’en légitimer les transformations, sont celles qui peuvent contrôler l’espace public, ou plus exactement la sphère publique20. Il ne s’agit pas ici d’ouvrir une discussion sur ce concept dont on a assez dit l’intérêt qu’il présente pour les médiévistes tout en soulignant les dangers, notamment au plan du vocabulaire. Si l’on veut donner un sens au mot ‘public’ au moyen âge (et ce au moins jusqu’au XIIIe siècle), ce n’est pas en s’enfermant dans la dichotomie public/privé, mais plutôt par rapport à l’ecclesia et à la société chrétienne. Mais avec l’essor de la culture des laïcs, la nationalisation des espaces culturels autour des constructions politiques capables de s’identifier, inter alia, à une langue (ou à une famille de langues), l’élévation des compétences intellectuelles et techniques d’une société où les pratiques commerciales et les fonctions administratives et juridiques se développent rapidement, des pans entiers de ce qui était caractéristique d’une culture religieuse se sécularisent et par là même sortent du champ du contrôle ecclésiastique. Le pouvoir symbolique de l’église reste immense, sa maîtrise des circuits et des formes de communication, incomparable. Simplement, elle n’est plus seule, elle doit partager ce pouvoir avec d’autres, et notamment les détenteurs laïcs du pouvoir, et plus particulièrement à partir du moment où il prend corps graduellement, avec ce que l’on peut commencer à appeler l’état, que ce terme s’applique à une monarchie ou à une cité, c’est-à-dire, comme nous l’avons dit, un ensemble constitué d’une puissance souveraine et d’une société politique au sens plein du terme qui lui confère sa légitimité.
12Cela fait longtemps – depuis l’école des Annales en fait – que l’on a pris conscience que l’histoire politique classique, traditionnelle, permettait seulement de décrire les changements, mais pas d’en déchiffrer les causes. Le relatif déclin de l’histoire économique21 montre à lui seul que ce n’est pas non plus de ce côté-là que les médiévistes trouvent les réponses aux questions qu’ils se posent. Pour explorer, analyser, comprendre ces mutations profondes de l’Europe médiévale que sont l’émergence de l’état, la perte par l’église de son monopole du pouvoir symbolique et de sa prétention à être l’instance suprême du gouvernement de la société chrétienne, c’est vers l’histoire culturelle que nous proposons de nous tourner désormais. Mais bien sûr, cette histoire culturelle n’est pas celle des institutions, des écoles ou des cours, ni même celle des idées : c’est au niveau des signes eux-mêmes (et sur ce point je suis convaincu par les thèses d’Irène Rosier Catach : nous devons parler de signes au lieu de symboles ; en revanche, ces signes peuvent avoir une ou des fonctions symboliques) que nous pouvons suivre les phénomènes que nous venons d’évoquer. Et c’est une histoire qui élargit ses horizons à ceux de l’anthropologie culturelle et à laquelle doivent collaborer historiens, philosophes, spécialistes des littératures, historiens des arts et des musiques, tous ceux dont la ‘ matière première’, si j’ose dire, est faite de ces signes qui ont traversé les temps jusqu’à nous, et dont nos expertises diverses nous permettent d’espérer percer les secrets. C’est ce que nous nous sommes appliqués à faire pendant ces trois jours, en travaillant sur le sacré, sur les langages – non sans emprunter les outils privilégiés des linguistes, la connotation ou la variation –, sur les images et sur les rites, sur les performances, en commençant par le commencement, par là où tout a commencé, à savoir par le message religieux, et en s’intéressant à ses connotations politiques. C’est une entreprise sémiologique qu’il s’agit d’initier, afin de comprendre comment la véritable révolution culturelle qu’ont lancé les réformateurs grégoriens a finalement atteint d’autres objectifs que ceux qu’ils s’étaient initialement fixés, favorisant, inter alia, l’émergence de l’état moderne.
Notes de bas de page
1 M. Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984 et, plus récemment, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007, notamment pp. 37-43.
2 Godelier, L’idéel et le matériel, p. 10.
3 Ibid., p. 30.
4 Il faut prendre garde que l’articulation entre imaginaire et symbolique n’est pas exactement la même que celle à laquelle les travaux de Jacques Le Goff a habitué les médiévistes : voir (notamment à propos de la distinction entre imaginaire et symbolique d’une part, et imaginaire et idéologie) l’Introduction de J. Le Goff à L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985. Jacques Le Goff insiste en revanche sur le lien entre imaginaire et conscience, en s’appuyant sur M.D. Chenu, L’éveil de la conscience dans l’imaginaire médiéval, Paris-Montréal, Vrin, 1969.
5 Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 38.
6 Ibid., pp. 38-39.
7 Godelier, L’idéel et le matériel, pp. 222-223.
8 A. Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, Seuil, 2001, p. 222.
9 Ibid., pp. 260-264.
10 Voir récemment les remarques de Jacques Dalarun sur le terme religiosità, dans Communication symbolique, dans G. Andenna (éd.), Religiosità e civiltà. Le comunicazioni simboliche (secoli IX-XIII), Atti del Convegno Internazionale (Domodossola, 20-23 settembre 2007), Milano, Vita e pensiero, 2009, pp. 429-433 [“Le Settimane internazionali della Mendola, nuova serie 2007-2011”].
11 Sir Richard Southern est probablement le premier à avoir affirmé cette idée avec force : pour lui, l’église est : « the whole of human society subject to the will of God […] ; the church was not only a state, it was the state ; it was not a society, it was the society – the human societas perfecta » (R. W. Southern, Western Society and the Medieval Church in the Middle Ages, Harmondsworth, Penguin, 1975 [1970], p. 22). En France, c’est Jacques Le Goff qui est le principal promoteur de l’idée, réaffirmée avec force par ses disciples, Alain Guerreau, Jean-Claude Schmitt et Jérôme Baschet (La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Aubier, 2004, pp. 281-425 en particulier). Au demeurant, la vision de Southern n’est pas seulement anthropologique, mais aussi ‘ politique’au sens moderne du terme : il part de la sinistre vision de Thomas Hobbes (« the papacy being the ghost of the Empire sitting crowned upon the grave thereof ») pour affirmer que « an imperial papacy was the main articulate principle behind the medieval reconstruction of society » (Southern, Western Society, p. 25).
12 Voir en particulier M. Rizzi, Cesare e Dio. Potere spirituale e potere secolare in Occidente, Bologna, il Mulino, 2009, notamment pp. 106-111 (« l’equivoco gelasiano »).
13 J.-Ph. Genet, La mutation de l’éducation et de la culture médiévales. Occident chrétien (xiie siècle – milieu du XVe siècle), Paris, Editions Seli Arslan, 1999, 2 voll. Ce n’est cependant pas la seule cause : l’essor du commerce et des villes et le besoin de droit qu’il entraîne est également décisif.
14 J.-Ph. Genet, La genèse de l’État moderne : les enjeux d’un programme de recherche, « Actes de la Recherche en Science Sociales », CXVIII (juin 1997), pp. 3-18.
15 L’histoire de l’impôt et de la « révolution fiscale » a sans doute été trop concentrée sur l’histoire des monarchies occidentales, et n’a pas assez mis l’accent sur l’Italie : voir P. Mainoni, Finanza pubblica e fiscalità nell’Italia centro-settentrionale fra XIIe XV secolo, « Studi Storici », XL (1999), pp. 449-470 ; et Id., A proposito della ‘rivoluzione fiscale’nell’Italia settentrionale del XII secolo, « Studi Storici », XLIV (2003), 1, pp. 5-42.
16 Genet, La mutation de l’éducation, chapitre 4 : Le besoin social de droit.
17 M. Zimmermann, Écrire et lire en Catalogne IXe-XIIe siècles, Madrid, Casa de Velasquez, 2003, [“Bibliothèque de la Casa de Velasquez”, 23], 2 voll.
18 De ce point de vue, l’édition des deux conférences de Mendola de 2004 et de 2007 par Giancarlo Andenna offre d’éclatantes démonstrations : Pensiero e sperimentazioni istituzionali nella Societas Christiana (1046-1250), Atti della sedicesima Settimana internazinale di studio (Mendola, 26-31 agosto 2004), Milano, Vita e pensiero, 2007 ; et Religiosità e civiltà. Le comunicazioni simboliche. Voir notamment dans la première : G. Melville,Fu ‘istituzionale’ il Medioevo ? Osservazioni storiche e riflessioni metodologiche, pp. 37-68, G. ORTALLI, Luoghi e messaggi per l’esercizio del potere negli anni delle sperimentazioni istituzionali, pp. 761-800, et A. Paravicini BaglianI, Pensiero e sperimentazioni istituzionali nella ‘Societas Christiana’ (1046-1250), pp. 801-824 ; et dans la seconde, G. Melville, Costruire e decostruire i simboli nella communicazione religiosa del medioevo, pp. 49-69, L. Gaffuri, Interpretare e trasmettere il codice simbolico della communicazione religiosa, pp. 71-94, R. Bernft, S. J., Das Wort – Symbol religiöser Kommunikation, pp. 109-126, et S. Gavinelli, La scrittura come simbolo del potere religioso, pp. 143-180.
19 À l’article de Gherardo Ortalli cité ci-dessus, il faudrait ajouter les travaux de Hans Belting, de Jean Wirth et d’Olivier Boulnois : H. Belting, L’image et son public au Moyen Âge, Paris, G. Monfort, 1998 [1981], et Id., Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Cerf, 2007 [1990] ; J. Wirth, L’image médiévale. Naissance et développements (VIe-XVe siècle), Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, Id., L’image à l’époque romane, Paris, Cerf, 1999, et ID., L’image à l’époque gothique (1140-1280), Paris, Cerf, 2008 ; O. Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, Seuil, 2008.
20 J. Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, [1962], Paris, Payot, 1978. Voir les actes des deux journées sur l’espace public organisées par Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt, pour le moment en ligne sur le site du Lamop.
21 C’est surtout le déclin d’une histoire classique des prix ou des salaires dont les conséquences macroéconomiques sont de plus en plus remises en cause. Mais il est juste d’ajouter que l’histoire économique est en plein renouvellement aujourd’hui, notamment grâce aux apports considérables de l’archéologie médiévale pour une meilleure connaissance des produits et des techniques de production, mais aussi par l’intérêt suscitée par les pratiques culturelles qui permettent et accompagnent les transformations de l’économie médiévale.
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