Le parisien construit par louis chevalier
p. 97-107
Texte intégral
1Titulaire de la chaire d’Histoire et de structures sociales de Paris et de la région Parisienne au Collège de France, de 1952 à 1976, Louis Chevalier a consacré la plupart de ses cours, de ses interventions, de ses publications à la description et à l’histoire des Parisiens de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine. Chercheur et enseignant, il a occupé à partir de 1956 les fonctions de conseiller du préfet de la Seine et d’expert auprès du Commissariat à la Construction et l’Urbanisme pour l’aménagement de l’agglomération parisienne1. À partir de 1961, il a animé un séminaire de Recherches urbaines à l’Institut d’études politiques.
2Nous souhaitons montrer comment le thème des « Parisiens » a pris corps dans l’œuvre de Louis Chevalier, quelles méthodes d’analyses, d’études, d’observations il a utilisées, quelles problématiques le professeur a construites sur ce sujet. Nous nous appuierons non seulement sur les dossiers des professeurs du Collège de France, sur les publications de Louis Chevalier, mais aussi sur les archives déposées par Louis Chevalier au département des Manuscrits et archives de l’Université de Yale aux Etats-Unis2.
« LES PARISIENS » DANS L’ŒUVRE DE LOUIS CHEVALIER
3Rappelons tout d’abord le parcours intellectuel de Louis Chevalier. Normalien, historien de formation, Louis Chevalier enseigne à la Sor-bonne et à l’Institut d’études politiques de Paris dès 1943-1944. Démographe, ayant collaboré aux groupes de travail sur les migrations de la fondation Alexis Carrel, il dirige en 1945 le service historique de l’Institut national des Études démographiques (INED). Sa thèse principale soutenue en 1950 porte sur Les fondements économiques et sociaux de l’histoire politique de la région Parisienne (1848-1870).
4Sa thèse complémentaire a pour sujet La formation de la population Parisienne au xixe siècle3. Il y souligne le caractère exceptionnel et le rythme inaccoutumé de l’immigration à Paris du deuxième quart jusqu’à la fin du xixe siècle. En revanche, pendant la deuxième moitié du xixe, il y a diminution des pourcentages d’immigration à Paris et généralisation des phénomènes migratoires en France. Louis Chevalier insiste sur « l’importance de l’histoire démographique pour l’histoire de Paris »4. Par-delà le « mythe de Paris », et l’« identité parisienne » du peuple des révolutions, Louis Chevalier place la connaissance démographique et le phénomène des migrations au centre de ses analyses ; il affirme la nécessité de « préciser la composition de la population Parisienne et son évolution »5, de situer l’influence sur la capitale des différentes migrations départementales, d’étudier les processus d’assimilation, de « naturalisation Parisienne » (selon son expression6). Le travail sur « Les Parisiens » découle du questionnement sur les migrations de populations et sur leurs effets. Paris apparaît comme un véritable terrain de l’observation sociale du phénomène.
5A partir de 1952, Louis Chevalier est professeur au Collège de France. Sa chaire a été créée avec le soutien du Conseil municipal de Paris7. Lorsqu’il présente ses orientations de recherches en vue de sa candidature, il souligne l’intérêt d’une histoire démographique seule capable à ses yeux d’« arracher [l’histoire sociale] au Monde des images »8 ; il insiste sur la spécificité de la population parisienne vis-à-vis de celle des autres villes de France ; celle-ci est, dit-il, soumise à un « constant renouvellement ». Ce point justifie l’intérêt des études parisiennes pour Louis Chevalier : « Pour les principales villes de France, malgré l’évolution de la population, l’on connaît des éléments sociaux et humains permanents, et l’on peut parler de l’action politique et économique des diverses classes. Les acteurs sont bien identifiés, anciennement connus et restent relativement inchangés. Il n’en est pas de même pour Paris dont la population est soumise à un constant renouvellement »9.
6Il dessine le projet d’avenir d’une « Encyclopédie de Paris dont les différents tomes seraient consacrés à la description humaine, sanitaire, professionnelle, religieuse, politique de la capitale »10. Entre 1952 et 1958, années de préparation de Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle11, ses cours au Collège de France portent sur la première moitié du xixe siècle. 11 démontre devant ses auditeurs le rôle des mortalités exceptionnelles dans l’histoire sociale de Paris, dessine un « tableau concret » du Paris de la première moitié du xixe siècle, un Paris « qui ne s’est pas développé à la mesure de la population et au même rythme qu’elle »12. Il met ainsi en avant dans son cours, dès 1956, le thème des « fondements biologiques de l’histoire sociale » : « Il faut entendre par faits biologiques la présence d’effectifs plus nombreux et différents, une autre répartition par âges, par sexes, par régions d’origine, et de fait, d’autres caractères physiques et moraux, ainsi qu’une autre répartition professionnelle et sociale »13.
7Dans Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, livre très rapidement tenu pour « classique », Louis Chevalier s’interroge sur la frontière « indécise et changeante » entre les classes laborieuses et les classes dangereuses. Il affirme que les transformations démographiques sont la principale cause de l’état pathologique que l’on observe à Paris14. Le crime ne s’attache plus uniquement aux classes dites « dangereuses », mais change de signification et s’étend à la plus grande partie des classes laborieuses. Ce « Paris criminel » est enregistré par les statistiques sociales et imprime sa marque sur le paysage parisien dans des lieux spécifiques comme les barrières, la place de Grève... De plus, Louis Chevalier démontre l’intérêt d’utiliser aux côtés des sources statistiques classiques les « témoignages littéraires » du xixe siècle : Les Mystères de Paris, Les Misérables et La Comédie Humaine15 qu’il considère comme des « documents d’histoire ».
8Au cœur de l’histoire de Paris au xixe siècle, se trouvent, dit Louis Chevalier « les misérables », les « barbares », ceux que le vocabulaire bourgeois désigne comme des « nomades »16. Le mot « misérables » change de sens au fil du xixe siècle, il concerne de moins en moins les classes criminelles et de plus en plus les « malheureux ». Chemin faisant, Louis Chevalier s’intéresse, par-delà les « images », à la réalité des catégories de population parisienne que l’opinion contemporaine s’efforce de cerner sur le plan statistique. A la suite de Balzac, il souscrit à une description de la population parisienne qui place au fondement l’inégalité « biologique » devant la vie et la mort et offre une description des « traits physiques et moraux » de la population ouvrière17. Ainsi, dans La Fille aux yeux d’or, « l’aspect général de la population parisienne » est-il celui d’un « peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné »18.
9Après 1958, Louis Chevalier traite successivement dans ses cours de la « Description des Parisiens » (de 1959 à 1963), de l’« Évolution des caractères ethniques des Parisiens » (entre 1963 et 1966). Le livre qui en est issu, Les Parisiens paru en 196719, postule l’« existence collective » des Parisiens, l’unité et la diversité de la population de l’agglomération jusque dans sa banlieue20. Cependant, à partir de 1963 Louis Chevalier perçoit des éléments de crise du Paris contemporain ; il anticipe la mort de ce qu’il appelle la « ville merveilleuse » dont il aperçoit les premiers signes du déclin en banlieue. Attentif aux évolutions sociales, il réfléchit dès 1959 à l’arrivée massive des « jeunes dans le spectacle parisien », au malaise des jeunes dans la ville dont mai 1968 lui apporte la confirmation.
10Tout en affichant dans ses programmes qu’il poursuit ses recherches sur le Paris très contemporain, Louis Chevalier se heurte à des difficultés d’analyse de son objet et consacre les dernières années de ses cours au Collège de France à des « Essais sur l’origine et les caractères permanents de notre civilisation [...] préambule nécessaire à toutes nos recherches Parisiennes ». 11 explique alors que son objet d’étude s’est déplacé « des Parisiens à l’histoire des Parisiens et au problème des peuples »21. En 1974, il présente les « Archives du Paris contemporain » et donne ses derniers cours sur les « transformations matérielles de Paris depuis la Libération ». 11 publie successivement, toujours en relation avec ses cours, Histoire anachronique des Français, publié chez Plon en 1974 ; L’assassinat de Paris en 197722, Montmartre du plaisir et du crime en 198023.
LES PROBLÉMATIQUES DE LOUIS CHEVALIER
11Louis Chevalier, qui était né en Vendée, se sentait Parisien. Grand observateur et amoureux de la vie parisienne, il a entretenu dans l’ensemble de son œuvre un questionnement permanent sur les Parisiens, leur histoire, leurs caractères communs « physiques et moraux » selon lui, leur « existence collective », leur esprit... Son propos est, dit-il, de faire l’histoire des Parisiens, dans leur unité et leur diversité ; il considère que l’histoire de Paris est comme le « résultat de celle des Parisiens et non l’inverse ».
12Aux considérations héritées de la littérature du xixe siècle sur les caractères « physiques et moraux » des peuples, Louis Chevalier ajoute un questionnement sur le caractère collectif des peuples issus de diverses migrations. Dès sa leçon inaugurale en 1952, il insiste sur l’histoire des origines « ethniques » des « habitants de Paris ». A chaque grande phase de l’histoire des habitants de Paris correspondrait selon lui un aspect « physique ». « L’origine des habitants de Paris surtout importe. Comment confondre dans un même récit ce Paris de l’Ancien Régime et des premières décades du xixe siècle, dont la population est en majorité formée de gens originaires des régions de l’est et du nord, et le Paris qui développe, à partir du second Empire, et plus nettement encore dans les vingt dernières années du xixe siècle, une immigration venue d’autres régions et, pour des pourcentages de plus en plus élevés, de la moitié sud de la France ? Comment confondre ce Paris dont les habitants, si l’on en croit de nombreuses descriptions médicales datant de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, sont de taille plutôt élevée, ont les cheveux blonds et les yeux bleus, et ce Paris que les statistiques de recrutement militaire de la fin du xixe siècle situent, par rapport à la taille du contingent de l’ensemble de la France, dans les pourcentages moyens ? »
13Dans son cours de 1963, au terme d’un important travail sur les migrations provinciales et sur les différentes ethnies, il identifie trois grandes phases de l’histoire des Parisiens en fonction du renouvellement démographique et du rapport entre la population autochtone et la population immigrée. Il développe une vision d’un Ancien Régime quasiment immobile24 auquel succéderait un Paris du xixe siècle caractérisé par la mobilité et le renouvellement démographique. Le Paris de la deuxième moitié du xxe siècle connaît de nouveau le développement et l’accroissement de l’agglomération parisienne et se présente à lui comme une troisième phase démographique dont il ne perçoit pas tout à fait les contours. Il publie les résultats dans Population en janvier-mars 1964 :
« - Le Paris de l’Ancien Régime qui "se suffit à lui-même" par le seul équilibre de ses naissances et de ses décès »
« Renouvellement des classes sociales par leur propre fécondité ; immigration peu nombreuse, en provenance de régions voisines, allant à de mêmes groupes, à de mêmes métiers, à de mêmes quartiers ; lent accroissement de la population ; adaptation facile de la société de l’économie et du milieu matériel lui-même : tels sont les caractères de cette vieille ville où. depuis des siècles, un développement démographique et économique autochtone a enraciné des structures sociales, familiales, morales, une hiérarchie de valeurs, de relations, de croyances, un paysage de pierres aussi [...]
— A ce Paris de l’Ancien Régime succède le Paris du xixe siècle, dans un grand tumulte de révolutions, de convulsions de toutes sortes et de souffrances qui, sur une cinquantaine d’années, n’en finissent pas de s’apaiser et qui, au-delà des luttes politiques et des crises économiques, trouvent dans le renouvellement démographique leur fondement, leur unité et comme un incandescent foyer ; l’accroissement brutal des effectifs, de la fin de la Restauration aux premières années du second Empire, et la prédominance de l’immigration, signifient le remplacement d’une population par une autre : le déclin, la défaite des Parisiens de vieille souche - et de toutes catégories sociales... - au profit de ces nouveaux venus, qualifiés de populace, de barbares, de nomades, et qui seront désormais les Parisiens par excellence. [...] On peut parler d’une deuxième phase de l’histoire des Parisiens. [...] Il existe une société Parisienne que nous qualifierons du xixe et du xxe siècles. [...]
Il fallait évoquer ces deux premières phases de l’histoire de l’humanité Parisienne [...] pour mieux comprendre la naissance de l’humanité nouvelle que nous appellerons celle du xxie siècle, si ce n’est aller trop vite en besogne que de la baptiser ainsi. C’est bien en effet une nouvelle phase de l’histoire de la population Parisienne [...] qui commence. [...] Depuis une dizaine d’années [i.e. 1954] la population parisienne a recommencé de croître. Au-delà des limites de la ville ancienne, au-delà même des limites de l’ancien département de la Seine, l’évolution brutale de ces dernières années a développé une communauté matérielle et humaine de plus de sept millions d’habitants [...] »
14Même si Louis Chevalier qualifie cette « ville nouvelle » de « pays parisien par excellence »25, il se demande si l’expression convient et s’il ne vaudrait pas mieux parler ici de « mégalopolitains » plutôt que de Parisiens ?
15Louis Chevalier s’interroge sur ce qui fonde l’unité des Parisiens à travers ces différentes phases ; il pose alors la question de leur « existence collective ». Le premier chapitre de son ouvrage Les Parisiens se demande quelle est la meilleure expression « Parisiens ou habitants de Paris ? » et conclut positivement, sans pour autant la définir précisément, à l’« existence collective » et à l’unité de la « personnalité parisienne » ; celle-ci transcende l’existence des groupes sociaux ; elle unit Paris intra-muros et la banlieue nord où Louis Chevalier a mené en compagnie de ses étudiants l’enquête auprès des Bretons de Saint-Denis et des ouvriers d’Aubervilliers. Cette existence collective concerne la ville dans son ensemble, mais la vie des Parisiens, de l’« humanité parisienne », dit Louis Chevalier, se déroule dans les quartiers ou « pays » (l’expression est ici utilisée dans le sens où l’employait Daniel Halévy). Il y a, dit-il, une « manière parisienne de vivre », un esprit parisien.
16Louis Chevalier étudie tout particulièrement certains quartiers populaires qui recèlent, à ses yeux, des qualités essentielles de l’existence parisienne ; ses étudiants et lui mènent l’enquête, quelquefois rue par rue, numéro par numéro à Belleville, aux Halles, dans le quartier de la République, à Montmartre mais aussi la banlieue nord qui participe, selon Chevalier, de l’existence parisienne26.
17Aux Halles, à partir de 1959, Louis Chevalier mène une enquête de terrain précise. Après avoir recueilli les données chiffrées sur le quartier, comparativement à celles d’autres quartiers pauvres de Paris, il établit une distinction entre deux populations des Halles : ceux qui travaillent aux Halles et ceux qui y vivent. Il observe avec précision les métiers des Halles, le quartier et le marché à des heures variées, se demandant : « Jusqu’à quel point peut-on parler d’une “société des Halles” » ? Au « spectacle » des Halles, c’est la variété des groupes sociaux qui s’impose27. Plus profondément, après étude, il affirme que « ce sont les conditions de travail qui créent la société des Halles » dont l’unité repose sur la « puissance de creuset social des Halles ». C’est la nuit qui crée l’unité des Halles. Ses conclusions diffusées dans ses cours sont communiquées au préfet de la Seine et aux commissions qui travaillent sur l’avenir des Halles.
18La question de l’existence collective et de l’unité des Parisiens est étroitement liée, selon L. Chevalier, à celle de leurs origines diverses. Depuis l’époque de la fondation Carrel, les notions de « race » et d’« ethnie » n’ont cessé de poser à Louis Chevalier une série de questionnements. S’il affirme volontiers qu’il existe une « race Parisienne », il ne distingue pas toujours entre race et ethnie. Les dossiers de Yale sont remplis de coupures de presse, de dossiers qui concernent les « Ethnies du xixe siècle à nos jours ». Il souhaite comprendre, dit-il, « pourquoi la recherche française, historique, sociologique, démographique, se désintéresse-t-elle totalement, du moins de nos jours, du problème de savoir si les gens, physiquement et moralement, se ressemblent, ou sont différents ? »28
19Dans un cours sur la race qui date probablement de 1965-1966, dont le sous-titre est « Le problème de l’influence des caractères physiques et autres que physiques des immigrants sur l’évolution des caractères physiques et autres que physiques des Parisiens », il définit ce qu’il entend par « race » : « Il s’agit de la taille, de la pigmentation, de la forme du crâne, de la couleur des cheveux, des yeux, de tous ces caractères que l’on groupe sous le terme de race »29. Il affirme qu’il existe « des caractères physiques héréditaires » tout en se démarquant de la « notion raciste de race ». Renvoyons ici aux travaux de Paul-André Rosental et Isabelle Couzon qui soulignent l’ambiguïté de ces propos et la difficulté à les caractériser30.
20Entre 1959 et 1965, Louis Chevalier étudie chaque composante provinciale ou étrangère de Paris et de la région Parisienne, chaque « ethnie » non pas pour elle-même, dit-il, mais « du point de vue des Parisiens » : il traite systématiquement des Savoyards, des Bretons, des Auvergnats, et des étrangers. Outre les documents statistiques étudiés en premier lieu, il s’intéresse aux généalogies et itinéraires des familles, aux métiers exercés par les provinces à Paris et tire des enseignements de la comparaison des comportements ; ainsi la « réussite » des Auvergnats s’oppose-t-elle à l’« échec » des Bretons (les Roscovites mis à part) : elle témoigne d’une meilleure intégration. Tout en « se dissipant dans l’ethnie Parisienne », chacune des composantes ethniques subsiste au sein de l’ethnie parisienne même si ses qualités ne s’exercent plus dans le domaine professionnel d’origine31. Louis Chevalier recherche les traces de la présence de chaque province à Paris, leur marque sur l’identité parisienne. 11 parle de phénomènes d’acculturation tels que « l’armoricanisation ». Les recensements de population sont épluchés dans ce sens. Les œuvres littéraires, de Richard Cœur de Lion de Walter Scott à la Sorcière de Michelet, sont répertoriées en fonction des provinces citées et des origines provinciales des personnages. Il réfléchit à la « psychologie des peuples », tandis que ses étudiants sont invités à dépouiller pour lui la Revue de psychologie des peuples. Chevalier met à contribution ses collègues, pour leurs études, leurs appartenances32 afin de saisir la « personnalité Parisienne ». Il démarche les sociétés d’originaires... Les étudiants de l’Institut d’Études Politiques sont envoyés enquêter auprès des populations concernées, questionnaires en main33.
21Dès 1963, Louis Chevalier insiste davantage sur les menaces qui compromettent l’existence collective des Parisiens. Refusant le passéisme, il ne dénonce pas a priori les grands ensembles mais déplore l’urbanisme des tours, la spéculation, la monotonie des rues nouvelles. Son constat se fait de plus en plus pessimiste. Selon lui les constructions nouvelles à Paris et en banlieue ruinent les quartiers et marquent « la fin de l’Unité urbaine »34. La ville lui apparaît « déchirée, morcelée en zones qui s’ignorent »35. Les conséquences sont pour Louis Chevalier, le développement des quartiers ethniques, l’essor de la violence et le malaise des jeunes, caractéristiques qui rapprochent Paris de la vie américaine. Louis Chevalier tente de s’opposer à cette évolution qu’il dénonce dans ses cours, dans ses écrits. Dans les fonctions d’expert qu’il occupe, il manifeste son opposition aux transformations des voies sur berge, fait des propositions d’aménagement des Halles.
***
22Tout au long de son œuvre, Louis Chevalier a tenté de saisir les fondements de la capacité d’intégration de la société parisienne. Amoureux de Paris, observateur minutieux de la vie parisienne, cette capacité de « naturalisation » des provinciaux et des étrangers qui constituent la société parisienne tout en la transformant lui semble « merveilleuse », créatrice d’une « existence collective ». Nous pouvons évoquer ici la parenté avec les visions unanimistes du Paris de Jules Romains. Louis Chevalier ne repousse pas a priori, de façon conservatrice, les transformations de la société moderne des années soixante ; il essaie même, dans son rôle d’expert, de proposer des solutions qui tiennent compte de cette histoire des Parisiens conçue comme une histoire dans la longue durée. La destruction des Halles lui apparaît d’autant plus dommageable que les Halles ont ce rôle de creuset social, qu’elles sont un lieu de la mémoire collective de la cité liée, selon l’expression halbwachsienne aux « pierres de la cité ». Attentif aux mutations démographiques de longue durée, plaçant toujours les phénomènes démographiques au centre de sa réflexion, il considère que le phénomène démographique central dans les années soixante n’est plus celui des migrations mais le changement d’échelle de la population de l’agglomération parisienne et l’irruption sur la « scène parisienne » de la génération des « jeunes » issus du baby-boom. Il met alors en cause l’urbanisme des tours, la destruction du centre de Paris par les politiques publiques d’aménagement de l’agglomération. Il leur reproche de ne pas avoir su s’adapter à ce qu’il a désigné comme la « troisième phase démographique de l’histoire parisienne ». Il constate de façon pessimiste la fin irréversible de la « ville merveilleuse » des xixe et xxe siècles.
Notes de bas de page
1 « Par arrêté préfectoral en date du 9 juin 1956, le professeur a été nommé conseiller du préfet de la Seine pour les recherches économiques et sociales concernant Paris. Son dessein est de préparer, avec les services administratifs de la Ville et du département, un premier bilan économique et social de l’agglomération parisienne. D’autre part, le Secrétaire général du département de la Seine, commissaire à la construction et à l’urbanisme pour la région parisienne, a demandé au professeur de participer aux travaux de ses services concernant l’aménagement de l’agglomération ».
2 L’ouverture d’une salle « Louis Chevalier » à la Bibliothèque administrative de la Ville de Paris permet la connaissance de nouveaux fonds d’archives.
3 L. Chevalier, La formation de la population parisienne au xixe siècle (thèse complémentaire de doctorat ès lettres), Paris, 1950.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 14.
6 L’expression, fréquente dans l’entre-deux-guerres, renvoie à l’idée d’assimilation, d’acculturation.
7 Voir le dossier de sa carrière aux Archives du Collège de France.
8 Leçon inaugurale au Collège de France, Chaire d’histoire et structures sociales de Paris et de la région parisienne. 28 avril 1952, p. 23.
9 Archives du Collège de France.
10 Ibid., p. 33.
11 L. Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle, Paris, 1958.
12 Résumé du cours de 1954 au Collège de France.
13 Résumé du cours de 1956.
14 L. Chevalier, Classes laborieuses..., op. cit., p. 238.
15 Voir P.-A. Rosental et I. Couzon, « Le Paris dangereux de Louis Chevalier : un projet d’histoire utile. Classes laborieuses et classes dangereuses (1958) », dans La ville des sciences sociales, B. Lepetit et C. Topalov dir., Paris, p. 191-226. P.-A. Rosental et I. Couzon ont montré à quel point sa culture est profondément littéraire.
16 L. Chevalier, Classes laborieuses..., op. cit., p. 603.
17 Ibid., p. 631.
18 Ibid.
19 L. Chevalier, Les Parisiens, Paris, 1967.
20 L. Chevalier. Les Parisiens, 2e éd., Paris, 1985, p. 63 : « Souligner les relations qui existent entre l’ouvrier et la société au milieu de laquelle il vit, c’est déjà reconnaître et expliquer les caractères authentiquement parisiens de la personnalité ouvrière, et jusqu’en cette banlieue de Paris ».
21 L. Chevalier, Histoire anachronique des Français, Paris, 1974, p. 27 : « Á l’histoire des Parisiens [...] s’est progressivement substituée une autre histoire, qui n’est pas plus celle des Parisiens que celle d’un autre peuple ».
22 L. Chevalier, L’assassinai de Paris, Paris, 1977.
23 L. Chevalier, Montmartre du plaisir et du crime, Paris, 1980.
24 Vision qui serait contestée aujourd’hui par les spécialistes.
25 Louis Chevalier s’inscrit ici dans la continuité de la pensée de Daniel Halévy voir D. Halévy, Pays Parisiens, Paris. 1929.
26 Les archives de Yale conservent des formulaires d’enquête, des mémoires d’étudiants, etc.
27 « Le problème sociologique des Halles », p. 34, Arch. de Yale, boîte n° 7 : « Au premier coup d’œil il apparaît qu’il n’y a pas une classe de gros commerçants des Halles et qu’un mandataire de la viande [...] est très différent d’un mandataire du fromage et des légumes ; qu’il n’y a pas une classe moyenne des Halles... ».
28 Arch. de Yale, boîte n° 3, Les Ethnies. Vingt pages non datées sur la race.
29 Ibid., p. 5.
30 P.-A. Rosental et I. Couzon. « Le Paris dangereux de Louis Chevalier... », art. cit.. p. 198.
31 Ibid. Voir ce que Chevalier écrit sur les Savoyards.
32 Voir la correspondance qu’il entretient avec Ambrosi, Guichonnet, Droz, Jac-quart...
33 On retrouve dans les Archives de Yale les plans de travail des séminaires de Louis Chevalier, les questionnaires et les dépouillements.
34 Il participe de ce point de vue, aux questions de ses contemporains autour de la « sarcellite ».
35 Projet de livre. Arch. de Yale, boîte n° 8, vers 1975 ( ?).
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