« Où est le vandale ? »
Histoire et valeurs du graffiti en France de 1945 à 1968
“Where is the vandal?” History and values of graffiti in France from 1945 to 1968
p. 163-200
Résumés
Dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, en France, la nature politique du graffiti se fait pleinement jour, pour éclater publiquement quelques années plus tard en mai 68. C’est dans ce cadre que l’assimilation du graffiti au vandalisme et à l’iconoclasme est à la fois renforcée et interrogée, dans un débat qui fait ressortir l’ambiguïté profonde de cette forme d’action à la fois constructive et destructive. Dans cette résurgence de l’intérêt théorique comme pratique pour le graffiti, les acteurs s’opposent sur des raisons qui sont plus politiques qu’esthétiques. Pensé par Guy Debord et Michèle Bernstein notamment dans le cadre de l’Internationale situationniste comme un moyen d’action politique direct dans un projet artistique marqué par le souci d’un « dépassement de l’art », le graffiti dans sa dimension « vandale » devient chez Asger Jorn, dans tous ses paradoxes et ambiguïtés, le moyen d’une interrogation sur les valeurs artistiques et le sens des actes iconoclastes, sur fond d’une problématique opposition culturelle et régionaliste. Dans une interrogation sur l’efficacité de la création artistique, ressort une finalité tout autre qu’esthétique, mais sociale, culturelle et symbolique. L’histoire du graffiti permet alors de repenser les glissements entre les acteurs et les thèmes du Lettrisme, de l’Internationale situationnisme, de Jean Dubuffet, et des mouvements et événements politiques qui leur sont contemporains. C’est ainsi que l’interrogation des valeurs du graffiti mène à une histoire croisée de l’art et de la politique.
In the years immediately following the Second World War in France, the political nature of graffiti became fully visible, and later exploded publicly in May 1968. It is against that background that the association of graffiti with vandalism and iconoclasm was both strengthened and interrogated, in a debate that reveals the profound ambiguity of this form of action at once constructive and destructive. In this revival of theoretical and practical interest in graffiti, the protagonists differed for reasons that were more political than aesthetic. Guy Debord and Michèle Bernstein as part of the Situationist International saw it as a direct political means of action with an artistic purpose concerned with “surpassing art”, while Asger Jorn considered that the “vandalising” aspect of graffiti, with all its paradoxes and ambiguities, was a way of interrogating artistic values and the sense of iconoclastic acts, in a context of a problematic cultural and regionalist opposition. From the interrogation of the effectiveness of artistic creation there emerged a purpose that was anything but aesthetic, but rather social, cultural and symbolic. The history of graffiti provides an opportunity to re-examine the shifts that occurred among the protagonists and themes of Lettrism, the Situationist International, Jean Dubuffet and the political movements and events of their time. Interrogating the values of graffiti leads to an inter-connecting history of art and politics.
Entrées d’index
Mots-clés : iconoclasme, vandalisme, mai 68, graffiti, internationale situationniste, politique, lettrisme, art populaire
Keywords : iconoclasm, vandalism, May 1968, lettrism, graffiti, politics, popular art, situationist international
Texte intégral
« C’est toute la question du vandalisme qui peut être aussi constructif, si on met en balance les divers résultats1. »
« Je vous donne volontiers l’autorisation de reproduire ce que je considère comme la plus belle de mes œuvres de jeunesse ; et en tout cas celle qui s’est toujours confirmée comme la plus sérieuse2. »
1Invention de la modernité, la notion de patrimoine est intrinsèquement liée à la mise en péril d’un bien estimé commun3 ; elle s’est construite dans la hantise de la disparition et du déclin. Aussi cette idée est-elle dès lors affective et symbolique autant que politique. Après les tâtonnements exprimés à la tribune révolutionnaire, la notion s’est progressivement muée en politique institutionnelle et évoque, plus que l’attention portée aux biens matériels, un corpus de biens partagés et dotés, selon Jean-Pierre Chastel et André Babelon, d’une charge symbolique de nature sacrée4. « Mais le patrimoine » ajoutent encore les auteurs « est ce qui nous concerne, une sorte de réserve d’énergies millénaires. Il ne compte donc que par une intimation, une séduction, une saveur que le sommeil lourd des choses au musée ne restitue pas à tout coup. La mémoire triomphe moins dans la possession que dans la jouissance5. » Énergie, séduction, jouissance : le vocable qui sert à désigner le patrimoine le définit ainsi comme un ensemble non seulement actif mais également passionnel. Ce souci du passé frappé du sceau de la croyance et de la passion se heurte inévitablement au xxe siècle aux désirs d’affranchissement des avant-gardes. Qu’il y ait table rase ou non, certains de ces mouvements ont porté des actions dont la violence et la destruction symboliques et réelles ont pour ambition de destituer la hiérarchie des valeurs. Lorsqu’il évoque la possibilité d’un vandalisme « constructif », Guy Debord se montre éminemment conscient de la dualité des actions humaines, et de la dimension active du patrimoine. Aussi, y a-t-il un paradoxe à ce que les histoires de l’iconoclasme aient eu tendance, bien qu’intéressées depuis Martin Warnke et Horst Bredekamp à comprendre la relation dialectique entre l’art et sa destruction comme un « médium social », à oblitérer l’ambiguïté et l’intérêt d’une forme à la fois constructive et destructrice comme le graffiti6.
2Il n’est plus à établir que la violence réelle et symbolique des œuvres des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale a à voir avec une « dépense » au sens où l’entendait Georges Bataille7. Sur ce fond, l’atteinte aux biens matériels, fût-elle aussi légère qu’un signe arraché à la surface d’un bâtiment, prend le sens d’une prise de possession symbolique. Mais il faut encore interroger, au-delà de cette violence livrée en partage à la communauté, l’importance du graffiti dans l’après-guerre, de la Libération jusqu’à l’inédite explosion graphique qui caractérisa les soulèvements populaires de la fin des années 1960, culminant au printemps 1968. Au sens qui lui a été donné depuis le sgraffito italien8, le graffiti est identifiable, dans une indistinction entre figure et écriture, à une inscription manuelle sur un mur ou du mobilier, dans laquelle la dimension publique et l’interdit représentent une part non négligeable. Aussi le graffiti est-il de manière implicite une forme transgressive, qui trouve sa force et son efficacité dans son caractère immédiat, dans la violence (même minime) qu’elle représente, et dans le caractère à la fois public et anonyme de son adresse.
3Après guerre, le graffiti est redécouvert en pratique et en acte dans sa dimension revendicatrice, dans la prise de possession et de position qu’il représente. Il importe donc de comprendre comment, depuis la publication, dans l’urgence dès 1945, des inscriptions tracées dans les camps et prisons de la France occupée9, jusqu’au remarquable investissement graphique auquel ont donné lieu les journées de mai 1968, le graffiti a été compris à la fois comme un moyen d’expression assimilé à une prise de liberté et comme un outil politique. Le phénomène est d’autant plus remarquable qu’il n’a pas été appréhendé comme tel. L’importance inédite du graffiti en Occident pendant la période a certes déjà été soulignée, et intégrée à une histoire désormais bien connue10. Brassaï sert le plus souvent d’exemple pour penser cette forme, de l’après-guerre à la reconnaissance institutionnelle des années 1980. Ancrée dans l’intérêt des surréalistes pour les graffitis et gribouillis dès les années 1930, l’approche de Brassaï est encore tributaire à la fin des années 1950 d’une lecture psychologisante telle qu’elle s’exprimait déjà dans les pages de Minotaure11. Or, les réflexions sur l’action politique par le graffiti, compris comme un vandalisme positif, invitent à considérer l’importance de l’apport des lettristes, des situationnistes et d’Asger Jorn12. Dans cette perspective, le graffiti est pensé, notamment par Debord, Michèle Bernstein et Jorn, comme un moyen d’action politique direct dans un projet artistique marqué par le souci d’un « dépassement de l’art13 ». Il y a dans l’élection de cette forme une importance dont la dimension plastique a gommé les variations de sens.
4En s’appuyant sur une forme plastique spécifique, le renversement des valeurs liées au graffiti, devenu positif, ne s’inscrit pas pour autant strictement dans les destructions de l’œuvre d’art à l’époque moderne dont Dario Gamboni a montré l’importance14, ni dans une tradition iconoclaste issue des avant-gardes du début du siècle. Il redéfinit aussi l’activité et le rôle de l’artiste au sein de la communauté. Comprendre le graffiti après guerre c’est le saisir dans les glissements de sens qu’il occasionne, dans les assimilations symboliques parfois abusives dont il fait l’objet, et dans les échanges entre les différents acteurs. Si le graffiti est ainsi central dans la pensée de la période, c’est précisément parce qu’il oppose les points de vue, et parce que, dans sa complexité, il permet correspondances symboliques et échos. Il est alors surprenant de constater à quel point la dimension politique du graffiti ressurgit. Comment comprendre ce phénomène qui fait correspondre à une forme d’expression particulière une position culturelle de manière holistique ?
Inflexion politique
5Lorsqu’il publie en mai 1945 Les murs de Fresnes [fig. 1 et 1 bis], Henri Calet souhaite faire œuvre de mémoire après la « singulière époque où les héros étaient emprisonnés15 ». Les graffitis y sont conçus comme un moyen de reconstruire le passé et de fabriquer le souvenir. « On a vu les précieux graffiti et l’on a pensé qu’il serait souhaitable que tous en prennent connaissance. On a voulu les recueillir, un peu comme l’on érige un monument en souvenir16. » L’oxymore « graffiti » devenu « monument » dit tout le renversement qu’opère l’ouvrage. Celui-ci prend la forme d’une visite, photographies et relevés pariétaux à l’appui, de la prison. Les commentaires, parfois sentimentalistes, écrivent une geste héroïque dans laquelle émergent des portraits de résistants comme celui de Louis Jaconelli, « le valeureux ». À l’opposé des lectures du graffiti qui étaient jusqu’alors majoritairement psychologiques, ou qui spéculaient sur sa marginalité et son caractère populaire, Calet cherche la personne derrière les inscriptions. « Héros », « valeureux », le graffiti change de visage. Il n’est plus l’enfant, le fou, le malade mental, l’étrange inconnu ou le criminel que l’on a voulu découvrir sous cette forme17 ; il devient porteur d’une liberté.
Fig. 1 : Henri Calet, Les murs de Fresnes, Paris, Éditions des quatre vents, 1945

Fig. 1bis : Henri Calet, Les murs de Fresnes, Paris, Éditions des quatre vents, 1945

6Soudain, en raison de la nature du corpus des inscriptions concernées, le regard sur le graffiti se métamorphose. Son identification à une liberté d’expression, à un geste positif entre force d’émancipation et moyen de construire une mémoire commune, est d’autant plus forte qu’elle se passe d’arguments, pour reposer sur la positivité de traces : elle n’a guère besoin que de les présenter. Cette transformation du regard se fait sans argumentation, sans correction par rapport à une conception existante du graffiti, et sans même que cela constitue une question. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une révision, ni d’une volonté d’inversion des valeurs contre des habitudes sociales, comme c’est le cas de manière presque contemporaine chez René de Solier et Jean Dubuffet qui défendent le graffiti comme une forme d’expression d’art populaire, teinté d’une forme de pureté chère au second18. Le regard se décale et se modifie sous l’autorité des faits. Mais si le recueil et la publication des graffitis des résistants imposent de considérer la pratique sous un jour nouveau, ils n’excluent pas d’interroger le geste lui-même. Calet remarque : « ce doit être un besoin très fort : écrire. Écrire sur n’importe quoi, avec n’importe quoi. Sur le bois des meubles, sur le plâtre. Graphomanie19. » Les restes d’un regard psychologique persistent dans la « manie », mais il ne faut pas se tromper sur sa nature. Celle-ci n’est pas plus condamnable que pathologique, elle se présente comme une nécessité vitale : « ne pas disparaître sans dire, crier quelque chose, n’importe quoi20. »
7Par un court ouvrage au ton empreint de pathos s’impose, dans l’évidence des inscriptions, une autre réalité du graffiti qui n’avait pas été vue. La compréhension de ce dernier comme un acte positif, politique, est imposée par l’expérience de la guerre, de l’occupation et de la Résistance. Aussi est-il frappant d’observer comment ce graffiti désormais politique devient chez Louis Réau l’objet d’un anathème, dans une assimilation exclusive au vandalisme. Dès 1948, l’historien de l’art livre ses premières réflexions sur le sujet, lesquelles aboutiront à son Histoire du vandalisme en France qu’il présente comme la première du genre21. À l’Académie des beaux-arts, il donne ainsi une allocution sur « Le vandalisme en France et ses ravages ». Il n’y est pas encore question de graffiti, alors que l’auteur dresse une fresque historique des « pertes infligées à notre patrimoine artistique par un vandalisme aveugle et le plus souvent inconscient22 ». La destruction matérielle est appréhendée comme le résultat de « bas instincts », de la « rage », de la « cupidité »23. En prétendant éviter le terrain de la « psychologie » du vandalisme, l’historien de l’art se propose « moins de scruter ses mobiles que de dénoncer ses méfaits24 ». Le sujet est repris le 25 octobre 1952, devant la même assemblée, sur le thème du « vandalisme pudibond25 ». Le graffiti y apparaît alors comme une catégorie du vandalisme : « même lorsqu’il prend un masque bénin et puéril, comme la graffitomanie, [il] est toujours malfaisant ; il n’est pas forcément malveillant26. » Les qualificatifs trahissent une lecture d’un psychologisme hâtif et réducteur qui, en jetant un discrédit complet sur la pratique, évacue toute question liée aux motivations, et aux significations explicites. Dans cette logique, le graffiti, assimilé au vandalisme, doit échapper à la raison.
8Dans son Histoire du vandalisme en France publié en 1959, Réau laisse peu de doute sur la nature conservatrice de son projet et explicite ce qui était plus timidement présent dans ses précédents articles : sa « portée éducative » doit prévenir tout risque de « lèse-patrie »27. L’historien de l’art propose cette fois une « psychologie des vandales » qui répartit le vandalisme comme un crime entre « mobiles inavoués » (instinct de destruction, cupidité, envie, intolérance, graffitomanie), et « mobiles avouables » (religion, pudibonderie, sentiment, esthétique, « elginisme »). Le graffiti, non seulement inconscient, dépouillé de toute intention, est en outre une faute morale. Finalement pour Réau, « la bêtise joue un rôle dominant dans l’éclosion d’une variété puérile, assez bénigne en apparence, mais particulièrement irritante de vandalisme, qui s’appelle la graffitomanie28 ». L’observation de nature psychologique sert d’appui à une critique politique qui prend bien soin d’éviter de prendre au sérieux les raisons d’une telle pratique. L’intérêt renouvelé des artistes pour le graffiti dans l’après-guerre ne se comprend parfaitement que sur cette toile de fond.
Appropriations
9Né au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Lettrisme n’a pas été suffisamment interrogé quant aux liens qu’il entretient avec cette période et avec l’importance des inscriptions secrètes, clandestines, ou publiquement anonymes, celles des placards, des graffitis, des affiches, entre l’officiel et le contestataire29. Très tôt, les lettristes puis les situationnistes ont désigné le graffiti comme l’une des formes plastiques privilégiées de leur mouvement, en accord avec une conduite artistique dictée par une nouvelle économie de l’œuvre et du signe. En 1955, dans la revue lettriste Potlatch, les auteurs appellent à réaliser des « inscriptions [qui] devront étendre leurs effets depuis l’insinuation psychogéographique jusqu’à la subversion la plus simple30 ». Le geste qui consiste à inscrire un signe sur un mur public est parfaitement intégré aux pratiques urbaines comme la psychogéographique, qui devient en 1957 l’un des fondamentaux de l’Internationale situationniste. C’est ainsi que dans un article intitulé « Du rôle de l’écriture », les lettristes envisagent le graffiti comme un surcroît de signification apporté au lieu :
Les lettristes ont tenu une première réunion d’information pour arrêter les phrases qui, inscrites à la craie ou par quelque autre moyen dans les rues données, ajoutent à la signification intrinsèque de ces rues – quand elles en ont une.
Ces inscriptions devront étendre leurs effets depuis l’insinuation psychogéographique jusqu’à la subversion la plus simple. Les exemples qui suivent ont été choisis d’abord.
Pour la rue Sauvage (XIIIe) : « Si nous ne mourons pas ici irons-nous plus loin ? » – pour la rue d’Aubervilliers (XVIIIe-XIXe) : « La révolution la nuit » – pour la rue Benoît (VIe) : « L’auto-bazar, que l’on dit merveilleux, ne vient pas jusqu’ici » – pour la rue Lhomond (Ve) : « Bénéficiez du doute » – pour la rue Séverin (Ve) : « Des femmes pour les Kabyles ».
En outre, l’accord s’est fait sur l’opportunité d’inscrire à proximité des usines Renault, dans certaines banlieues, et en quelques points des XIXe et XXe arrondissements, la phrase de L. Scutenaire : « Vous dormez pour un patron »31.
10L’emploi de la « craie » ou « quelque autre moyen » minimise la violence de l’intervention, en laissant toute possibilité ouverte. L’assimilation du graffiti à une action subversive laisse en revanche moins de doute sur la nature de celle-ci, explicitée par les exemples qui, entre humour et provocation, convoquent un imaginaire révolutionnaire et absurdement drôle, qui rappelle jusqu’aux formules-tracts dadaïstes et surréalistes – Louis Scutenaire n’est pas cité en vain. Que l’on ne s’y trompe pas : la « révolution la nuit » sonne comme un clin d’œil au grand soir, et l’évocation des « Kabyles » rappelle que leur région est en insurrection contre la puissance coloniale32. Cet écho, loin d’être isolé, intervient dans un contexte marqué par des prises de position de plus en plus nombreuses et virulentes des intellectuels vis-à-vis de la guerre en Afrique du Nord – on en trouve trace encore en couverture de la revue surréaliste belge Les Lèvres nues en mai 195633. De même, à proximité des usines Renault, c’est bien une contestation sociale et politique que le graffiti est chargé de prolonger. Point de référence au vandalisme révolutionnaire, à une généalogie de la contestation politique, mais un humour et une provocation sensibles en lien direct avec les luttes sociales contemporaines. Ces actions construisent aussi un imaginaire, dans lequel le graffiti est pensé comme un « ajout », une « subversion ».
11Rapprochées des autres propositions formulées par le groupe dans Les Lèvres nues de mai 195634, ces « inscriptions » sont intégrées à un imaginaire du vandalisme politique, encore sensible dans le « Projet d’embellissements rationnels de la ville de Paris » qui figure dans ce même numéro de Potlatch :
Michèle Bernstein demande que l’on détruise partiellement les églises, de façon que les ruines subsistantes ne décèlent plus leur destination première (la Tour Saint Jacques, boulevard de Sébastopol, en serait un exemple accidentel). La solution parfaite serait de raser complètement l’église et de reconstruire des ruines à la place. La solution proposée en premier est uniquement choisie pour des raisons d’économie35.
12Plus loin, ce sont les monuments et les noms de rues dont la suppression est souhaitée, en vue d’un remplacement. L’assimilation de l’inscription à un vandalisme politique est intéressante en ce que, placée sous le signe de l’« écriture », elle fait porter à l’acte graphique en tant que tel une charge critique et une efficacité symbolique. Envisager à cette date l’acte graphique sous l’angle spécifique de l’ajout critique, de l’iconoclasme ou de la contestation est d’autant plus aisé que les réalisations des lettristes ont confié à ce type d’acte une portée et une importance de premier ordre36.
13Fondé en 1945 par Isidore Isou et Gabriel Pomerand, le Lettrisme a commencé comme une rumeur, le bruit propagateur d’un scandale organisé, par des textes provocateurs comme La dictature lettriste publié en 1946 par Isou. L’année suivante, le même rédige une Introduction à une nouvelle poésie et une nouvelle musique et y formule le projet de refonder la poésie « à partir de la lettre ». Dès ses débuts, donc, le Lettrisme s’est affiché comme entreprise de destruction et de déconstruction des formes poétiques et plastiques passées. Cette attaque du langage plastique s’est caractérisée par une forme de concrétisme, favorisant le travail sur le signifiant en le réduisant à des formes décrites par Isou comme « primitives » : le cri, le bruit, le mot inarticulé, les borborygmes, pour le langage ; la déchirure, la lacération, le collage iconoclaste pour l’aspect plastique37.
14Les premiers essais du Lettrisme dans le domaine cinématographique correspondent aussi à un moment charnière du mouvement qui acquiert visibilité et contributeurs nouveaux. Ils soulignent à quel point l’acte graphique iconoclaste occupe une place centrale dans cette approche déconstructive. En avril 1951, la présentation de son film – encore inachevé –, Traité de bave et d’éternité, par Isou et ses camarades lettristes Jean-Louis Brau, François Dufrêne et Gil J. Wolman au festival de Cannes est l’occasion de mettre en œuvre publiquement ce qui se présente comme une entreprise de destruction des formes cinématographiques communes [fig. 2 et 2bis]. Terminé en mai 1951, après le festival, le film se compose de trois parties (« Le principe », « Le développement » et « La preuve ») et propose une critique fondamentale du principe de l’illusion cinématographique par différentes tactiques : réflexivité, voix off, réutilisation de pellicules déjà imprimées, interventions directes sur la pellicule, distinction de la bande-son et de la bande-images. La dimension réflexive du film est appuyée, et se traduit par une volonté affichée de « destruction du cinéma ».
Fig. 2 : Jean-Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité

1951, images ciselées(photogramme du film original)
Fig. 2bis : Jean-Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité

1951, images ciselées(photogramme du film original)
15Le montage « discrépant » – qui sépare la bande-son de la bande-images –, et la « ciselure » – « J’appelle une pellicule lacérée ou travaillée volontairement par le cinéaste, une pellicule ciselée », déclare Isou38 – sont deux techniques fondamentales dans cette attaque en règle du cinéma illusionniste, discutées par ailleurs chez les membres du Lettrisme. La « discrépanse » répond au vœu d’Isou de privilégier le cri à la prise de vue, et ce rapport contrarié entre l’image et le son est pensé dans l’opposition de l’image et du langage. La ciselure, intervention directe sur la pellicule allant jusqu’à la maltraitance, est régulièrement employée par Isou et Pomerand. Ainsi, dans la deuxième partie de « Développement », l’image projetée est maculée de balafres, de traces blanches et noires, de griffures qui viennent éroder un fond visuel constitué d’une succession d’images collées. Les visages sont effacés. Il y a là le ferment de modes opératoires récurrents, bien au-delà de la technique cinématographique, et qu’une « rhétorique du crachat39 », de l’agression inarticulée, diffuse et informe, ne traduit que partiellement. Iconoclaste au sens premier du terme, la ciselure a une dimension nettement graphique qui, non seulement rappelle le lien entre la matérialité de la pellicule et l’image projetée, mais fait porter au geste graphique la charge critique d’une destitution de l’illusion40. Mieux encore, de la pellicule à l’écran, la graphie s’anime et donne à voir un tracé inchoatif. Si le Lettrisme concentre son action sur la lettre, celle-ci doit être comprise comme une graphie. Et celle-ci, dans sa dimension matérielle concrète, inarticulée et informe, porte déjà une intention.
16Que Debord découvre Isou et son œuvre à Cannes à l’occasion du festival, qu’il prenne part à la rumeur scandaleuse qui entoure la projection du Traité de bave et d’éternité41, doit conduire à s’interroger sur les raisons et les modalités d’une telle convergence. En avril 1951, en marge du festival, Debord découvre le nom d’Isou inscrit à la chaux sur les murs de la ville. Il a alors un peu moins de vingt ans, et vit depuis la fin de la guerre avec sa famille à Cannes. Avec son ami Jacques Fillon, Debord répond à Isou par de nouvelles inscriptions à la sanguine ou à la craie comme : « Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une fin heureuse » ou « La révolution la nuit »42. Dans le même temps, Debord signale son adhésion au mouvement lettriste à l’occasion de la projection du Traité de bave et d’éternité, en montant sur scène. Il ne rencontre pas Isou à ce moment, mais il reste marqué par son film. La prise de contact se fait à distance. Debord réalise un cliché photographique où il prend la pose à côté de l’inscription autographe d’Isou [fig. 3], et le lui adresse : « A Isidore Isou, en attendant le Soulèvement de la Jeunesse43. » Au-delà de l’acte d’adhésion par l’inscription autographe, au-delà du choix du Traité de bave et d’éternité comme prétexte à son signalement, et au-delà du désir mimétique dont ces actes témoignent, la promesse d’un programme est sensible dans l’envoi à Isou et dans le slogan : « La révolution la nuit », formule précisément reprise trois ans plus tard dans la revue Potlatch.
Fig. 3 : Guy Debord devant l’une de ses inscriptions à la chaux, Cannes
Avril 1951, Au verso – « A Isidore Isou en attendant le Soulèvement de la Jeunesse. Guy-Ernest Debord »
17Ces inscriptions, dans leurs variations, leurs reprises, témoignent d’un fil conducteur qui rapproche dans l’acte graphique la déconstruction des anciennes formes artistiques – c’est la leçon du cinéma discrépant et ciselant –, la position avant-gardiste caractérisée entre autres par une provocation publique et l’appartenance au groupe. Projet avant-gardiste, provocation sociale, promesse de révolution sociale sont intrinsèquement noués, à ce moment, au schème graphique. On retrouve là finalement ce que Béatrice Fraenkel a décrit comme l’« acte graphique », dans lequel la trace importe comme acte dans sa performativité44.
18Il y a dans l’intérêt des lettristes et des situationnistes pour le graffiti, dans son usage et son évocation, une pratique partagée qui témoigne de l’importance historique d’une forme, et d’une transformation dans sa conception – l’on verra que ce fil peut être tiré sans discontinuité jusqu’en mai 1968. Contemporaines des expérimentations cinématographiques iconoclastes, des manifestes et des prises de position lettristes, les « Métagraphies » de Wolman – terme qu’il emploie pour désigner ses collages à fonctions critiques – s’inscrivent encore dans la logique d’un ajout critique et contradictoire, alors qu’émerge la notion de « détournement ». En juin 1954, ces Métagraphies sont présentées dans une exposition de 66 œuvres lettristes à la Galerie du passage, sous le titre « Avant la guerre »45.
19Deux ans plus tard, Wolman publie avec Debord dans le numéro 8 des Lèvres nues une première définition de la notion de « détournement », appelée à devenir centrale au sein des concepts situationnistes, en des termes peu équivoques qui fournissent un programme pour les pratiques à venir où « tout progrès historique est une négation de ce qui a été46 ». Loin d’être inoffensif, le procédé répond à une tactique de contradiction et d’opposition de la culture existante, dans une situation décrite comme une « phase de guerre civile dans laquelle nous nous trouvons engagés47 ». Du point de vue énonciatif, le détournement définit l’acte créateur comme un rapport entre un contenu donné et une action contradictoire. Il opère ainsi un déplacement de l’acte auctorial, de la formulation positive vers un régime méta-discursif où la création travaille toujours consciemment à partir, et bien souvent contre, un donné culturel. Le plagiat, discuté et ressaisi comme une pratique ancienne, est un exemple de cette pensée de la création comme ajout et commentaire. Et cette proposition s’appuie sur des pratiques préexistantes. Ainsi en est-il de Lautréamont – redécouvert par les surréalistes André Breton et Robert Desnos –, qui est cité pour ses emprunts à Buffon et aux histoires naturelles, et dont on retient ces mots : « le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique »48. Mais la perspective n’est pas simplement stylistique, et l’efficacité recherchée n’est pas esthétique, mais sociale, culturelle, et symbolique. Le détournement est l’outil d’une critique dont les ressorts sur le plan de la signification sont décrits en ces termes : « il va de soi que l’on peut non seulement corriger une œuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations49. » L’acte critique visant « un original vidé de sens et oublié » a ainsi pour fonction l’oblitération et le remplacement d’un sens par un autre. En juin 1958, dans le premier numéro de l’Internationale situationniste, la définition du détournement reprend l’idée d’un effacement « d’éléments esthétiques préfabriqués ». De l’usage à l’usure, l’action des situationnistes est en fait éminemment patrimoniale au sens où l’entendaient Jean-Pierre Chastel et André Babelon – à ceci près qu’alors l’usage est usure. La définition du détournement mérite d’être relue à cette lumière :
Dans ce sens il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l’intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande, qui témoigne de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères50.
Usages situationnistes
20L’on perçoit comment le graffiti s’intègre dans une esthétique de la « modification » – c’est le titre que donne Jorn à ses toiles détournées –, proche des techniques préconisées dans l’un des premiers tracts de l’Internationale situationniste : « Nouveau théâtre d’opérations dans la culture », un feuillet imprimé vers janvier 1958. La forme d’un art du contrecoup perce une nouvelle fois sous cette expression, et l’on retrouve ce souhait dans le tract de la même époque « Aux producteurs de l’art moderne », auxquels est adressée cette recommandation : « si vous êtes fatigués d’imiter les démolitions : s’il vous apparaît que les redites fragmentaires que l’on attend de vous sont dépassées avant d’être, prenez contact avec nous pour organiser à un niveau supérieur de nouveaux pouvoirs de transformation du milieu ambiant. » La « transformation du milieu ambiant » évoque la construction d’ambiances propre à la psychogéographie, mais elle dit aussi, appréhendée sous l’angle de la « démolition », un rapport à l’environnement urbain où l’espace public est un enjeu de prises de possessions. « Imiter des démolitions », c’est aussi les reconduire et en changer le sens, c’est opérer avec les actes destructeurs comme le plagiat – ou la citation sans référence – opère vis-à-vis des textes : il s’agit d’une modification du sens dans la dissimulation de l’autorité.
21La réflexion sur le graffiti et l’inscription efficace n’a de cesse de revenir au sein du groupe situationniste. En janvier 1963 encore, dans le numéro 8 de l’Internationale situationniste, l’article « All the King’s Men » s’ouvre sur cette observation : « Les mots travaillent, pour le compte de l’organisation dominante de la vie51. » [fig. 4] La photographie d’une voiture couverte d’inscriptions politiques en faveur du Front de libération nationale (FLN) vient en appui à cette affirmation. La légende, sobre, établit un lien avec les expériences lettristes : « L’Algérie et l’écriture » prolonge une compréhension de l’écrit sous les thèmes de la résistance et de la guerre civile. L’article, qui file la métaphore guerrière, évoque la revendication du plagiat comme méthode créatrice, une délinquance des mots, gratifiés d’un « pouvoir de recel ». Au-delà même du graffiti, c’est tout acte d’écriture qui interroge l’expression d’une liberté possible. C’est ainsi que Roland Barthes, dont il est rare de lire le nom dans cette revue, est cité pour ces mots tirés du Degré zéro de l’écriture : « L’écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir, elle est cette liberté souvenante qui n’est liberté que dans le geste du choix, mais déjà plus dans la durée52. » Le texte prolonge la thématique de l’insurrection graphique, en employant explicitement le terme de « résistance ».
22Étape supplémentaire après la caution littéraire de Barthes, une généalogie de l’écriture moderne entendue comme force d’opposition est élaborée. « Comprenons aussi », notent les auteurs, « le phénomène d’insoumission des mots, leur fuite, leur résistance ouverte, qui se manifeste dans toute l’écriture moderne (depuis Baudelaire jusqu’aux dadaïstes et à Joyce), comme le symptôme de la crise révolutionnaire d’ensemble dans la société »53.
Fig. 4 : « All the King’s Men », Internationale situationniste, 8 janvier 1963, p. 30-31

23Dans ce cadre, l’inscription réalisée par Debord en 1953 : « Ne travaillez jamais » [fig. 5] inscrit sur un mur de la rue de Seine, celui de l’Institut de France54, prend un autre sens. Son existence et sa signification propres n’émergent qu’en 1963, lorsqu’une photographie la reproduisant, prise par un professionnel, est commercialisée sous la forme d’une carte postale humoristique. Et c’est de manière rétrospective que Debord désigne l’année 1953 comme celle de la réalisation de ce graffiti, qui est sans doute le plus connu de la période. Il le fait à l’occasion d’un procès qu’il intente au photographe auteur de la carte postale, non pour revendiquer strictement la paternité du graffiti en tant que telle, mais pour en empêcher la récupération marchande ainsi que l’humour, lequel prive l’inscription de son efficacité sociale. S’il y a un paradoxe à revendiquer l’autorité sur une production par nature anonyme et publique, celui-ci est levé lorsque la revendication vise précisément à retenir une privatisation et une récupération de l’inscription. Cette réclamation ne se fait pas simplement en opposition à une usurpation marchande, par le spectacle, d’une forme qui lui échappait. Elle souligne aussi un type d’action et de production à laquelle l’Internationale situationniste s’identifie. Plus tard encore, Debord conçoit, avec le recul des années, cette inscription comme un aboutissement créatif, « la plus belle de mes œuvres de jeunesse ; et en tout cas celle qui s’est toujours confirmée comme la plus sérieuse55 ». Le graffiti, parce qu’il entre dans un autre commerce que celui des biens marchands, répond aux exigences et aux contraintes réfléchies par les situationnistes qui souhaitent éviter l’inscription même de leur production dans la logique marchande. Irrécupérable, le graffiti jouit en outre d’un surcroît d’intérêt dans le contexte situationniste car il repose sur la mise en doute de l’autorité, le détournement, l’expérience urbaine et la possibilité de négation dans l’adresse publique. Aussi est-il significatif qu’il devienne un enjeu d’importance au tournant des années 1960, alors qu’émergent au sein de l’Internationale situationniste des débats sur la nature des actions à mener, lesquels interrogent plus particulièrement la pertinence de la création plastique. Mais on ne peut comprendre cette inscription que dans le dialogue initié au début des années 1960 entre Debord et Jorn sur le graffiti.
Fig. 5 : Guy Debord, Nouvelle carte postale faite par l’Internationale situationniste d’après la photo de la carte postale Les conseils superflus

Fonds Debord, BnF
Positivité du vandalisme
24Dans les marges de l’Internationale situationniste, à un moment où celle-ci renforce ses attaches symboliques avec le vandalisme révolutionnaire, une lettre de Debord adressée à Jorn en octobre 1962 met au jour une réflexion partagée sur le caractère positif, « constructif » du vandalisme. « C’est toute la question du vandalisme qui peut être aussi constructif », écrit Debord, « si on met en balance les divers résultats »56. De ce dialogue, on se fait une meilleure idée encore en rappelant le début du texte de la carte : « Je crois que le papier à lettres sur lequel tu m’écris me donne la touche finale de l’entreprise : on peut opérer avec l’Institut de vandalisme comparé. » À cette date, Jorn a en effet créé à Silkeborg l’Institut scandinave de vandalisme comparé, dont l’un des premiers travaux est engagé la même année, et qui l’occupe jusqu’en 1964 : la recension et l’étude des graffitis trouvés sur les parois des églises normandes, et qui devient l’imposant ouvrage Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados57 [fig. 6]. L’usage de la notion « vandalisme », à cette date, n’est ni claire – plusieurs définitions sont possibles, qui ne sont pas précisées –, ni évidente – de quels phénomènes parle-t-on ? À l’instar de cet échange anormalement vague chez des penseurs et créateurs capables – surtout Debord – de plus de rigueur, il faut souligner l’importance, d’une part, dans la réception du graffiti entre 1945 et 1968, d’une valorisation de son aspect destructeur en le comprenant comme vandalisme, et d’autre part, dans cette défense, des nombreuses ambiguïtés qui se font jour. Il faut pointer et interroger la manière dont la notion de vandalisme, alors redéfinie et précisée d’un point de vue théorique, est à la source d’une compréhension positive de l’acte à la fois créatif et destructif que représente le graffiti. Au lieu de gommer ces ambiguïtés ou de tenter de les réduire ou les résoudre, il faut comprendre leur caractère « constructif », pour parler comme Debord : les assimilations de formes et d’actes de nature variée importent dans l’aspect même des rapprochements proposés. C’est dans les raccourcis, les écarts, les confusions parfois, que se lit une pensée du graffiti. Ainsi, dans sa valorisation comme forme à l’articulation du politique et de l’artistique.
Fig. 6 : Asger Jorn, Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados

Copenhague/Paris, Borgen, Librairie Le Minotaure, 1964
25Membre fondateur de CoBrA, puis du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste et enfin de l’Internationale situationniste, Jorn a construit une critique du fonctionnalisme et s’est intéressé à la nature expérimentale de l’art, dont son essai Pour la forme, en 1957, témoigne encore58. Au tournant des années 1961 et 1962, il prend quelques distances avec l’Internationale situationniste tout en restant proche de Debord, malgré des divergences de vues59. En 1961, les membres de l’Internationale situationniste procèdent à de nouvelles scissions et évictions. C’est en août de cette année-là, suite à la cinquième conférence du mouvement à Göteborg, que sont formulées les « thèses de Hambourg » : volontairement demeurées non écrites, elles signent, dans la ligne dure des situationnistes, la fin de l’art en tant que « pratique séparée ». Aux sections nordiques et germaniques, les « nashistes » (autour de Jorgen Nash, frère de Jorn) et les « spuristes » (suiveurs des Allemands du groupe Spur), qui défendent le maintien d’une activité plastique, s’opposent alors, autour de Debord et Michèle Bernstein, ceux favorables à l’abandon de toute pratique plastique, comprise comme une compromission. Debord revient, en novembre 1989, sur la formulation de ces « thèses » :
Il s’agit en fait de conclusions, volontairement tenues secrètes, d’une discussion théorique et stratégique touchant l’ensemble de la conduite de l’Internationale situationniste. […] Il a été convenu alors que le plus simple résumé de ces conclusions, riches et complexes, pouvait se ramener à une seule phrase : « L’Internationale situationniste doit, maintenant, réaliser la philosophie ». Cette phrase même ne fut pas écrite60.
26Or ces résolutions, qui reposent en partie sur le caractère performatif de leur énonciation, sont explicitement mises en lien par Debord avec les pratiques de graffiti. S’il souligne en effet que le nouveau programme du mouvement, « réaliser la philosophie », n’a pas été écrit lors de sa formulation en 1961, c’est que son écriture même a pris un trait hautement symbolique. Debord en fait en 1963 l’une de ses cinq Directives : « Réalisation de la philosophie » [fig. 7]. Inscriptions à la peinture sur des toiles bariolées, les Directives furent réalisées chez Jeppesen Victor Martin à Randers au Danemark, le 17 juin 1963. Simples inscriptions sur toile, elles reconduisent l’acte et l’esthétique du graffiti dans l’espace d’une toile dont l’existence ne semble être due qu’au fait que, bariolée de blanc, elle signale le refus de toute représentation. Réaliser une inscription similaire à un graffiti sur une toile serait une forme d’esthétisation douteuse du graffiti, qui le rabattrait au rang d’objet (un tableau) qui ne serait plus qu’une marchandise de galerie d’art. Mais ce paradoxe est inopérant, ou plutôt inversé, dans le cadre des Directives. Le recours au tableau [fig. 8] y est motivé par un principe de négation : celui de l’art comme formulation esthétique, et de l’art comme production d’objet – Debord y substitue un objet à fonctionnement symbolique.
Fig. 7 : Guy Debord, vue des Directives « Dépassement de l’art » et « Réalisation de la philosophie »

Odense, 1963
Fonds Debord, BnF, dossier NAF 28603
Fig. 8 : Guy Debord, Directive « Dépassement de l’art »

Odense, 1963
Fonds Debord, BnF, dossier NAF 28603
27L’inscription même relève d’une forme d’iconoclasme, au sens premier du terme. À la représentation imagée, elle substitue la réalisation matérielle d’une idée, acte en lui-même performatif. De manière explicite, Debord établit un lien généalogique entre ses Directives et les Modifications de Jorn. Il écrit ainsi : « j’ai peint, si le mot n’est pas un peu excessif, comme une sorte d’hommage à la manière jornienne des “peintures modifiées”61. » L’inscription dans les Directives porterait ainsi la même charge critique que les Modifications [fig. 9], elles-mêmes variations du détournement. Au début de l’été 1963, les Directives sont au Danemark, à la galerie EXI d’Odense, dans une manifestation placée sous le signe de la défense et la contre-attaque antimilitariste, « Destruction of the RSG-6 »62. Le texte de présentation, signé par Debord, est dans la droite ligne des thèses d’Hambourg et des échanges avec Jorn sur la valeur du vandalisme. Intitulé « Les situationnistes et les nouvelles formes d’action dans la politique ou l’art », il explicite les emprunts à la forme du graffiti :
Fig. 9 : Asger Jorn, « L’avant-garde se rend pas », Modification

Huile sur toile, 1962, 73 x 60cm (Paris, MNAM)
Au-delà de toute préoccupation picturale ; et même espérons-nous au-delà de tout ce qui peut rappeler une complaisance à une forme, périmée depuis plus ou moins longtemps, de la beauté plastique, nous avons tracé ici quelques signes parfaitement clairs.
Les « directives » exposées sur des tableaux vides ou sur un tableau abstrait détourné sont à considérer comme des slogans que l’on pourra voir écrits sur des murs. Les titres en forme de proclamation politique de certains tableaux ont bien sûr le même sens de la dérision et de retournement du pompiérisme en vogue, qui cherche à s’établir sur une peinture de « signes purs », incommunicables.
28La charge contre les pratiques plastiques contemporaines est aussi explicite que radicale, opposant le jugement de goût à la signification politique de la création. Le « slogan » écrit sur « les murs » convoque le graffiti comme un moyen d’expression émanant d’une dynamique sociale, et non comme une forme – l’idée d’une peinture de signe est explicitement désignée comme un contre-modèle.
29Le graffiti est ainsi compris non comme une simple forme, mais comme un mode d’action, un acte spécifique. Dans la compréhension qu’en ont Jorn et Debord l’opposition entre production artistique et visée politique, opposition redoublée au sein de l’Internationale situationniste selon une ligne géographique qui sépare les acteurs du Nord et du Sud de l’Europe, est renforcée. L’endroit de la scission n’a rien d’anodin : depuis le Nord, il témoigne du conflit Nord-Sud au sein de l’Internationale situationniste. Cette opposition, dont Jacqueline de Jong a rappelé qu’elle pouvait être en partie imputable à des difficultés linguistiques, redouble une opposition théorique plus profonde.
Graffiti et opposition culturelle : Jorn en Normandie
30De culture minoritaire ou marginale, le statut du graffiti se déplace pour devenir, chez Jorn, le modèle d’une contre-culture, cette dernière étant comprise comme l’expression ou la résistance d’une culture dominée au sein d’une culture dominante. C’est ce que met en œuvre son ouvrage Signes gravés sur les Églises de l’Eure et du Calvados, premier édifice d’un projet hors normes ayant pour but à la fois d’étudier la culture nordique à l’échelle du temps long, et de la soumettre à une étude iconographique universelle, d’inspiration structuraliste, visant à faire émerger des invariants et des logiques sur le temps long.
31Bien que ce projet soit à l’évidence lié aux contingences de ses dernières participations aux groupes d’avant-garde, Jorn a l’habileté de ne pas mentionner dans son ouvrage le conflit récent de l’Internationale situationniste – par lequel il a pourtant toutes les raisons de se sentir concerné car l’exclusion de son frère en a été l’une des modalités d’expression. L’année 1961 est d’ailleurs charnière pour Jorn. S’il prend en effet ses distances avec l’Internationale situationniste, ses échanges privés avec Debord, qui refont surface dans certaines de leurs publications des années 1960, témoignent d’une rivalité amicale qui confère aux nouveaux travaux de Jorn une autre signification. En 1961 Jorn s’est aussi rapproché de Dubuffet, avec lequel il prépare une anthologie musicale, et dont il projette d’accueillir une importante collection d’œuvres graphiques dans son musée de Silkeborg. Cette relation va de pair avec son intégration la même année au Collège de pataphysique63.
32En créant, en 1961, l’Institut scandinave de vandalisme comparé, et en s’engageant l’année suivante dans un projet qui aboutit à l’imposant Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, Jorn poursuit un œuvre de longue haleine qui a en partie pour fonction de faire la démonstration de son originalité, de son sérieux et de ses capacités critiques. Bien que rapproché de Dubuffet qui avait contribué quelque dix ans plus tôt au Court traité des graffitis64, Jorn ne fait pas strictement correspondre sa valorisation du graffiti à celle d’un art populaire. Il l’intègre plutôt à une logique d’opposition culturelle plus large, et qu’il veut universelle. Les variations terminologiques pour désigner son projet sont importantes dans cette perspective. Le projet que Jorn désigne dans sa correspondance sous le nom de « Graffitis de Normandie » s’est d’abord intitulé Les tréfonds de Normandie, variations du titre qui aboutit à Signes gravés. Il s’y lit la mise en évidence du graffiti comme signe, plus que comme forme populaire. La recherche passe d’un intérêt pour l’art populaire, héritier du groupe surréaliste et de CoBrA, dont la trace peut-être suivie jusque dans Pour la forme, à une dimension politique et sociale qui fait du graffiti un outil politique de résistance culturelle. Jorn reproduit l’évolution déjà observée dans l’histoire du mouvement lettriste qui transforme le sens de cette forme : de marginal, populaire et non maîtrisé – dû à une « graffitomanie », compulsive, inconsciente –, le graffiti devient volontaire, politique, acte de résistance. En thématisant et en étudiant cette évolution, Jorn la dépasse, et se laisse aussi parfois dépasser par une pensée critique cherchant le contrepoint permanent – Jorn souhaite même en faire un système, auquel il donne le nom de « triolectique ».
33Le projet de Jorn est initié par un contact direct avec les graffitis normands, dont l’artiste raconte la découverte plus de dix ans auparavant en 1946, en compagnie de son ami le peintre Pierre Wemaëre. Que cette découverte soit contemporaine du Musée imaginaire d’André Malraux, publié pour la première fois en 194765, éclaire la forme que prend le projet. Ce dernier adopte la tournure universaliste de l’iconologie malrusienne, et repose sur une colossale collecte de motifs iconographiques gravés non seulement sur les édifices normands, mais aussi en Scandinavie et bientôt dans toute l’Europe. En collaborant avec le photographe Gérard Franceschi, spécifiquement embauché pour l’occasion et qui fournit des centaines de clichés, Jorn fait de la photographie un outil au service d’une démonstration iconologique comparatiste.
34Aussi, l’ouvrage publié en 1964 s’appuie sur de nombreuses prises de vue qui soutiennent le poids de l’étude et lui confèrent une valeur esthétique non négligeable. Plans rapprochés, éclairage soigné et mise en page rigoureusement pensée sont autant d’opérations qui encouragent à appréhender les graffitis comme des œuvres, entre sculptures et gravures, procédé qu’il est difficile de ne pas rapprocher de l’autre modèle livresque qui s’impose à Jorn : Graffiti de Brassaï66. Le retentissement de ce dernier a été d’autant plus grand que l’ouvrage publié en 1961, tout aussi richement illustré, s’est accompagné de plusieurs expositions ; et il est peu probable que celle tenue à la galerie Cordier en 1961 ait pu échapper à Jorn. C’est d’autant moins probable que l’emploi que fait Jorn de la photographie dans son ouvrage de 1964, dont il réalisa lui-même la maquette, repose sur un traitement des clichés de graffitis nettement emprunté au livre de Brassaï : mise en page, cadrage des motifs, rapprochements de séries et effets de gros plans en pleine page construisent le propos autant que le texte. L’originalité de Jorn par rapport à ce modèle est d’avoir inclus dans le cercle iconographique des objets archéologiques gravés et des relevés dessinés qui entretiennent par une continuité graphique les liens entre les formes. Le silence de Jorn à propos du Graffiti de Brassaï ne se comprend guère que par le discrédit que pouvait représenter cet ouvrage à l’encontre des thèses et thématiques jorniennes, et notamment la focalisation sur la scène nordique. Le livre de Brassaï porte encore la marque d’une lecture psychologisante du graffiti comme forme d’expression d’une psyché populaire. Jorn, qui a d’abord réfléchi sur « les tréfonds de Normandie » ne se départit pas parfaitement de ce modèle67 mais lui donne un infléchissement historique et ethnologique.
35Dès 1961, Jorn donne à son projet une ampleur et un sérieux ostensibles. Alors qu’il était engagé dans la composition d’une « bibliothèque situationniste », il adosse son programme sur les graffitis à la constitution d’un « Institut scandinave de vandalisme comparé » qui, tout parodique qu’il pourrait par ailleurs paraître par ce titre employé en en-tête, se dote d’une bibliothèque de référence et de l’appui d’universités. En 1964, l’édition de Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados ne compte pas seulement sur ses 329 pages et ses 220 photographies ; la composition de son sommaire multiplie les titres comme autant d’arguments d’autorité. S’y succèdent Peter Vilhelm Glob, archiviste national du Danemark et directeur du Nationalmuseet de Copenhague, Gutorm Gjessing, professeur d’ethnologie à l’université d’Oslo, Michel de Bouard, doyen de la faculté des lettres et sciences humaines de l’université de Caen, et Réau68. Indéniablement, si Jorn se rapproche dans le même temps du Collège de pataphysique, l’ouvrage se nimbe d’une aura de scientificité qui invite à prendre au sérieux l’Institut scandinave de vandalisme comparé. C’est aussi dans la méthode iconographique comparatiste, qui met en parallèle signes médiévaux et préhistoriques, ainsi que dans ces contributions universitaires que se lit un infléchissement ethnographique du graffiti chez Jorn. De même que Brassaï assimilait le graffiti à l’enfant, Jorn choisit pour couverture de son ouvrage la photographie d’un portail d’église orné de graffitis auprès duquel a trouvé repos un homme d’âge moyen aux mains usées, arborant une moustache florissante, un chapeau traditionnel, des vêtements frustes et des savates [voir figure 6, plus haut]. Bref, les signes sont trop ostensifs pour que l’on ne reconnaisse pas dans ce rapprochement l’idée d’un lien du graffiti au terroir et plus précisément encore à ce type d’hommes que Dubuffet appellera « du commun »69.
36On peut être surpris, par conséquent, de ne voir, ni au sommaire, ni cité dans le texte, le nom de Dubuffet, avec lequel Jorn collabore pourtant par ailleurs. Celui-ci ne pouvait ignorer l’intérêt de l’artiste français pour les signes gravés puisque ce dernier lui avait adressé en 1960 son album Les murs, réalisé à quatre mains avec le poète Eugène Guillevic en 1945, sorte d’hommage aux pierres et aux signes qu’elles accueillent70. De fait, Jorn le tient informé de son projet sur les graffitis dès 1961, en lui présentant comme un événement la découverte des graffitis normands, qu’il rapproche « des dessins rupestres de l’âge de bronze », et qu’il dit réalisés « par des paysans et des marins »71. Dubuffet, d’abord vivement intéressé, se montre finalement plus réservé, notamment sur la maquette qui lui est adressée en 196472, si bien qu’il refuse finalement d’écrire un texte qui serait joint à l’ouvrage73 – tout en accueillant Jorn comme membre de la Compagnie de l’art brut. Une rivalité sourde et discrète entre les deux hommes, ayant pour enjeu l’« invention » des graffitis n’est pas à exclure. Quoi qu’il en soit, la lecture du graffiti par Jorn s’en trouve infléchie du côté de l’archéologie et de l’ethnologie, dans une liberté d’interprétation qui rappelle les tiraillements de ses divers engagements à ce moment. L’iconographie comparatiste est prise très au sérieux malgré les libertés interprétatives qui figurent dans l’ouvrage de 1964. Cinq ans plus tard, les difficultés à mener à bien les projets de l’Institut scandinave de vandalisme comparé se soldent par un pied de nez qui transforme en jeu pataphysique cette méthode dans La langue verte et la cuite, écrit avec Noël Arnaud. Ce livre se présente comme une sorte de pendant railleur à Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, manière de trouver une sortie honorable à un œuvre devenue tentaculaire et immaîtrisable74. C’est donc dans ses oscillations mêmes et dans ses glissements de sens que l’ouvrage de Jorn importe, dans l’identification positive qui affirme un lien quasi ontologique entre le graffiti et le vandalisme, fruit d’une appréhension universaliste.
37En s’appuyant sur une mise en doute des notions associées à la culture, Jorn a pour objectif de « situer enfin le vandalisme dans sa vraie lumière. Et de rendre compte, le plus exactement possible, de ce qui est tenu pour l’une de ses plus spectaculaires manifestations : le graffiti75. » Soucieux d’en étendre la compréhension, Jorn travaille à l’assimilation de cette forme au « vandalisme », jouant sur les différentes acceptions de ce terme. En raison même du corpus étudié – des inscriptions qui auraient été réalisées à partir des invasions vikings en Normandie –, l’auteur accrédite la thèse du graffiti « vandale » dans une forme de vérification tautologique. Celui-ci est étudié spécifiquement en ce qu’il est lié au Nord, c’est-à-dire aux Vandales ; et le caractère barbare et destructeur de leurs invasions, dont le graffiti serait l’une des expressions, est l’occasion pour Jorn de remettre en cause de manière quasi systématique l’ensemble des valeurs associées à ces notions : le Nord, le vandalisme, la destruction. L’argumentation de Jorn repose sur une double logique du glissement de sens et du contre-pied systématique. Justifier, comme il le fait, cette logique de la contradiction par le système aux contours flous de la pensée « triolectique », forme de dépassement de la dialectique par l’adjonction systématique d’un troisième terme contradictoire, décourage toute tentative de discussion dans un cadre logique rigoureux76. Cette pensée est aussi caractérisée dans l’autonomie donnée aux images dont les rapprochements produisent un sens, une continuité et une cohérence qui ne sont pas argumentés dans le texte, lequel se contente d’en prendre acte. Sans qu’elle soit explicitée et interrogée, la mise en évidence de similitudes entre les inscriptions gravées sur les églises normandes et les motifs trouvés dans les artefacts préhistoriques de Suède, de Norvège et du Danemark semble valoir pour elle-même. Aussi, malgré son caractère fuyant, ce texte produit une condensation thématique qui renforce l’assimilation du graffiti à la destruction, en l’interrogeant sur le terrain culturel et politique. L’ouvrage de Jorn désigne finalement le vandalisme comme un processus complexe impliquant une relation concurrentielle ou conflictuelle entre différentes cultures, processus auquel l’artiste confère des qualités positives.
38En 1964, non sans paradoxe car leurs vues diffèrent en plusieurs points, le texte de Jorn s’appuie sur l’étude de Réau parue en 195977. Il s’agissait pour ce dernier de dénoncer les atteintes portées au patrimoine français en en faisant l’histoire. Dans un contexte préoccupé par les questions de sauvegarde, dont témoigne encore le ministre Malraux élaborant dans le même moment le « grand inventaire »78 et dans une lignée que l’on pourrait faire remonter à la reconstruction d’après guerre, les propos de Jorn sont polémiques. Ils renversent la perspective conservatrice en appréhendant le graffiti à l’aune de la « tradition » qui « englobe tout ce qui se passe de génération en génération comme croyances, habitudes, idées et images79 ». Principe inconscient, la tradition se distinguerait ainsi de la culture, donnée évidente et construite. Inséré dans Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, l’essai de Jorn intitulé « Sauvagerie, barbarie et civilisation » donne une dimension nettement politique à son propos, qui résonne explicitement avec les textes d’un Dubuffet vilipendant les « valeurs culturelles », autant qu’il vise implicitement les réflexions du groupe Socialisme ou barbarie auquel participe Debord. Jorn le Danois se présente en outre comme un descendant des Vandales retrouvant dans une France latine et chrétienne les « inscriptions », traces d’une culture minoritaire laissées sur les bâtiments religieux de la civilisation chrétienne. Paradoxes, contradictions, ambiguïtés : voilà bien ce qui intéresse et ce qu’encourage Jorn dans la compréhension du graffiti. Il déploie les problèmes posés par cette forme et ne manque pas de les situer dans une histoire qu’il rappelle : « Les conquêtes et destructions napoléoniennes étaient illustrées par de courtes scènes, sur la colonne Vendôme. Mais, sous la Commune, la mise à bas de l’ennuyeuse colonne ayant engagé la responsabilité du peintre Courbet, les Français eux-mêmes ne savent pas, aujourd’hui, où est le vandale80. »
39Comprise dans la généalogie de l’intérêt des situationnistes pour le graffiti et le vandalisme, la référence à la Commune ne surprend pas sous la plume de Jorn. Elle s’inscrit dans une filiation révolutionnaire que signale Jorn, en rappelant l’allocution fondatrice de l’abbé Grégoire sur le « vandalisme » à la Convention en 1794. Il souligne ainsi sur la nature antagoniste du graffiti, en l’inscrivant dans une histoire de l’opposition politique, en tant qu’expression d’une résistance culturelle. Ainsi Jorn donne-t-il un crédit nouveau aux inscriptions qu’il relève :
Se plaire à imaginer qu’elles aient pu être animées par la passion la plus aveugle – celle de détruire – révèle, à mon avis, une aberration profonde. […] L’acte de détruire ne nous semble jamais si pur – je veux dire si absolu – que lorsqu’il met en jeu la pierre. Il nous faut bien songer qu’après avoir fait date aux âges de la préhistoire humaine, la pierre a également occupé les temps historiques, et cela sous un usage essentiellement double : construction, destruction. […] Cette dualité de son emploi est notre ambivalence même81.
40Cette « ambivalence » de l’acte destructeur dans le graffiti est au cœur de la pensée de Jorn, qui en fait le moyen d’une mise en doute généralisée, propre à faire retour sur la situation contemporaine. Il revient ainsi aux thèmes situationnistes en estimant que « le rôle civilisateur des villes n’est ni évident, ni absolu. Il s’ensuit que la destruction partielle ou totale d’un ensemble urbain ne constitue pas nécessairement un acte de vandalisme82. » Cela le pousse toutefois à exacerber des antagonismes, en opposant les « cultures latines » aux « cultures nordiques ». On retrouve là une triste opposition paradigmatique de la modernité telle qu’elle s’est illustrée chez certains historiens de l’art de Johann Gottfried von Herder à Aloïs Riegl en passant par Hippolyte Taine et Élie Faure, dans un schéma d’opposition du Nord au Sud – et préférant le premier au second – dont Éric Michaud a montré le caractère banal et malheureusement fondateur dans la constitution de la discipline histoire de l’art83. La rancœur et le caractère aussi détestable qu’infondé de ces considérations ethniques que prolonge Jorn ont été parfaitement signalés84.
41Dans cette désastreuse exacerbation de l’opposition entre le Nord et le Sud que l’on ne saurait comprendre hors de l’histoire de l’Internationale situationniste et de ses dissidences, il est toutefois intéressant d’observer l’obsession de Jorn à interroger le graffiti sous l’angle du geste et de l’action. Après avoir décrit « tout développement culturel comme étant une assimilation progressive d’usages85 », Jorn souligne l’importance de l’acte dans la compréhension de ces graffitis :
De tous les problèmes que soulèvent les graffiti normands, le plus important peut se formuler en cette interrogation : ces graffiti ont-ils, en tant qu’œuvres-objets, plus d’importance que les actes qui leur donnèrent naissance ? Et si oui, leur valeur est-elle l’œuvre d’art en soi ou bien le symbole ? Il semble que la superposition des images trouvées permette d’exclure qu’elles aient été accomplies avec le souci de faire un objet d’art dans le sens classique de cette notion86.
42Opposer l’acte à l’œuvre, c’est reprendre les discussions de l’Internationale situationniste en leur offrant une résolution possible. Jorn, qui situe le graffiti dans le cadre d’un « antagonisme de la culture et de la civilisation87 », envisage en 1964 un « renouvellement » de nature politique, qu’il diagnostique à partir de la logique oppositionnelle du graffiti en discutant les thèses de Jean-Paul Sartre, Henri Lefebvre, Stéphane Lupasco. Toute la fin de son texte de 1964 fait ainsi finalement retour sur les débats contemporains touchant à la praxis politique, tels qu’ils étaient abordés au sein de l’Internationale situationniste. L’artiste reprend aussi l’un des fils conducteurs de ses engagements par ailleurs disparates : « l’opposition à la sacro-sainte technique », qui définit pour lui un positionnement politique. Nouvelles généralisations, nouvelles conclusions émanent finalement de l’étude, et Jorn s’offre l’occasion de régler à distance ses comptes avec ses camarades situationnistes :
Les graffiti – qu’ils soient normands, parisiens ou autres – sont des témoignages de cette volonté de présence, et d’une opposition à la sacro-sainte technique. Une tendance telle que le mouvement situationniste risque de paraître contre-révolutionnaire. En réalité, une telle tendance permet de bien voir l’erreur commise par l’ingénieur Sorel, qui a étudié les mouvements révolutionnaires de notre siècle en fonction de son système de la table rase88.
43En généralisant la logique contre-culturelle du graffiti, au prix d’oppositions ethniques gênantes, en comprenant cette forme comme un geste symbolique, Jorn fait donc finalement retour sur la praxis, légitimant le graffiti comme un mode d’intervention efficace qui ne correspond pas à la production d’une œuvre. La généralisation du propos conclusif donne une dimension politique « contre-culturelle » qui renforce, sur la période, l’assimilation du graffiti, en tant qu’acte, à une action politique légitime et positive.
Passage à l’acte
44La réflexion sur le graffiti comme geste symboliquement efficace est caractéristique d’une compréhension et d’une recherche contemporaines des happenings qui, dans les pays occidentaux et au Japon, souhaitent faire entrer l’œuvre dans le registre de l’événement (historique). Si, en 1964, pour Jorn, le graffiti est efficace dans la symbolique de son geste, depuis ses Modifications notamment, l’artiste n’est pas seul dans cette recherche. Il semble toutefois que les années 1960, par rapport à la décennie précédente, voient un nombre de plus en plus grand de mises en œuvres des graffitis à la rencontre du politique et de l’artistique. Au tout début des années 1960, Wolman a su faire de cette forme le modèle d’une peinture qui crie son refus de la culture contemporaine. L’emprunt est plutôt formel dans S’il s’agissait de confondre les ressemblances antérieures (1961), graffiti en blanc sur noir, qui évoque plutôt une inscription enfantine sur un tableau de classe. Mais la volonté de faire porter au trait du graffiti le poids d’une révolution en marche s’affirme plus explicitement dans Le temps bouge (1961), sous-titré La dérive [fig. 10]. Après avoir lu l’étude de Jorn, on peut s’étonner que, jusqu’à preuve du contraire, celui-ci n’ait pas réalisé de graffitis. Les seules productions plastiques de sa main s’en rapprochant sont les Modifications et les affiches qu’il réalise, loin des terrains d’action, en soutien au mouvement de mai 196889. Outre Debord et son graffiti de la rue de Seine, les thématiques iconoclastes au sein de l’Internationale situationniste sont sensibles dans les évocations répétées de la prise de la Bastille, la destruction de Notre-Dame, la chute de la colonne Vendôme ou encore dans l’appel au retour de la colonne Durutti. Dans l’évocation des grands soulèvements, les artistes et penseurs n’entendent pas seulement s’appuyer sur une histoire des hauts faits insurrectionnels, mais ils souhaitent aussi voir leurs œuvres et leurs mots avoir une efficacité pratique. La question cruciale devient alors celle du passage à l’acte. Autrement dit, ils cherchent à conférer à leur œuvre une performativité, au sens linguistique de John Austin, comme a pu l’observer Béatrice Fraenkel au sujet des graffitis militants90, en reconnaissant l’importance de l’« acte d’écriture91 » lui-même dans le processus. Mais si l’auteure pense cet acte dans une « anthropologie pragmatique de l’écrit », il nous semble utile, après la lecture de Debord et Jorn, de l’étendre à une anthropologie des pratiques plastiques. Béatrice Fraenkel l’observe à partir d’un graffiti de mai 1968 : « Ce n’est pas uniquement le message qui porte la force de l’énoncé, même s’il en est constitutif, c’est bien son affichage, son exposition92 », invitant à considérer les graffitis à partir de la manière dont ils sont situés dans l’espace public dans une « performance d’écriture ». Mais encore une fois, la nuance entre le détournement, de Debord et Wolman, et mis en œuvre par Jorn dans ses Modifications, et le vandalisme pensé par Jorn dans une exacerbation de la violence barbare attribuée au Nord pousse à s’interroger sur les variations entre le symbolique et le réel. L’acte graphique du graffiti est non seulement énonciatif, non seulement situé dans une chaîne du faire, mais il est aussi métonymique en ce qu’il établit un lien entre une pensée et sa mise en acte.
Fig. 10 : Gil Joseph Wolman, Le temps bouge, ancien titre ss titre (dérive)

Huile sur toile, 1961, 120 x 60 cm, (Paris, MNAM, AM2002-237)
45Envisager la révolution du printemps 1968 pour elle seule, comme une irruption pure, relève d’une naïveté tout aussi accablante que celle, proche en ce qu’elle isole l’événement, qui consiste à vouloir trouver des antécédents similaires dans des événements, des déclarations, des positions manifestées précédemment. Ce que souligne la continuité des réflexions visant à rendre efficace les inscriptions, c’est que la révolution ne s’annonce pas mais s’énonce. Elle ne se présente pas comme un événement prophétique qui aurait été prédit mais, en tant que succession de forces, elle se prépare et s’exprime comme un désir, qui trouve à se réaliser lorsqu’il est partagé par des forces convergentes.
46Aussi, s’il est convenu de voir dans les journées de mai 1968 la réalisation des réflexions des situationnistes, il faut souligner comment la question de la mise en œuvre, du passage à l’acte, a été interrogée à partir du graffiti, propice à la sape symbolique de l’ordre établi. Dès 1966, au moment de l’« affaire » de Strasbourg et du scandale du tract de l’Union française des étudiants de France (UNEF), la presse a donné une existence publique à l’Internationale situationniste en suspectant les mouvements étudiants d’être sous son emprise93. Et différents courants (le Mouvement du 22 mars, les Enragés de Nanterre) actifs pendant les événements de 1968 ont été perçus comme influencés par les situationnistes, de même que le mouvement qui a conduit à l’occupation de la Sorbonne au lendemain de la manifestation du 13 mai94. Les situationnistes auraient eux-mêmes réalisé des graffitis, et dès 1966 des inscriptions dont certaines formules sont empruntées aux situationnistes fleurissent sur les murs.
47Plus encore que ces contacts et transferts, il faut souligner comment la révolte s’est structurée et exprimée d’une manière singulière dans les graffitis. La raison n’est pas seulement linguistique – pour l’efficacité, l’inventivité et l’humour souvent des slogans qui passaient aussi par les affiches, les banderoles et les tracts. Ce n’est pas seulement, parce que, comme le dit un ouvrage publié peu après, « les murs ont la parole95 ». Ornés de slogans, ceux-ci sont devenus une image de carte postale du mouvement. Mais l’efficacité et l’importance des graffitis résident aussi dans leur forme propre. Ils ont permis une amplification du mouvement : les événements, couverts par les journalistes, tendent à être assimilés aux slogans, dans lesquels les photographes ont trouvé une économie visuelle dont ils se sont fait les relais. Le caractère anonyme des graffitis a encouragé l’absorption des singularités dans le groupe tandis que les traces laissées sur les murs représentaient un marquage du territoire – que s’arrachaient parfois militants de gauche et d’extrême droite, faisant du mur un espace à conquérir et à préserver. Enfin, les effets d’échos et de palimpseste encouragent la formation d’un sentiment de participation à une culture et à un mouvement partagés. Signe de l’importance des graffitis dans le mouvement, ils sont parus presque immédiatement après, non seulement dans la presse, mais aussi dans des ouvrages comme L’imagination au pouvoir publié sur le vif, dès juin 1968, par le photographe Jo Schnapp et le journaliste Walter Lewino [fig. 11 et 11bis]. Le livre, qui reproduit des inscriptions réalisées entre le 3 et le 13 mai, désigne dans le graffiti une forme consubstantielle aux événements, sans oublier de rendre hommage à Debord et Vaneigem. De fait, les planches contacts de l’ouvrage conservées par Debord montrent à quel point les vases ont communiqué entre les révoltés, les situationnistes et les observateurs des journées de mai 1968.
48Les activités des Enragés de Nanterre représentent sans doute le mieux l’actualisation des projets situationnistes dans les graffitis en 196896. Ceux dans la droite ligne des détournements et Modifications sont restés célèbres pour l’atteinte symbolique qu’ils portaient à l’Académie française. Il en va ainsi de ce graffiti photographié l’année suivante et qui, sous forme de phylactère, prête au cardinal de Richelieu en son portrait du rectorat de Paris deux slogans situationnistes détournés : « Détournons l’art de sa fonction de mortification. L’art est mort vive la révolution » et « l’humanité ne sera heureuse que quand le dernier cardinal aura été pendu avec les tripes du dernier homme d’État » [fig. 12]. La forme même est un écho direct au « comics par détournement » publié dans le numéro 11 de l’Internationale situationniste et qui fait dire au Sardanapale du tableau d’Eugène Delacroix : « oui, la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne. » [fig. 13] Au-delà de leur économie visuelle et linguistique, les graffitis de mai 1968, de ses avants et après, puisent leur force dans l’efficacité symbolique d’un geste destructeur, ne serait-ce qu’imparfaitement, ou symboliquement. Leur accumulation dans une forme de déflagration graphique propre au mouvement accentue en outre l’effet généalogique observé depuis les graffitis résistants jusqu’aux situationnistes et qui fait qu’un graffiti, dans le geste même qu’il représente, en appelle un autre. Ceux de mai 1968 auront aussi oscillé entre Debord et Jorn, soit entre le détournement et le vandalisme.
Fig. 11 : Walter Lewino, Jo Schnapp, L’imagination au pouvoir

Paris, Losfeld, 1968, détail
Fig. 11bis : Walter Lewino, Jo Schnapp, L’imagination au pouvoir

Paris, Losfeld, 1968, détail
Fig. 12 : Graffiti sur le portrait du cardinal de Richelieu, rectorat de la Sorbonne, 1969

Photographe anonyme
Fig. 13 : Internationale situationniste, 11, octobre 1967, p. 33

Conclusion : dépense et trames historiques
49Les textes lettristes et situationnistes, de même que les actions et graffitis des acteurs sociaux de la fin des années 1960 (de 1966 à 1968) témoignent d’une conscience historique forte, qui, loin d’ignorer les luttes sociales passées, en fait des repères et le ferment d’une culture partagée qui se dote d’une efficacité. Par le graffiti, il a été possible pour les artistes de revendiquer une histoire et une culture liées au vandalisme, qui interrogent les processus de patrimonialisation, de manière positive – désigner comme importantes des pratiques supposées marginales – ou négative – remettre en cause les valeurs manifestées dans le choix de ce que l’on préserve comme patrimoine digne d’attention.
50Il faut observer l’intérêt qu’il y a, finalement, dans cette dimension culturelle des graffitis au fait qu’ils soient repris, partagés, qu’ils constituent une référence commune : celle-ci est constitutive de leur efficacité. Cette dernière ne résiderait ainsi pas tant dans le fait que le graffiti est immédiat, anonyme, qu’il est un arrachage au public, une forme d’appropriation en pleine vue, mais parce qu’il est une situation, et qu’il permet la reconnaissance et l’identification d’une position. Par le politique, tropes et compréhensions du graffiti se déplacent du marginal, du psychologique, du primitif parfois, vers une lecture quasi structurelle.
51Fondamentalement, pour cette période, le graffiti se comprend comme un art de la dépense somptuaire, destruction a minima au plan matériel, mais destruction tout de même, qui repose au contraire, au plan symbolique, sur une logique d’exacerbation et de condensation du pouvoir négateur. On n’observera que trop aisément comment cette dépense graphique est nimbée, selon les occasions, de l’aura du « potlatch », de l’« anticoncept », du « vandalisme », du « barbarisme », du « détournement ». Forme de retour d’un « bas matérialisme » de Bataille ?
52On ne peut enfin faire l’économie d’une réflexion sur la continuité, revendiquée ou simplement constatée, entre différentes situations où le graffiti opère. La recherche d’une cohérence historique dans la répétition des événements insurrectionnels et révolutionnaires est au cœur d’une lecture marxiste de l’histoire, souvent empruntée par les acteurs de l’Internationale situationniste. Mai 1968 répond à 1917, à 1871, à 1848, à 1789, etc. Cette logique surprend d’autant moins qu’elle correspond à un courant historiographique fort de la période, auquel les acteurs de mai 1968 avaient été formés et qu’ils étaient conscients d’employer à des fins efficaces. Le principe et les logiques qui visent à construire une continuité ne sont donc pas surprenants. Mais d’autres formes de continuité, construites par le recours même au graffiti, donnent une autre signification à ce dernier : elles lient la Résistance aux rébellions des Algériens contre le pouvoir français, et ces soulèvements à ceux des ouvriers, grévistes, jeunes et révoltés de la seconde moitié des années 1960, faisant des murs les palimpsestes d’une mémoire des luttes.
Notes de bas de page
1 Guy Debord, carte à Asger Jorn du 25 octobre 1962, cité dans Guy Debord, Correspondance, volume 2 : septembre 1960-décembre 1964, Paris, Fayard, 2001, p. 173. « Je crois que le papier à lettres sur lequel tu m’écris me donne la touche finale de l’entreprise : on peut opérer avec l’Institut de vandalisme comparé : c’est toute la question du vandalisme qui peut être aussi constructif, si on met en balance les divers résultats. Ainsi la destruction actuelle de l’écriture idéogrammatique en Chine cesse d’être une chose embarrassante. » Le recto de cette carte postale, conservée aux archives Jorn, au musée Jorn de Silkeborg, est un collage de Guy Debord : sur une vue de l’île de la Cité est collé l’emballage triangulaire d’un « camembert danois ».
2 Guy Debord, mots au verso d’une carte reproduisant la photographie de l’inscription « Ne travaillez jamais », adressée à Marc Dachy le 25 août 1994. La photographie est reproduite dans Marc Dachy, Dada et les dadaïsmes. Rapports sur l’anéantissement de l’ancienne beauté, Paris, Gallimard, 1994.
3 Voir Jean-Pierre Babelon, André Chastel, Alain Erlande-Brandenburg, « La notion de patrimoine », Revue de l’art, 49, 1980, p. 5-32.
4 Ibid., p. 5. « On doit se demander si, dans une civilisation chrétienne, l’idée de patrimoine culturel n’a pas pris ses racines, ou du moins ses modèles, dans le concept chrétien de l’héritage sacré de la Foi. » (Ibid.) Plus loin les auteurs soulignent : « Le vandalisme et les réactions qu’il suscite sont peut-être ici une étape nécessaire. Car rien ne met mieux en évidence la valeur symbolique de certains objets. » (Ibid., p. 7).
5 Ibid., p. 30.
6 Voir en particulier Horst Bredekamp, Kunst als Medium sozialer Konflikte, Bilderkämpfe von der Spätantike bis zur Hussitenrevolution, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1975. Avant de souligner la distinction entre iconoclasme et vandalisme, Dario Gamboni observe ainsi que « la plupart des études modernes portant sur les épisodes iconoclastes […] entendent contribuer à une histoire sociale de l’art et considèrent le traitement violent subi par les artefacts qu’elles examinent comme une forme spécifique de réception et un révélateur de leur fonctions, significations, et effets » (Dario Gamboni, La destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 25).
7 Georges Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense [1949], Paris, Seuil, 1970. Voir en particulier Laurence Bertrand Dorléac, L’ordre sauvage. Violence, dépense et sacré dans l’art des années 1950-1960, Paris, Gallimard (Arts et artistes), 2004.
8 Voir Denys Riout, Le livre du graffiti, Paris, Alternatives graphiques, 1985 ; Kirk Varnedoe, Adam Gopnik, High and Low, cat. expo., New York, Museum of Modern Art (7 octobre 1990-15 janvier 1991), Chicago, The Art Institute of Chicago (20 février-12 mai 1991), Los Angeles, Los Angeles Museum of Contemporary Art (21 juin-15 septembre 1991), New York, Museum of Modern Art, 1990.
9 Voir en particulier Henri Calet, Les murs de Fresnes, Paris, Éditions des quatre vents, 1945.
10 Voir en particulier Riout, Le livre du graffiti, op. cit. ; Varnedoe, Gopnik, High and Low, op. cit.
11 Voir Brassaï, « Du mur des cavernes au mur d’usine », Minotaure, 3-4, 1933, p. 6-7 et id., Graffiti, Paris, Éditions du Temps, 1961. Pour une histoire des projets successifs de Brassaï, on pourra se reporter à Karolina Ziebinska-Lewandowska (dir.), Brassaï, Graffiti. Le langage du mur, cat. expo., Paris, Centre Pompidou (9 novembre 2016-30 janvier 2017), Paris, Xavier Barral, 2016.
12 Asger Jorn prend ses distances avec l’Internationale situationniste en 1961.
13 Il s’agit du titre de l’une des Directives de Debord, graphies inscrites sur des toiles que l’on connaît au nombre de cinq : « Dépassement de l’art », « Réalisation de la philosophie », « Tous contre le spectacle », « Abolition du travail aliéné », « Non à tous les spécialistes du pouvoir / Les conseils ouvriers partout ».
14 Gamboni, La destruction de l’art, op. cit.. Dans cet ouvrage, Gamboni s’intéresse principalement au vandalisme dirigé contre les œuvres d’art, dans lequel il voit un moyen de battre en brèche l’idée d’une autonomie de l’art. Il souligne encore le caractère fondateur de la Révolution française qui a conduit à un changement décisif dans l’histoire de la destruction et de la préservation de l’art.
15 Calet, Les murs de Fresnes, op. cit., p. 8.
16 Ibid., p. 9.
17 Voir pour cela le cas paradigmatique de Cesare Lombroso, Les palimpsestes des prisons, Lyon/Paris, A. Storck/Masson, 1894 ; et l’histoire de ce regard qu’a produit Philippe Artières dans Clinique de l’écriture, Paris, La Découverte, 2013.
18 Jean Dubuffet, « Préface », dans René de Solier, Court traité des graffitis, Paris, Gallimard (Les Cahiers de la Pléiade), 1946.
19 Calet, Les murs de Fresnes, op. cit., p. 79.
20 Ibid.
21 Louis Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Paris, Hachette, 1959.
22 Louis Réau, « Le vandalisme en France et ses ravages », dans Séance annuelle des cinq Académies du 25 octobre 1948, Paris, Firmin-Didot, 1948, p. 21.
23 Ibid., p. 22.
24 Ibid.
25 Louis Réau, « Le vandalisme pudibond », dans Séance annuelle des cinq Académies du 25 octobre 1952, Paris, Firmin-Didot, 1952, p. 51-64.
26 Ibid., p. 52.
27 Réau, Histoire du vandalisme, op. cit, p. 10. « Indépendamment de son intérêt scientifique, l’histoire du vandalisme a une portée éducative qui est loin d’être négligeable. Elle enseigne le respect du passé qui est pour chaque nation un titre de noblesse. En dénonçant tous les crimes de lèse-beauté, qui sont aussi des crimes de lèse-patrie, elle réussira peut être à inspirer aux générations nouvelles l’horreur et le dégoût du fanatisme iconoclaste qui, sous quelque masque qu’il se dissimule, reste une des formes les plus odieuses de la sauvagerie. » L’historien de l’art explique plus loin : « Les hommes d’extrême gauche préféreraient qu’on jetât le manteau de Noé sur le vandalisme révolutionnaire et les incendies de la Commune. » (Ibid., p. 8)
28 Ibid., p.18.
29 L’« Exposition de métagraphies » (collages) à la galerie Double Doute (aussi appelée Galerie du passage), passage Molière, du 11 juin au 7 juillet 1954, est accompagnée d’une manifestation titrée « Avant la guerre ».
30 Potlatch (Bulletin d’information du groupe français de l’Internationale lettriste), 23, 13 octobre 1955, repris dans Potlatch. 1954-1957, Paris, Allia, 1996, p. 109.
31 Potlatch, op. cit., p. 109-110.
32 La Kabylie a justement connu l’année précédente des actions violentes, en même temps qu’émerge le Front de libération nationale (en septembre 1954).
33 Ce même numéro (23, du 13 octobre 1955) de Potlatch se terminait sur cet envoi : « Que ferez-vous si des éléments militaires d’extrême droite se risquent à un coup d’État, dont les difficultés grandissantes du colonialisme français créent depuis peu les conditions favorables ? » De son côté, l’éditorial du numéro 119 des Temps modernes de novembre 1955 titrait « L’Algérie n’est pas la France ». Proche de l’humour corrosif des lettristes, Les Lèvres nues, revue créée en 1954 par Marcel Märien et à laquelle contribua Louis Scutenaire proposait pour sa huitième livraison, en mai 1956, une couverture reproduisant une carte de la France où les noms des principales villes ont été substitués au profit de ceux de villes algériennes. Un sommaire farfelu l’accompagnait, où se succèdent les noms de François Mauriac, Gilbert Bécaud, le maréchal Juin, Aragon, André Breton, etc. L’ouvrage de Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, Engagements et déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie (Paris, Gallimard/IMEC, 2012), reconstruit par une collection de documents les tensions et prises de position chez les intellectuels de l’époque.
34 Y contribuent Mohamed Dahou, Guy Debord, Michèle Bernstein, Jacques Fillon, Gil J. Wolman.
35 Potlatch, op. cit., p. 110.
36 Sur la notion d’acte graphique, voir Béatrice Fraenkel, « Actes écrits, actes oraux : la performativité à l’épreuve de l’écriture », Études de communication, 29, 2006, p. 69-93 et id., « Actes d’écriture : quand écrire c’est faire », Langage et société, 121-122, septembre 2007, p. 101-112.
37 Voir Fabien Danesi, Fabrice Flahutez, Emmanuel Guy, La fabrique du cinéma de Guy Debord, Arles, Actes Sud, 2013.
38 Isidore Isou, cité par Frédérique Devaux dans Le cinéma lettriste. 1950-1952, Paris, EDA, 1990, p. 40.
39 Fabien Danesi, Le cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre. 1952-1994, Paris, Éd. Paris expérimental, 2011, p. 41.
40 Ibid. p. 41. L’imaginaire iconoclaste a travaillé le cinéma lettriste. Le film est déjà commencé ? de Maurice Lemaître (1951) se clôt sur un écran que l’on perce. Cet imaginaire est encore présent chez Isou, dans son Traité, où le personnage de Daniel dans la deuxième partie déclare : « Je ferai foutre la pellicule en l’air avec des rayons de soleil, je prendra les chutes d’anciens films et les rayerai, je les écorcherai, pour que des beautés inconnues paraissent à la lumière. »
41 La projection du Traité de bave et d’éternité a été précédée d’une interpellation du public par Debord.
42 Danesi, Le cinéma de Guy Debord…, op. cit., p. 33, note 107 ; Guy Debord, Lettre à Hervé Falcou, avril 1951, dans Œuvres, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 42 : « Hier soir Fillon et moi sommes repassés à l’offensive – avec la chaux – inscrivant Isou en de nombreux points de la ville et sur quatre bancs de la croisette. »
43 Debord, Œuvres, op. cit. À l’occasion, il signe l’envoi avec son deuxième prénom, « Guy-Ernest Debord », à la manière des lettristes, témoignage supplémentaire d’une volonté d’intégration.
44 Fraenkel, op. cit.
45 Les œuvres exposées sont de André-Frank Conord, Mohamed Dahou, Debord, Jacques Fillon, Gilles Ivain, Wolman.
46 Guy Debord, Gil J. Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, 8, mai 1956.
47 Ibid.
48 Dix ans plus tard, les deux principaux ouvrages situationnistes procèdent ainsi du détournement par citation non référencées : il s’agit du Traité de savoir vivre de Raoul Vaneigem (1967) et de La société du spectacle de Guy Debord (1967).
49 Debord, Wolman, « Mode d’emploi du détournement », art. cité.
50 « Définitions », Internationale situationniste, 1, juin 1958.
51 « All the King’s Men », signé : Debord, Kotanyi et Vaneigem, 18 mars 1962, cité dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 613. Ce texte entre en dialogue avec celui d’Henri Lefebvre, « La signification de la commune », Arguments, 27-28, 1962, repris dans l’Internationale situationniste.
52 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953, cité dans l’Internationale situationniste.
53 Debord, Œuvres, op. cit., p. 613.
54 La formule résonne avec des thèmes contemporains dans les pages de l’Internationale lettriste. Voir notamment : « Manifeste », Internationale lettriste, 2, février 1953 : « Nous avons congédié Isou qui croyait à l’utilité de laisser des traces », ou encore « plusieurs de nos camarades sont en prison pour vol. Nous nous élevons contre les peines infligées à des personnes qui ont pris conscience qu’il ne fallait absolument pas travailler ».
55 Guy Debord, mots au verso d’une carte reproduisant la photographie de l’inscription « Ne travaillez jamais », adressée à Marc Dachy le 25 août 1994, repris dans Dachy, Dada et les dadaïsmes, op. cit.
56 Guy Debord, carte à Asger Jorn du 25 octobre 1962, cité dans Debord, Correspondance, volume 2, op. cit., p. 173.
57 Asger Jorn, Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, Copenhague/Paris, Borgen, Librairie Le Minotaure, 1964.
58 Voir Asger Jorn, Pour la forme. Ébauche d’une méthodologie des arts, Paris, Internationale situationniste, 1958 ; ainsi que Marie-Anne Sichère (dir.), Asger Jorn, Discours aux pingouins et autres écrits, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts (Écrits d’artistes), 2001.
59 Voir Laurent Gervereau, Critique de l’image quotidienne. Asger Jorn, Paris, Cercle d’art (Diagonales), 2001, p. 144 et suiv. En 1959, les Mémoires de Debord réalisées avec des « structures portantes » de Jorn, et qui mettaient en œuvre les principes du détournement, témoignaient de la grande proximité et complicité des deux hommes.
60 Guy Debord, Panégyrique, tome 2, Paris, Fayard, 1997, cité par Jacqueline de Jong, « Peindre in situ », dans Yan Ciret (dir.), Figures de la négation. Avant-gardes du dépassement de l’art, Paris, Paris-musées, 2004, p. 47.
61 Guy Debord, explication au collectionneur Paul Destribats dans une lettre de 1988, reprise dans Debord, Œuvres, op. cit., p. 647 et suiv.
62 « Destruction of the RSG-6 », Galerie EXI, Odense, 22 juin-7 juillet 1963. L’exposition est subdivisée en trois sections : « I Shelter », « II Revolt », « III Exhibition », ce dernier segment consistant en un « éloge de Babeuf ».
63 Jorn rejoint le Collège de pataphysique en 1959 en tant que « Commandeur de l’Ordre de la Grande Gidouille ». En août 1961, il publie un texte dans l’Internationale situationniste sur « La pataphysique, une religion en formation ».
64 Solier, Court traité des graffitis, op. cit..
65 André Malraux, Le musée imaginaire, Genève, Skira, 1947.
66 Brassaï, Graffiti, op. cit.
67 Jorn écrit à propos des graffitis trouvés sur les églises normandes : « cela participe de ce qu’on appelle l’art populaire, dans sa forme la plus authentique. Les gens les plus ordinaires ont ressenti le besoin de s’exprimer en images. » (Jorn, Signes gravés, op. cit., p. 43)
68 Peter Vilhelm Glob, « Signes du culte de la fécondité », p. 15 ; Gutorm Gjessing, « Nord et Normandie », p. 35 ; Michel de Bouard, « Une lettre », p. 111 ; Louis Réau, « Le vandalisme imbécile : la graffitomanie » (extrait d’Histoire du vandalisme, op. cit.), p. 115.
69 L’expression a été employée dès 1944 pour décrire l’œuvre de Dubuffet, qui en a fait plus tard le titre d’un de ses ouvrages les plus célèbres. Pierre Seghers, L’homme du commun, ou Jean Dubuffet, Paris, Éditions Poésie 44, 1944 ; Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, 1973.
70 Lettre de Janine Colas [pour Jean Dubuffet] à Asger Jorn du 21 juillet 1960, archives Jorn, musée Jorn, Silkeborg : « j’ai enfin obtenu le livre “LES MURS” et j’aurai également à vous remettre la lithographie en couleur que j’avais envoyée à Dubuffet pour qu’il la signe. » Jorn est engagé depuis mars 1960 au moins dans l’acquisition d’œuvres graphiques de Dubuffet pour son musée de Silkeborg.
71 Lettre manuscrite d’Asger Jorn à Jean Dubuffet, non datée [entre avril et mai 1961], archives Jorn, musée Jorn, Silkeborg : « […] je suis tellement occupé par des graffitis que j’ai trouvé sur des murs des églises en Normandie. C’est quelque chose de sensationnelle [sic], tant le monde des sujets des dessins rupestres de l’âge de bronze, et suivante [sic]. Je vais vous les apporter. Je crois que c’est un événement. C’est fait par des paysans et des marins. »
72 Lettre de Jean Dubuffet à Asger Jorn du 12 novembre 1962, archives Jorn, musée Jorn, Silkeborg : « […] j’ai reçu à Vence le livre que vous m’avez envoyé [la maquette de Signes gravés]. Il faut que je vous en parle ? Je ne le trouve pas si bien qu’il aurait pu être. Il me semble qu’il y aurait intérêt à remanier la maquette, s’il en est encore temps toutefois. Tel qu’il est, je n’y retrouve plus l’impression très forte que m’avaient donnée les photographies originales quand vous me les aviez montrées ; l’effet est affaibli. »
73 Ibid. : « S’agissant d’écrire un texte pour ce livre je ressens grand embarras. Je ne me sens pas grand chose à dire qui vaille la peine d’être dit j’aime beaucoup les documents, bien sûr, mais cela ne constitue pas un texte d’écrire que j’aime beaucoup ces documents. Il y a aussi surtout que je me sens insuffisamment informé sur chacun de tous ces documents, et en grand embarras sur ce qu’ils sont au juste, quand ils ont été faits, dans quelles circonstances, par qui etc. C’est de fournir des informations à ce sujet et de les commenter qui constituerait un texte. » Dans une lettre du 13 mai 1964, Dubuffet, par un mouvement motivé par le tact ou le sens de la diplomatie, écrit finalement regretter cette décision, en saluant l’ouvrage « savoureux et beau ».
74 Asger Jorn, Noël Arnaud, La langue verte et la cuite. Étude gastrophonique sur la marmythologie musiculinaire, Paris, J.-J. Pauvert, 1968.
75 Jorn, Signes gravés…, op. cit., p. 123.
76 Peter Shield s’est toutefois essayé à une exégèse de cette notion jornienne dans Comparative Vandalism: Asger Jorn and the Artistic Attitude to Life. A Study of Asger Jorn’s Attempt to Formulate “the First Complete Revision of the Existing Philosophical System” from the Standpoint of the Artist in the Period 1961-67, Copenhague, Borgens, 1998. « Triolectics is a synthesis of Peircean triads, complementarity, dialectics and much more. […] As a device, it is ideally suited to the artistic imagination as it permits an endless transformation of concepts by analogy and correspondence » (p. xii).
77 Réau, Histoire du vandalisme en France, op. cit.
78 L’inventaire était en préparation depuis 1962 au moins. André Malraux, dans son « Discours lors de l’installation de la Commission nationale de l’inventaire, le 14 avril 1964 » énonçant les principes du grand inventaire, s’appuie sur les notions d’« intemporel » et de « musée imaginaire ». L’un de ces principes est de refuser une vision « orientée par des valeurs connues », c’est-à-dire notamment entre les œuvres d’art jugées majeures et celles jugées mineures. Voir Michel Melot, « Malraux et l’Inventaire général », Actes de la journée d’études tenue à la Bibliothèque nationale de France le 23 mai 2003, numéro hors série de Présence d’André Malraux, Paris, La Documentation française, 2004, p. 60-67.
79 Asger Jorn, Signes gravés…, op. cit., p. 43.
80 Ibid., p. 139.
81 Ibid., p. 127.
82 Ibid., p. 143.
83 Éric Michaud, Les invasions barbares, chapitre 3 : « Les invasions barbares ou la racialisation de l’histoire de l’art », Paris, Gallimard, 2015, p. 111. L’auteur montre en outre que « le conflit des races se doublait […] d’un conflit de classe » opposant l’aristocratie française au peuple germanique. Jorn s’inscrit ainsi dans cette « réhabilitation des Barbares » (Ibid., p. 124). Voir aussi du même auteur, « Nord-Sud. Du nationalisme et du racisme en histoire de l’art », dans id., Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Paris, Hazan, 2005, p. 49-84. Jorn observe dans Signes gravés…, op. cit : « les cultures latines, aujourd’hui détachées de la vie » (p. 239), ou souligne encore « la grande diversité d’opinions entre les esprits nordiques et les esprits latins – spécialement français – est obligée de superbement se manifester et apparaître dans un problème aussi singulier que celui des graffitis normands » (p. 239). La question est toutefois complexe dans la pensée de Jorn qui ménage de nombreuses ambivalences et contradictions. Pendant la guerre, dans la revue Hellhesten, il s’était justement attaché à contrer l’idéologie pangermaniste de l’Allemagne nazie. Il semble en outre qu’il situe son jeu d’opposition sur le plan symbolique, estimant que « du jour où disparaîtront de l’Europe les oppositions symboliques qui géographiquement la scinde en Nord et en Sud, disparaîtront également du même coup les sources exceptionnelles d’une énergie admirable » (Ibid., p. 295).
84 Voir Rémi Labrusse, « Cobra vandale ? », dans Miguel Egana (dir.), Du vandalisme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005, p. 119-150, voir notamment p. 140.
85 Jorn, Signes gravés…, op. cit., p. 239.
86 Ibid., p. 270.
87 Ibid., p. 219.
88 Ibid., p. 295.
89 Voir à ce propos de Jong, « Peindre in situ », art. cité.
90 Fraenkel, « Actes d’écriture… », art. cité, p. 101-112. L’auteure observe : « Écrire des graffitis politiques fait partie du “répertoire d’action collective” (Tilly 1986 : 541) de nombreux groupes militants, en particulier de ceux qui se situent aux frontières de la légalité. » (p. 101)
91 Ibid., p. 103.
92 Ibid., p. 104.
93 Jusqu’en 1966, les membres de l’Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg (AFGES), adhérents de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), étaient peu politisés et militaient peu. En mai 1966, le bureau de l’AFGES doit être renouvelé. Un groupe d’étudiants extrémistes informés des thèses situationnistes profitent du faible nombre de votants pour se faire élire. Ils prennent contact avec les membres de l’Internationale situationniste pendant les vacances. Mustapha Khayati, envoyé comme lien entre situationnistes et étudiants, finit par rédiger la brochure « De la misère en milieu étudiant ». Cette dernière fait scandale et pousse l’Internationale situationniste, engagée dans une affaire publique par un groupe tiers, à demander et obtenir une déclaration distinguant les deux groupes. Khayati est exclu. Daniel et Gabriel Cohn-Bendit voient dans cette brochure un tournant, et elle est distribuée à Nanterre par des étudiants. Le journal L’Aurore du 26 novembre 1966 donne une existence publique à l’Internationale situationniste, présentée comme un groupe d’« anarchistes » qui « se prétendent révolutionnaires » (cité dans Éliane Brau, Le situationnisme ou la nouvelle internationale, Paris, Debresse [Révolte, 3], 1968, p. 24).
94 Voir René Viénet, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard, 1968.
95 Julien Besançon, Les murs ont la parole. Journal mural, mai 68, Paris, Tchou, 1968.
96 Angélique Neveu observe encore qu’« il y avait des chansons d’Alive Becker-Ho sur les murs qui disaient : “vivez vos passions” » (Angélique Neveu, « Enragés-Situationnistes 68 », dans Ciret (dir.), Figures de la négation, op. cit., p. 44. La « Chanson des barricades » de Paris souligne l’importance du graffiti en lien avec le situationnisme. Elle mentionne les « Enragés » Vienet et Sebastiani et se finit sur ce couplet : « Sur bon nombre de tableaux / On voit tracés les plus beaux / Mots d’ordre de la colère » (Debord, Œuvres, op. cit., p. 906).
Auteur
Hugo Daniel est historien de l’art, docteur de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où il a également enseigné. Il est l’auteur d’une thèse portant sur le statut et les redéfinitions du dessin dans les avant-gardes occidentales des années 1950-1960. Ses travaux portent principalement sur l’histoire du dessin au xxe siècle, les processus créatifs et les rapports entre art et psychiatrie. Il a codirigé en 2016 la publication de l’ouvrage Processus créatifs (Éditions de la Sorbonne) et publie régulièrement sur le dessin contemporain. Responsable des programmes de recherche à l’institut Giacometti de Paris, il a notamment contribué au commissariat de l’exposition « Bacon-Giacometti » (fondation Beyeler, 2018).
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