« La parisienne au parisien »
Apogée et déclin d’un mythe de la fin du XIXe siècle à nos jours
p. 81-95
Texte intégral
1L’histoire des Parisiennes reste à faire. De manière générale l’histoire urbaine a peu pris en compte le genre et les femmes. De son côté l’histoire des femmes étudie rarement la dimension spatiale. Ces tendances sont sur-accentuées dans le cas de la Parisienne, qui a longtemps représenté une identité féminine concurrente de celle que souhaite construire l’historiographie féministe.
2II faut pourtant partir d’un constat souvent établi et toujours valable, Paris est une ville à nette majorité féminine ; elles sont 53 % des Parisiens en 1906, 54,9 % en 1936 (une hausse liée en grande partie aux effets de la Grande Guerre), et se comptent encore 53,7 % en 1982. Une avance de longue durée que ne perturbent pas les mouvements de croissance-décroissance de la ville. Il est tentant d’attribuer cette avance à des effets d’âge et en particulier à la moindre mortalité des femmes âgées. Mais s’il est vrai que le pourcentage de femmes est particulièrement important chez les plus de 60 ans, l’écart est aussi constamment sensible chez les 15-40 ans. La Parisienne domine donc la capitale de ce point de vue grossièrement quantitatif, mais bien entendu de nombreuses et fortes disparités sont sensibles notamment entre les quartiers de la ville.
3Si l’historiographie contemporaine tend au pluriel et est réticente aux grands agrégats, elle ne peut ignorer la question clé des systèmes identitaires qui regroupent ou fondent des constructions globalisantes. « La Parisienne » ou « Les Parisiennes » ? L’examen des bibliographies et les usages des mots aux xixe et xxe siècles montrent que le singulier l’emporte comme s’il existait bien un type, un groupe qui aurait des caractéristiques propres et distinctes (de celles des hommes bien sûr. mais surtout de celles des autres femmes, provinciales ou étrangères). Mais le pluriel « les Parisiennes » est aussi le plus souvent employé dans le même sens unifiant. Tout un discours tend à évoquer les diversités des Parisiennes, de l’employée à la midinette, de la bourgeoise à la prostituée pour mieux souligner ce qu’elles ont toutes en commun.
4C’est cette idée que nous voudrions suivre ici. Il n’est donc pas question pour nous d’évoquer tous les groupes de Parisiennes, mais de comprendre le sens d’une communauté imaginaire en tout premier lieu. Dans le catalogue de l’exposition des peintres témoins de leur temps de 1958 qui avait choisi pour thème « les Parisiennes »2, plusieurs auteurs soulignent ce trait : « La Parisienne est imaginaire ? Imaginaire elle fait rêver et elle m’intéresse en raison des Œuvres que ce rêve inspire aux artistes », écrit Louise de Vilmorin. Pour Jean-Louis Bory, « la Parisienne est un animal légendaire. Comme la licorne. Sans que personne ne l’ait jamais vue, tout le monde la connaît ». Et Jean Cocteau va dans le même sens. On pourrait rétorquer qu’il s’agit là d’écrivains dont il faudrait davantage mesurer l’écho des écrits, mais nous avons bien le sentiment qu’il est important, et pour l’anecdote remarquons que la section de Paris de l’Union des femmes françaises (groupe proche du Parti communiste) publie de 1946 à 1956 un bulletin intitulé La Parisienne.
LES GRANDS TRAITS
5Commençons donc par décrire les grands traits de cette Parisienne. En tout premier lieu, il faut noter qu’apparaît une chronologie en trois temps qu’il faudrait mieux préciser et vérifier. Le xixe siècle n’est pas si brillant, car les critiques sont vives. Un tournant s’opère dans les trente dernières années du siècle. C’est alors l’apogée de la Parisienne devenue une déesse statufiée lors de l’Exposition universelle de 1900. Dans les années 1930 de premiers signaux d’un déclin du mythe se font jour et de fins observateurs de Paris le notent. Mais c’est dans les années 1960-1970 qu’a lieu le tournant décisif. La Parisienne disparaît, disqualifiée ou délégitimée dans les nouveaux discours sinon dans le sens le plus immédiat d’habitante de Paris. Quelques traces de l’imaginaire sont toutefois sensibles ou resurgissent mais sans vraie postérité.
La Parisienne critiquée. Le temps balzacien ?
6Le registre critique d’abord. Il est très large et renvoie souvent à l’image inversée de la Parisienne triomphante que nous évoquerons ensuite. Balzac puis Maupassant se feront les principaux échos de ces dénonciations. La Parisienne devient alors frivole, vaine, dure, rusée, fausse, artificielle, prétentieuse, tapageuse, agitée, intéressée, indifférente, malsaine. Elle est fréquemment opposée à la provinciale, pure et honnête, rude et franche, modeste et saine, etc. Dans un florilège de riches citations, faisons-nous plaisir avec un choix pittoresque. Voici Balzac, dans La peau de chagrin, qui évoque « la Parisienne [...] vaine de sa toilette et de son esprit », ou le même, dans Un ménage de garçon, « le ton aigre de la Parisienne quand elle exprime sa défiance de chatte ». Montherlant, il est vrai qu’il n’aimait guère les femmes, reste encore dans ce courant en 1929 dans la Petite infante de Castille, évoquant « les femmes à peau blafarde et particulièrement les Parisiennes qui doivent se faire de faux yeux, une fausse bouche, un faux teint, tout faux, afin de pouvoir plaire ne me causent qu’agacement et nausée ». Pour Maupassant, « la Parisienne, c’est le triomphe élégant et effronté du faux »3. Et au bilan Maupassant de conclure dans la même nouvelle : « Messieurs les écrivains qui sont tous parisiens nous chantent la Parisienne sur tous les tons parce qu’ils ne connaissent qu’elle, mais je déclare moi que la provinciale vaut cent fois plus, quand elle est de qualité supérieure ». D’ailleurs, nous dit Maupassant, « la provinciale fine a une allure toute particulière, plus discrète, plus humble que celle de la Parisienne [...] [Elle] ne promet rien et donne beaucoup tandis que la Parisienne, la plupart du temps, promet beaucoup et ne donne rien au déshabillé ». Le noyau dur du mythe (autour de la sexualité prêtée à la Parisienne) est ici attaqué ! Si Maupassant, Montherlant, Bourget continuent donc à reprendre le mode balzacien de la mauvaise Parisienne, ils doivent cependant s’incliner devant la déferlante de l’image triomphante qui s’étend à la fin du xixe siècle.
Le triomphe de la Parisienne
7Peut-on faire nôtre l’opinion d’Hubert Juin dans un essai qui accompagne un volume de photographies paru en 1978 ?4 Il consacre un long développement à « Un monarque universel : la Parisienne » et considère que le mythe de la Parisienne est né de la chute de la monarchie : « Cette république, la IIIe [...] soupire après un monarque : c’est son vœu secret, sa nostalgie et son ambition dissimulée – mais ce monarque elle l’a : c’est la Parisienne. Un monarque en chair et en os, en costume et en masques, en odeur et en saveur... » De fait, le sentiment que la Parisienne règne, qu’elle peut prendre son bon plaisir est souvent évoqué : « Un front de reine / Des yeux moqueurs / La souveraine / de tous les cœurs »5.
8On gardera toutefois une certaine réserve devant cette affirmation, même s’il est clair que la Parisienne devient un symbole du rayonnement de la France comme dans le chapitre « La Parisienne » de Léon-Paul Fargue dans Le piéton de Paris en 1939. Mais déjà en 1852, Léon Gozlan pouvait écrire que, pour les Russes, la Parisienne c’était « la justification éclatante de la supériorité de la France sur les autres nations ; la femme qu’on rêve à seize ans, et la seule dont on se souvienne à soixante »6.
9Sans doute là encore la chanson est-elle plus parlante : « Paris reine du monde, Paris c’est une blonde » ne dit pas autre chose en 19267.
10Toujours est-il que voici la Parisienne sur son trône. Il serait inutilement long de développer toutes les qualités qui sont reconnues à cette entité magique. On dégagera cinq grands registres que l’on pourrait nuancer et compléter à l’infini.
La Parisienne, c’est la Femme. Paris c’est la Femme
11La Parisienne est l’image de la féminité exacerbée (au sens où on l’entendait bien sûr à l’époque que nous évoquons). Passons sur les images banales de la jolie poupée, du petit joujou, de l’enfant gâté, de la séductrice qui sait arranger ses pièges, de la fragilité ou de la coquetterie ; il n’y aurait là rien d’inédit. Insistons donc sur deux aspects : « Qu’est ce que la Parisienne ? La Femme avec majuscules », écrit Hubert Juin évoquant le Paris de 1900. Pour Jean-Louis Bory, la Parisienne est « la femme la plus féminine du monde » comme « Paris est la ville la plus féminine du monde ». Pour Léopold Guilhem, petit poète méridional, « c’est la Femme idéale »8. En bref « la Parisienne est si bien femme » qu’elle le reste en toute circonstance même pendant les guerres en s’occupant de sa coiffure9.
12Cette féminité s’exprime dans la sexualité. Balzac, qui n’aime guère les Parisiennes, pense tout de même « qu’il manque un sens à ceux qui ne les adorent pas »10. Frisson, caresses, parfum d’amour, volupté..., tout le lexique des amants sensuels accompagne la Parisienne. Paul Géraldy associe aussi Paris ville amoureuse et féminité des Parisiennes : « L’amour considéré à Paris plus qu’ailleurs comme événement principal s’y voit chargé d’un sens plus fin, d’ambitions plus exigeantes [...] Lucides, averties, savantes, les femmes de Paris sont celles qui, de tout temps, animées par les vibrations que communiquent à l’air les pierres et les cerveaux, les leçons partout prodiguées des artistes [...], ont donné un style à l’amour »11. Les dessins des Parisiennes d’André Rou-veyres représentent comme le dit Rémy de Gourmont « une sensualité plus délicate, plus raffinée... plus intelligente... d’une grâce plus particulière »12, qui les différencie des Orientales.
13Ainsi « Paris est capitale féminine... C’est la Parisienne qui accorde à la capitale son climat parfumé, son style incomparable, son esprit le plus sensible »13. Et l’exposition universelle de 1900 consacrera ce règne de la féminité.
Le charme de la Parisienne : le mouvement – allure et mode
14On commencera par ce qui ressort de l’apparence. La Parisienne a de l’allure. On la reconnaît d’abord à sa démarche, son mouvement, sa manière de marcher, sa vivacité, sa mobilité, sa souplesse, sa légèreté. Le baron de La Vie parisienne ne s’y trompe pas comme le lui fait observer son ami : « Vous êtes observateur... Il n’y a vraiment que les Parisiennes qui sachent sortir à pied »14. Cette vitalité et cette légèreté de l’allure sont doublées d’une « animation » du visage, du regard.
15A cette apparence vive, vivante, la Parisienne ajoute la toilette à laquelle elle accorde une grande importance (il suffit encore de regarder la série de dessins de Kiraz sur les Parisiennes qui paraissent dans un grand hebdomadaire féminin) et qui doit toujours traduire la mode. La Parisienne est à la mode, elle est la mode. « La toilette admirable que portait pas plus tard qu’il y a quelques jours la Parisienne par excellence... »15 fait la Parisienne et les provinciales ne cessent de s’y référer : « Les trois dames n’ont qu’une préoccupation : passer l’inspection de la toilette de la Parisienne »16.
16Par la mode, la Parisienne est aussi un des médiateurs de la nouveauté et de l’éphémère : Elle est à la page17, et Bernard-Marie Koltès évoque encore en 1983 « cette élégance, ce chic des Parisiennes, ce côté dernier cri, si fragile »18. Par la mode enfin la Parisienne touche à l’art. Évoquant « une exposition sensationnelle » annoncée par un journal, Marcel Proust remarquait qu’il « s’agissait d’une exposition [...] de robes, de robes destinées d’ailleurs à ces délicates joies d’art dont les Parisiennes étaient depuis trop longtemps sevrées »19.
17Au bilan, par l’allure, la démarche, la toilette, la mode, la Parisienne est élégante. Même quand elle n’est pas belle, elle a du charme. Ces braves Goncourt résument en une longue et définitive phrase cette représentation :
« Une mise délicieuse, des gants à ganter des mains de poupée, un corsage coupé par un artiste, la toilette et les mille riens qui la font valoir, les jolies attitudes, le piquant du maintien, la fantaisie du geste, le caprice du corps et du mouvement, le froufrou, ce bruit de soie de l’élégance, elles avaient tout ce dont la Parisienne fait son charme et, sans être belles, elles trouvaient le moyen d’être presque jolies avec un sourire, un regard, des détails, des apparences, des éclairs, de l’animation, un certain petit tapage de physionomie »20.
18Ce charme du mouvement et de la tension est ainsi un modèle naturel des artistes et seuls les plus grands peuvent arriver à en rendre compte21.
19Notons aussi que la Parisienne, même la plus modeste, trouvera les ressources qui lui assureront cette apparence. Si les plus riches dépensent des fortunes à leurs toilettes, les plus pauvres savent, avec ingéniosité, trouver ces riens qui habillent la Parisienne, ces détails qui la distinguent. Voici Gigi la secrétaire « que les étrangers regardent avec étonnement », « elle est jeune, bien habillée de peu. Elle grignote quelquefois en marchant »22. C’est dit en peu de mots le secret du charme de la Parisienne.
L’esprit
20Mais la Parisienne légendaire n’est pas seulement apparence vivante et élégance éphémère. La Parisienne est aussi célébrée pour son esprit, qualité qu’elle partage avec son homologue masculin, mais en plus aigu, en plus agile. Cet esprit se traduit aussi dans l’art de la conversation. « Démon d’esprit, [...] composé d’esprit et de grâce [...] la Parisienne est la femme sans pareille pour souper toute la nuit... »23 « Nulle beauté n’égale au monde l’esprit des filles de Paris », dit bien encore la chanson des Parisiennes ! Et dans un registre tout différent l’austère Monsieur Taine ne dit pas autre chose : « Le Péruvien, le Valaque, l’Anglais morose, l’homme enrichi viennent s’établir ici : c’est que la Parisienne les réveille. Pour cela elle a deux talents. Premier talent : l’art de dire, de laisser dire et de faire dire.... »24 Les réparties de la Parisienne sont célèbres, elle qui « a des boniments tout à fait surprenants »25. Par l’esprit et la conversation, la Parisienne peut devenir une femme d’influence : « En aucun autre endroit du monde, la Femme n’exerce un pouvoir (politique et social) de cette nature », estime Hubert Juin26. Nous ne reviendrons pas sur les salons qui ont été déjà largement étudiés et que regrettera tant Léon-Paul Fargue à la veille du second conflit mondial.
L’indépendance
21Le quatrième grand registre récurrent dans les évocations de la Parisienne, c’est sa forte personnalité. Charmante, vive, piquante, élégante, pleine d’esprit et de conversation, la Parisienne n’est pas seulement un plaisant joujou. La Parisienne est d’abord une femme libre, mutine, effrontée qu’il n’est pas facile de soumettre. Comme le peuple de Paris elle est volontiers frondeuse et ne s’en laisse pas compter, elle a du « toupet »27. L’anthropologie même de la Parisienne est là pour nous le montrer avec son nez retroussé, représentation dominante du physique de la Parisienne, qui affirme son indépendance et son impertinence28.
22Bien entendu, ce discours comme la presque totalité de ceux ici cités sont masculins et une analyse pourrait le situer comme une variante de la conception masculine (quoi de plus agréable que de conquérir une telle femme, si libre...). Mais on pourrait aussi s’interroger sur un chemin parisien vers la liberté de la femme.
23Revenons donc à Taine et à ce qui réveille les riches étrangers. Le premier talent qu’il évoque est l’art de dire : « Second talent : la Parisienne est une personne, non une chose ; elle sait parler, vouloir, mener son homme, elle a des réparties, des insistances, des caprices... » A l’autre bout de la chaîne de nos références, les chansons disent pareil. Mistinguett chante en 1929 Gosse de Paris29 : « Vos promesses et tous vos serments/ Je n’y crois pas car c’est du boniment / Mon air gouailleur / mes yeux moqueurs / de midinette / sont pleins d’bonheur [...] / À l’espagnol amoureux qui m’dit / Yo t’aime et yo te veux / J’réponds : T’as du r’tard mon vieux ! »
24Ainsi « les Parisiennes... elles savent ce que c’est que de vivre »30, on ne leur en compte pas. Elles savent se défendre, souvent en bandes comme ces groupes de secrétaires ou de trottins qui se moquent d’abondance des vieux beaux dans nombre de récits. Et si elles se vendent, elles gardent leur cœur.
La Parisienne est sentimentale
25Le dernier registre que nous voudrions évoquer est de l’ordre de la sensibilité et des sentiments. Souvent critiquées pour leur dureté ou leur attachement au plaisir ou à l’argent, les Parisiennes dans leur légende glorieuse se voient aussi reconnaître du cœur. La Parisienne aime, elle ne se donne vraiment que lorsqu’elle a un coup de cœur. Jean Lorrain résume ce dernier registre dans un article de 1900 : la Parisienne qui est « le charme de la séduction même, la plus capiteuse et la plus prenante des comédiennes... avec ses câlineries d’attitude et de regards, ses nervosités d’enfant gâté et volontaire, ses souplesses félines, ses inconséquences et ses inconscientes perfidies (etc.) » a aussi « ses coups de cœur, jolis et naïfs comme des étourderies »31. Gérard Bauër qui était un spécialiste de la Parisienne l’évoque comme une « rosée du cœur »32, et même Balzac reconnaît que « si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacrifient [...] »33 plus que les provinciales à cet amour.
26Ainsi, « les filles de Paris ont plus de cœur qu’on ne pense », peut conclure Marcel Achard même si elles ne sont pas des « oies blanches »34. Ces qualités de cœur, jointes à leur esprit, font d’elles des femmes d’une rare sensibilité, d’une rare compréhension humaine.
La fin d’un mythe
27Dès l’entre-deux guerres se manifestent des signes d’un certain déclin de la légende de la Parisienne. Gérard Bauër la voit se banaliser dès 192935. Il évoque trois causes de cette évolution. D’abord une tendance générale à l’uniformité au travers d’une culture de masse qui affecterait le modèle original de la Parisienne. Corrélativement il note le progrès des modèles féminins étrangers. L’influence de New York sur la mode ou le déplacement des types de grande beauté. Le charme parisien ne définit plus la beauté féminine. Valéry Larbaud ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « Et nous sommes prêts à soutenir que les Londoniennes et les Argentines s’habillent mieux, moins "archaïquement" que les Parisiennes »36. Léon-Paul Fargue constate aussi déjà les effets de la mondialisation du cinéma : les stars dépassent la Parisienne : « Le cinéma crée avant tout des stars de réputation "mondiale" et d’une beauté nouvelle qui [...] remplacent pour les jeunes générations les Parisiennes d’avant la guerre »37. Enfin Bauër évoque les effets de mutations sociales assez disparates comme la fin de l’oisif (qui pouvait consacrer avant la guerre tout son temps au culte de la Parisienne alors que l’actif n’a plus le temps d’aimer cette souveraine des cœurs). Apparaîtrait aussi la diminution de la flânerie ; la marche devient plus gymnastique ou contrainte (comme celle de l’Américaine) qu’agrément, et l’allure de la Parisienne en est affectée. Enfin bien sûr il évoque plus classiquement le travail des femmes38 qui contrarie certains aspects du mythe qui, toutefois, perdure selon lui à ces évolutions. Dix ans plus tard, en 1939, Léon-Paul Fargue est plus radical encore : « Quelques années encore, et la Parisienne disparaîtra de la capitale et de la légende [...] pour céder la place aux femmes de Paris, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ».
28La prédiction n’est pas loin de s’être avérée exacte. Une étude réalisée sur le corpus des livres et périodiques de la Bibliothèque nationale de France le confirme. Si encore dans les années 1950 et au début des années 1960 « la Parisienne » ou « les Parisiennes » abondent dans les titres, les deux formes s’affaissent rapidement dans les années 1970, malgré quelques rares rejets. Encore leur usage prend-il tout un sens différent et autrement complexe ! Ainsi La Parisienne de Françoise Mallet-Joris, Michel Grisolia et Marie-Paule Belle de 1976 est-elle avant tout une charge contre le snobisme parisien : « Je ne suis pas parisienne / ça me gêne ça me gêne / je ne suis pas dans le vent / c’est navrant c’est navrant [...] / Je ne suis pas M.L.F. / Je sens qu’on m’en fait grief / m’en fait grief ».
29La Parisienne assimilée au M.L.F. Ce serait une belle fin à notre histoire...
LA PARISIENNE ET LES PARISIENNES
30Nous irons ici à grands coups de serpe pour esquisser des premières réflexions qui visent à relier histoire sociale et histoire des représentations des Parisiennes. User du concept de « La Parisienne », nous l’avons dit, pourrait masquer la diversité évidente de notre population, et ses mutations considérables que nous étudierons à trois niveaux.
Être ou ne pas être de Paris
31Comme les Parisiens masculins, la majorité des Parisiennes n’est pas née à Paris. En 1921, elles sont seulement 39 % à être nées à Paris, en 1936, 38 % etc. Les écarts avec les Parisiens masculins nés à Paris sont faibles. La différence principale tient à l’importance des Parisiennes nées en province : 53 % en 1921, 53 % en 1936, soit sensiblement plus que les Parisiens masculins ; par contre elles sont relativement beaucoup moins nombreuses à être nées à l’étranger. La Parisienne a donc d’abord été une provinciale. Nous connaissons mal ces phénomènes d’éventuelles différenciations d’origine (sinon par l’exemple de Bécassine qui n’est pas vraiment une « Parisienne »...). Nos auteurs eux-mêmes divergent et fluctuent sur ce point. Mettons à part le cas de racisme parisien de nos chers Goncourt (il ne concerne pas seulement la Parisienne) : « Du reste à Paris, dans le Paris d’aujourd’hui, oui, le Parisien, la Parisienne, ça commence à devenir bien rare dans cette société sémitique ou auvergnate ou marseillaise par suite de la conquête de Paris par la juiverie et le Midi »39. Mais la différenciation entre natif et non natif est sensible ailleurs comme chez Léon Frapié en 1904 : « Il y avait deux catégories de binettes : les Parisiennes pures, plus mièvres et plus ciselées, et les Parisiennes d’occasion, plus épaisses, avec des traits rudes, sous lesquels on déchiffrait le Normand ou l’Auvergnat »40. Gérard Bauër atténue ces propos mais estime qu’une Parisienne native est plus de Paris car elle a « une délicatesse qui participe autant du physique que du moral ». « Cette délicatesse du corps, du sentiment, du procédé » lui est naturelle car la native n’a pas à conquérir Paris, n’a pas à faire ses preuves, n’a pas de morgue si elle réussit, « n’a pas cette âpreté, cette lourdeur qu’on remarquera souvent chez les femmes de
32province, ni le fracas des étrangères », fussent-elles venues à Paris. Et la « provinciale parvenue » à Paris se sent toujours41.
33D’autres au contraire plaident pour le miracle parisien, le miracle de la capitale, le miracle du melting-pot parisien. Paris crée la Parisienne et les « Parisiennes peuvent être café-crème comme Joséphine Baker ou juives comme Sarah Bernhardt [...] et la Parisienne peut hardiment venir de Moscou, de Sucre ou de Castelsarrasin »42. Hubert Juin dit de même en considérant la Parisienne « non pas une femme née à Paris, mais une femme de Paris, qui peut être de la province ou des pays étrangers »43. Et Germaine Beaumont pense qu’il suffit pour être parisienne d’assimiler rapidement l’air et le ciel de Paris44. Alors, ce que les Parisiennes ont en commun, « ce sont les nuances d’un ciel unique, les frissons d’arbres au-dessus d’un ruban d’eau calme entre de vieilles pierres, le multiple visage des rues, le métro, France-Soir, le Printemps ou Prisunic, le cinéma ou le bal... »45
Figures sociales de la Parisienne
34Il importe sans doute de rappeler que les Parisiennes ont toujours travaillé (à l’exception bien sûr des femmes de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie) et que leur niveau d’activité a été et est très supérieur à celui des femmes des autres grandes villes françaises46. Mais il y a eu des mutations sensibles des activités des femmes de Paris. Et les 300 000 midinettes du début du siècle, les 180 000 domestiques ne sont plus respectivement que 10 000 et 20 000 en 1982, alors que les employées de bureau qui se comptaient 20 000 en 1906 sont 150 000 en 1982, sans compter la croissance connue et lente des femmes dans le secteur de l’éducation, de la santé, et chez les cadres. Grande stabilité par contre dans le commerce et la restauration, les Parisiennes étaient 150 000 à y travailler au début du siècle ; le chiffre n’a que peu décliné en 1982. Notre propos n’était pas de tracer les différentes cultures féminines sociales ou professionnelles qui ont pu exister. Mais ce qui nous est apparu très net c’est que fonctionnaient des activités significatives
35de la Parisienne. En quelque sorte il existe des Parisiennes emblématiques (au-delà de personnalités évidentes). Cécil Saint-Laurent retient dans sa Parisienne de 1956 la secrétaire : « Elle accepte le regard de ceux qu’elle croise. Elle commente volontiers leur aspect quand elle est en bande... » Il y a aussi trois starlettes (une fille de la grande bourgeoisie, une fille de la petite bourgeoisie qui a été au cours Simon et une jeune fille modeste de Belleville), T. du Maxim’s, née en Hongrie, amante d’un banquier, la Belle Hélène, modèle, « la plus parisienne des Parisiennes », Ernestine, la vendeuse de fromage admirée des peintres de Montmartre, Elvire qui sait tout... H. Monier illustre de quatorze petits dessins ses « Parigotes » de 195947. Il y a là une intellectuelle chez Flore, une étudiante, une midinette aux Tuileries, deux prostituées, une Bretonne, un modèle, une concierge, deux bourgeoises, une ouvrière, une marchande des quatre-saisons... Jean-Louis Bory évoque une concierge, une modiste, une épicière de Mouffetard, un professeur, une clocharde, une dactylo, une blonde de Pigalle, une vieille comtesse48.
36Un travail que nous avions fait sur la Comédie humaine présente dans les chansons de Paris49, montrait les mêmes figures sociales dominantes, prostituées, mondaines, modèles, midinettes, trottins, employées à midi, marchandes (de rue de préférence) et bourgeoises en goguette. Toutes figures qui fonctionnaient comme élément d’une circulation sociale. Les Parisiennes signifient alors le possible non seulement de la Parisienne mais du Parisien. « Cette société qui est celle de la Parisienne fait voisiner les têtes couronnées et les marginaux », constate H. Juin.
Où sont les Parisiennes ?
37Cette parisienne, médiatrice sociale, se retrouve aussi dans l’espace de l’habitat. Nous avons dit que la Parisienne était plus nombreuse que le Parisien masculin ; mais cette supériorité est inégalement répartie dans la géographie parisienne. Les travaux de Louis Chevalier l’avaient déjà montré pour le xixe siècle ; le phénomène s’avère de longue durée. Rien n’y fait. Les quartiers bourgeois sont plus féminisés. Deux exemples entre mille. En 1921, 159 femmes pour 100 hommes dans le 16e arrondissement, 157 femmes pour 100 dans le 7e arrondissement, 114 dans le 19e, 117 dans le 20e. Il est possible en 1982 d’éliminer d’éventuels effets d’âge. En s’en tenant aux seuls 20-39 ans, les écarts restent significatifs. On pourra s’amuser au jeu des fausses corrélations en comparant cette carte aux résultats électoraux parisiens de 2002... Mais le fait est là, évident et durable - et ce n’est pas le seul fait d’une surabondance des domestiques (il n’y en a plus guère en 1982) dans les quartiers bourgeois -, les femmes sont sur-représentées dans les quartiers aisés. Toute une gamme d’activités ou de situations personnelles conduisent les femmes là encore à une plus grande capacité de circulation spatiale à Paris. Sans doute est-ce vrai ailleurs, mais la capitale est le lieu privilégié de ce caractère médiateur dont l’étude appellerait à une anthropologie des Parisiennes.
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38Bien des pièces nous manquent pour articuler l’ensemble des propositions de ce texte qui se veut problématique. Mais tout nous montre qu’on ne peut répondre à la question « Qui sont les Parisiens ? » sans connaître les Parisiennes autour desquelles s’est élaboré un formidable imaginaire qui domine de manière rare le champ discursif. Il est vrai que les propos ici évoqués sont massivement ceux des hommes. Toutefois les indices récoltés dans une première plongée dans l’épaisseur du social nous conduisent à penser que les femmes ont bien été, par leurs origines, leurs activités, leurs personnalités, les vecteurs décisifs de la construction d’une identité parisienne.
Notes de bas de page
2 Les Parisiennes, Les peintres témoins de leur temps. Musée Galliera, Paris. 1958.
3 G. de Maupassant, La Chambre, 1884.
4 H. Juin, La Parisienne, les élégantes, les célébrités et les petites femmes 1880-1914, Trésor de la photographie, 1978.
5 Les Parisiennes, paroles de Victor Meusy, plusieurs musiques, 1880.
6 L. Gozlan, Les Maîtresses à Paris, Paris, 1852.
7 Cf. aussi « Nul esprit n’égale au monde l’esprit des filles de Paris », dans Les Parisiennes, chanson citée, ou encore des passages de La Parisienne y a qu’ça ! de William Burgey et Henri Fragson, 1905.
8 L. Guilhem, Parisienne, 1936.
9 Stéphane, L’art des la coiffure féminine, Paris, 1932.
10 H. de Balzac, Petites misères de la vie conjugale.
11 P. Geraldy, dans Les Parisiennes, Les peintres témoins de leur temps, op. cil.
12 A. Rouveyres [avec un texte de R. de Gourmont], Parisiennes, Paris, 1923.
13 R. Heron De Villefosse, « Paris capitale féminine », dans Les Parisiennes, Les peintres témoins de leur temps, op. cit.
14 H. Meilhac et L. Halévy, La Vie parisienne, 1867.
15 Mallarme, La dernière mode, 1874.
16 G. Feydeau, La dame de chez Maxim, 1914.
17 R. Sabatier, Les fillettes chantantes, 1980.
18 B.-M. Koltès, Combat de nègre et de chiens, 1983.
19 M. Proust, À la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, 1922.
20 E. et J. do Goncourt, Renée Mauperin, 1864.
21 Huysmans estime que seuls les « indépendants » peuvent rendre compte de la Parisienne « dont la très spéciale beauté est faite d’un mélange pondéré de naturel et d’artifice... », alors que les académiques en sont incapables. Cf. J. K. Huysmans, L’art moderne, 1883.
22 C. Saint-Laurent, La Parisienne, 1956. Superbe livre illustré ; un des derniers qui mettent en avant la Parisienne mythique.
23 L. Gozlan, Les Maîtresses à Paris, op. cit.
24 H. Taine, Vie et opinions de Monsieur Frédéric Thomas Graindorge.
25 Ça c’est Paris, paroles de Lucien Boyer et Jacques Charles, musique de José Padilla, 1926.
26 H. Juin, dans La Parisienne..., op. cit.
27 G. Chepfer, Saynètes, paysanneries, La marraine du poilu de Saizerais, 1922.
28 Voir aussi Isaac et Malet décrivant la célèbre statue trouvée à Cnossos et appelée La Parisienne. Ce texte est repris par Jacques Laurent dans sa présentation du premier numéro de La Parisienne, revue mensuelle, 1953 : « La silhouette pimpante de cette jeune personne au nez légèrement retroussé... »
29 Gosse de Paris, paroles de Léo Lelièvre, Henri Varna et de Lima, musique de René Sylviano, 1929
30 O. Mirbeau. Le journal d’une femme de chambre, 1900.
31 Cité dans H. Juin, La Parisienne..., op. cit..
32 G. Bauër, La Parisienne, 1929.
33 H. de Balzac, Le père Goriot.
34 M. Achard, dans Portraits de Paris, J. Romains dir., Paris, 1951.
35 G. Bauër, La Parisienne, op. cit.
36 V. Larbaud, « Paris de France », dans Jaune, bleu, blanc, 1927.
37 L.-P. Fargue, « La Parisienne », dans Le piéton de Paris, Paris, 1939.
38 Bien que dans l’entre-deux guerres le travail féminin baisse sensiblement, mais l’auteur baigne dans le discours dominant de l’accroissement de ce travail des femmes.
39 Journal mémoires de la vie littéraire, avril 1889.
40 L. Frapié, La maternelle, 1904.
41 G. Bauër, La Parisienne, op. cit.
42 L.-P. Fargue, Le piéton de Paris, op. cit.
43 H. Juin, dans La Parisienne..., op. cit.
44 G. Beaumont, « La Parisienne ». dans Portraits de Paris, op. cit.
45 J.-L. Bory, dans Les Parisiennes, Les peintres témoins de leur temps, op. cit.
46 Cf. Atlas des Parisiens, 1984, p. 28.
47 H. Monier, dans Les Parisiennes, Les peintres témoins de leur temps, op. cit.
48 J.-L. Bory, dans Les Parisiennes, Les peintres témoins de leur temps, op. cit.
49 Cf. Paris le peuple, xviiie-xxe siècles, J.-L. Robert et D. Tartakowsky dir., Paris, 1999.
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