Introduction
p. 8-13
Texte intégral
1L’histoire de Paris reste un pari pour tous les historiens. Car s’il est une ville où circule un immense récit sensible, sans cesse réécrit et raconté par des milliers d’auteurs, c’est bien la ville-capitale. Il faut donc choisir des chemins de côté. Quelque chose qui permette de conserver la richesse et la complexité d’un parcellaire retravaillé depuis des siècles. Mais qui évite aussi de se noyer dans l’érudition et ses plaisirs. En 1975, Emmanuel Le Roy Ladurie écrivait un livre qui fut sans doute fondateur de l’anthropologie historique, Montaillou village occitan, de 1294 à 1326. Dans le même esprit y avait-il un possible Paris ville-capitale ? Louis Chevalier l’avait quelque peu approché dans ses œuvres mais il avait renoncé au temps, donc à l’histoire, sinon pour constater le temps accumulé d’une ville-mémoire.
2Restait alors le changement d’échelle, en allant au quartier, avec tous les risques de la monographie qui n’est jamais signifiante du tout. De là ce Plaisance, quartier parisien. Sur Plaisance je m’expliquerai plus longuement. Mais à bien y regarder, Plaisance, fût-il même un quartier qui n’a que deux siècles d’existence, ne pouvait être traité comme le Montaillou de Le Roy Ladurie. L’évolution urbaine, brutale, la population, qui est celle d’une grande ville, et changeante, les mutations des modes de vie interdisent une approche d’anthropologie structuraliste même si le quartier porte une structure. On aurait alors pu imaginer d’étudier une « villa » des années impériales, une petite rue en 1936, ou un immeuble dans les années 1960. Mais c’était de nouveau quitter le temps et surtout construire une « culture » minimaliste dont on peut interroger le sens dans Paris. Je suis donc revenu à l’échelle du quartier et à la temporalité longue.
3Si nous produisons d’abord un livre qui se voudrait d’anthropologie historique et qui, par là, s’interroge sur la société et la culture urbaine, nous n’avons pas pour autant ignoré des questions plus classiques de l’histoire urbaine, de l’histoire des très grandes villes ou de l’histoire de la capitale. En particulier, en nous plaçant à l’échelle des quartiers, nous pouvons proposer une relecture de l’histoire des politiques publiques urbaines. D’abord du point de vue de ce qu’on appelle maintenant la gouvernance, en particulier les processus de décision. Nous pourrons examiner si la démocratie locale, et comment et quand, contribue aux choix des politiques urbaines. Ici, des réponses décisives pourront être apportées qui revalorisent largement cette dimension peu explorée encore. Mais aussi nous pouvons conclure du point de vue des effets des politiques urbaines sur la ville, sa population, sa vie quotidienne. Ces effets sont, bien sûr, considérables et sans grande surprise quant à certaines grandes décisions des années du Second Empire ou des années « rénovatrices » des Trente Glorieuses. Cependant ces effets attendus laissent place à nombre de relations plus dialectiques entre le quartier, plus ou moins partie prenante des décisions, et les politiques des pouvoirs publics. Sans compter qu’à l’échelle du quartier, nous voyons vivre des formes d’évolution urbaine « autonomes » de ces politiques, qui prennent leur source ou dans le libéralisme économique – le quartier comme marché – ou dans la géographie ou dans la dimension d’anthropologie culturelle que nous avons évoquée plus haut.
4Un deuxième grand point où nous pensons pouvoir relier l’histoire parisienne et l’histoire du quartier s’appuie sur la réflexion maintenant bien avancée sur l’histoire du « peuple de Paris », ou sur ce qui pourrait définir un « être parisien » au travers d’une population, de ses modes de vie et de son sentiment d’appartenance. Nombre de travaux, suivant les problématiques historiographiques les plus récentes, insistent sur la notion de communauté imaginaire, qu’elle provienne des constructions symboliques du Paris-capitale ou du peuple parisien ou qu’elle sorte des représentations créées par les passants de Paris et appropriées par les Parisiens. Une métropole urbaine comme communauté imaginaire donc et que personne ne peut faire sienne pleinement par une connaissance directe. Cependant ce travail d’histoire locale nous conduit à une vue autrement nuancée, alors même que Plaisance est un quartier longtemps aux marges de la capitale. Nous pourrons mettre en évidence comment nombre des traits – certes pas tous – qui fondent la communauté plaisancienne sont des traits qui fonderaient une communauté partagée des Parisiens (voire des banlieusards). La grande ville n’est alors pas un seul artifice symbolique.
5Mais avant d’entrer dans le vif de ce livre, examinons les particularités du quartier de Plaisance. Sans cette réflexion, nous serions vite conduits à des généralisations factices. La situation de Plaisance en extrême périphérie sud-sud-ouest de Paris, dans le XIVe arrondissement, entre la porte de Vanves et l’avenue du Maine, doit d’abord être notée, ce qui fait de cette histoire celle des anciennes banlieues devenues faubourgs puis quartiers de la ville-capitale. Beaucoup de ce que nous dirons sur Plaisance tient à cette géographie particulière aux neuf derniers arrondissements de Paris. En ce sens ce livre rencontre à la fois l’histoire des marges devenues des centres et l’histoire des frontières de Paris et de sa banlieue1. Mais nous voudrions insister sur deux points qui précisent encore davantage Plaisance.
Plaisance, faubourg anonyme
6On a eu beau chercher, la bibliographie concernant le quartier de Plaisance, le quatrième quartier du quatorzième arrondissement, est inexistante dès lors qu’elle concerne le quartier dans sa généralité. Un seul essai en tapant « quartiers parisiens » sur le moteur de recherche de la BnF dévoile le phénomène : aucun titre sur Plaisance ! Il y a bien sûr dans le cadre de travaux d’histoire du XIVe arrondissement ou plus largement d’histoire de Paris des articles, voire des chapitres de livres qui évoquent tel ou tel aspect du quartier2. Mais aucun titre de livre n’évoque Plaisance, aucun livre ne porte sur Plaisance. Nous avions espéré en un livre policier récent, Meurtre à Petite-Plaisance, mais il situe son action dans une propriété américaine ! Nous avions cru qu’un autre titre nous apporterait des souvenirs du quartier. Mais il nous a fallu déchanter, il s’agissait de la commune du Gers qui, comme Neuilly-Plaisance, dans la grande banlieue de Paris, fournit une bibliographie sinon riche, du moins plus généraliste que celle portant sur notre quartier.
7Donc le silence des titres est total sur ce très grand et très peuplé quartier de Paris ! Pourtant les faubourgs populaires, même les plus récents, ne font pas l’objet d’un tel silence, en règle générale. Sans parler de Montmartre ou Belleville, près de Plaisance, Petit-Montrouge, Montsouris ou Vaugirard se signalent par une petite littérature. Nous manquons d’étude comparative en bibliométrie parisienne pour conclure pleinement. Sans doute y a-t-il nombre d’autres quartiers parisiens ignorés : Saint-Fargeau ? Maison-Blanche ? Mais il n’en restera pas moins que, s’il est loin d’être unique, le cas de Plaisance révèle une occultation, un oubli ou une ignorance qu’il faudra comprendre.
8Le contraste est enfin saisissant avec le voisin Montparnasse dont la bibliographie est immense. Livres d’art, romans, polars, essais, souvenirs évoquent le nom de Montparnasse, qui est devenu un des lieux mythiques de la capitale et de son histoire, particulièrement dans le premier xxe siècle.
9Ainsi un des premiers objets de ce livre est un travail de dévoilement : il s’agit pour nous d’abord de parler de Plaisance, de parler d’un Paris absent et par là de découvrir les rouages des systèmes de représentation de la grande ville qui ont conduit à cette invisibilité d’un quartier.
10On partira du Plaisance réel, ce qui suppose de connaître et analyser la formation du quartier, l’évolution de sa population et de ses activités, professionnelles ou sociables. Il arrive que cette seule étude porte l’explication décisive. Dans ses structures urbaines et sociales, le quartier ne porterait pas une possible symbolique unifiante. Seuls seraient plausibles dépendance ou silence.
11Mais on examinera aussi le système symbolique dans ses rapports aux imaginaires. L’hypothèse que nous faisons est qu’il existe un fort imaginaire du quartier qui peut être retrouvé dans des manifestations implicites alors que le Plaisance symbolique est rare et pauvre. Ce système de représentations où l’imaginaire, qui ne se dit point, qui se rêve, se phantasme, se pense, l’emporte sur le symbolique, qui se dit, se montre, s’écrit, nous l’appellerons donc le modèle de Plaisance. C’est le moins que je puisse faire pour ce quartier qui m’a rencontré il y a bientôt quarante ans.
Plaisance faubourg populaire
12Cependant cette première piste s’est progressivement enrichie du sentiment qu’il n’y avait guère d’histoire générale d’un quartier parisien sur la longue durée. L’exemple le mieux achevé, le Belleville de Gérard Jacquemet3, se termine en 1914. En nous lançant alors sur le chemin d’une histoire de Plaisance sur deux siècles, nous retraçons une histoire de Paris par le biais de la micro storia. Se pose alors la question de la représentativité du cas qui ne saurait être parfaite. Plaisance est, en effet, du Paris récent, ancienne banlieue absorbée en 1860 par décision du célèbre baron. En ce sens, il s’agit aussi d’une histoire d’une périphérie conquise ou intégrée à la ville centre, d’un faubourg devenu partie reconnue de la capitale. Il faut aussi considérer que Plaisance a été et reste encore dans une certaine mesure un des quartiers les plus populaires – et d’abord les plus ouvriers – de la ville. Périphérique, mais pas comme Auteuil ! Pour autant peut-on en faire un idéal type du faubourg ouvrier qui se retrouve surtout dans la couronne du Paris de l’est, des Épinettes à Belleville puis dans le treizième arrondissement ? Plaisance a cette particularité de la rive méridionale de Paris qui lui donne la spécificité du voisinage ou du cousinage avec les quartiers artistiques et intellectuels. Le quartier populaire que nous décrivons ici en est tout imprégné. Ce qui ne signifie pas pour autant que la misère plaisancienne du xixe siècle y ait un meilleur goût.
13Pour terminer cette présentation, précisons l’espace de ce livre. Nous avons retenu le Plaisance quartier administratif défini en 1860. A l’évidence, et nous n’aurons de cesse de le montrer, il existe mille autres limites possibles, et souvent plus pertinentes. Il reste que le quartier administratif fixe aussi des cadres politiques qui ont compté décisivement à Plaisance et surtout qu’il n’est pas construit de rien par le préfet. En effet, notre travail commence dans les années 1840 au moment où « Plaisance » apparaît dans la toponymie des communes de Vaugirard et Montrouge. Sans doute y a-t-il aussi avant 1840 une préhistoire plaisancienne mais nous ne l’évoquons que rapidement.
14Nous avons choisi de terminer ce livre au mitan des années 1980, une période essentielle de l’histoire urbaine du quartier s’achevant dans cette décennie. La « rénovation » de Plaisance, jusqu’alors très brutale, prend après 1984 1985 des formes entièrement différentes. Une autre histoire s’ouvre.
15Le plan de ce livre est chronologique. Le lecteur constatera que les périodes retenues par l’auteur sont inégales, de onze à quarante-quatre ans ! Mais il en va de la vie d’un quartier comme de notre vie : elle ne peut se découper en tranches de vingt ans... Les césures retenues sont guidées par l’histoire du quartier, qui rencontre souvent, mais pas toujours, une grande césure économique, sociale ou politique : 1860 (l’annexion et la création du quartier administratif), 1871 (la Commune, décisive dans la mémoire du quartier), 1897 (la fin du cumul d’une crise sociale générale et d’une crise urbaine spécifique), 1914 (la fin de la croissance démographique et urbaine du quartier), 1958 (le début de la politique de destruction-rénovation), 1985 (la fin de cette politique).
16Toutes les sources sont ici pain béni pour l’historien qui sait qu’il n’y a pas de petites ou de mauvaises sources. Toutefois, dans l’immensité de la documentation à laquelle est confronté l’historien du contemporain, il a fallu faire des choix. Deux grands types de sources n’ont pas été examinés ou créés. Je n’ai pas cherché à retrouver les sources des associations, paroisses, partis... par crainte d’une dérive vers une histoire organisationnelle. Je n’ai pas utilisé l’histoire orale, non par une opposition à ce type de source, mais par crainte d’un déséquilibre lié à la longue durée. Ainsi, comme toujours, ce livre n’est pas le livre définitif sur Plaisance ! Toutefois la plus grande partie (ou des sondages significatifs méthodologiquement) des archives publiques a été examinée. Toute l’immense presse locale disponible a été lue. Des journaux nationaux ou parisiens ont été lus pour des dates références (1896, 1936). Les riches archives de la société historique du 14e arrondissement ont été entièrement étudiées.
17D’autres sources, très riches, ont été consultées. Des dizaines de photographies, plus de 120 cartes postales, des dessins et des peintures, près de 40 films ont été regardés. Nous avons aussi retrouvé une cinquantaine de romans, poésies, chansons qui évoquent principalement ou de manière significative Plaisance, mais jamais dans leur titre ! Ce corpus, qui sera présenté en détail dans un autre ouvrage, nous sert toutefois de référence, car il permet de retrouver les traces, toujours discutables, d’un imaginaire plaisancien riche et caché, que nous évoquons au fil du livre.
Notes de bas de page
1 Fourcaut A., Bellanger E. et Flonneau M. (dir.), Paris-banlieue : conflits et solidarité - historiographie, anthologie, chronologie, 1788-2006, Paris, 2007.
2 En particulier dans la riche collection de la Revue d’histoire du 14e arrondissement. On les trouvera cités en bibliographie.
3 Jacquemet G., Belleville au xixe siècle, du faubourg à la ville, Paris, 1984.
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