Des hommes d’affaires parisiens vers 1600 : Michel Passart et François Sarrus
p. 111-123
Texte intégral
1En 1965, Denis Richet s’appuyait sur la monographie d’une entreprise de commerce pour poser, entre autres questions, celle de l’identité parisienne en milieu marchand1. Il montrait que la localisation géographique des associés d’une compagnie ne suffit pas à identifier celle-ci comme parisienne ou lyonnaise. On ne peut faire, en effet, l’économie de l’étude des transactions, des filiales, des commis ou facteurs de la société étudiée. Encore faut-il également s’intéresser à l’existence des acteurs — mariages, amitiés, relations et appuis, investissements fonciers, achats d’offices, etc. — et peser les différents éléments qui influencent leurs choix professionnels et sociaux. On peut alors se demander ce que signifiait « être parisien » pour des individus qui n’étaient pas de simples boutiquiers, dont les affaires atteignaient une certaine ampleur, tant quantitative que géographique, pour lesquels l’information et l’arbitrage étaient capitaux, mais qui ne peuvent pour autant être réduits à une posture d’homme d’affaires, dans la mesure où leur intégration dans la ville ne se place pas exclusivement sur ce terrain, mais aussi sur celui des comportements, des représentations et des rencontres.
2L’historiographie économique française de la fin du xvie siècle est marquée par les problèmes déjà anciens du bicéphalisme Paris-Lyon et de l’éventuel transfert de puissance de la seconde, « première ville marchande du Royaume »2 et centre bancaire de dimension européenne, jusqu’aux désorganisations issues des guerres de religion, vers la première, bien plus massive, à la fois marché de consommation et bassin d’emploi de premier ordre, que l’on imagine mal s’abstenant de toute activité de production et surtout concentrant progressivement, après la faillite du Grand Parti lyonnais en 1559, la fonction de financement de la croissance étatique3. Il faut déplorer l’absence, pour Paris, d’une étude comparable à celle de Richard Gascon sur Lyon, qui permettrait de préciser les aspects concurrentiels, mais aussi complémentaires, des deux cités. Les grands marchands de Lyon, souvent italiens, qui maîtrisaient aussi bien les techniques les plus élaborées du grand commerce que celles de la banque, avec ses transferts de fonds et ses opérations de crédit opérés vers l’Europe entière, sont plus éclatants et plus visibles que la masse des acteurs parisiens, dont le poids est diffus et délicat à étudier.
3À défaut d’archives d’entreprises, le Minutier central des notaires parisiens recèle de grandes potentialités4. Ainsi le cas de deux marchands-banquiers, Michel Passart et François Sarrus. Leurs vies et leurs entreprises témoignent des manières de s’intégrer à la vie parisienne, ainsi que des obstacles et des opportunités spécifiques offerts par la capitale autour de 1600. Elles permettent d’interroger - certes très partiellement, puisque nous ne proposons qu’une étude de cas, et non une vision d’ensemble - l’affirmation de Fernand Braudel : « La richesse parisienne est mal engagée dans la production ou même dans la seule marchandise »5, qui surenchérissait sur Denis Richet, qu’il citait : « Encore en 1598, Paris n’a pas l’infrastructure nécessaire au grand commerce international, ni foires comparables à celles de Lyon ou de Plaisance, ni marché des changes solidement organisé, ni capital de techniques éprouvées »6. L’idée d’un retard économique des milieux marchands français par rapport aux étrangers, particulièrement aux Italiens, a été nuancée par Jacques Bottin, qui a montré que les négociants rouennais utilisaient des méthodes commerciales et bancaires qui n’avaient rien d’archaïque. Des synergies existaient entre marchands français et étrangers, entre Paris et Rouen, lorsqu’il s’agissait par exemple de répondre à une disette ou au contraire d’exporter vers l’Espagne ou l’Italie autour de 16007. Les naturalisations, les alliances entre familles, les associations à cheval sur plusieurs villes, etc., affaiblissent encore la pertinence d’oppositions fondées sur une origine géographique stricte. La compagnie Passart-Sarrus illustre ainsi un développement fondé sur Paris, Lyon, Marseille et le Languedoc, grâce à des compétences multiples et solides, qui permirent de s’adapter aux conditions d’une économie régionalisée8.
LE PARISIEN ET LE LANGUEDOCIEN
4Michel Passart, né en 1539, était parisien de souche. Fils et petit-fils de marchands mégissiers, bourgeois de Paris, son cousinage s’étendait principalement dans les couches aisées de la production et du négoce -draperie, teinturerie, mégisserie9. Il s’était engagé au sein de la Ligue ultra-catholique jusqu’à la fin 1591. Après l’assassinat du président Brisson, il se tourna vers le camp des Politiques et devint « un des personnages clefs de la scission ligueuse »10 En 1598, il succéda à son beau-frère Guillaume Le Roux en tant que quartenier de Saint-Germain l’Auxerrois, fonction qu’il assuma, de même que celle de marguillier de sa paroisse, jusqu’à sa mort en 1614. Sa convocation, le 14 novembre 1614, avec une vingtaine d’autres grands marchands, à une assemblée de la Ville, « suivant le commandement du Roy, pour donner advis d’où provient l’excedz du rehaulcement des monnoies et les moiens d’y remedier »11, souligne sa réussite professionnelle et sa notoriété de marchand-banquier. Cette implication dans la vie municipale se doublait d’une insertion continue dans la notabilité de tradition ligueuse, dont témoignent les unions de ses enfants avec les familles Legrand, de Creil et Drouart12.
5François Sarrus, quant à lui, était parisien d’adoption. C’était un homme du sud de la France, fds d’un marchand de Bédarieux, près de Montpellier, dont la maison avait été incendiée par les protestants au cours des affrontements des années 157013. Son intégration à la société parisienne s’opéra à la fois familialement et professionnellement, par un « mariage en gendre » : en 1588, il épousa Jehanne, une des trois filles de Michel Passart14, dont il devint l’associé pour le commerce de « laine et autres marchandises »15. Il vint travailler et résider chez son beau-père dans la grande maison du quai du Louvre. Ses signatures au bas de quelques contrats de mariages, dans les années 1590, nous montrent les liens qu’il sut tisser avec sa nouvelle famille parisienne16. Un contrat, en particulier, le montre comme intermédiaire entre deux familles, entre deux provinces, entre l’espace familial et l’espace marchand : le 15 avril 1595 furent réglées par devant notaire les clauses de l’union de Jehan Cazalèdes, commis greffier en la chambre mi-partie du Languedoc à Castres, avec Marie De Méromont, fille de Jehan, marchand bourgeois de Paris, et de Gillette Maret. La promise était la nièce de Michel Passart et donc cousine par alliance de François Sarrus. Mais si celui-ci apposa sa signature au bas du contrat, c’est en tant qu’ami du futur époux17, qui demeura également une relation d’affaires fidèle jusque vers 1620.
6Grâce à François Sarrus, l’association Passart-Sarrus s’ouvrit vers le Midi. 11 apporta un savoir-faire, des connaissances et des correspondants, comme par exemple la famille Bonnefous, avec Mathelin, de Pézenas, marchand de laine18 et surtout Jehan, marchand de Béziers, qui était à la fois l’époux de Claude Sarrus, sœur de François Sarrus, et le principal agent de la compagnie sur place dès 1588 et jusqu’à sa mort en 161619. Liens de longue durée puisque, les deux hommes décédant la même année, le fils de Jehan Bonnefous, François, devint le procureur du fils de François Sarrus, Michel20.
7Depuis 1606 et jusqu’en 1616, François Sarrus exerça par ailleurs les fonctions de trésorier et receveur général d’un prélat parmi les plus prestigieux et les plus riches d’alors, le cardinal François de Joyeuse (1562-1615). Le père de celui-ci avait été lieutenant général du roi en Languedoc, lui-même fut successivement archevêque de Narbonne en 1581, de Toulouse en 1584, finalement de Rouen en 1605. Mais dès 1604, il résidait à Paris et conservait nombre de liens avec le Languedoc, au premier chef desquels des revenus à percevoir21. François Sarrus mit donc au service du cardinal son réseau de contacts afin de collecter fermes, bénéfices, assignations royales, etc.22 En retour, de nouvelles opportunités s’offraient à lui, comme celle de fonder une société de commerce de draps avec le médecin du cardinal, Pierre Mercier, également languedocien23, puis celle d’acheter et vendre pendant des années des lettres de change aux deux frères de celui-ci, marchands de Toulouse et de Béziers. Exemples parmi d’autres d’influences réciproques, d’effets en retour, d’interactions.
8Pour François Sarrus, « être parisien » fut donc tout d’abord un effort, une tension, pour le devenir. Par un mariage, puis par le commerce, enfin par l’entrée au service et sous la protection d’un grand seigneur, il illustre une intégration réussie, dont la particularité fut de ne pas être un déracinement. Les liens avec le Languedoc ne furent jamais rompus, mais au contraire renforcés et augmentés au fil des années et de la prospérité de la compagnie Passart-Sarrus. Pour autant, il ne mettait pas en question sa nouvelle identité parisienne, dont la solidité reposait sur une fortune spectaculaire.
9De très gros bénéfices furent en effet réalisés. Si les sommes engagées en 1588 montaient à environ 3 000 écus sols, soit 15 000 livres tournois, un état des fonds réalisé en 1616, à l’occasion de l’inventaire après décès de François Sarrus, indique la somme de 83 000 livres, soit 55 fois plus24. Si tant est que ces inventaires nous permettent de les évaluer, les fortunes laissées par les deux hommes à leurs enfants étaient considérables. Sans compter le fonds de la compagnie, la succession de Michel Passart atteint 375 000 livres25, celle de François Sarrus environ 600 000 livres. Ces sommes permettaient une aisance et surtout un crédit qui les situaient incontestablement tout près du sommet de la richesse du milieu marchand parisien.
10Cette accumulation rapide se traduisit par l’accès des générations suivantes aux cours souveraines et à la noblesse de robe : Claude Passart, fils de Michel Passart et son associé pour 1/9e au moins depuis 160426, acheta en 1623 au banquier Pierre Pollalion un office de Secrétaire du roi27 - la « savonnette à vilains » -, ses deux fils furent auditeur et maître à la Chambre des Comptes28. Le fils de François Sarrus, Michel Sarrus, fut Conseiller au Parlement de Paris29 en 1614 et son frère Contrôleur général de l’extraordinaire des guerres. Un de ses petits-fils parvint jusqu’à la présidence du Parlement de Bretagne30.
11Si une telle trajectoire de la marchandise à l’office n’a rien que de très classique au sein de la société parisienne — et française — du début du xviie siècle, elle n’en reste pas moins saisissante, notamment par le niveau des fortunes et la rapidité de leur constitution. Il serait pourtant illusoire de penser que la capitale en fut le seul lieu. C’est justement, nous semble-t-il, parce que le regard de ces marchands-banquiers n’est pas resté exclusivement parisien qu’ils ont connu cette réussite. Passart et Sarrus ont choisi d’opérer à partir de plusieurs places économiques françaises, dont la complémentarité leur semblait potentiellement fructueuse. Au premier chef, entre Paris et le Languedoc, ce dont nous avons déjà eu quelque aperçu.
LES EXTENSIONS PROVINCIALES D’UNE COMPAGNIE PARISIENNE
12Nous ignorons si Michel Passart avait des accointances avec le Languedoc avant sa rencontre avec François Sarrus. Toujours est-il que cette région devint ensuite l’un des pôles d’activité de la compagnie. L’importance de Jehan Bonnefous a été soulignée. C’est avec ce marchand biterrois que Michel Passart et François Sarrus traitaient régulièrement afin de faire venir de la laine vers Paris31. Il fut pendant une trentaine d’années leur commis rémunéré, leur homme de confiance, leur courtier32. Revendue, cette laine permettait de dégager des bénéfices à Paris, qui devaient, si l’on voulait les réutiliser à de nouveaux achats, être rapatriés en Languedoc, ce qui se faisait aisément grâce à une lettre de change. L’activité bancaire apparaît ici comme le complément fonctionnel du commerce de laine. Ces liquidités alimentaient en effet également un circuit de crédit : l’argent pouvait ainsi être prêté, à Paris, à des citadins aisés de Montpellier, Béziers, Narbonne, etc., qui souhaitaient acheter un office, des terres, ou faire face à leurs dettes33.
13Le nombre de demandes de ce type, qui crut jusqu’aux alentours de 1605, avant de diminuer, montre une spécialisation de la compagnie dans la banque et sa notoriété grandissante, sans doute à Paris, mais surtout auprès des notables des centres urbains languedociens. Le remboursement se faisait par lettre de change tirée à Paris par le débiteur, ou son procureur, sur un correspondant en Languedoc, qui devait payer au bénéficiaire Jehan Bonnefous. Le gain du banquier, rémunération de son service de transfert de fonds sous forme de papier et/ou coût du crédit34, est difficile à évaluer : il ne s’agit ici que de change intérieur ; les lettres étaient libellées dans la même monnaie, écus sols ou livres tournois ; le gain ne provenait donc pas du jeu sur les cours des devises, mais d’un intérêt et d’une commission. En outre, les actes notariés formalisant ces opérations ne mentionnaient qu’une unique somme, supposée être prêtée et remboursée. L’intérêt ne pouvant apparaître ouvertement du fait des interdits canoniques, sans doute le montant réel, effectivement versé, ne correspondait-il pas à celui annoncé, et ce malgré la formule récurrente « en présence des notaires soussignés », ceux-là étant complices d’une activité qu’ils connaissaient et favorisaient parce qu’elle les enrichissait.
14Entre Paris et le Languedoc, le flux était donc double, commercial et bancaire, lainier et monétaire. Marseille constituait un troisième pôle, une extension de la relation principale, concernant cette fois-ci les draps, dont le Languedoc était un des grands pourvoyeurs35. Passart-Sarrus établit à Marseille une compagnie de commerce avec le Levant, sous le nom de « Jacques Brune et Pierre Cassan », leurs facteurs locaux, qui y avaient aussi investi, de même que Jehan-Antoine Mercier, de Toulouse, et son frère Pierre Mercier, le médecin de François de Joyeuse à Paris. En 1610, le cardinal de Joyeuse se montra intéressé : son investissement fut de 66 000 livres ; il gagna 25 % en 3 ans, avant de perdre 6,5 % en 2 ans, atteignant ainsi la valeur de 76 523 livres en 1615. Le cardinal étant alors décédé, sa nièce, la duchesse de Guise, souhaita se désengager rapidement de ce placement fluctuant qu’elle jugeait dangereux : le fds de Michel Passart, Claude, le lui racheta en 1617 pour 68 000 livres, soit avec un rabais de 11,1 %, mais payable immédiatement, ce que recherchait la duchesse36. La documentation nous manque pour décrire davantage cette entreprise, mais elle témoigne d’une ouverture internationale certaine.
15Ainsi se trouve soulignée leur appartenance à ce que l’on a pu appeler la « caste »37 des marchands-banquiers. Cette élite européenne des affaires se distinguait par sa maîtrise d’une technique spécifique, celle de la lettre de change. Appelée « change forcé » lorsqu’il fallait transférer des fonds avec sûreté et sans encombrement comme contrepartie d’un mouvement de marchandises, ou « change par art » quand on s’enrichissait en jouant sur les différences de cours entre devises européennes, sur l’écart des cours entre les places cotant le certain et celles cotant l’incertain, en faisant circuler des lettres de change d’une place à l’autre, cette pratique exigeait une compétence et une notoriété particulières. Michel Passart et François Sarrus spéculaient ainsi sur des lettres de change payables aux foires de Lyon quatre fois l’an, les achetant et les revendant. Deux précisions, toutefois. Tout d’abord, le change qu’ils pratiquaient était du change intérieur, c’est-à-dire sans passer d’une devise à l’autre, entre deux villes du royaume. L’enrichissement venait alors non pas des différences de cotation entre devises, mais des frais prélevés et du prix du crédit. La technicité, les connaissances et les informations requises étaient moindres. Par ailleurs, on remarque leur absence de Lyon alors que celle-ci était la place centrale du change en France. L’accès à ses foires était restreint à ceux dont le crédit était suffisamment reconnu. Or, on voit Passart et Sarrus utiliser, pour négocier les lettres de change dont ils disposaient, les services d’autres marchands-banquiers, d’envergure supérieure, le plus fréquemment Paul Mascranny et Jehan André Lumague38. Entre 1607 et 1630, ils trafiquaient quatre fois l’an, lors des foires des Rois, de Pâques, d’août et de la Toussaint, pour plusieurs dizaines de milliers de livres tournois39.
16N’étant pas bourgeois de Lyon, ni ne disposant d’une filiale dans cette ville, ils étaient contraints de payer un intermédiaire ayant le droit de participer aux foires.
17La géographie des affaires de la compagnie Passart-Sarrus était donc liée à la géographie économique de la France de 1600. Comment, pour des marchands-banquiers, se contenter de n’être que parisiens ? Disposer de commis en permanence dans plusieurs villes du Languedoc et à Marseille était nécessaire au contrôle des circuits commerciaux qu’ils avaient mis en place et qui les liaient à l’étranger, tant pour l’achat — en Espagne - que pour la vente - au Levant. Quant à la banque et au trafic des lettres de change, il leur fallait être représentés à Lyon. Être parisien, pour eux, était donc nécessairement être ouvert sur d’autres provinces. Mais quels attraits, quels avantages, quelles opportunités décisives Paris présentait-elle au début du xviie siècle ? C’est poser la question d’une spécificité de la banque parisienne.
SPÉCIFICITÉS PARISIENNES ?
18Paris était un pôle d’attraction pour la haute noblesse, ce qui permettait à des hommes d’affaires de proposer leurs services. C’est ainsi que le cardinal de Joyeuse, déjà mentionné, mais aussi le duc de Guise — le fils du Balafré — et son épouse Henriette Catherine de Montpensier, nièce du cardinal et l’une des plus grosses fortunes du temps, employèrent François Sarrus. Son rôle était double : d’une part, organiser, en tant que receveur général, la perception de l’ensemble de leurs revenus ; d’autre part, assurer, comme trésorier, la couverture de leurs dépenses40, au besoin en avançant soi-même les sommes, et en espérant que le remboursement ne serait pas trop tardif41.
19Le crédit personnel et la compétence gestionnaire furent ainsi reconnus à François Sarrus, qui associa à sa tâche son jeune beau-frère, Claude Passart, qui lui succéda auprès des Guise après sa mort. Nul doute que la centralité parisienne facilitait cet emploi, qui consistait souvent à coordonner l’action de receveurs particuliers dispersés dans tout le royaume. Être trésorier d’un grand seigneur à Paris signifiait en outre se trouver à un carrefour d’informations politiques et économiques, particulièrement utiles au banquier dans ses arbitrages et ses investissements.
20La première moitié du xviie siècle vit notamment se renforcer le recours par l’État aux fermiers, traitants et partisans. Ce fut l’essor de la finance et la possibilité pour quelques milliers d’hommes d’affaires, les financiers, d’avancer de l’argent à l’État, placement parfois risqué, mais souvent très rentable, dans la mesure où ils acquéraient ainsi le droit de percevoir eux-mêmes certains revenus - taxes, ventes d’offices - de la monarchie42. Être parisien signifiait donc aussi être géographiquement proche du pouvoir, du conseil du roi et connaître, voire susciter, les besoins de la monarchie. Les banquiers se firent financiers. Leurs fonds propres, leur crédit et leurs relations rendaient plus aisée la mobilisation des capitaux à avancer au roi. François Sarrus avait ainsi acheté en 1606 la ferme des revenus pris sur les lettres s’expédiant de la chancellerie de Montpellier43 ; Michel Passart était engagé, en 1609, dans la ferme du gros du vin44.
21Pour autant, Michel Passart et François Sarrus n’abandonnèrent nullement ce qui faisait le cœur de l’activité bancaire, la maîtrise technique des effets de papier. Ils traitaient en masse des lettres de change qui se compensaient sur la place de Lyon. 11 fallait toutefois s’adapter à l’affirmation financière de Paris, à ses nouveaux besoins en capitaux, donc établir des liens solides entre les deux villes. En outre s’étaient installés dans la capitale, à la suite des reines Médicis, nombre d’Italiens influents, parfois naturalisés45. C’est une des raisons pour lesquelles Michel Passart suscita le mariage, en 1605, de son fils Claude, son successeur putatif au sein de la compagnie, avec Anne Drouart46. Les Drouart, comme les Passart, étaient d’anciens ligueurs47 et Nicolas Drouart, commis général à l’exercice des greffes du Châtelet de Paris, s’allia par le mariage de ses quatre filles à quatre familles de marchands-banquiers : les Passart, les Pollalion - d’origine italo-lyonnaise -, les Parfait - de la haute marchandise parisienne - et les Lumague - Grisons, banquiers de Marie de Médicis et associés à la famille lyonnaise des Mascranny48. Or, le jeu des alliances matrimoniales recouvrant celui des affaires, ce petit groupe était lié au réseau constitué par Oudart Colbert, oncle du futur surintendant, avec notamment Nicolas Camus et Michel Particelli49. « Les banquiers italo-lyonnais (Pollalion, Lumague, Particelli) ont connu sous la Régence de Marie de Médicis des possibilités d’action sans précédent et [...] ont alors réalisé leur fusion avec les milieux d’affaire parisiens (Camus, Colbert) »50. Ces hommes pouvaient ainsi associer leurs capitaux et partager des informations entre l’Italie, Paris et Lyon51. On pouvait alors envisager de pallier le décalage entre Lyon et ses foires, capitale des moyens de paiements, et Paris, que la masse de la population, la diversité sociale et la présence de l’Etat faisaient la capitale des besoins de crédit.
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22Marchands de laine et de draps, banquiers, trésoriers de grands seigneurs et financiers, Michel Passart et François Sarrus ne sont pas réductibles à une étiquette. Ils étaient des hommes d’affaires, qui détenaient à la fois crédit et relations, qui savaient manier les deniers avec compétence. Ils s’adaptèrent aux conditions spécifiques offertes par le développement de la capitale sous l’effet de l’affermissement monarchique et de la pacification du royaume après les guerres de religion. Leurs regards se portaient bien au-delà des murs parisiens, principalement vers le Languedoc, secondairement vers le Levant. Ils n’investirent pas à Lyon, se contentant d’y faire transiter et fructifier leurs capitaux ou ceux qui leur étaient confiés, mais surent profiter des structures bancaires et des conditions de spéculation que cette ville offrait.
23Reste le facteur religieux, que nous n’avons pas intégré à notre étude en tant que tel, faute d’assise documentaire suffisante. Pourtant, de l’activisme ligueur à la gestion des fortunes du cardinal de Joyeuse et du duc de Guise, c’est une certaine forme de catholicisme, non pas tiède, non pas commune, mais militante, qui transparaît52. Le début du xviie siècle est bien celui des progrès décisifs, en France, de la réforme tridentine. Paris en est un centre d’impulsion certain. Daniel Vidal a relevé les multiples liens qui structuraient alors les milieux d’argent parisiens - officiers, banquiers, financiers -, en les unissant étroitement à une pratique religieuse ordonnée autour de la mystique de Benoît de Canfeld et de la personnalité de Pierre de Bérulle53, par ailleurs proche du cardinal de Joyeuse. Nous pourrions proposer d’approfondir cette problématique en nous interrogeant sur le sens de l’action de Michel Passart et François Sarrus en milieu catholique : pourraient-ils être qualifiés de banquiers catholiques ? Le choix de leurs entreprises reposait-il avant tout sur l’intérêt économique, ou bien était-il orienté par l’ambition de participer à une promotion religieuse ?
Notes de bas de page
1 D. Richet, « Une société commerciale Paris-Lyon dans la deuxième moitié du xvie siècle », conférence de 1965, reprise dans De la Réforme à la Révolution. Études sur la France moderne, Paris, 1991, p. 317-339. L’étude porte sur la compagnie Vize-Gal-land-de-Vaissière, spécialisée dans le textile.
2 R. Gascon, Grand commerce et vie urbaine à Lyon au xvie siècle. Lyon et ses marchands. Paris, 1971, vol. 1.p. 140.
3 F. Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, Paris. 1988.
4 C’est à partir du Minutier central des notaires parisiens, aux Archives nationales, que Denis Richet a conduit l’étude précitée. Nos propres recherches, fondées en grande partie sur ce fonds, doivent beaucoup à Robert Descimon et à ses conseils.
5 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle. 3. Le temps du monde, Paris, 1993, p. 400 ; sur le couple Paris-Lyon, p. 398-412.
6 D. Richet, « Une société commerciale Paris-Lyon... », art. cit., p. 336.
7 J. Bottin. « Négoce et crises frumentaires : Rouen et ses marchands dans le commerce international des blés, milieu xvie-début du xviie siècle ». Revue d’histoire moderne et contemporaine, 45-3, juil.-sept. 1998, p. 558-588.
8 E. Tiffreau, Affaires et catholicisme : la compagnie de commerce et de banque Passart-Sarrus, mémoire de DEA, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2001.
9 E. Barnav1, Le parti de Dieu. Étude sociale et politique des chefs de la Ligue parisienne, 15X5-1594, Bruxelles-Louvain, 1980, p. 48 et 108.
10 R. Df.Scimon, « Qui étaient les Seize ? Mythes et réalités de la Ligue parisienne : 1585-1594 ». Mémoires publiés par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Ile-de-France, t. 34, 1983, p. 202.
11 Registre des délibérations du Bureau de la ville de Paris, P. Guérin, L. Le Grand et P. Daudet dir., t. XVI (1614-1616), Paris, 1948, p. 138.
12 R. Descimon, « Qui étaient les Seize ? », art. cit., p. 124 pour de Creil, p. 135-136 pour Drouart, p. 172 pour Legrand.
13 Arch. nat., Cabinet des Titres, Dossiers Bleus 600.
14 Arch. nat., Min. central, XXIV 68, 24 janvier 1588 : contrat de mariage.
15 Ibid., I 18, 9 mai 1590 : comptes finaux d’association entre Michel Passart, François Sarrus. Philippe Semelle, marchands bourgeois de Paris, et Jehan Bonnefous, marchand bourgeois de Béziers.
16 Parmi d’autres exemples, ibid., VII 52, fol. 355, 5 novembre 1595 : contrat pour le mariage de Michel Passart le jeune (fils aîné de Michel, donc beau-frère de François Sarrus) avec Magdelaine Legrand, fille du marchand parisien Pierre Legrand ; ibid., LXXXVI 176, 8 juin 1601 : mariage de Guillaume Fremyn et Marie de Vaissière.
17 Ibid., XXIV 80.
18 Parmi d’autres exemples, ibid., XXIV 126. 5 décembre 1606 : lettre de change de 307,5 écus, tirée sur le sieur Sicart, facteur londonien de Mathelin Bonnefous ; ibid., XXIV 99. 13 juin 1604 : procuration pour recevoir une créance de 300 écus d’or de Pierre-Paul de Belgarde, de Valence en Espagne, et de les réemployer pour eux en achat de laine.
19 Ibid.. XXIV 67, 6 mai 1588 : procuration à Jehan Bonnefous pour négocier, acheter et vendre de la laine pour le compte de Passart-Sarrus, acquitter pour eux et tirer sur eux des lettres de change.
20 Ibid. XXIV 128 : procuration du 23 mars 1616.
21 M. Lacousse, Le cardinal de Joyeuse (1562-1615), thèse de l’École des Chartes, 1990 (consultable aux Arch. nat. sous la côte : AB XXVIII 411).
22 Arch. nat., Min. central, XXIV 99, 18 novembre 1604 : procuration pour recevoir les revenus de l’abbaye de Fécamp.
23 Ibid.. XXIV 130, 4 janvier 1617 : vente par la duchesse de Guise des parts détenues dans la société par son oncle défunt, le cardinal de Joyeuse.
24 Ibid.. XXIV 151, 1er mars 1616 : inventaire après décès de François Sarrus.
25 Ibid., CXV 46, 4 octobre 1623 : inventaire après décès de Marie Maret, veuve de Michel Passart décédé en 1614.
26 26 Ibid., XXIV 99, 21 mai 1604 : procuration en blanc par Claude Passart pour récupérer 7 688 livres 16 sols des frères Claude et Laurent Severt, de Lyon, en faillite.
27 Ibid., LVII 66, 19 janvier 1650 : inventaire après décès de Claude Passart. titre 48.
28 Ibid., LVII 66, 12 mars 1650 : achat de Michel Passart, fils de Claude à Antoine Goussault, moyennant 169 500 livres tournois, d’un office de maître des Comptes ; 8 avril 1650, vente de Michel à son frère cadet Alexandre de l’office d’auditeur des Comptes, dont il était pourvu depuis 1637, moyennant 61 000 lt.
29 Ibid., XXIV 128, 17 février 1616 : testament de François Sarrus.
30 Arch. nat., Cabinet des Titres, Dossiers Bleus 600.
31 Arch. nat., Min. central, XXIV 85, 14 février 1598 : vente par Pierre Moynier, marchand de Montpellier, à Michel Passart, François Sarrus et Jehan du Pouget, marchands de Paris, de 58 balles de laine provenant des environs de Béziers, Pézenas et Narbonne. moyennant 2 233 écus, quitte des frais du convoyage.
32 Cf. n. 19 : en 1588, Bonnefous devait toucher la somme de 100 écus « par charge qu’il besognera et travaillera ».
33 Parmi d’autres exemples, ibid., XXIV 91, 10 juin 1600 : Etienne Crès, contrôleur général des finances en Languedoc, Joseph de Cabrayroles, juge à Béziers, son beau-père, et Pierre Fabin, procureur du roi au siège présidial de cette même ville, empruntent ensemble 1 650 écus afin d’acheter pour le premier un office de trésorier de France en Languedoc. A cet effet, Crès tire depuis Paris une lettre de change sur son beau-père, payable à Béziers à Jehan Bonnefous le 15 juillet 1600.
34 Sur la question du sens du gain du marchand-banquier grâce à la lettre de change, voir la préface de P. Jeannin à M.-Th. Boyer-Xambeu, Gh. Deleplace, L. Gillian, Monnaie privée et pouvoir des princes. L’économie des relations monétaires à la Renaissance, Paris, 1986, p. 1-5, ainsi que P. Jeannin, Change, crédit et circulation monétaire à Augsbourg au milieu du xvie siècle, Paris, 2001.
35 R. Collier et J. Billioud, Histoire du commerce de Marseille, t. III, De 1480 à 1599, Paris, 1951, p. 457-465.
36 Cf. n. 23.
37 M.-Th. Boyer-Xambeu, Gh. Deleplace, L. Gillian, Monnaie privée et pouvoir des princes op. cit., p. 20-29.
38 Sur la famille Lumague, F. Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, op. cit., p. 360-366 ; J.-L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert. Destin d’une famille marchande, Paris, 1973, notamment p. I 11-119.
39 À titre d’exemple, Arch. nat.. Min. central, XXIV 110, 22 août 1608 et 27 novembre 1608 : les sommes des montants des lettres de change tirées sur Passart-Sarrus payables aux foires d’août et de la Toussaint 1608 sont respectivement de 147 690 livres et 61 484 livres ; CXV 36, 28 novembre 1618 ; CXV 37, 22 février et 22 mai 1619 ; CXV 38, 22 août 1619 : le total monte à 68 047 livres pour l’année 1619.
40 Ibid., XXIV 113, 4 janvier 1613 : transport par Charles de Lorraine, duc de Guise, à François Sarrus et Claude Passart de la pension pour 1613 de 100 000 livres que lui verse le roi annuellement. Les deux banquiers s’engagent à reverser la somme à la duchesse de Guise en douze versements mensuels.
41 Ibid., XXIV 113, 23 avril 1613 : deux transports, par Henriette Catherine de Joyeuse comme procuratrice de son époux le duc de Guise, à Passart et Sarrus : l’un de 100 000 livres tournois, à prendre sur la recette de l’année des ventes ordinaires et extraordinaires de bois des forêts de la duchesse ; l’autre de 150 000 lt. à prendre sur l’assignation faite au due par le roi de 600 000 lt (distincte de sa pension, cf. n. 40). Le tout correspond au remboursement de la même somme de 250 000 lt, « qu’ilz ont fournys a lad dame tant pour la despense de la maison et train de mondil seigneur que autres deniers aussy par eulx fournys et prestez pour acquictement des debtes d’Icelluy seigneur ».
42 F. Bayard, Le monde des financiers au xviie siècle, op. cil.
43 Arch. nat, Min. central. XXIV 106. 22 août 1606 : bail à ferme.
44 Arch. nat., E 24c, fol. 507, arrêt du conseil du roi du 31 décembre 1609.
45 J.-F. Dubost, La France italienne. xvie-xviie siècle, Paris, 1997.
46 Arch. nat., Min. central, LVII 66, 19 janvier 1650, inventaire après décès de Claude Passart, titre 1 : contrat de mariage passé par devant Tulloue et Desnotz (étude CX11), le 10 mai 1605, non retrouvé.
47 Cf. n. 12.
48 J.-L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert..., op. cit., p. 83.
49 Ibid, p. 80-92 et 107-125.
50 Ibid. p. 85.
51 J. Villain (« La manufacture de la place royale à Paris au xviie siècle », dans Etudes et Documents, publiés par le Comité pour l’Histoire économique et financière de la France. 1990. t. II, p. 3-33) illustre une association de ce type entre ces hommes.
52 Ajoutons que le troisième fils de Michel Passart, Guillaume, était supérieur des Oratoriens de Dijon lorsqu’il décéda en 1629 : Arch. nat., Min. central, CXV 57, 29 mai 1629. partage.
53 D. Vidal, Critique de la raison mystique. Benoit de Canfeld : possession et dépossession au xviie siècle, Grenoble. 1990.
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