Animal politique, animal pratique
La thèse de « l’animal politique » dans les traités éthiques d’Aristote
p. 109-120
Texte intégral
1La thèse selon laquelle l’homme est par nature un zôon politikon, un animal politique (ci-dessous ZP), n’est pas propre à la Politique. Elle apparaît également, avec de légères différences dans sa formulation, non seulement dans les traités dits « biologiques », mais encore dans les deux grands traités éthiques authentifiés d’Aristote, l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème1. Cela ne devrait pas en principe poser problème : la recherche éthique du bien proprement humain relève de la politique au sens large, discipline architectonique dans le domaine pratique2. Bien que, sur certains points, l’on puisse s’interroger sur les limites de cette étroite corrélation de l’éthique et de la politique, il n’y a pas à s’étonner de la présence de la thèse dans ce contexte.
2Ce qui, en revanche, devrait retenir l’attention, c’est la fonction et le sens spécifiques de cette thèse dans le contexte des traités éthiques. Il ne va pas de soi en effet, contrairement à ce que laisse penser l’habitude de lecture dominante3, qu’Aristote dise exactement la même chose dans les deux types de textes, ni même en toutes les occurrences de la thèse à l’intérieur d’un même traité. On peut notamment se demander si la qualification qu’Aristote a en vue lorsqu’il mentionne ZP en éthique est précisément la disposition immédiate et la tendance à vivre en société, en d’autres termes la sociabilité naturelle. C’est le sens le plus déterminant dans la Politique et il trouve des échos clairs dans les Éthiques. Cependant il n’indique que de manière très imparfaite ce qu’Aristote entend signifier, en particulier au livre I et au livre IX de l’Éthique à Nicomaque. Dans ces passages, non seulement la dimension « naturaliste » de la thèse joue un rôle minimal, mais encore l’aspect dispositionnel de la qualification passe au second plan. Ce qu’Aristote veut établir alors, en effet, ce n’est pas tant – ou pas uniquement ni essentiellement – que l’homme est prédisposé aux vertus nécessaires à la vie commune, qu’il est sociable, mais bien plutôt qu’il agit et qu’il réalise son bien par l’action. En d’autres termes : que son telos essentiel est un telos pratique. Il s’agira donc de comprendre ce qui, dans l’argumentation des Éthiques, constitue le moyen terme, l’intermédiaire ou l’agent de liaison entre la simple sociabilité et la dimension proprement pratique.
3Je commencerai par examiner rapidement les différences formelles entre les deux contextes d’énonciation de la thèse : le contexte éthique et le contexte « politique », au sens où il s’agit alors de textes de la Politique. J’envisagerai dans un deuxième temps ce que devient sa dimension naturaliste dans le contexte éthique, avant d’en venir enfin à ses aspects pratiques au sens strict, c’est-à-dire à ses implications pour la théorie aristotélicienne de l’action.
4On note tout d’abord une importante différence formelle, qui tient au statut logique de la proposition exprimant ZP. Dans la Politique, elle est la conclusion de l’analyse régressive et génétique de la cité. On peut alors reconstituer l’argument sous la forme suivante. La cité est fin et son processus de génération est spontané ; donc : a) elle est naturelle ; b) l’homme est par nature un animal politique4. Cette thèse est le résultat d’une inférence, elle dérive de prémisses antécédentes et elle apparaît dès lors comme étant suffisamment fondée pour s’imposer désormais sur le mode de l’évidence. Le texte de Politique, I, 2, 1253a1-3 est de ce point de vue très clair, si l’on prête attention aux termes que je prends la liberté de souligner :
5• T1
il est manifeste à partir de cela que la cité fait partie des réalités naturelles et que l’homme est par nature un animal politique (ἐκ τούτων οὖν φανερὸν ὁτι τῶν φύσει ἡ πόλις ἐστί, καὶ ὁτι ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῶιον). (Pol., I, 2, 1253a1-3)
Il est à l’inverse remarquable que la même thèse, chaque fois qu’elle apparaît dans les traités éthiques, y figure comme une prémisse, et non comme un demonstrandum ou comme la conclusion d’une démonstration effective. Je souligne ici, de nouveau, les indicateurs d’inférence :
6• T2
Personne ne choisit le bonheur en vue de ces biens [i. e. : honneur, plaisir, vertu], ni, d’une manière générale, en vue de quelque chose d’autre que lui. Et on arrive manifestement au même résultat en partant de l’autosuffisance, car il semble bien que le bien complet soit autosuffisant. Toutefois nous ne disons pas « autosuffisant » à propos d’un individu isolé, celui qui mène une vie solitaire, mais en incluant également les parents, les enfants, l’épouse et, tout ensemble, les amis et concitoyens, puisque par nature l’homme est un être politique (ἐπειδὴ φύσει πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος). (EN, I, 5, 1097b5-11)
7• T3
l’affection que se portent mari et femme semble bien être conforme à la nature, car l’homme est par nature enclin à la vie de couple encore plus qu’il n’est politique (ἄνθρωπος γὰρ τῇ φύσει συνδυαστικὸν μᾶλλον ἢ πολιτικόν), dans la mesure où la famille est antérieure à la cité et plus nécessaire qu’elle, et la procréation plus commune chez les animaux. Chez les autres animaux, cela dit, la communauté ne va que jusqu’à ce point, tandis que les hommes ne cohabitent pas seulement en vue de la reproduction, mais en vue de ce qui concerne la vie en général. (EN, VIII, 14, 1162a18-22)
8• T4
Personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens pour son usage exclusif, car l’homme est un être politique et naturellement enclin à la coexistence (πολιτικὸν γὰρ ὁ ἄνθρωπος καὶ συζῆν πεφυκός). Or l’homme heureux également est ainsi ; il possède donc les biens qui sont tels par nature, et il est clair qu’il est préférable de passer son temps avec des proches et des gens de bien plutôt qu’avec des étrangers et des gens rencontrés au hasard. Il faut donc à l’homme heureux des amis. (EN, IX, 9, 1169b17-22)
9• T5
Rechercher quelle relation il faut avoir avec le proche, c’est rechercher ce qui est juste en quelque manière ; car, d’une manière générale, le juste est toujours relatif à un proche. Le juste, en effet, concerne certains individus, à savoir les membres d’une communauté, et le proche est membre d’une communauté, de lignage ou de vie, car l’homme est un animal non pas seulement politique, mais aussi enclin à vivre en famille (ὁ γὰρ ἄνθρωπος οὐ μόνον πολιτικὸν ἀλλὰ καὶ οἰκονομικὸν ζῷον), et, à la différence des autres animaux, il ne s’accouple pas n’importe quand et au hasard, que ce soit avec une femelle ou un mâle, et d’une façon qui lui est propre il n’est pas un animal solitaire5, mais un animal communautaire à l’égard de ceux avec qui il a une parenté naturelle (κοινωνικὸν ἄνθρωπος ζῷον πρὸς οὓς φύσει συγγένεια ἐστίν). Il y aurait donc communauté et justice, même s’il n’y avait pas de cité, et la famille est une sorte de lien affectif. (EE, VII, 10, 1242a19-28)
10Il est donc très clair que la fonction des traités éthiques n’est pas d’apporter de preuve supplémentaire ni d’arguments en faveur de la thèse du zôon politikon, et qu’Aristote s’appuie désormais sur les résultats de l’enquête menée au livre I de la Politique, que ce texte soit ou non antérieur aux deux Éthiques. Du même coup, cette thèse fait fonction de principe indiscutable et prend véritablement rang d’axiome dans l’horizon théorique de l’éthique aristotélicienne. Si elle appartient à l’éthique ce n’est donc ni au sens où l’assertion serait un objet d’analyse en soi pour l’éthique, ni parce qu’elle exigerait des arguments propres à l’éthique. C’est bien plutôt, dans le contexte du discours éthique, une thèse instrumentale, fondée ailleurs et immédiatement utilisable telle quelle. ZP est ainsi aussitôt disponible pour servir à l’élucidation ou à l’élaboration d’autres notions.
11On note également que la proposition ZP n’est pas toujours utilisée aux mêmes fins selon les textes où elle est convoquée. En T2, elle permet de qualifier plus précisément la notion d’autarkeia, et ainsi le caractère autosuffisant du bonheur proprement humain. Le souverain bien visé dans le domaine pratique est une fin complète ou parfaite, c’est-à-dire désirable pour elle-même et non pour autre chose. En outre, celui-ci implique l’autosuffisance de l’agent, autosuffisance que l’on étend, puisque l’homme est « par nature un animal politique », aux proches ou amis que sont les parents, les enfants, les amis au sens restreint mais également aux concitoyens, qui peuvent du reste être en un sens compris parmi les amis6. Il y a d’ailleurs une incertitude sur l’extension de l’explanandum : ZP explique-t-elle uniquement le dernier terme de l’énumération (les concitoyens) ; ou bien les deux derniers termes (les proches et les citoyens) qui, de fait, semblent grammaticalement placés sous un même chapeau7 ; ou bien l’ensemble des termes de l’énumération avec extension (limitée) à la parentèle ? Dans ce contexte précis, et si l’on considère les lignes qui suivent, où Aristote ne fait pas de distinction entre les différents types de proches ou amis, j’aurais tendance à penser que ZP s’applique à l’ensemble de ceux-ci. Ainsi, l’homme est « politique par nature », au sens où il tend par essence à réaliser une fin commune et autosuffisante avec un cercle de proches, cercle qui inclut parents, amis et concitoyens. Je reviendrai sur la nature de cette fin.
12En T3, ZP a une fonction très différente, puisqu’il s’agit cette fois de diviser les différents aspects de la sociabilité humaine, en distinguant entre la tendance à vivre en couple et celle à vivre en cité. Cette fois, ZP a une fonction minimale, voire négative, et concerne implicitement le rapport aux concitoyens, par opposition à l’époux et à l’épouse. Cela dit, la suite du texte va donner une dimension spécifique au couple humain, lui assignant des tâches économiques et un possible fondement éthique, au-delà de la fonction naturelle de procréation. J’y reviendrai. En T5, dans le même ordre d’idées, ZP apparaît comme une caractérisation insuffisante, grossière en quelque sorte, car l’homme n’est pas seulement « politique » : il réalise aussi son essence par le truchement de la communauté familiale. Là encore, la portée naturaliste de l’argument est plus apparente que réelle, car il s’agit de montrer que la manière proprement humaine de vivre en famille, à l’instar de la vie « de couple » de T3, diffère spécifiquement de la pseudo-famille animale : l’affection (philia) qui réunit les membres de la famille humaine ou maisonnée est toujours une forme de justice, dont les règles se définissent et s’appliquent à l’intérieur d’une communauté donnée. ZP sert donc ici à montrer que toute amitié implique la justice et qu’aux diverses formes d’amitiés correspondent différentes formes de relations justes.
13En T4, ZP sert à préciser la manière dont l’homme heureux use des différents biens : parce qu’il est « politique », et parce qu’il partage avec tout autre homme les caractéristiques propres à la nature humaine, l’homme heureux – donc vertueux – partage les biens avec ses semblables, c’est-à-dire avec ses amis véritables, qui sont eux-mêmes des gens vertueux. L’homme de bien, conclut Aristote, aura besoin d’amis8. ZP sert donc ici à résoudre une aporie bien précise. On verra toutefois qu’au-delà de cette aporie, la thèse est ici directement liée à la question envisagée en T2, celle du bonheur et du bien proprement humains.
14Au terme de cette première analyse, quatre points retiennent plus particulièrement l’attention : a) dans les traités éthiques, ZP a fonction de principe et non pas de conclusion ou de demonstrandum ; b) elle est utilisée à des fins diverses, notamment pour définir les différentes notions dont on a besoin pour élaborer le discours éthique ou pour résoudre des apories particulières ; c) le sens de politikon est variable ; d) l’usage de ZP a un rapport particulier avec deux problématiques centrales et étroitement liées l’une à l’autre : celle du bonheur et celle de l’amitié ou affection.
15Avant d’en venir à ce dernier point, il faut dire quelques mots de la dimension naturaliste de ZP telle, encore une fois, que cette thèse apparaît en éthique. Bien qu’il faille considérer avec beaucoup de prudence le naturalisme supposé de Pol., I, 1-2, ce qui n’est pas ici mon objet, on peut sans doute s’accorder sur l’idée selon laquelle, dans ce contexte précis, ZP a une indéniable dimension naturaliste. Si l’homme est politique « par nature », ce n’est pas seulement par essence ou par définition, mais au sens où il est le membre d’un tout sociobiologique9, totalité qui en détermine la fin naturelle et que l’on doit analyser en s’inspirant de la méthode utilisée en philosophie naturelle.
16Il n’en va pas de même dans les textes que nous venons de parcourir. T2 ne fait aucune mention du caractère naturel de la cité ni d’un éventuel rapport organique entre cette dernière et le citoyen, de sorte que la précision « φύσει » semble désigner l’essence de l’homme plutôt qu’un caractère « naturel » au sens fort, c’est-à-dire antérieur aux institutions et à leurs effets. Observons d’ailleurs que deux manuscrits au moins donnent « πολιτικὸς » et non « πολιτικὸν », ce qui laisse penser qu’ils ne sous-entendent pas « ζῷον » dans la formule. L’homme serait « politique » par lui-même sans qu’il y ait lieu de préciser qu’il est un « animal politique ».
17Par ailleurs, comme on l’a vu, T3 – le plus « naturaliste » à première lecture des passages empruntés aux traités éthiques – est tout à fait révélateur de la manière dont Aristote a l’habitude d’amender le principe de la conformité à la nature dans les traités de philosophie pratique. Il évoque dans un premier temps l’antériorité du couple – donc de la famille – par rapport à la cité, ce qui fait logiquement songer à la genèse de la polis au livre I de la Politique. Cependant, deux remarques s’imposent. D’une part le caractère politikon de l’homme est implicitement présenté comme moins naturel que la tendance à former un couple. D’autre part, le couple proprement humain est lui-même spécifiquement différent du couple animal : l’homme et la femme s’associent, non seulement pour procréer, mais encore pour réaliser tous les biens de l’existence à l’intérieur de la sphère familiale. Ils divisent ainsi les tâches (1162a22) et se viennent mutuellement en aide, « mettant en commun ce qui leur est propre » (« εἰς τὸ κοινὸν τιθέντες τὰ ἴδια », 1162a23-24). Plus encore, leur affection peut se fonder sur la vertu, s’ils sont gens de bien, de sorte qu’ils se réjouiront de leurs vertus respectives (1162a25-27). En d’autres termes, le mode d’association le plus naturel, plus radical encore que le caractère politikon tel qu’il est envisagé ici, est en réalité fortement socialisé, à tel point que l’on peut conclure, ainsi que le fait Aristote lui-même au terme de ce chapitre, qu’il y a des rapports de justice entre les proches, y compris à un niveau inférieur à celui de la cité. On fera les mêmes remarques à propos du texte T5, manifestement parallèle. On retiendra toutefois un détail supplémentaire dans ce dernier texte : le caractère politikon n’est pas lui-même qualifié de « naturel ».
18Comme l’a dit justement Wolfgang Kullmann à propos de T3, « dans le mariage humain, tout se passe donc comme dans la communauté politique : les deux communautés naissent d’un instinct, auquel vient s’ajouter un élément rationnel, à savoir l’intérêt commun et le bonheur, qui dépend de l’aretè10 » et, plus loin, « dans les deux communautés, nous avons donc à la fois un instinct biologique et une “superstructure” rationnelle11 ». Si W. Kullmann a raison, ce qui me paraît très probable, il n’y a donc pas de contradiction entre notre passage et le texte phare de Pol., I, 2 : dans la sphère familiale elle-même, pourtant la plus naturelle, se trouve déjà en germes ou en puissance le telos d’une vie commune organisée et réglementée, c’est-à-dire la cité elle-même. C’est ce que fait remarquer Jean-Louis Labarrière, lorsqu’il explique : « à la différence des autres animaux, cette première communauté est “finalisée” et ne reçoit son sens que dans l’ordre de la cité12. » Je laisse ici de côté l’autre versant de la problématique, sa dimension zoologique, et la question de savoir s’il y a ou non continuité entre l’affection partagée entre les animaux et leurs petits d’une part, et la communauté familiale humaine d’autre part13. Je retiendrai simplement que dans le contexte de T3 et T5, l’accent est différent de ce que l’on constate dans les autres textes – notamment Pol., I, 2. Ce qui intéresse ici Aristote, ce n’est pas tant la sociabilité elle-même, ni son caractère naturel, que ses différents niveaux et ses implications éthiques : quel degré de vertu y a-t-il dans la philia et jusqu’à quel point celle-ci implique-t-elle des relations proprement morales ?
19D’une manière générale, il convient d’être attentif aux tensions du discours d’Aristote, lorsqu’il est question de la philia et de son éventuel caractère naturel. L’amitié semble en effet liée, selon certains textes, non seulement au caractère politikon, mais plus radicalement à une affection pour soi que l’on peut tenir pour naturelle : « les sentiments amicaux que nous avons pour les proches, et en vertu desquels nous définissons les amitiés, semblent provenir de ceux que nous avons pour nous-même14. » Ce point sera rappelé au début du chapitre 8 : « on a dit en effet que tous les sentiments amicaux s’étendent, à partir de soi, aux autres également15. » L’ami est en effet un autre soi-même16. Nous trouvons confirmation de cela dans la tendance naturelle et universelle à vouloir son propre bien, conformément au principe fondamental de l’éthique aristotélicienne. Aristote y fait d’ailleurs allusion en EN, VIII, 2, 1155b23-24 : on admet que chacun aime ce qui est bon pour lui-même17. L’aporie traitée en EN, IX, 9 (T4) – l’homme heureux a-t-il besoin d’amis ? – fait franchir un pas de plus dans cette direction. Si l’homme heureux a besoin d’amis, c’est notamment parce qu’il est bon et agréable par nature18 de sentir ses propres activités et sa propre existence ; or l’ami vertueux est un autre soi-même et nous donne donc à contempler ou à sentir, devant nous, notre propre existence et nos propres activités. Cependant, l’amitié n’est pas intégralement réductible à une disposition affective et non rationnelle, de sorte qu’elle ne peut dériver immédiatement d’un rapport affectif ou instinctif à soi : c’est aussi une décision ou un choix réfléchi et, sous cet aspect au moins, une vertu. La concorde, par exemple, qui est une forme d’amitié civique ou sociale, se manifeste lorsque les citoyens font un même choix ou prennent une même décision (proairesis) à propos de savoir qui doit obéir et qui doit commander19. Aussi les animaux, bien que l’on puisse leur accorder une certaine philia mutuelle, ne peuvent-ils éprouver entre eux une amitié de même ordre que celle qui lie les hommes vertueux, car ils ne peuvent pas choisir à proprement parler, faute de disposer de la faculté rationnelle20. De même, à propos de l’amitié comme lien social, Aristote précise que « l’amitié est une décision (proairesis) de vivre ensemble (suzèn)21 ». Qu’il y ait donc un lien entre un soin en quelque sorte « naturel » de soi-même et l’affection que l’on éprouve pour autrui ne signifie pas que la nature suffise à rendre amis les véritables amis, dont la relation se fonde sur la vertu, qui pour sa part n’est pas naturelle. L’amitié qui se fonde sur la recherche de l’utile, on l’a vu, implique ellemême une socialisation élaborée, de sorte que, bien qu’elle ne se fonde pas sur la vertu, elle suppose un ensemble de conditions (comme l’organisation des échanges économiques) qui ne sont pas, à proprement parler, naturelles.
20J’en viens maintenant à la signification proprement éthique de ZP, c’està-dire à ce qu’elle implique ou sous-entend du point de vue de la théorie de la vie bonne et du bonheur proprement humain. Ma question initiale était de savoir si ZP signifie simplement que l’homme est sociable au sens où il est disposé à la vie commune, ou bien s’il est politique en un sens plus fort et plus déterminé, au sens où il serait enclin à agir socialement d’une certaine manière. En d’autres termes, ZP est-elle une qualification essentiellement dispositionnelle ou bien l’indication et la justification d’un certain régime d’activité ?
21En T2, on l’a dit, il s’agit précisément de caractériser le bonheur humain à l’aide de la notion d’autosuffisance. Or cette autarcie « politique », cela est bien connu, contraste fortement avec ce qu’Aristote dit en EN, X. Il précise alors, en effet, que la vie la plus autarcique et la plus digne d’être choisie n’est pas la vie politique, mais la vie contemplative ou vie selon l’intellect22. Le sage contemplatif n’a pas en toute rigueur besoin de ses semblables, avec lesquels il aurait des relations relevant de la justice, parce qu’il est « le plus autosuffisant » (« αὐταρκέστατος »)23. La suite du chapitre 7 et le chapitre 8 de EN, X développent l’opposition entre la vie contemplative et la vie pratique ou politique. Aristote tranche nettement en faveur du bonheur contemplatif, parce qu’il est le plus indépendant à l’égard des biens extérieurs et des circonstances, tandis que les vertus pratiques s’exercent éminemment dans la sphère de la politique ou de la guerre, laissant peu de temps au « loisir » que requiert la contemplation24.
22Je ne chercherai pas à résoudre ici le problème que pose cette tension entre les deux modèles du bonheur ou ces deux conceptions de l’autarcie. La hiérarchie instituée en EN, X suffit-elle à lever l’embarras que constitue le conflit littéral entre les deux passages ? Faut-il plutôt penser que EN, I, 5 expose une version encore provisoire de la définition du bonheur ? Doit-on supposer que ces textes n’ont pas été composés à la même période de la carrière du Stagirite ? Ou bien ne faut-il pas admettre qu’ils répondent à des questions distinctes, et qu’en tant que tels ils sont logiquement commandés par des perspectives différentes, de sorte qu’ils ne peuvent pas conduire aux mêmes conclusions25 ? Ce que je retiens en tout cas de cette confrontation entre le livre I et le livre X de l’EN, c’est que ZP intervient, au livre I, dans le cadre d’une définition du bonheur pratique, c’est-à-dire de la vie bonne telle qu’elle se réalise dans et par l’action, à l’intérieur d’une sphère collective d’existence. On doit même noter que ZP démarque le bonheur pratique du bonheur contemplatif, puisque cette thèse et ses conséquences conduisent précisément Aristote à distinguer entre les deux types d’autarkeia.
23Revenons maintenant à T4 et à la problématique de l’amitié. L’argument est, on l’a vu, le suivant : l’homme est un animal politique par nature ; donc il ne choisira pas de garder tous ses biens pour lui seul ; et donc il aura besoin d’amis pour les partager et dispenser ses bienfaits. Il ne fait aucun doute que, dans l’amitié véritable, fondée sur la vertu et non sur l’utilité ou le plaisir, les bienfaits en question sont moraux : la pratique effective et commune des vertus. Dès lors, s’il est faux de penser que l’homme heureux n’a pas besoin d’amis, c’est parce que « le bonheur réside dans une certaine activité » (« ἡ εὐδαιμονία ἐνέργειά τις ἐστίν », 1169b29), et que l’activité dont il est ici question implique la relation à autrui. L’homme est l’auteur de ses actions, mais il n’est pas le seul acteur de son propre bonheur. Nous aurons donc du plaisir, non seulement à agir, mais également à voir nos amis bien agir : « les actions des gens de bien (« αἰ τῶν σπουδαίων δὲ πράξεις ») sont agréables aux hommes bons dont ils sont les amis26. » De fait, les belles actions de nos alter ego nous sont agréables au même titre que les nôtres et l’entraînement mutuel à bien agir, au sein de la sphère d’amitié, fortifie les actions, si bien que l’activité sera plus continue27.
24Il est donc clair que ZP intervient dans ce passage à un moment crucial, faisant basculer l’aporie du côté du besoin d’amis. Il est non moins remarquable qu’Aristote ne se contente pas de dire ici que l’homme heureux est sociable, c’est-à-dire enclin à la coexistence plutôt qu’aux délices (ou aux affres) de la solitude. Il dit bien plus, à savoir que l’homme – en tout cas l’homme libre et vertueux – a naturellement besoin d’accomplir des actions et qu’il réalise sa nature propre dans l’accomplissement des actions bonnes. Or on agit toujours avec, pour et donc par autrui, dans un jeu d’émulation morale et de reconnaissance mutuelle à l’intérieur d’une communauté de proches.
25Le caractère politique de l’homme n’est donc pas simplement une disposition ou une inclination à vivre avec ses semblables, une tendance immédiate au συζῆν, mais également une inclination pratique, c’est-à-dire une inclination à réaliser des actions. En d’autres termes, l’homme tend par nature à vivre avec ses semblables ; or cette disposition s’actualise dans des actions ; or celles-ci ne sont jamais réductibles au comportement individuel, car elles sont également collectives et s’accomplissent, de fait, au sein d’une communauté. La communauté dont il s’agit n’est pas non plus de même nature que celle animale, car c’est une communauté d’actions en vue du bien proprement humain. Le degré d’implication dans la vie politique au sens technique peut être variable – il n’est pas nécessaire d’être un professionnel de la politique pour être « politique » au sens fondamental –, mais la dimension proprement pratique de ZP n’en est pas moins déterminante28.
26Sur ce point, une fois encore, le rapport au texte de la Politique est subtil : Aristote ne met plus l’accent sur le fait que le caractère politique de l’homme et son inclusion dans la cité sont naturels et inscrits dans son essence, mais plutôt sur le fait qu’étant « politique », l’homme est du même coup « actif ». En cela, il ne diverge pas par rapport aux développements qu’il donne à ZP dans la Politique au-delà du livre I. En Pol., III, 9, après avoir précisé que la cité ne réalise son autarcie et n’accomplit son essence que si les concitoyens sont liés par la philia, il donne de la cité une définition plus élaborée que celles qu’il avait formulées précédemment :
La cité est la communauté des lignages et des villages menant une vie parfaite et autarcique. C’est cela, selon nous, mener une vie bienheureuse et belle. Il faut donc poser que c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique (τῶν καλῶν ἄρα πράξεων χάριν θετέον εἶναι τὴν πολιτικὴν κοινωνίαν), et non en vue de vivre ensemble29.
27Ainsi, la simple coexistence ne suffit pas à caractériser le mode de vie politique proprement humain sous sa forme la plus accomplie. On comprend donc qu’être politikon c’est tendre vers une réalisation pratique de nos dispositions naturelles et non pas seulement avoir ces dispositions. Les notions de philia et de koinônia sont les intermédiaires qui permettent d’établir le lien entre la nature simplement « sociable » de l’homme et sa nature d’agent effectivement « pratique ».
28L’aporie qui commande T4 deviendra cruciale dans le débat hellénistique autour de la Nouvelle Académie lorsqu’il s’agira de confronter l’héritage de l’aristotélisme et du platonisme aux thèses stoïciennes sur le bien : si le sage stoïcien est indifférent aux biens extérieurs, il devrait l’être également à ce bien extérieur qu’est l’amitié. Au livre V du De Finibus, Cicéron fait de Pison le porte-parole d’Antiochus d’Ascalon, qui lui-même concilie son platonisme fondamental avec des éléments empruntés aux stoïciens et avec la tradition péripatéticienne30. Pison s’emploie entre autre à justifier le fait que le sage possède des amis. Or il me paraît tout à fait remarquable que, selon la doctrine rapportée ici, l’un des arguments invoqués est précisément le fait que l’homme est politikos31. Il est non moins intéressant d’observer que, quelques lignes plus haut, parmi les caractères inscrits dans la nature de l’âme humaine, on trouve son inclination constante à agir (appetat animus aliquid agere semper), et à ne pas s’accommoder du repos32. « Nous sommes nés pour agir » (« nos ad agendum esse natos ») dira plus loin Pison33. Il me semble que, malgré les mutations qu’a pu connaître l’aristotélisme sous l’influence des croisements avec les autres écoles, des origines à l’époque de Cicéron, il y a là un écho frappant d’une thèse implicite mais fondamentale de l’éthique aristotélicienne, thèse que l’on pourrait résumer ainsi : zôon politikon, zôon praktikon.
Bibliographie
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10.1017/CBO9781139022774 :Notes de bas de page
1 EN, I, 5, 1097b11 ; EN, VIII, 14, 1162a17-18 ; EN, IX, 9, 1169b18-19 ; EE, VII, 10, 1242a22-23.
2 EN, I, 1, 1094b11.
3 R. Kraut (2002, p. 247-253) fait figure d’exception et mes analyses rejoignent en grande partie les siennes.
4 Pol., I, 2, 1253a1-3.
5 ἀλλ’ἰδίᾳ οὐ μοναυλικόν : correction de Spengel, choisie par C. Dalimier [2013].
6 Au moins au sens où l’ὁμόνοια, la concorde, est une forme civique d’amitié (voir notamment EN, VIII, 1, 1155a24 ; EN, IX, 6, 1167a22-b16). On sait par ailleurs qu’Aristote évoque à plusieurs reprises la φιλία qui doit en principe exister entre les concitoyens. Je n’aborderai pas ici la question de savoir s’il y a une amitié politique proprement dite.
7 J’opte en effet pour cette construction, étant donné l’absence d’article devant « πολίταις » dans l’expression « καὶ ὅλως τοῖς φίλοις καὶ πολίταις ».
8 . EN, IX, 9, 1169b22.
9 . Voir Lloyd (1993).
10 Kullmann (1993, p. 174).
11 Ibid., p. 175.
12 Labarrière (2004, p. 90).
13 Sur la question de la continuité éthologique entre l’homme et les autres animaux, je renvoie à Labarrière (2004) et, en faveur d’une spécificité irréductible de l’intelligence humaine, dont l’intelligence animale ne serait que l’analogue, à Morel (2013).
14 EN, IX, 4, 1166a1-2.
15 Ibid., 8, 1168b5-6.
16 Ibid., 4, 1166a31-32 ; Ibid. 9, 1170b6-7 ; EE, VII, 12, 1245a30.
17 Voir dans le même sens Rhétorique, I, 11, 1371b20-21.
18 EN, XI, 9, 1170a14 ; b15. Voir aussi EE, VII, 6, 1240b21, 30.
19 EE, VII, 7, 1241a31.
20 Ibid., 2, 1236b6.
21 Pol., III, 9, 1280b38-39.
22 EN, X, 7, 1177a27-28.
23 Ibid., 1177b1.
24 Ibid., 1177b4 et suiv.
25 J’ai moi-même privilégié cette option dans Morel (2003, p. 212).
26 EN, IX, 9, 1169b35.
27 Ibid., 1170a4-13.
28 R. Kraut l’a très bien dit, en indiquant : « in calling us political animals, Aristotle is referring not to the psychological make-up that propels us into the polis, but to the goal to which we are propelled – the kind of life that is good for us to live. […] Part of the goal of all human beings is to be active as political animals, […] to be active participants in the deliberations and judgements that citizens need to make collectively. » (2002, p. 252)
29 Pol., III, 9, 1280b40-1281a4 (trad. Pellegrin [1990]).
30 Concernant les positions que l’on peut attribuer à Antiochus et son éclectisme supposé, voir Sedley (2012).
31 Cicéron, De Finibus, V, 66.
32 Ibid., V, 55.
33 Ibid., V, 58.
Auteur
Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a publié Démocrite et la recherche des causes, Paris, Klincksieck (Philosophies antiques), 1996 (Prix Reinach 1997 de l’Association des Études Grecques) ; Atome et nécessité. Démocrite, Épicure, Lucrèce, Paris, Puf (Philosophies), 2013 [2000] ; Aristote. Une philosophie de l’activité, Paris, Flammarion (Philosophes), 2013 [2003] ; De la Matière à l’action. Aristote et le problème du vivant, Paris, Vrin (Tradition de la pensée classique), 2007 et Épicure. La nature et la raison, Paris, Vrin (Bibliothèque des philosophies), 2013 [2009].
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