Listes et espace dans les premières chansons de geste
Topos épique et/ou scripturalité laïque ?
p. 357-399
Texte intégral
1Il s’agira ici d’évaluer et de comparer les stratégies de composition et d’utilisation de listes d’espace(s) dans deux corpus du XIIe et du début du XIIIe siècle : quelques-unes des premières chansons de geste en langue d’oïl, et certaines « chroniques1 » contemporaines en latin, notamment la Chronique dite du Pseudo-Turpin2 et l’Iter Hierosolimitanum3, dont il a déjà été montré4 qu’elles entrent dans un dialogue plus ou moins direct avec les chansons.
2Ces deux corpus, roman et latin, partagent au premier chef la mise en scène d’épisodes impliquant Charlemagne, son fils et ses barons, dans un espace caractérisé systématiquement comme une périphérie dans la crestïenté : un espace où la déprise du pouvoir du prince et/ou de l’Église est avérée d’une manière ou d’une autre, que cet espace soit celui des confins de la chrétienté (les chansons consacrées à Guillaume d’Orange par exemple, comme les chroniques latines), ou celui des comtés de la France (dans le cycle dit des « barons révoltés », par exemple). Ces textes partagent aussi la même revendication : dire le voir (la vérité) et exercer une auctoritas sur l’estoire de la crestïenté, en recourant à un passé carolingien. Mais il s’agit aussi dans les deux cas, comme l’ont montré D. Iogna-Prat et A. G. Remensnyder5 à partir de certains corpus latins monastiques et biographiques, de « faire l’histoire d’un espace proprement chrétien » en mobilisant pour cela la « figure du souverain6 », en l’occurrence au XIIe siècle la figure du souverain carolingien. De ce point de vue, la figure du prince constitue un observatoire privilégié de l’histoire de la représentation de l’espace et notamment d’une de ses plus profondes transformations. Ainsi, à partir de la Vita Ludovici Pii de l’Astronome, les constructions narratives latines ont œuvré dès le règne de Louis le Pieux à la « remise en cause, au cœur des travaux historiographiques […], de la figure du souverain constructeur parce que chef d’Église7 ». Dès ce moment et jusqu’à la Chronique du Pseudo-Turpin et à l’Iter Hierosolimitanum, donc au moment de l’émergence des représentations spatialisées des taxinomies sociales et des pouvoirs qui caractériserait les XIe et XIIe siècles8, la mise en scène de l’espace dans nombre de textes latins dévoile une franche cléricalisation de son appropriation, tandis que le personnage de grand prince laïc est dépossédé de toute forme spirituelle de construction et de définition de l’espace chrétien : le castrum/castellum et le palatium non ecclésiastiques n’y sont pas des pôles fondamentaux voués à incarner l’espace. Mais on peut douter qu’à partir de ces figures du prince et de grands laïcs carolingiens, et des chasteaus, tors et cités ou moustiers, le discours tenu soit le même dans le corpus épique émergent.
3La démarche de comparaison entre énoncés contemporains va de soi en contexte, d’abord parce qu’il convient d’interroger la coïncidence chronologique qui marque l’apparition des manuscrits des chansons. Rappelons que c’est au moment de la « rupture de l’amitié9 » qu’occasionnent les « nouveautés » revendiquées par les homines Dei par rapport aux « autres », les laici, que les énoncés romans épiques sont mis par écrit pour la première fois, vers 1125. En réalité, c’est dès 1050 que l’on décèle un remploi explicite et important de la matière développée dans le corpus des chansons10, pourtant non encore écrites, par certaines productions ecclésiastiques (chartes, chroniques, vitae…), par exemple dans les « légendes de fondation » monastiques d’un grand espace sud-ouest étudiées par A. G. Remensnyder11 : les guerres en Hispanie de Charlemagne, son voyage à Jérusalem et Constantinople, la prise de Narbonne, ou encore la compagnie des chevaliers qui l’entourent, Roland, Olivier, Ogier le Danois et Guillaume… Le remploi conjoint dès 1050 de certaines constellations de noms propres de personnages et de types d’espaces utilisés pour y ancrer le récit constitue pour nous le moyen de repérer une matière qui n’appartient pas aux corpus ecclésiastiques connus, même de date carolingienne12, et d’en déduire que cette matière ne peut être issue que d’un autre corpus : celui qui nous est offert sous une forme écrite dans des manuscrits, contenant des chansons de geste par exemple, mais apparaissant plus tard, à partir du début du XIIe siècle. Le remploi précède donc la mise par écrit des chansons (qui débute vers 1125), puis se poursuit au-delà de la diffusion des premiers manuscrits épiques, après 1125. Les problématiques déjà complexes de la scripturalité en sont rendues plus opaques : nous sommes obligés de tenir compte d’une diffusion des chansons antérieure à leur mise par écrit, autrement dit de formes à jamais inaccessibles puisqu’orales, connues d’abord par leur seul remploi dans des discours ecclésiastiques, puis par des énoncés épiques écrits mais plus tardifs que ne l’est leur diffusion. Or les remplois ecclésiastiques de personnages de chansons, de leurs actes et de leurs espaces d’action ne sont pas simplement un ornement textuel gratuit, à partir d’une matière neutre, d’où la nécessité de confronter les corpus et de réfléchir à l’identité sociale des récits qui la partagent : identité conçue à la fois comme « idemnité », que dévoile ce remploi d’une matière commune, et « ipséité », soit la construction d’un particularisme dans l’écart13. De fait, les premiers remplois ecclésiastiques de la matière des chansons vers 1050 consistent, comme l’ont montré les travaux de P. Chastang et A. G. Remensnyder14, et exactement comme l’avait posé D. Iogna-Prat à partir de la matière biographique carolingienne, à faire des personnages carolingiens épiques de princes et de grands laïcs les acteurs d’une spatialisation ecclésiastique (monastique ou canoniale), voire d’une territorialisation cléricalisée de la crestïenté, terme qui en langue romane n’est pourtant pas forcément lié à la notion d’espace mais intègre aussi bien la définition d’un groupe d’hommes par les liens transactionnels qui les unissent15. Les remplois de la matière même des chansons de geste sont donc mobilisés au cœur de la construction d’un espace ecclésiastique et cléricalisé pour laquelle, là est un autre point important, c’est un langage spatialisé qui est mis au point et utilisé, par exemple dans le nom des hommes mis en scène : Aymeri de Narbonne ou Guillaume d’Orange.
4C’est par rapport au projet narratif global de définition de la crestïenté, de son espace et de sa memoria proposé par les deux corpus, latin et roman, que nous nous intéresserons spécifiquement à deux des pouvoirs des listes : leur pouvoir de définition par la sélection des objets co-énumérés16 et leur pouvoir d’exclusion, d’occultation et d’intégration. La confrontation des formes listes très caractéristiques proposées par les deux corpus dans leurs projets respectifs de représentation de l’espace nous permettra de mesurer la nature des rapports dialectiques que ces remplois tissent entre les discours : effacement, circulation ou acculturation du discours spatialisé tenu à travers les listes. Nous tenterons de la sorte d’évaluer non pas seulement par une historicisation de la liste17, mais par sa mise en contexte de discours et par la comparaison entre énoncés, s’il se dégage des stratégies différenciées de montage et d’utilisation des listes selon l’identité sociale de la « communauté textuelle » dont le discours considéré (chansons de geste, ou chroniques latines) émane ou plutôt s’il est possible d’inférer de ces stratégies la nature des communautés de production des textes que, pour les chansons, nous ne pouvons pas connaître par des critères externes.
La liste dans les premières chansons de geste : ressacs internes et « invariances » épiques, d’Homère à Peter Jackson ?
Un corpus spécifique : brève présentation des premières chansons de geste de langue romane
5Il convient peut-être de préciser quelques données à propos des chansons de geste que nous confronterons au corpus latin. Tout d’abord, le corpus roman (Chanson de Roland, Chanson de Guillaume, Couronnement de Louis, Moniage Guillaume…)18 à partir duquel nous nous proposons de réfléchir à la liste et à la manière dont elle encode un espace représente quelques-uns des premiers témoins écrits d’une langue romane, en l’occurrence la langue romane d’oïl. Les premiers manuscrits se diffusent sporadiquement à partir de 1125. D’emblée, la situation sociolinguistique de ce corpus pose la question :
- de la scripturalité en jeu : pourquoi écrire, en langue romane, à ce moment-là, alors que les langues romanes sont actives depuis le VIIIe siècle sur leurs terrains respectifs ? Ne nous leurrons pas : les énoncés écrits en langue romane manifestent une haute littérarité, qui interdit de s’en tenir aux arguments techniques sur la fonction véhiculaire de la langue romane et ce, même si Wace et comme lui d’autres clerici la réduisent à n’être qu’un pis-aller du latin19 ;
- de l’identité sociale qui, en tant que « site d’énonciation », produit et stabilise ses traits définitoires à travers des productions écrites et délatinisées20 : quelle est cette identité sociale ? Rappelons qu’un problème massif pèse sur l’analyse de la situation sociolinguistique et des processus de mises par écrit des langues romanes en contexte : nous n’avons généralement pas les moyens de déterminer le lieu de production des premiers manuscrits qui contiennent les chansons, encore moins un « auteur » ou même un commanditaire. Nous ne pouvons donc pas nous appuyer sur l’histoire d’un établissement monastique ou d’un chapitre, encore moins sur un parcours biographique, pour interroger le sens de ces textes dans une stratégie de conflit, de défense, de gestion, de renforcement des liens… Nous ne disposons pas a priori de l’identité sociale qui énonce et/ou écrit ces textes, d’autant que les catégories indigènes de clerc ou de jongleur sont extrêmement complexes à éclairer en contexte, comme l’ont montré des travaux nombreux et érudits. Il est en revanche possible d’interroger cette identité en juxtaposant les systèmes de représentation : ceux que mettent en œuvre les chansons, ceux que mettent en œuvre d’autres corpus mieux situés, par exemple les différents corpus ecclésiastiques. La confrontation avec les autres discours du contexte apporte les moyens de dénaturaliser et de mettre à distance critique le ce-qui-va-de-soi21 que semblent parfois proposer les textes dits littéraires. En effet, le passage que représente la mise par écrit d’une langue dans un système sociolinguistique complexe comme l’est celui de la période centrale du Moyen Âge n’est pas anodin, et constitue un événement social majeur. Cette mise par écrit relève d’une pratique sociale à part entière, qui elle-même produit du social (en l’occurrence, une identité sociale nouvelle et celles dont elle se différencie ou auxquelles elle s’assimile) et qui s’inscrit dans une « culture graphique globale22 » dont les énoncés romans ne peuvent être abstraits. L’évaluation et l’analyse des rapports qu’entretiennent avec les autres discours en présence les premiers témoins d’une langue jusqu’alors non écrite (et, pour une durée non négligeable encore, décrite comme inférieure en valeur par le discours ecclésiastique) constituent de fait des outils d’analyse féconds de cet événement sociolinguistique et des identités sociales en jeu.
Le problème de l’historicité des listes des chansons de geste
6À propos de la forme liste, nous devons tenir compte d’un problème spécifique qui rend complexe la comparaison entre corpus et systèmes de représentations et peut-être, l’invalide : il s’agit des tendances globales de constitution du genre. Comme nous allons le montrer ici en nous appuyant sur des travaux déjà nombreux, les listes épiques, leur forme et leur contenu, et même le mode de spatialisation qu’elles produisent peuvent fort bien s’interpréter comme une composante structurelle du genre et de la langue épiques depuis les premiers témoins du genre jusqu’aux derniers connus.
Le ressac des listes dans les chansons médiévales : qu’est-ce qu’une liste dans les chansons de geste ?
7Les travaux de M. Jeay ont permis de bien cerner la poétique de la forme « liste » dans les corpus dits littéraires du Moyen Âge. Il apparaît d’abord que le caractère topique caractéristique de la liste, dont le livre de M. Jeay suit les actualisations à travers un véritable « continuum mémoriel » décelable d’œuvre en œuvre au-delà du genre épique, fonctionne dans les chansons au cœur d’une poétique elle-même définie comme poétique de la récurrence. De fait, on peut appliquer la définition que M. Jeay donne du caractère « hypertextuel » des listes à l’ensemble de la poétique épique :
Par le fait d’associer une forme, la séquence énumérative, et des contenus topiques et récurrents, la liste constitue un énoncé qui fonctionne comme un topos. Chacune de ses occurrences est à déchiffrer par rapport au type virtuel auquel elle renvoie, en relation avec la tradition des diverses actualisations précédentes et dans le contexte de celle où elle s’inscrit23.
8Comme l’explique D. Boutet, la « mémoire du genre tout entier » « médiatise » en effet toujours l’écriture singulière de l’énoncé épique médiéval, pris dans les mécanismes en réseaux de la réécriture24 : ces mécanismes de réécriture sont repérables dans un même manuscrit et entre différents manuscrits, y compris de chansons différentes :
L’écriture épique suppose un vaste répertoire qui, à travers les motifs stéréotypés (auxquels s’ajoute encore l’expression formulaire), est une sorte de répertoire du monde, de tout ce qui peut subvenir ou exister dans l’univers épique, un ensemble de virtualités dont chaque texte, chaque fragment de texte, propose une actualisation25.
9La liste fait partie intégrante de ces formes figées, sans cesse affectées de légères variations et sans cesse reprises de laisse en laisse, de chanson en chanson, de manuscrit de chanson en manuscrit de chanson, ce qui rend délicat le travail sur une liste singulière renvoyant toujours par essence à d’autres listes sur un mode résomptif, ou par extraction d’éléments : il est nécessaire de procéder à une analyse sérielle pour un repérage et une analyse pertinents. C’est ce dont témoigne le fait qu’il existe des listes épiques à un seul item, fonctionnant selon le principe du « répertoire épique » comme un ouvroir de liste potentielle puisqu’il suscite par sa seule mention les items qui l’accompagnent ailleurs et qui sont inscrits, semble-t-il, dans la mémoire des narrateurs comme des récepteurs de l’ensemble des chansons du contexte : à partir du moment où une liste l’englobant est attestée dans un manuscrit, on peut relever ce type d’item isolé comme un élément de listes. Ainsi, dans le Charroi de Nîmes, à propos de cités du « Midi » épique non encore tenues par le roi Louis (en gras, la liste à proprement parler) :
Demandez li Espaigne le regné,
Et Tortolouse et Porpaillart sor mer,
Et aprés Nymes, cele bone cité,
Et puis Orenge qui tant fet a loer…
[Charroi de Nîmes, laisse XVIII, v. 450-453 : proposition de Bertrand à son oncle, pour l’apaiser vis-à-vis de Louis.]
10Il est possible de repérer dans cette suite de toponymes une forme liste, distincte de l’énumération en raison de sa forte hétérogénéité26 par rapport au contexte dans lequel elle s’inscrit, ici une parole au discours direct : la litanie des noms propres suspend le cours du discours en raison d’un développement hypertrophié d’expansions du nom (le regné, sor mer, cele bone cité, qui tant fet a loer) de type homériques. Ces « épithètes homériques » n’ont pas de signification en rapport direct avec le reste de la parole du personnage, mais développent le répertoire épique stable d’un Midi périphérique par nature, et de cités toujours décrites selon ce répertoire, d’abord de laisse en laisse dans la même chanson comme le montrent ces variantes :
Ainz vos demant Espaigne le regné,
Et Tortolose et Porpaillart sor mer ;
Si vos demant Nymes cele cité,
Aprés Orenge qui tant fet a loer.
[Charroi de Nîmes, laisse XVIII, v. 481-484 : de Guillaume à Louis.]
11On peut aussi repérer dans la même chanson un item extrait de cette liste, et susceptible de la susciter dans la mémoire du narrateur, du scripteur du manuscrit et du destinataire. Même isolé, il fonctionne en lien avec la liste précédente :
Por Deu me done d’Espaigne toz les porz.
[Charroi de Nîmes, laisse XIX, v. 490 : Guillaume à Louis.]
12Mais des traces de cette liste apparaissent aussi dans d’autres chansons : il suffit de quelques items pour raviver la mémoire de la liste des items définissant le « Midi épique » à réclamer et/ou à conquérir. Dans Aliscans, la génération nouvelle des héros de la geste en hérite en partie : la mémoire de la liste d’Espaigne, réactivée pour le destinataire par certains items mobilisés, fonde en ce cas une véritable « généalogie de la terre » épique, de Guillaume à Rainouart, de chanson en chanson :
CXCI
Quant Renoart ot sa fame espousee,
La fille au roi, Aalis la senee,
Li cuens li a Tortolose donee
Et Porpaillart qui siet sor mer salee.
La a sovent mainte né arivee,
Qui lor amainent parmi cele contree
Les granz richesces dont la terre est pueplee.
Bien ert la terre de cele part gardee.
CXCII
Or est Guillelmes o Renoart alez
Por les chastiax que il li a livrez,
C’est Tortelouse et Porpaillart sor mer.
Quant des chastiaus i fu bien assenés,
Li cuens retorne, Renoart est remés.
[Aliscans, laisses CXCI-CXCII, v. 8261-8273 : dons de Guillaume à Rainouart pour son baptême et son mariage avec la fille du roi Louis.]
13Il est de fait difficile de gérer l’interprétation de la forme liste d’un énoncé singulier proposée par un manuscrit, dès lors qu’il est avéré qu’elle s’inscrit dans un ensemble d’autres listes actualisées dans l’ensemble du corpus épique : sa signification dans une narration singulière relève en effet en grande partie de la « médiatisation », selon le terme de D. Boutet, opérée par la « mémoire du genre tout entier27 » et en l’occurrence par ses répertoires d’espace, configurés ici en listes d’items. Par exemple, les gentilés alignés en listes stables dans la plupart des occurrences du cliché épique du mandement des troupes ont-ils vraiment un sens qui soit spécifique à la chanson dans laquelle on les lit, de la Chanson de Roland au Moniage Guillaume en passant par Girart de Roussillon ? Le référent spécifique de tel ou tel item semble importer bien peu au sein de cette constellation : la liberté avec laquelle les toponymes, les anthroponymes et les gentilés qui les contiennent se rejoignent ou disparaissent, sont inventés de toutes pièces ou modifiés d’une liste à l’autre et la désinvolture générale avec laquelle les chansons semblent traiter les noms (Espaigne, Yndians, Aufriquants…) témoignent peut-être essentiellement d’un imaginaire de l’espace dont les racines idéologiques importeraient peu et d’une poétique universelle de l’effet sonore, gouvernés par des lois génériques (dire l’altérité et le même dans une épopée), résomptives (la crestïenté, la païenie) et sans nul doute esthétiques, sans qu’il soit nécessaire ou possible d’interpréter plus avant cet objet, ni l’insistance avec laquelle il est énoncé :
Or manderai François et Angevins,
Normanz, Bretons et Borgoignons et Fris
Et Avalois et Flamans les hardiz.
Pou me redoute Synagons l’Arabiz
Quant il me mande por sa terre envahir.
[Moniage Guillaume II, version longue, laisse LXIII, v. 3857-3861 : mandement de Louis.]
Par ses messages mandet ses jugëors :
Baivres e Saisnes, Loherencs e Frisuns,
Alemans mandet, si mandet Borguignuns
E Peitevins e Normans e Bretuns,
De cels de France des plus saives qu’i sunt.
[La Chanson de Roland, laisse CCLXVII, v. 3676-3703 : mandement de Charlemagne.]
Li Francoiz e Normant e de Bretaigne,
Borgignon, Loherenc e d’Alemaigne
[Girart de Roussillon, laisse V, v. 119-120 : armées de Charles et Girart à Rome.]
14On le voit : l’écriture de la liste pose des questions de « médiatisation » d’une écriture singulière par des lois relatives au genre tout entier qui sont absolument identiques à celles que suscitent les formulaires de chartes catalanes et leurs listes des éléments d’un alleu, problème que M. Zimmermann formulait ainsi :
L’énumération présente un caractère purement typologique ; une fois clairement inscrite la cession de l’alleu, le scribe rappelle la liste complète et stéréotypée des éléments qui le constituent, réellement ou virtuellement. Liste maximum regroupant de manière logique et ordonnée tout ce que peut contenir un alleu. Souvenons-nous que l’énumération s’achève souvent sur une perspective « possibiliste ». […] L’énumération accompagnant la cession d’un alleu est donc moins indicative qu’optative ; elle ne fournit pas l’image précaire d’une réalité transitoire, mais inclut toutes les amplifications et virtualités futures28.
15Les listes épiques manifestent elles aussi ce caractère générique et virtuel à la fois. Tout d’abord, les items y fonctionnent moins en eux-mêmes et pour eux-mêmes que comme représentants exemplaires de la classe du référent en cause : le midi par exemple ou l’ailleurs plus largement. De plus, la liste est placée hors la représentation actualisée et chronologique du temps du récit : quand la liste est énoncée, et comme dans les chartes catalanes, ses items mettent en scène ce qui reste virtuel, ce qui n’est pas réalisé, ce dont l’existence est moins attestée que possible, comme l’Espaigne que réclame puis conquiert puis gouverne Guillaume. Tout destinataire connaît les items qui la composent et leur histoire passée et à venir dans l’actualisation des chansons : cela ne signifie pas que quiconque en connaisse la réalisation spatiale concrète, puisque tel n’est pas le projet de ces mises en listes.
16La topicité des listes, à l’intérieur du corpus médiéval, est telle que la question de leur niveau de signification par rapport à l’énoncé, au scripteur, au groupe social, au moment de l’histoire de l’écriture où il écrit, au genre dans lequel il s’inscrit, devient très problématique.
Des listes épiques d’espaces : la loi du genre ?
17Cette topicité des listes est en réalité plus large encore dans son empan : pour qui doit repérer et définir la forme liste dans les chansons de geste médiévales, il paraît nécessaire de mentionner aussi une contrainte apposée au fer rouge sur les nouveaux écrits, et qui semble les abstraire encore davantage de leur contexte immédiat en les restituant à l’a-chronie d’une très longue durée. Les chansons de geste relèvent en effet du genre épique. Et le genre véhicule des topoi et des « invariances » propres : ils « constituent l’“épicisme” d’un texte29 » selon D. Madelénat, et sont repérables depuis Homère jusqu’aux poètes serbes collectés dès le début du XIXe siècle, et sans doute aussi aux formes toujours épiques mais cinématographiques du XXe et du XXIe siècles. De la sorte, la forme liste utilisée dans les chansons médiévales échappe encore plus complètement semble-t-il à la culture graphique globale propre au XIIe siècle : elle ne serait qu’un legs transmis avec les autres lois du genre, dont on peut certes étudier les variantes mais dont la signification en contexte ne serait en rien spécifique puisque la présence même de listes serait induite par les lois de fonctionnement du genre. La stéréotypie et le fonctionnement en répertoire ou en réseau de la liste que nous venons d’exposer plus haut n’ont rien de spécifiquement médiéval mais font partie des invariances du genre épique.
18Le contenu même de la liste, autrement dit les objets qu’elle construit par co-énumération, n’appartient pas non plus toujours en propre, loin de là, à la chanson de geste médiévale : notre enquête dans les chansons nous a montré que nous avions affaire de façon récurrente à :
- des listes de noms de guerriers (morts ou vivants) ou d’alliés (anthroponymes de formation variée) ;
- des listes de noms de « comtés », royaumes et cités (notamment dans le topos de l’itinéraire, qui scande essentiellement des noms mis en liste sans s’intéresser aucunement à l’étendue spatiale, à sa délimitation et à sa description30, éventuellement mais beaucoup plus rarement dans un catalogue de conquêtes, comme dans le planctus de Roland). Précisons que les cités sont une des façons de nommer le lieu qui peut être aussi désigné selon l’effet de sens recherché comme le chastel ou encore la ville, et qui contient éventuellement un palais et des tors et donjons, et une salle31 : ce sont les cités qui maillent l’espace de pouvoir épique, comme autant de pôles à partir desquels rayonnent ce pouvoir (sous la forme d’un déplacement du héros, ou de la mobilisation des fidélités qui sont incarnées dans ces cités ou dans les comtés qui les contiennent) ;
- des listes enfin de gentilés, sur lesquels N. Lenoir avait déjà attiré l’attention32 et que nous avons exposées plus haut.
19Les choses sont plus complexes que ne le laisse penser cette partition en trois domaines, en ce que le langage spatialisé les contamine tous les trois. Par exemple, dans les listes et ailleurs, la formation des anthroponymes (sur laquelle nous ne pouvons ici faire un point complet) requiert la présence d’un complément qui est un toponyme accolé au nom propre à la manière de l’expansion du nom ou apposition de type homérique le sené ou qui tant fist a loer…, et qui finit par s’y substituer. C’est le cas par exemple pour le nom de certains héros (les jeunes, soit martyrs comme Roland et Vivien, soit juste combattants comme Bertrand, ne sont pas chasés), qui gagne son complément spatial au fur et à mesure de son itinéraire individuel de conquête d’une cité : Guillaume d’Orange ou Aymeri de Narbonne. On trouve aussi dans les listes de noms de personnages des liens de parenté charnelle, parfois étroitement mêlés au toponyme dans la formation de ces noms, toujours à la manière d’une expansion du nom de type homérique, et que viennent compléter les qualificatifs attendus (le preu, le ber, le sené…). Voici des exemples de listes de noms de guerriers ou de personnages liés au héros :
A icel jor que la dolor fu grant
Et la bataille orrible en Aleschans,
Li cuens Guillelmes i soffri grant ahans.
Bien i feri li palasins Bertran,
Gaudins li bruns et Guichart li aidans
Et Guielins et li preuz Guinemans,
Girard de Blaives, Gautier li Tolosans,
Hunaut de Seintes et Huë de Melans33.
[Aliscans, laisse I, v. 1-8, ms A3.]
« Dex ! qu’or nel set rois Looÿs le franc,
Bernart mon frere, le chenu et le blanc,
Et d’Anseüne don Garin le poissant,
De Commarchis Bueves le combatant,
Bertrans mes niés, le preu et le vaillant,
Que nos lessames a Nymes ça devant,
O tot .XX.M. de François combatant ;
De lor secors avrïons mestier grant. »
[La Prise d’Orange, laisse XLIII34, v. 1327-1334.]
« Car jo repair de Larchamp sur mer,
U jo ai perdu Viviën l’alosed ;
Mon nevou Bertram i est enprisoné,
Walter de Termes e Reiner le sené,
E Guiëlin e Guischard al vis cler ;
Sule est Guiburc en la bone cité. »
[La chanson de Guillaume, laisse CLII, v. 2481-2487.]
20Sans entrer plus avant dans l’analyse, notons cependant que dans ce dernier exemple, la liste des noms complétés par des liens de parenté joue le rôle d’argument à effet pathétique pour le personnage de Guillaume qui les utilise là pour demander une aide militaire au roi Louis. Mais cet argument ne fonctionne pas dans la chanson, puisque le roi refuse cette aide : il faudra une liste de toponymes divers (prononcée par un parent de Guillaume) pour susciter l’accord du roi, et de fait, l’incarnation de l’espace dans des cités et des pôles sacralisés par la présence des reliques fonctionne mieux quand il s’agit d’activer les liens de fidélité invoqués par Guillaume :
« Sule est Guiburc en Orenge la vile,
Ore l’assaillent li paien de Surie,
Cile de Palerne e cil de Tabarie.
S’il unt Orenge, puis unt Espaigne quite,
Puis passerunt as porz desuz Saint Gille ;
S’il unt Paris, puis avront Saint Denise.
Fel seit li home qui puis te rendrat service ! »
Ço dist li reis : « Jo irrai me meïsme,
En ma cunpaigne chevalers trente mille. »
[La chanson de Guillaume, laisse CLVII, v. 2581-2589.]
21Dans les listes « d’espaces », composées essentiellement de cités et de toponymes qualifiant des espaces plus larges, la liste épique est susceptible de mobiliser de chanson en chanson les mêmes items spatiaux, qu’A. Moisan a répertoriés35 et que la recherche n’a pas toujours élucidés. Voici une liste d’espaces :
« Jo l’en cunquis e Anjou e Bretaigne,
Si l’en cunquis e Peitou e le Maine ;
Jo l’en cunquis Normendie la franche,
Si l’en cunquis Provence e Equitaigne
E Lumbardie e trestute Romaine,
Jo l’en cunquis Baiver e tute Flandres
E Buguerie e trestute Puillanie,
Costentinnoble, dunt il out la fïance,
E en Saisonie fait il ço qu’il demandet ;
Jo l’en cunquis e Escoce e Irlande,
E Engletere, quë il teneit sa cambre ;
Cunquis l’en ai païs e teres tantes,
Que Carles tient ki ad la barbe blanche. »
[La chanson de Roland, laisse CLXXII, v. 2322-2334 : planctus devant Durendal/ mort de Roland.]
22On retrouve dans l’organisation des items de la liste d’espaces, noms de cités ou de comtés et marches, et comme dans celle des anthroponymes et des gentilés qui mobilisent des toponymes, une véritable caractéristique de la structure propre au genre épique depuis ses premières occurrences, là encore : la mise en tension de l’autre et du même, certes bien moins manichéenne qu’on ne l’a dit parfois. S’opposent en effet dans ces listes deux « espaces » : le même et l’autre, avec des degrés dans l’altérité, jusqu’à l’autre absolu que représente l’Auffrique, ou l’Ynde et même si des actualisations du même, voire de quelques pôles centraux, appartiennent par définition aux périphéries (Rome, mais aussi Nîmes et Orange…).
23Quoi qu’il en soit et contrairement peut-être aux listes de reliques, qui sont aussi présentes dans les chansons36, la liste des noms de gentilés et de personnages, de guerriers notamment ou de vassaux dans les mandements et les dénombrements des échelles avant la bataille, ou encore les listes de lieux à conquérir ou regrettés n’appartiennent pas en propre à la période médiévale37. On peut dire en considérant ces caractéristiques que les listes épiques sont stables dans leur fonctionnement et leur topique depuis l’Iliade et jusqu’à la mise en scène cinématographique d’Alexandre Nevski par S. Eisenstein (comme le montre la revue en liste des guerriers d’Alexandre avant la bataille) ou du Seigneur des Anneaux par P. Jackson.
24Une même stabilité caractérise en réalité bien d’autres traits de la forme liste repérables dans la chanson de geste médiévale et confirmerait que la liste épique est un legs littéraire plus qu’une forme spécifique. Nous n’approfondirons pas cette question, déjà bien étudiée par M. Jeay, mais c’est le cas par exemple des fonctions de la liste dans la diégèse, qu’elles ressortissent au domaine du descriptif ou encore à une poétique de l’éloge ou de la déploration comme la liste des guerriers pleurés par Guibourc dans Aliscans38. Un autre des caractères définitoires de la liste, son hétérogénéité par rapport à la narration, appartient de même au « genre » épique : une telle hétérogénéité est entièrement en adéquation avec la poétique épique, par essence non narrative :
La véritable structuration d’une chanson de geste, ce n’est pas le découpage logique du récit (c’est pourquoi bien des changements d’épisodes se font discrètement, au moyen de motifs comme le voyage, et de formules du type « Va s’en x… ») : c’est un système d’accentuation, un ensemble d’accents disposés en fonction de la valeur émotionnelle de la matière traitée39.
25Il est en revanche intéressant pour notre enquête de noter que la liste en tant qu’arrêt sur images et sur items spécifiques constitue à part entière une de ces accentuations présentes dans toutes les occurrences du genre épique. L’inscription de la liste dans la chanson de geste est à cet effet parfois marquée, non par la mise en page du manuscrit qui ne la manifeste pas40, mais par la mise en scène d’une parole, d’une vocalité écrite apte à dramatiser et à signaler de la sorte une « accentuation » de la part du narrateur : la liste de reliques, d’espaces, de noms de guerriers ou de gentilés est alors dite, ostensiblement et par des marqueurs appropriés, dans l’écriture. Elle fait partie de la parole écrite qui caractérise le genre de la chanson. Autrement dit, elle est mise en lumière avec un rituel adéquat de surlignement de la parole dans le cours du récit :
- par le narrateur /performeur qui use alors, dans la périphérie de la liste, de l’apostrophe directe au destinataire (A ! Dex, quex freres ! com chascun s’esprova ! après la liste des batailles dans Aliscans), éventuellement pour un planctus ou un éloge ;
- par les personnages : c’est alors le discours direct qui prend en charge le déroulement des listes de toponymes (au sein des motifs topiques du plait, des ambassades, des mandements, des harangues, des défis, des scènes de planctus…), comme le montrent le planctus de Roland énumérant les espaces conquis par lui dans la scène de sa mort (Chanson de Roland) ou la liste-cri des toponymes, cri jeté avant la bataille dans Aliscans et entrelacé à la liste des noms composant la geste des Aymerides :
Quens Aymeris a « Nerbone » escriee,
Son filz Guillelmes « Monjoie la loee »,
Bernart « *Brubant » a mout grant alenee *[Brabant ?]
Et Aïmers « *Venice la gastee », *[Benisa, à côté de Denia, Espagne]
Hernaut « Gironde », une enseigne doutee
Et « Endernas » a Guibert reclamee,
Bueves « *Barbatre qui siet sor mer salee ». *[Barbastro, Aragon]
[Aliscans, laisse CII, v. 5431-5437.]
26La liste a partie liée aussi, par le système d’accentuations dont elle participe au premier chef (et qui rend en effet le texte épique non narratif), avec une parole écrite, ou écriture de la vocalité, absolument typique elle aussi non seulement du texte roman médiéval, mais plus encore du genre épique : D. Boutet a récemment fait le point sur cette question fort discutée par les médiévistes et plus largement, par tous les spécialistes du genre épique41.
27La liste pourrait donc bien être considérée comme une invariance caractéristique du registre épique, qui ne doit pas entrer a priori dans l’analyse des spécificités de la chanson de geste médiévale en langue romane. Par sa poétique propre, mais aussi bien par la topique qui est la sienne (y compris la construction d’un espace), elle mettrait en abîme et en exergue nombre de traits de la poétique épique et elle participerait pleinement de l’œuvre de mémoire générique, au-delà de tout contexte historique, que revendiquent les narrateurs des chansons dans leurs prologues en scandant de manière litanique des items récurrents, de chansons en chansons. De ce point de vue, la liste ne semble guère pouvoir être utilisée dans l’analyse de la construction de l’objet « espace épique » en contexte grégorien ou postgrégorien, ni pour interroger l’identité sociale des nouveaux écrits en langue romane, ni pour interroger la conception de l’espace qui est en jeu puisque l’objet des listes, au fond, importerait peu en système de topicité généralisée. Il ne paraît pas nécessaire de convoquer plus avant le contexte sociolinguistique et/ou des pratiques sociales incarnées dans des énoncés si l’on s’en tient au relevé des structures en diachronie longue. C’est là une tentation, et une certaine manière de pratiquer le structuralisme, que vient renforcer l’absence d’identité sociale explicite des énoncés romans et de tout support biographique.
28À rebours de cette hypothèse, la démarche qui est la nôtre nous a conduit à examiner l’écriture délatinisée des listes épiques en la replaçant à la suite de et en rapport avec des écritures ecclésiastiques de listes, autrement dit en considérant la liste en tant que forme prise dans un dialogue. En ce sens, la forme liste ne serait pas seulement une forme héritée, un legs littéraire pris dans un réseau déhistoricisé inscrit dans la très longue durée, mais aussi une forme à laquelle nous faisons l’hypothèse que tout discours en jeu dans le contexte précis du XIIe siècle doit recourir pour élaborer à travers un dialogue contrasté avec les autres discours un langage spatialisé sur les pouvoirs et les identités. Et nous tenterons de montrer que si les chansons remploient cette forme liste, elles n’en déconstruisent pas moins le contenu et le sens au profit d’une autre identité sociale et d’une tout autre représentation des acteurs de la spatialisation de la memoria laïque que celles que l’on trouve dans les discours ecclésiastiques environnants.
La liste comme outil ecclésiastique de hiérarchisation des acteurs de la spatialité
29Dans le corpus latin que nous avons examiné, le contenu des listes présentes, soit les objets qu’elles construisent par co-énumération, sont de plusieurs types : à partir de ces objets, il est possible de constater des déplacements et substitutions entre le corpus épique que nous avons examiné et celui du corpus latin que nous proposons de lui confronter.
Les listes ecclésiastiques de cités, de comtés et de gentilés : des concessions faites à la narration de la guerre
30Le premier objet des listes est représenté dans la Chronique du Pseudo-Turpin dès après le récit initial (saint Jacques apparaissant à Charlemagne pour l’inciter à repartir au combat en Hispanie, et conquête miraculeuse de Pampelune) par une très longue liste de tous les noms des « cités » (urbes et maiores villae et aussi des tellures) que Charlemagne conquiert (adquisivit) in Gallecia, puis in Yspania et finalement à travers cuncta terra Yspanorum :
Urbes et maiores villae quas tunc adquisivit in Gallecia, ita vulgo dicuntur : Visunia, Lamego, Dumia, Colimbria, Lugo, Aurenas, Yria, Tuda, Midonia, Brachara metropolis, civitas Sanctae Mariae, Vimarana, Crunia, Compostella quamvis tunc temporis parva. In Yspania : Auchala, Godelfaiar, Thalamanca, Uzeda, Ulmas, Canalias, Madrita, Maqueda, Sancta Eulalia, Talavera quae est fructifera, Medinacelim, id est, urbs excelsa, Berlanga, Osma, Seguncia, Segovia quae est magna, Aavilla, Salamanqua, Sepuuulega, Toleta, Kalatrava, Badaioth, Turgel, Talavera, Godiana, Emerita, Altamora, Palecia, Lucerna Ventosa quae dicitur Karcesa, quae est in Valle Viridi, Capparra, Austurga, Ovetum, Legio, Karrionus, Burgas, Nageras, Kalagurria, Urancia quae dicitur Arcus, Stella, Kalathaus, Miracula, Tutela, Sarragocia quae dicitur Caesaraugusta, Pampilonia, Baiona, Iacqua, Osqua in qua nonaginta turres numero esse solent, Terraciona, Barbastra, Rozas, Urgellum, Elna, Gerunda, Barquinona, Terragona, Lerida, Tortosa, opidum fortissimum Barbagalli, opidum fortissimum Carbonae, opidum fortissimum Aureliae, opidum fortissimum Algaieti, urbs Adania, Yspalida, Escalona, Hora Malaguae, Hora Burrianae, Hora Quotantae, urbs Ubeda, Baecia, Petroissa in qua fit argentum obtimum, Valencia, Denia, Sativa, Granada, Sibilia, Corduba, Abula, Accintina in qua iacet beatus Torquatus Christi confessor, beati Iacobi cliens ; ad sepulcrum cuius arbor olivae divinitus florens maturis fructibus honestatur per unumquemque annum in sollempnitate eiusdem, scilicet idus Maii. Urbs Besertum, in qua milites fortissimi qui vulgo dicuntur Arabit, habentur ; Maioricas insula, urbs Bugia quae ex more habet regem ; Agabiba insula, Goharan quae est urbs in Barbaria, Meloida, Evicia, Formenteria, Alcoroz, Almaria, Monequa, Gibaltaria, Kartago, Septa quae est in districtis Yspaniae ubi maris est angustus concursus, et Gesir similiter et Tharuf. Ymmo cuncta terra Yspanorum, tellus scilicet Alandaluf, tellus Portogallorum, tellus Serranorum, tellus Pardorum, tellus Castellanorum, tellus Maurorum, tellus Navarorum, tellus Alavarum, tellus Biscaiorum, tellus Basclorum, tellusque Palargorum Karoli imperiis inflectitur42 [Chronique du Pseudo-Turpin, III, p. 95-99].
31Une telle liste remplace tous les récits de combats dans la première partie de ce récit, fort peu accueillante à la narration de la prouesse guerrière du prince. On trouve aussi dans la deuxième partie du récit, consacrée à la reconquête de l’Hispanie contre Agolant, une liste (courte) de villes (celles qui soutiennent deux princes païens réfugiés à Cordoue) et une liste de comtés : les comtés hispaniques distribués par Charlemagne après la victoire finale.
32De fait, la liste des comtés accueille une liste de gentilés (autre objet construit par ces listes de noms d’espaces) qui représentent les peuples chrétiens soumis à Charlemagne : Brittanis, Francis, Graecis et Apulis, Pictavis, Theutonicis, Dacis, Flandris (chap. XVIII). Dans les Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam43, la donation de Charlemagne à Aimeric consiste en une liste de villes du Midi conquis ou encore à conquérir (p. 71). On trouve aussi dans le même récit une belle liste de villes et de comtés quand s’ouvre la narration des derniers combats contre les Sarrasins, de retour dans le Midi narbonnais : les messagers de Charles sont alors envoyés pour y convoquer les armées à Toulouse, Albi, Cahors, en Limousin, en Périgord, à Angoulême, Bordeaux, en Poitou, en Normandie, à Bazas, Agen, Lectoure, Bayonne, Lescar, à Montauban, Oloron, Tarbes, à Colerusa, en Comminges, en Couserans, en pays ruthénois, et en Auvergne, à Clermont (p. 75). Cette liste s’incarne ensuite à deux reprises en une liste de gentilés : ceux-ci sont nommés quand ils parviennent auprès de Charles pour marcher sur Narbonne (des Poitevins, des Normands, ceux de Saintonge, ceux d’Agen, de Toulouse, d’Albigeois, de Cahors, de Rodez, p. 77). Puis, une deuxième liste (de prose rimée !) élargit considérablement par les gentilés mis en liste l’espace de la souveraineté militaire du prince :
Fuerunt namque ibi gelde sive comunie Normannorum, Teotonicorum, Angevorum, Britonum, Manselorum, Coloniensium, Francigenorum, Flandrensium, Pictaviencium, Picardorum, Pontinorum, Berviatorum, Santongencium, Engolmencium, Petragoricensium, Lemovicensium, Alverniensium vel Aycensium, Burgundorum, Forencium, Vianensium, Rutinencium, Albiensium, Caturcensium, Vasconum et Tholosonarum, Carcassencium et multorum aliorum locorum [Gesta Karoli Magni…, p. 82].
33Mais si ces listes de cités et de « comtés », et aussi de gentilés, sont abondamment représentées dans les chansons, elles restent en proportion plus rares dans notre corpus latin. Plus précisément, leur usage est circonscrit à certains passages narratifs précis, qui au sens propre les déclenchent : les passages consacrés plus ou moins largement à la narration de la guerre, qui s’entrelacent plus ou moins longuement au récit premier de la fondation et de l’acquisition des possessions et reliques des lieux ecclésiastiques44.
34Les Gesta Karoli mobilisent ainsi surtout ce type de listes dans les passages consacrés aux combats de Charlemagne pour reconquérir Narbonne, avant la consécration de l’abbaye de Lagrasse dont le récit narre par ailleurs dans leur intégralité la fondation et la construction. Mais il est des récits qui évacuent largement cette narration guerrière au moyen d’ellipses assez marquées, comme la Chronique du Pseudo-Turpin et surtout, l’Iter, qui ne mentionne même pas un combat en son entier. Ce qui contribue à la diminution des listes de cités, comtés et gentilés, sauf dans le cas où elles se substituent intégralement au récit de la bataille, comme la liste de cités du début de la Chronique du Pseudo-Turpin.
Les listes de noms de princes et de guerriers
35On peut trouver aussi dans les textes latins, comme dans les chansons, des listes parfois impressionnantes de noms de guerriers et de princes, morts ou vivants. Ces listes sont le plus souvent, comme dans les chansons, des représentations spatialisées en raison de la construction des anthroponymes et des développements sur les cités et comtés ou royaumes auxquels ils donnent lieu : elles déploient donc un langage spatialisé en évoquant les hommes, princes et grands laïcs, comme le font les gentilés.
36La seconde liste du récit du Pseudo-Turpin se compose ainsi des noms des huit rois des Francs (de Clovis jusqu’à Charlemagne) qui ont participé à la conquête de l’Hispanie avant et après Charlemagne. Mais en réalité, dans la Chronique attribuée à Turpin, ce genre de liste se développe surtout dans la deuxième partie du récit, consacrée un peu plus généreusement au fait guerrier : la grande guerre de Charlemagne en Hispanie contre Agolant45. Autrement dit, les listes composées essentiellement de noms de guerriers apparaissent quand la chronique accueille moins modestement l’écriture et la narration de la guerre, exactement comme pour les listes de cités, de comtés et les gentilés. L’Iter de fait n’en comprend presque pas : plus encore, quand il s’agit de narrer l’histoire des lieux ecclésiastiques, il remplace la liste des douze pairs du Pèlerinage de Charlemagne par des listes de noms d’ecclésiastiques entourant Charlemagne en permanence, depuis l’ambassade qui le convie en Orient jusqu’au retour en Occident depuis Constantinople. Les Gesta Karoli mobilisent sans surprise ce type de liste dans le récit des combats autour de Narbonne, par exemple dans la bataille finale, avec des listes qui sont très proches, même dans la langue latine, des laisses parallèles des chansons (y compris les formules voiant toz), du type :
Et Rotolandus cum Durandarda videntibus omnibus scindit per medium Plumeratum, ictus cuius omnes alios terruit et expavit. Oliverius detruncavit caput Barramo, Augerius prostravit mortuum Cabraetum, Samson de Britania iunxit cum Hospinello et ambo eversi ceciderunt in terram sanguine madefactam ; Ydonis interfecit Plageletum. [Et Roland avec Durendal, à la vue de tous, coupa par le milieu Plumerat – un coup qui effraya et épouvanta tous les autres ! Olivier coupa la tête de Barram, Augier renversa Cabraet mort, Samson de Bretagne se battait au corps à corps avec Hospinel et tous deux, renversés, tombèrent sur la terre mouillée par le sang ! Puis Ydonis tua Plagelet] [Gesta Karoli Magni…, p. 76].
37On trouve bien entendu comme dans les chansons les mêmes listes de noms de guerriers du côté des Sarrasins, par exemple une liste des rois de Catalogne dans le long récit de l’assaut final des Sarrasins au nord des Pyrénées : ces listes contribuent à dessiner en apparence, et sur le seul plan de narration de la guerre, le même espace bifrons que dans les chansons.
La massive présence des listes de catégories ecclésiastiques : une mise en ordres de l’Histoire et de l’espace
38Mais outre le fait qu’elles soient cantonnées au moment de la narration guerrière, les listes de cités, de comtés, de gentilés et de noms de guerriers morts ou vivants sont aussi le plus souvent perturbées par la co-énumération, dans la même liste, des noms des différents types d’ecclésiastiques qui composent l’Église. Ce type de liste, et l’objet qu’il construit de fait, est absolument spécifique aux chroniques par rapport à notre corpus de chansons.
39Il faut ainsi mentionner la première liste des Gesta Karoli, qui présente la cohorte des personnages entourant Charlemagne désireux, après la conquête de Carcassonne, d’« accomplir son dessein » (ejus propositum, p. 4, l. 14-15) : confondre les Sarrasins et fidem catholicam exaltare, ce qui est un langage peu spatialisé... et bien différent de celui des chansons de geste de notre corpus ! Quoi qu’il en soit, voici la liste qui suit cette présentation : on y reconnaîtra pour les noms de guerriers un emprunt massif aux chansons de geste (ainsi que des effacements sans nul doute intéressants : celui de Guillaume par exemple), mais aussi une vigoureuse réorientation de l’objet même des listes épiques de noms de guerriers puisque les noms de guerriers ne sont pas les seuls items de la liste :
Fuit namque ibi sanctissimus vir Leo papa et maxima pars omnium cardinalium et patriarcha Ierosolimitanus et archiepiscopus Turpinus et alii archiepiscopi, episcopi et abbates, priores et alii clerici infiniti. Fuit etiam ibi Rotolandus, Oliverius, Raynerius de Albospina, Rogerius de Corduba, Ancelmus de Prohis, Gelerius, Gilius, Estoldus, filius Odonis, Symfredus, Augierus Danesus, Gayferius, Boves sine barba, qui fuit de Normandia, Engelerius de Vasconia, Salomon de Britania et Torestagnus, frater ejus, et omnes .xii. pares, duces, comites, vicecomites, barones, proceres et alii milites, quos omnes esset longuissimum enarrare. [Gesta Karoli Magni…, p. 4].
40La liste de noms de guerriers ainsi agglomérée à la liste de quelques noms mais surtout de catégories ecclésiastiques devient une liste de mises en ordre, dûment hiérarchisées, de différentes taxinomies sociales placées au seuil de la guerre de conversion et de l’aménagement spatial de la chrétienté. Elle est reprise dans la scène topique de conseil qui commence juste après cette première liste, par une liste composée des noms classifiants donnés à ces catégories sociales :
Congregatis igitur omnibus Karolus Magnus traxit ad partem archiepiscopum Turpinum petens ab eo consilium, qualiter facerent vel versus quas partes primo irent, qui respondens ait : « Non est congruum, ut in tanto facto et inter tot nobiles viros ego solus dem vobis consilium ; sed vocetis dominum papam, patriarcham, cardinales, archiepiscopos, episcopos et abbates, XII pares et alios viros nobiles et ab omnibus istis vestrum consilium imploretis et in omnibus consilium eorum teneatis... » [ibid., p. 5].
41De la sorte, la liste de noms de guerriers tout droit issus du corpus des chansons de geste passe par deux fois après une liste de types d’ecclésiastiques : leur co-énumération en une même liste hiérarchise les acteurs et encadre rigoureusement la signification du récit de la guerre, et de la fonction et de la place des princes. Elle rend très lisibles les traits principaux de la scène de conseil du prince, soumis à la voix de l’Église que la chanson de geste n’a de cesse de supprimer dans ce même type de scène, par ailleurs topique.
42On peut mentionner aussi quant à l’acculturation des listes de noms de guerriers épiques dans les chroniques latines la longue série de listes de combattants, païens ou chrétiens, qui scandent la deuxième puis la dernière partie de la Chronique du Pseudo-Turpin, successivement consacrée à la guerre en Hispanie contre Agolant, puis au désastre de Roncevaux. Après la liste courte des gentilés et des rois païens (chap. 9) qui entourent Agolant lorsqu’il assiège Agen, on trouve la longue liste des noms de guerriers mandés par Charlemagne pour poursuivre Agolant vers Pampelune (chap. 11), suivie de la très courte liste des noms des chefs de troupes au moment du passage vers Pampelune : à l’instar des listes de noms de guerriers des Gesta Karoli Magni ad Carcassonam, la plupart des noms de guerriers de ces deux listes sont issus comme le note A. Moisan de la « nomenclature épique46 », d’autant que même si le remploi n’est pas complet et manifeste parfois ouvertement des effacements (Girart de Vienne, sans doute Guillaume, dont le nom est difficile à reconnaître), les cantilena sont ici explicitement mentionnées. On reconnaît bien ici la « forme liste », comme dans les chansons, aux excroissances auxquelles certains anthroponymes donnent lieu. Cette liste impose au personnel épique des chansons, là encore comme dans les Gesta Karoli mais avec des moyens différents, une perturbation significative. La liste est en effet ouverte par une intervention du narrateur Turpin, archevêque, qui s’est présenté à la première personne pour la première fois dans le récit quelques lignes auparavant, avant d’instaurer par une formule présentative la forme liste qui suit : Haec sunt nomina pugnatorum maiorum qui fuere cum eo [Karolo] [p. 123]. Turpin est de fait le premier nom de la liste :
Ego Turpinus archiepiscopus remensis qui dignis monitis Christi fidelem populum ad debellandum fortem et animatum, et a peccatis absolutum reddebam et Sarracenos propriis armis saepe expugnabam. Rotholandus dux exercituum, comes cenomannensis et Blavii dominus, nepos Karoli, filius ducis Milonis de Angleris, natus Bertae sororis Karoli, cum quattuor milibus virorum bellatorum. Alius tamen Rotholandus fuit, de quo nobis nunc silendum est. Oliverus, dux exercituum, miles acerrimus, bello doctissimus, brachio et mucrone potentissimus, comes scilicet gebennensis, filius Raineri comitis, cum tribus milibus virorum bellatorum. Estultus, comes lingonensis, filius comitis Odonis, cum tribus milibus virorum. Arastagnus, rex Britannorum, cum septem milibus virorum bellatorum. Alius tamen rex tempore istius in Brittania erat, de quo mencio nunc ad plenum non fit. Engelerus, dux Aquitaniae, cum quattuor milibus virorum bellatorum. Isti erant docti omnibus armis, maxime arcubus et sagittis. Tempore istius Engeleri erat alius comes in Aquitania, scilicet in urbe Pictavorum, de quo non est modo loquendum. Hic vero Engelerus, genere gasconus, dux urbis Aquitanie erat, quae scilicet urbs sita est infra Lemovicas et Bituricas et Pictavim, quam etiam Caesar Augustus primum in illis horis fecit et Aquitaniam nominavit, cui etiam urbi Bituricas, et Lemovicas, et Pictavim, et Sanctonas, et Engolismam cum provinciis suis subjugavit, unde tota patria illa Aquitania vocatur. Haec vero civitas, post Engeleri obitum, viduata duce suo, in vastitate vertitur, eo quod cives ipsius omnes in Runciavalle gladio obierunt. Nec ab aliis amplius excoli voluit. Gayferus, rex burdegalensis, cum III milibus virorum bellatorum cum Karolo Yspaniam profectus est. Gelerus, Gelinus, Salomon, socius Estulti, Balduinus, frater Rotolandi, Gandelbodus, rex Frisiae, cum VII milibus heroum. Oellus, comes urbis quae vulgo dicitur Nantas, cum duobus milibus heroum, Arnaldus de Bellanda cum II milibus heroum, Naaman, dux Baioariae, cum decem milibus heroum, Otgerius, rex Daciae, cum decem milibus heroum. De hoc canitur in cantilena usque hodiernum diem, quia innumera fecit prodigia. Lambertus, princeps bituricensis, cum duobus milibus virorum. Samson, dux Burgundionum, cum decem milibus heroum. Constantinus, praefectus romanus, cum viginti milibus heroum. Rainaldus de Albo Spino, Galterius de Termis, Guielmus, Garinus, Lotharingiae dux, cum IIII milibus virorum, Bego, Albericus burgundionus, Berardus de Nublis, Guinardus, Esturmitus, Tedricus, Yvorius, Berengarius, Ato, Ganalonus, qui postea traditor extitit. Et erat exercitus propriae telluris XL milibus militum, sed et peditum numerus non erat. Isti praefati sunt viri famosi, heroes bellatores, potentum cosmi potentiores, forciorum forciores, Christi proceres christianam fidem in mundo propalantes. Ut enim Dominus noster Ihesus Christus una cum duodecim apostolis et discipulis suis mundum adquisivit, sic Karolus rex Galliorum et imperator Romanorum cum his pugnatoribus Yspaniam adquisivit ad decus nominis Dei [Chronique du Pseudo-Turpin, chap. 11, p. 123-127].
43La disposition des noms ne correspond pas au degré d’importance que la chanson de geste accorde aux types de personnages : aucune des chansons de notre corpus – à la différence de ce que pratique la Chanson de Girart de Roussillon, par exemple – ne fait d’un personnage d’ecclésiastique l’acteur de premier plan que devient ici Turpin, premier nom de la liste, et seul personnage à rassembler en lui les valeurs du combat (mais on sait que la Chronique ne le place pas sur le champ de la bataille à Roncevaux) et le rapport au sacré qui lui confère sa dominica auctoritas. Inversement, toute la liste tend à confiner le chevalier épique dans son rôle de guerrier placé au service de l’Église, représentée par le premier nom et l’énonciateur de la liste, et ce, sur l’immense espace de la chrétienté que dessinent les anthroponymes et leurs expansions : Olivier ainsi reçoit des attributs guerriers (miles accerrimus, bello doctissimus, brachi et mucrone potentissimus) qui ne manquent pas de sel quand on les compare aux caractéristiques du personnage de la Chanson de Roland, qualifié de sage. Il est fait silence sur les qualités de Roland. En revanche, la conclusion-fermeture de la liste, très repérable, nomme de manière résomptive l’objet co-énuméré qu’elle vient de construire : le guerrier, qu’il soit prince ou simple nom de seigneur. Elle restreint l’identité des items de la liste à ce portrait du chevalier, roi ou seigneur, en guerrier. La cauda de la liste est un parallélisme analogique, assez fréquent dans la Chronique, qui n’a de cesse de conduire le lecteur de la guerre à son interprétation : dans ce parallélisme qui place côte à côte Dieu et ses apôtres et disciples et Charlemagne et ses « combattants », A. Moisan s’étonne de ne pas trouver les douze pairs. Mais la figure même du parallélisme fonde une mise en ordres hiérarchique, auquel l’effacement de la figure des douze pairs, figure qui permettrait de clore l’analogie en faveur de Charlemagne et de ses compagnons (comme le fera avec insistance le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem), contribue largement : au moyen de la plus complète continuité de langage (adquisivit : la conquête), se superposent la haute histoire spirituelle de la chrétienté, que mèneront les authentiques représentants de Dieu sur la terre, et la « part cadette47 » de cette même histoire, réduisant les personnages de grands princes à la figure de combattants irrémédiablement contenus, par l’architecture même de la liste et la déconstruction de son objet épique, dans une fonction guerrière mondaine.
44Les listes de catégories ecclésiastiques sont donc très présentes dans les chroniques latines, et elles représentent un type de listes qui leur est absolument propre : on ne le retrouve pas dans les chansons de geste de notre corpus48. Ces listes de catégories ecclésiastiques sont souvent mêlées aux listes des noms de guerriers, qui sont rarement présentées pures, hors l’espace rare et bien circonscrit de la bataille, et aux listes de noms de lieux ecclésiastiques. Le sens de la mise en rapport, propre aux chroniques latines, des listes de noms de guerriers et des listes de noms de catégories ecclésiastiques en un nouveau type de liste peut être encore précisé avec deux autres exemples. Dans la Chronique du Pseudo-Turpin par exemple, la dernière liste de noms de guerriers chrétiens de l’épisode Agolant avant la victoire chrétienne prend place dans un paragraphe intéressant qui rend plus explicite la dévaluation systématique du personnage du prince carolingien et de ses compagnons, donc de la matière et du propos des chansons, à partir de la seconde partie du texte : après une première défaite militaire, Agolant entame un premier échange dialogué avec Charlemagne, qui suffit à le convertir à la foi chrétienne. À la suite de cette conversion par la parole du prince, qui aurait pu certes prendre place dans une chanson de geste (Fierabras ou Aliscans, par exemple), Agolant vient auprès de Charlemagne pour recevoir le baptême. Il est alors le spectateur d’une scène de commensalité dans laquelle Charlemagne apparaît entouré de différents groupes repérables, selon le point de vue d’Agolant utilisé ici, à leurs vêtements. On compte dans cette liste de commensaux : des milites, des moines noirs, des chanoines, des clerici, d’autres personnes (chap. 13). Par terre, et disposant de peu de nourriture, se trouvent douze pauvres. Charlemagne explique qui sont les différents groupes à Agolant : négligeant complètement les milites, il énumère les ordres ecclésiastiques et la sainteté respective de leurs modes de vie (évêques et prêtres ; abbés et moines ; chanoines « réguliers »). Enfin, il présente les pauvres. Outré de la distorsion entre la parole de l’évangile sur les pauvres et le traitement que Charlemagne leur impose, Agolant renonce au baptême : immédiatement, le narrateur commente cette faute de Charlemagne, et la relie assez vertement à la faillite de la conversion du Sarrasin, quia baptismi opera recta in Karolo non vidit [Aigolandus] (chap. 13, p. 141). Dès lors, la guerre devient à nouveau nécessaire : quand le récit reprend, et tandis que la mort d’Agolant est expédiée d’un trait de plume, apparaît une courte liste de guerriers chrétiens (chap. 14). Comme on l’a dit, la liste des noms de guerriers est liée intrinsèquement à une matière, celle de la guerre. Mais ce passage montre que cette matière guerrière, entachée par le péché du prince, est là encore hiérarchisée à une matière plus haute qui est celle de la conquête cléricalisée et spirituelle de la chrétienté, sans combat mais par la représentation (au sens propre : Aigolant est convié à une véritable scène !) d’un état de vie parfait dans l’Église : comme le montre la scène, la force guerrière représente un obstacle à la vie spirituelle, et de fait, à la conversion du roi païen. Le glissement de la liste des formes de vie ecclésiastiques présentées à la table du prince à la liste de noms de guerriers souligne le glissement d’une conversion à une autre, bien inférieure dans ses moyens. On trouve dans ce glissement de listes une mise en ordre(s) hiérarchisée de taxinomies sociales dûment définies et construites selon une forte mise en tension de la fonction guerrière et d’une fonction qu’on pourrait qualifier de spirituelle : comme les listes en présence, ces fonctions sont mobilisées avec des pouvoirs bien différents en amplitude dans la conversion de l’espace périphérique en espace chrétien. On peut noter par ailleurs à travers cette même scène que le narrateur relie très explicitement l’événement littéral de la guerre à la bonne tenue d’une « éthique statutaire49 », celle des grands laïcs et de leur prince en l’occurrence : leur faute se répercute sur-le-champ sur le plan événementiel de l’historia. C’est en effet avec cette scène que s’ouvre la dernière partie de la Chronique du Pseudo-Turpin, consacrée à la réécriture en version anti-épique du carnage de Roncevaux et de toute la tradition de la mort rolandienne : elle sera structurée par cette problématique d’une faute identitaire et statutaire du prince et des guerriers, et se conclura sur la substitution nécessaire de l’ordre ecclésiastique à l’ordre guerrier dans l’extension et l’organisation de l’espace chrétien, que la scène du baptême manqué d’Agolant avait interrompue provisoirement. La défaite de Roncevaux est ainsi placée sous l’ombre des grands péchés et des vices (scènes des chrétiens dépouillant les cadavres) des grands princes chrétiens, qui seront qualifiés de carnales dans le récit de la bataille de Roncevaux et qui ont eux-mêmes dessiné leur sombre destin avant la bataille fornicatione et vino50 ! Voilà pour le moins clairement redessinée la mémoire de Roncevaux : le jeu des listes ne peut mieux en avertir le lecteur.
45Les listes de noms de guerriers sont donc non seulement très rarement pures, mais encore, leur entrelacement avec des listes de noms de types d’ecclésiastiques leur donne un sens clair quant à la construction d’un espace chrétien, dans lequel le prince et ses vassaux n’apparaissent guère que comme des auxiliaires armés, sinon comme des obstacles à une extension de l’espace chrétien dont la gestion est confiée in fine à l’Église.
Un blanc manteau de noms de lieux cléricalisés
46La mise en liste de noms de lieux ecclésiastiques, basiliques, chapelles, abbayes, églises, etc., éventuellement tressés avec des noms de cités ou de « comtés » ou avec des noms de guerriers, est elle aussi totalement spécifique aux textes latins où elle est largement représentée : elle n’est pas du tout mise en œuvre dans la plupart des premières chansons de geste. D’autant que la liste de noms de lieux ecclésiastiques est souvent l’occasion d’une co-énumération, au sein de la même forme liste donc, de noms propres ou de noms de catégories de personnages ecclésiastiques, dont on ne trouve pas trace non plus dans les chansons de geste. De fait, la liste des noms des princes et guerriers et celle des cités et comtés sont complètement redessinées dès lors que la liste des noms de lieux ecclésiastiques se mêle à elles, comme le fait la liste des types d’ecclésiastiques que nous venons d’étudier.
47Dans la Chronique du Pseudo-Turpin, on relève ainsi une liste de huit bâtiments ecclésiastiques que Charlemagne construit ou améliore (fecit) après sa première reconquête, depuis la basilique de Compostelle jusqu’à une série d’établissements tous situés au nord des Pyrénées, de Béziers à Saint-Jean-de-Sordes et Paris (chap. 5). On trouve aussi de telles listes, abondamment représentées, dans les Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam, par exemple après la conquête de Carcassonne par Charlemagne qui « fait bâtir » une série d’églises dans la ville (p. 4). Ce type de liste est caractéristique d’une représentation de l’espace fondée sur le nom du lieu ecclésiastique, celui d’une relique/d’un saint en général, et enfin celui d’un personnage ecclésiastique et/ou d’un guerrier sans que les deux types aient exactement le même rôle : de la sorte, la topographie est ancrée dans un réseau plus large de pôles ecclésiastiques enserrant le lieu ecclésiastique, ici nouvellement fondé, dans une représentation spatialisée de la chrétienté où il occupe dès lors la place de centre polarisant. Les guerriers offrent une contribution matérielle mais non spiritualisée à la construction de cet espace chrétien : ils bâtissent, donnent, confient leur corps aux cimetières. Les ecclésiastiques se livrent eux à la construction spirituelle du même espace, par le miracle, l’acte de consécration, le rituel baptismal ou celui, bien matériel aussi, mais de caractère spirituel, de la mesure.
48On peut citer la liste qui fait suite à la découverte par Charlemagne et par ceux qui l’accompagnent (une vaste cohorte d’ecclésiastiques, dont le pape, et de guerriers) du futur site de Lagrasse et des ermites qui occupent l’endroit : la liste est ouverte par une formule d’apostrophe directe au destinataire (audiatis), procédé qui consiste à inscrire de façon accentuée la forme liste dans une énonciation, une parole dite, comme dans les chansons :
Hoc facto Karolus dixit omnibus, ut suas capellas facerent ; et quot fecerunt et qui, audiatis. Abbas Sancti Michaelis de Gargano, monasterium cuius est in quodam monte juxta mare in Apulea, fecit iuxta habitaculum51 suam capellam ad honorem Sancti Michaelis. Dominus Leo papa transivit aquam Urbionis et super montem Argelerio fecit suam capellam ad honorem Sancte Cecilie. Archiepiscopus Turonensis fecit suam capellam juxta Urbionem ad honorem Sancti Christophori. Abbas Sancti Benedicti super Ligerum transivit Urbionem et de societate sua fuerunt VII milia et fecit suam capellam ad honorem Sancti Benedicti et exercitus et societas sua tenuit usque ad Cortallum. Abbas Sancti Dionisii, qui habuit in societate sua X abbates et plus quam XXX milia homines, fecit suam capellam in quadam serra ibi prope ad honorem Sancti Dionisii. Abbas Majoris Monasterii, qui fuit unus de VII dormientibus, fecit suam capellam in quodam loco, de quo totum excercitum poterat videre, ad honorem Sancti Martini. Abbas Sancti Iohannis de Angelerio fecit suam capellam in quadam cumba ad honorem Sancti Iohannis. Rotolandus, ut custodiret exercitum, fecit suam forciam apud Caslarium et fecit ibi suam capellam ad honorem Sancte Marie. Comes de Alvernia et abbas de Briude et IV episcopi cum illis cum suis exercitibus iverunt apud Nausam et fecerunt ibi monasterium Sancti Michaelis et sanctas reliquias ibi miserunt, videlicet de sanguine Sancti Stephani et unum dentem Sancte Columbe et de pulvere beati Laurencii et per dictos episcopos fuit ecclesia consecrata ; item abbas de Briude fecit aliud monasterium juxta Urbionem ad honorem Sancti Iuliani ; episcopus Agenensis fecit monasterium Sancti Laurencii ; episcopus Pictavensis fecit monasterium Sancte Marie de Palatio [Gesta Karoli Magni…,p. 13].
49La mise en liste de lieux ecclésiastiques est particulièrement intéressante enfin dans la partie que la Chronique du Pseudo-Turpin consacre à Roncevaux et à la mort des guerriers épiques : on y trouve, co-énumérés dans les mêmes listes, des noms de guerriers et des noms de lieux ecclésiastiques et de cités. Les noms des guerriers sont désormais ceux des guerriers morts dans la bataille, bataille et mort méritées qui n’intéressent que fort peu le narrateur52. Le récit présente d’abord les deux grands cimetières, espaces praecipua sacro-sancta, celui d’Arles et celui de Bordeaux, et les noms des ecclésiastiques qui les ont consacrés : c’est d’abord l’espace consacré par l’Église qui est mis en place par le récit, ce qui signale bien que le corps du guerrier mort, fût-il un héros de chanson, entre dans un processus de médiation liturgique dont le Roland de la Chanson, saisi par trois anges, s’était bien passé comme l’a noté J.-Y. Tilliette que nous suivrons ici53. Alors seulement, le récit expose la distribution par Charlemagne des corps des guerriers et de certains objets (épée et cor de Roland) dans différentes cités, éventuellement représentée par un lieu ecclésiastique : on assiste donc à un nouvel arpentage de l’espace par les noms des guerriers, cette fois étroitement mêlés à des noms de lieux ecclésiastiques où leur corps et parfois leurs armes viennent rejoindre les reliques des saints (chap. 29). Ainsi sont associés : Saint-Romain de Blaye et Roland (avec son cor, enlevé depuis, dit le narrateur, à Saint-Seurin à Bordeaux) ; Belin (Beliet) et Olivier, Gondebaud, Ogier le Danois, Arestain de Bretagne, Garin de Lorraine… ; Bordeaux, Saint-Seurin et Gaifier de Bordeaux, Engelier duc d’Aquitaine, Lambert roi de Bourges, Gelier, Gelin, Renaut d’Aube-Espine, Gautier de Termes, Guiélin, Begon… ; Nantes pour Hoël de Bretagne. Le prince dote les établissements en or et argent et objets, ce qui donne lieu à l’insertion d’une charte de dotation pour Saint-Romain de Blaye (chap. 15, p. 215)54. Puis une nouvelle liste de noms de héros épiques morts à Roncevaux est déployée à chaque mention de cité traversée par Charlemagne et Turpin, depuis la Gascogne jusqu’à Toulouse, enfin en Arles, au cimetière des Aliscans, et à Rome, où des corps sont envoyés par mer. Turpin reste à Vienne, tandis que Charlemagne revient à Saint-Denis55, nouvelle scansion, hors liste cette fois, de noms de lieux.
50En mettant ainsi en liste après le récit de Roncevaux les noms des guerriers morts couplés aux noms des lieux ecclésiastiques qui les accueillent dans un cimetière consacré, sous le contrôle de l’archevêque, le récit garantit de manière efficace l’effacement complet de la sainteté individuelle et non médiatisée des guerriers et des princes que les chansons suggèrent. Tous ces noms mêlés ne laissent pas de construire une véritable image de l’auxiliarisation des guerriers, tant la liste est une figure claire de la disposition de chaque item par rapport aux autres. Que fait la Chronique par cette liste finale, sinon occulter complètement la scène de la mort de Roland dans la Chanson et tout particulièrement le départ du guerrier dans les bras de trois anges (et pas des moindres), envoyés par Dieu pour l’accompagner au paradis ? Dans la chanson, c’est donc au ciel que le héros épique termine sa carrière, sur une intervention directe de Dieu : on est bien loin de la médiation des cimetières, terres sacro-sancta, mais surtout, ici, cléricalisées, et des ecclésiastiques qui imposent à Roland le sort de la mise en liste, en lui refusant la mort miraculeuse et l’individuation glorieuse selon l’expression de J.-Y. Tilliette. Les listes délivrent ainsi un discours spatialisé qui organise l’espace en le polarisant par des centres sacrés ecclésiastiques, et en acculturant la matière épique, devenue une série de corps charnels enfouis auprès des églises... tandis que se perd le souvenir des miracles sur eux accomplis.
Des noms innombrables d’ecclésiastiques
51Les listes consacrées entièrement et seulement à des noms d’ecclésiastiques, abbés ou évêques, existent aussi dans les « chroniques », ce qui est un nouveau trait spécifique du corpus latin. Dans l’Iter Hierosolimitanum, Charlemagne, qui a libéré le patriarche de Jérusalem et reçu en récompense une suite de reliques de la Passion, porte ces reliques dans un sac à son cou sur le chemin du retour vers Aix-la-Chapelle, et elles opèrent des miracles le long du chemin : une petite liste de prélats56 rappelle alors la présence constante des ecclésiastiques autour de l’empereur, ecclésiastiques qui interviennent en médiateurs dans les miracles accomplis. Dans la Chronique du Pseudo-Turpin, quand le récit présente les deux grands cimetières (praecipua sacro-sancta), celui d’Arles et celui de Bordeaux, se déroule une liste courte de sept évêques :
Maximi Aquensis, Trophimi Arelatensis, Pauli Narbonensis, Saturnini Tolosanensis, Frontonis Petragoricensis, Marcialis Lemovicensis, Eutropii Sanctonensis [Chronique du Pseudo-Turpin, chap. XXVIII, p. 213].
52Ce type de listes, avec ou sans noms propres, toujours avec des toponymes, se trouve aussi abondamment représenté dans le récit de fondation de Lagrasse, les Gesta Karoli. Mais la liste la plus impressionnante se trouve dans l’Iter : de retour à Aix-la-Chapelle avec ses reliques et son cortège de prélats, Charlemagne fait construire une église pour y recondere les reliques, avant d’envoyer des messagers à toutes les limites de son empire (per universos imperii sui fines) afin que chacun vienne les voir aux ides de juin. La foule afflue le jour dit, qui correspondra à la fondation du Lendit : voici ce que décrit alors le récit, prenant bien soin de soumettre l’empereur (et sa légende épique avec lui) à un strict encadrement par l’Église :
[…] Imperator consilio archiepiscoporum presulum et abbatum et aliorum sanctorum virorum doctos pontifices et alios bonos doctores sermocinando per triginta loca indicere iussit catervis, quoniam multitudo enormis erat, ut, priusquam accederent ad tam sancta videre, confiterentur puro corde peccata sua. Quod factum est ; postea vero rex ipse cum clero dei laudibus vacante in promunctorium quoddam foris iuxta castrum venit secum sancta deferens ; deinde circumstanti populo omnique clero que apportaverat prememorata sancta satagebat denudare ; preterea qui aderant sancti viri fecerunt sermonem ad populum atque quotannis fieri indixerunt indictum spinee corone domini, clavi et ligni crucis sudariique ac plurimarum sanctarum reliquiarum et hoc semper in Iunio mense et in ebdomada secunda, in ieiunio scilicet quatuor temporum quarta feria… [L’empereur avec le conseil des archevêques, des prélats, des abbés et autres saints hommes, ordonne que les doctos pontifices aliosque bonos doctores aillent annoncer par des sermons prononcés en trente lieux différents, tant la foule était énorme, qu’il fallait avant que de voir des choses si saintes, confesser ses péchés d’un cœur pur. Puis, le jour dit, le roi (avec tout le clergé chantant les louanges de Dieu) vint dehors en portant avec lui les sancta sur un promontoire près du château. Là, avec le peuple et le clergé autour, il s’affaira à dévoiler les sancta qu’il avait apportées. Puis, les hommes saints qui étaient là firent un sermon au peuple : ils établirent et annoncèrent l’Indictum annuel de la couronne d’épines du Christ, du clou et du bois de la Croix, du suaire et des autres saintes reliques, tous les mois de juin, la seconde semaine, à la quatrième fête des jeûnes des quatre-temps] [Iter Hierosolimitanum, p. 120].
53Les archevêques et les évêques présents procèdent ensuite à diverses mises au point, notamment sur la tarification des pèlerinages. C’est alors que s’ouvre l’immense liste contenue, sous des formes diverses, dans tous les manuscrits de l’Iter57 (et notamment par le manuscrit confectionné à Saint-Denis où il joue un rôle majeur dans la fabrique de l’histoire par l’abbaye). Elle s’ouvre sur la formule suivante : Et hoc sanxerunt omnes archiepiscopi atque episcopi, sancti sacerdotes et abbates doctique monachi, quibus prerogativa scientie facundieque erat, quorum nomina hec sunt [Tout cela, les archevêques, quelques abbés et moines l’établirent par leur sceau, eux dont les noms suivent] (p. 121). Cette formule d’ouverture est suivie de deux listes contenant les noms des archevêques et évêques (pape en tête) puis des abbés témoins. Nous donnons ici la reproduction de la page du manuscrit de Saint-Denis qui contient cette liste :
54Ces listes usent d’un langage spatialisé par la présentation des noms de prélats : dans la première liste, sur trente-quatre items, on trouve uniquement des anthroponymes construits à partir de toponymes, à part le nom du pape Léon. D’abord le pape, ensuite les archevêques, puis les évêques. Une micro-insertion narrative est ménagée entre les deux listes à propos des deux derniers acteurs mentionnés dans la première liste, agents d’un miracle de résurrection avec le suaire, in probationem credulitatis, donc attestant de l’intervention de Dieu devant l’ensemble des présents. Dans la deuxième liste, sur trente-et-un items, Florianus abbas Montis Cassini est le premier, et Fulradus abbas ter beatissimi Dionisii Ariopagite le dernier dans le manuscrit de Montpellier et il devient bien entendu le premier nom dans le manuscrit BNF Lat. 12710, issu de Saint-Denis, que nous reproduisons. Tous les items y sont encore une fois des anthroponymes et l’espace se réduit à la Francie (rien sur le clergé d’Aix-la-Chapelle). La conclusion de la liste, par une formule qui la clôture, est la suivante : « [T]ous ceux qui ont été cités ici et d’autres hommes très saints établirent par leur sceau cet Indictum. » Est mentionnée alors la construction de la basilique par Charlemagne, avant le bref récit de sa mort. Le récit passe ensuite à Saint-Denis, où se déroule la même cérémonie, avec une translation des reliques par Charles le Chauve et une forte communauté de clercs. Ces listes impressionnantes ne peuvent que réduire le rôle du prince à celui qu’il a tenu pendant tout le récit : porteur de reliques et organisateur des festivités, il est effacé de toutes les opérations spirituelles qui consacrent le site et fondent le sens de l’Histoire.
Les listes de dons aux églises
55Spécifiques absolument aux textes latins sont aussi les listes d’objets donnés par les princes, par exemple le don final de Charlemagne lors de la consécration miraculeuse de Lagrasse à la fin des Gesta Karoli : calice et patène somptueux (décrits dans la liste), livres et pièces de soie, gants en guise de promesse à soumettre d’autres possessions à l’abbaye dès que l’Hispanie lui serait acquise, deux livres très précieux, l’un recouvert d’ivoire, avec d’un côté une image sculptée de crucifix et de l’autre une image du Dieu roi en majesté et un psautier (longuement décrit, avec une couverture en cyprès sertie de pierres précieuses aux grandes vertus…) et encore dix pièces de soie brodées de pierres précieuses (p. 88). Mais Turpin donne quant à lui un livre qu’il a « composé lui-même58 »… On retrouve ce type de listes d’objets donnés par des laïcs aux établissements ecclésiastiques dans tous les textes du corpus, mais aussi dans les vitae bien entendu, comme dans la Vita sancti Willelmi par exemple, et enfin et surtout dans le genre cartulaire, qui opère des mises en listes de terres, objets, et hommes donnés aux églises.
Fig. 1 et 2 – Manuscrit de Saint–Denis, Paris


BNF ms. lat. 12710, folo 4v col 1 A-C (en haut) et folo 4v entier (en bas)
56Ces listes de dons circulant des laïcs aux églises intègrent en fait les listes des corps morts des guerriers qui enrichissent aux aussi à leur manière l’Église, une fois qu’ils en ont intégré les cimetières sous contrôle ecclésiastique, comme dans la Chronique du Pseudo-Turpin.
Des espaces et des listes entre les discours : l’espace décléricalisé et spiritualisé des chansons de geste
57Le jeu de reprises et/ou d’acculturations (listes de noms de guerriers, de cités et de comtés et royaumes, et de gentilés, liste de reliques) et d’effacements (listes de noms d’ecclésiastiques ou de catégories d’ecclésiastiques ou de lieux ecclésiastiques) entre le corpus des chansons et celui des chroniques latines est patent. Les listes exercent au sein des récits un pouvoir de définition de l’espace selon le type des objets co-énumérés et, à travers eux, elles énoncent un discours global sur l’ordre social et sur le rôle de chacun dans l’espace chrétien. Ce discours n’est en rien identique dans les chansons et dans le corpus latin examiné, dès lors que l’on considère le jeu des listes entre les discours : seule la confrontation de listes issues de discours différents peut révéler la sélection ou l’exclusion des objets qu’elles construisent ou refusent de construire.
58Un dernier exemple peut être donné afin d’analyser le sens de ce jeu de listes, quant à la conception de l’espace qui y est construit, mais aussi plus largement quant au remploi de la matière des chansons de geste par les textes latins : il s’agit d’analyser précisément un effacement de listes, dans la scène de la mort de Roland à partir de la Chronique du Pseudo-Turpin. Cette scène a été assez largement commentée déjà, à partir d’une comparaison avec la Chanson de Roland notamment59. Nous rappellerons brièvement ici les données principales de la Chronique : le récit de la bataille elle-même est extraordinairement résumé, mais le récit de l’agonie de Roland, qui ne meurt pas exactement dans le premier moment de la bataille principale de Roncevaux, est un peu plus développé. Sont repris par les deux textes la scène du cor (mais sans réticence de la part du guerrier), la tentative de destruction de Durendal, un planctus et une longue prière. Or dans ce cadre, on peut noter la disparition, par rapport à la Chanson, de deux listes : celles qui, au moment du planctus épique de Roland mourant sur son épée Durendal, mettent en série les terres conquises par Roland pour Charlemagne (Jo l’en cunquis) qui fut le dépositaire de l’épée donnée par Dieu, puis les reliques présentes dans le pommeau :
En l’oriét punt asez i ad reliques :
La dent seint Perre e del sanc seint Basilie
E des chevels mun seignor seint Denise,
Del vestement i ad seinte Marie.
[Chanson de Roland, Laisse CLXXIII, v. 2345-2348.]
59En lieu et place de ces listes centrales dans le planctus de la chanson, puisqu’elles y unissent l’espace et sa sacralisation dans les mains des grands laïcs exclusivement, sans aucune médiation ecclésiastique, la Chronique déroule un long éloge de l’épée, à base de vocatifs et de questions oratoires : l’origine divine de l’épée, le rôle médiateur de Charlemagne, présenté en chef de la Chrétienté, qui la donne à Roland, y sont effacés. L’épée y est présentée comme l’instrument d’une conquête exclusivement dirigée contre les Sarrasins, pro christianae fidei exaltatione (p. 191, XII), alors que la Chanson faisait de toutes les conquêtes de Durendal le signe de l’amor fine et donc, du service vassalique idéal unissant Charles et son neveu, comme aussi Dieu et Charles, sans qu’il fût question de la guerre contre des païens. En revanche, Charlemagne n’est pas cité une seule fois dans le planctus de la Chronique. Le même principe de présentation de Roland en combattant de l’Église pour la foi chrétienne, excluant de sa mission guerrière tout le thème de l’amor vassalique et, du même coup, effaçant le personnage de Charlemagne en chef de l’Église chrétienne, gouverne sa très longue prière à Dieu et à la Vierge. Cette prière est spécifique à la Chronique : elle est tout entière construite sur le motif du repentir60. Charlemagne n’y apparaît pas davantage que dans le planctus à l’épée, ni les terres conquises… On ne trouve dans ces scènes que la Chronique consacre à la mort de Roland qu’une seule liste : celle des types de maux endurés par Roland pour Dieu et son Église, liste qui ne manque pas de sel comme l’a montré J.-Y. Tilliette : innumeras alapas, ruinas, vulnera multa, opprobria, irrisiones, fatigaciones, calores, frigora, famem, sitim, anxietates (chap. 23, p. 197). Pour le coup, c’est plutôt à une énumération froide et générique que nous avons affaire, énumération apte à réduire les thèmes centraux des chansons de geste contemporaines et ce qui constitue leur structure même (l’itinéraire d’un héros soumis à des épreuves) à des topoï vides, à des substantifs alignés mécaniquement en série : une manière très subtile de traduire le caractère exceptionnel de l’héroïsme épique en une suite ordinaire et presque insignifiante de clichés exhibés comme tels… La liste des noms de Roland dans le planctus de Charlemagne apprenant sa mort par une vision accordée à Turpin (ce n’est plus l’empereur qui est le dépositaire des visions de Dieu, contrairement à ce qui se passe dans la Chanson) est certes très imposante, mais sert elle aussi à effacer le thème de l’amour vassalique et du roi chef d’Église, tout en auxiliarisant le prince et le seigneur guerriers mis au service de l’Église : Roland y est qualifié de murus clericorum (chap. 25, p. 205, l. XIII) ! On est bien loin dans la Chronique de la mainmise totale et exclusive de Guillaume ou de Charlemagne sur la fondation et la consécration décléricalisées de pôles sacrés, parce que comme le disent les jeux de listes, la représentation des acteurs de l’espace n’est pas la même dans les deux corpus.
60Plus largement, les listes des corpus latins ecclésiastiques rendent visible une accumulation de lieux ecclésiastiques et non ecclésiastiques, églises et cités, abbayes et comtés, à travers des reliques, des guerriers, des gentilés et des prélats : cette accumulation d’items pourtant divers crée un espace de nature très discontinue puisqu’il n’y a guère de surface entre les pôles. Le rôle du personnage épique dans cet espace est triple : il est un guerrier, un constructeur et un donateur. À chacun de ces champs sémantiques spécifiques correspond une forme liste : la guerre avec les villes conquises par exemple et l’activation des liens de fidélité dans le combat contre les guerriers païens avec les gentilés ; la dotation avec les terres et cités et autres objets donnés, ou la construction avec les églises… Le personnage épique est défini par la manière dont il construit cet espace : puisqu’il est un grand seigneur laïc, c’est plus exactement cette identité sociale que définissent les remplois ecclésiastiques de matière épique. Et ce qui corrèle entre elles les listes de villes, d’églises, de reliques, de prélats, de guerriers, c’est le rôle auxiliaire et médiatisé qui est donné à ce personnage de grand laïc dans toutes ses fonctions, où il est constamment sous la coupe de l’Église. Dans les chroniques latines, le vocable christianitas a pour référent la version cléricalisée d’un espace dans lequel on trouve deux groupes d’acteurs qui le possèdent, l’organisent et l’ordonnent de manière très entrelacée certes, mais aussi très différenciée et hiérarchisée. Les listes prises comme un tout construisent un espace où interagissent les deux acteurs de cet espace et où s’inscrit durablement, dans le bâti même, dans le monde, un rapport social défini en référence aux fonctions spatiales de chaque acteur : l’espace modelé charnellement ou, pour reprendre un terme de Suger, de manière terrienne, seulement par les laici, qui construisent et donnent et combattent sous les ordres des hommes d’Église ; l’espace modelé spirituellement (matériellement ou non) par les hommes de Dieu, selon les mesures voulues par Dieu et qu’eux seuls « entendent ». Le jeu des listes fige une taxinomie sociale, extrêmement prescriptive quand on réfléchit à la portée de ces textes (des « documents mémoriels », écrits, en latin, conservés au monastère ou au chapitre). Les listes fabriquant l’espace avec des hommes, des objets et des lieux dans les textes ecclésiastiques remployant la matière épique fabriquent donc aussi des catégories sociales avec de l’espace : l’espace donne à voir matériellement les définitions données aux grands acteurs du fait spatial, et leur hiérarchisation. C’est par et dans l’espace que s’écrivent l’histoire et l’organisation de l’espace chrétien, parce que s’y rend visible comme dans les listes qui interrompent solennellement le récit la distinction entre la « part cadette de l’histoire » et l’histoire de l’Église, entre les mains des professionnels du sacré et des véritables constructeurs de l’espace chrétien.
61Dans les chansons de geste, les listes qui construisent un espace sont d’abord des listes de toponymes et de gentilés et ces types de listes contaminent les listes de noms de combattants ou d’amiz charnels. Les chansons effacent complètement les listes de lieux ecclésiastiques et de noms de prélats ou de catégories ecclésiastiques, mais elles n’ignorent pas les marques de la topographie sacrée : le corpus épique scande les lieux sacrés par le nom des saints et des reliques, comme le montre la thèse de J. Bédier61. C’est dans ce cadre général que les chansons ne mettent jamais en liste des noms de prélats ou les éléments d’un patrimoine ecclésiastique… : elles distinguent ainsi fermement l’espace sacré qu’elles évoquent de l’espace cléricalisé où s’ancre l’Église dans ses textes, et sur lequel les chansons font silence. Comme dans les remplois ecclésiastiques, le personnage épique est bien pourtant un acteur essentiel de définition de la spatialité dont, en premier lieu, il marque et scande les limites, les routes, l’organisation en cités et comtés. De ces processus témoignent les listes épiques : elles font partie d’un langage qui définit l’identité des hommes et des groupes d’hommes en référence à une dimension spatiale, dans les listes de toponymes, d’anthroponymes et de gentilés. En contexte, dire le nom ou l’action de l’homme avec le lieu, ou le nom de groupes d’hommes par le lieu, ce n’est pas juste un topos. La liste des gentilés qui suit ou précède certaines scènes de conseil de Charlemagne ou de Louis, ou le départ en guerre de Guillaume, désigne ainsi un pouvoir par référence à un espace, un espace que le souverain ou le prince rassemble autour de lui en activant les liens de ce que les textes appellent l’amor. La fides trouve plus largement dans les chansons de geste une expression spatiale, scandée par les listes de gentilés et des anthroponymes des grands vassaux, qui dessinent un espace précis de devoirs et de droits. Mais ces grands laïcs ne font pas l’espace qui leur donne un nom, un pouvoir et une identité de la même manière que dans les corpus ecclésiastiques, d’abord parce qu’ils sont seuls dans le paysage : la chanson élimine tout pouvoir des ecclésiastiques sur l’organisation de l’espace chrétien et décléricalise la relation directe des héros avec Dieu, dans toutes leurs missions et fonctions concernant l’espace de la crestïenté. D’ailleurs, aucune parole épique ne profère une donation, encore moins par une liste, en faveur de l’Église : c’est une des listes les plus répandues dans les cartulaires et les chartes, celles des biens que l’on donne, qui disparaît ainsi de cet univers de grands laïcs. L’espace chrétien se construit de manière décléricalisée, tandis que se spatialise concrètement le pouvoir de quelques grands laïcs. Mais les chansons vont plus loin, en marquant par les listes la spiritualisation du pouvoir laïc : s’il n’est aucune liste de noms de prélats, d’une part, ni de lieux sacrés ecclésiastiques, d’autre part, dans les chansons, en revanche, on trouve des listes de reliques. En ce sens, la corrélation de listes de gentilés ou de toponymes ou d’anthroponymes et de reliques résume assez bien l’organisation d’un espace chrétien qui est habité, augmenté, défendu, organisé et sacralisé par un dominium complet que quelques grands laïcs exercent à la fois sur les hommes et sur le lien des hommes à Dieu. La ligne d’accentuation tracée par les listes, de textes en textes, est sans appel dans ce cadre général : elle met au contact les noms des centres du pouvoir laïc, des fidélités laïques, des identités aristocratiques ancrées dans l’espace, et des reliques. Cette ligne de faîte et d’accentuation témoigne du fait que, comme dans les corpus ecclésiastiques, le caractère spirituel reste le seul véritable principe de toute valeur et de toute légitimité. Mais aucun acteur ecclésiastique ne participe ni à la définition et à la gestion de la sainteté et de la relique, ou du spirituel, ni à la construction/consécration d’un espace chrétien. Les acteurs laïcs prennent tout cela en charge : les héros font l’espace voulu par Dieu, et le reçoivent en partage en signe de son amor, selon un lien direct qu’ils entretiennent avec lui, de même qu’ils baptisent, donnent l’extrême-onction, prononcent des vœux performatifs… Nous disposons avec les chansons d’un des rares discours sur les reliques et la spatialisation du sacré qui ne soit pas ecclésiastique, comme en témoignent aussi les Moniages.
62On conçoit qu’il serait regrettable de ne pas replacer les listes d’espaces des chansons de geste dans le contexte des listes en présence au XIIe siècle et dans le dialogue que produit leur remploi dans les corpus latins. Quoi qu’il en soit de leur topicité par ailleurs, nous avons constaté par exemple que les listes épiques de noms de guerriers sont un enjeu important dans le dialogue entre corpus : elles sont soumises à des effacements et à des déplacements importants dans les discours ecclésiastiques, quand elles sont mêlées à (ou interrompues par !) des listes de noms ou de types ou de lieux ecclésiastiques, ou quand elles sont cantonnées aux récits de guerre. Les chansons de geste les rendent au contraire autonomes, et les spatialisent par des anthroponymes construits sur des toponymes. De fait, les listes de noms de guerriers ne représentent pas le monde de la même manière, ni de fait, depuis la même identité sociale, dans les deux corpus.
63La « matière des chansons de geste » captée dans le corpus ecclésiastique n’est donc pas une matière neutre que l’on peut se contenter de repérer dans les sources ecclésiastiques sans lui confronter les chansons elles-mêmes. Même si nous ne disposons pas de productions écrites de chansons de geste contemporaines des débuts de leur captation ecclésiastique, on peut dire que, tels qu’ils sont mis en scène dans la plupart des chansons de geste conservées, les personnages et leurs parcours ne s’accordent en rien avec le programme, quel qu’il soit d’ailleurs, des textes ecclésiastiques qui les utilisent.
64Il y a transfert et acculturation de toutes les formes et matières qui circulent entre les discours : c’est à ce dialogue et à cette acculturation que sont soumises les formes listes des différents corpus que nous avons examinés. Le jeu sur les listes permet de déceler la réécriture de l’espace sous la reprise de la même forme : les listes construisent un espace selon les pouvoirs spécifiques qui sont les leurs, en l’accentuant et en donnant un pouvoir performatif aux vocables utilisés. Mais il permet aussi de montrer la réécriture des identités sociales qui s’y inscrivent, de même qu’il permet de prouver qu’espace et identités sociales sont pensés ensemble. La Chronique du Pseudo-Turpin ne s’y est pas trompée, qui élimine dans sa réécriture de la mort de Roland les deux listes, de reliques et de toponymes mêlés, que Roland profère dans la chanson sur son épée au moment de mourir : il n’est pas question dans un texte où l’espace est totalement structuré par les hommes de Dieu de mettre au contact sans intermédiaire, dans une voix laïque de surcroît, une liste de conquêtes territoriales laïques avec une liste de reliques… La charte qui, à Saint-Yrieix, mobilise vers 1090 la matière des chansons énumère parallèlement, comme les deux listes du planctus épique de Roland mais en une version cléricalisée, les éléments du patrimoine ecclésiastique et l’état de la doctrine des chanoines62.
65En contexte, ces projets divers autour de l’espace et de la taxinomie sociale que les textes y inscrivent sont des témoignages intéressants, je crois, de la « rupture de l’amitié » contemporaine, dont F. Mazel a exploré les mécanismes au sein de l’aristocratie laïque placée face aux discours eux-mêmes très divers de l’Église, et face en particulier au « monopole ecclésiastique sur la sainteté et les reliques63 » et à son entreprise de spatialisation du sacré. Les remplois de matière épique par certains textes ecclésiastiques sont un exemple particulier de ces discours : ils fixent dans l’espace non seulement la mémoire et les patrimoines des hommes et des saints et de l’Église, mais aussi les hommes eux-mêmes et, surtout, leurs identités sociales. Les chansons ne contestent ni la distinction des fonctions sociales, ni le processus de leur fixation dans l’espace, et empruntent les formes qui servent à les dire, dont la liste : mais c’est pour mieux repousser le lieu ecclésiastique sur les « routes » et penser les conditions de possibilité d’un dominium laïc entièrement maître de l’espace chrétien et du lien à Dieu. Ce qui n’est pas un petit défi en contexte.
66Or il ne suffit certainement pas, en l’espèce, de dire que le programme des chansons de geste se fonde essentiellement sur « l’éloge du guerrier » qu’elles proposent avec succès aux « aristocrates » et à un auditoire ravi par nature par le divertissement qu’offrent les belles batailles, depuis Homère et jusqu’aux lecteurs et spectateurs du Seigneur des Anneaux. Les chansons de geste configurent en effet des modèles complexes et spécifiques de perfection éthique à travers des personnages de grands laïcs devenant des sainz et manifestant leur relation privilégiée au spirituel et ce, sans aucune intégration dans l’institution ecclésiale. La démonstration de la supériorité spirituelle des héros laïcs garantit du même coup selon ces textes leur capacité à dominer et à ordonner la société et le monde. Benoît de Sainte-Maure pense d’ailleurs que l’ensemble des biens et des produits matériels et immatériels issus de l’activité des deux genres d’hommes de la société que sont les ecclésiastiques et ceux qui peinent par leur travail doit être mis à la disposition des chevalers, ceux sans qui l’ordre voulu par Dieu (en l’occurrence, une vaste seigneurie universelle) ne serait plus en place sur la terre64. On comprend qu’à un tel programme, il faut bien davantage que l’éloge du combat, d’une part, et qu’une stricte opposition dans le fond et la forme, d’autre part : il fallait parler un langage commun, en l’occurrence celui de la spatialité et de ses formes d’expression les mieux éprouvées. La forme liste, manifestement, devait être mobilisée pour le faire.
67Et si les chansons et leur discours ont bel et bien circulé oralement dès le XIe siècle, on peut comprendre que les sites de production ecclésiastiques aient cherché à réagir face à ce programme : les débuts non écrits de l’histoire des chansons de geste, de ce point de vue, en disent finalement très long sur l’audience que devait avoir acquis le programme des chansons (pourtant diffusées seulement à l’oral) dès le XIe siècle, mais aussi peut-être sur les dangers et contradictions que devait représenter ce programme pour la définition même de la domination seigneuriale laïque et de l’ordre social que tentaient d’imposer les centres ecclésiastiques. Il est sans doute envisageable de trouver là une des conditions de possibilité de leur remploi massif et de leurs essais de neutralisation de la matière et des formes des chansons. Les listes d’espaces, de ce point de vue, sont peut-être moins à lire qu’à regarder, tant les méandres des différents items y dessinent de manière transparente l’ordre du monde que proposent leurs architectes.
Notes de bas de page
1Ce terme reste globalement tout à fait impropre et trompeur : nous l’employons à regret parce qu’il est intégré dans les titres imposés à des énoncés latins et romans très divers par une longue tradition historiographique, mais il efface la spécificité de ces énoncés, et leurs distinctions majeures. C’est à K.-F. Werner que l’on doit de magistrales avancées sur ce problème : « Les structures de l’histoire à l’âge du christianisme », Storia della Storiografia, 10, 1986, p. 36-47 ; Id., « Dieu, les rois et l’Histoire », dans R. Delort (dir.), La France de l’an mil, Paris, Seuil, 1990, p. 264-281 ; Id., « L’Historia et les rois », dans D. Iogna-Prat, J.-C. Picard (dir.), Religion et culture autour de l’an mil. Royaume capétien et Lotharingie, Actes du colloque Hugues Capet, 987-1987. La France de l’an mil, Paris, Picard, 1990, p. 135-143. Pour une application concrète aux textes, voir la thèse marquante de M. Heinzelmann sur les écritures de l’histoire de Grégoire de Tours : Gregor von Tours, « Zehn Bücher Geschichte ». Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994. Sur Bède, autre exemple : O. Szerwiniack, « Introduction », dans Bède le Vénérable. Histoire ecclésiastique du peuple anglais, t. 1, Conquête et conversion, O. Szerwiniack (dir.), F. Bourgne, J. Elfassi, M. Lescuyer, A. Molinier (trad., présentation et notes), Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. XIII-XLVIII.
2Historia Karoli magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, C. Meredith-Jones (éd.), Paris, Droz, 1936.
3Ou Descriptio qualiter Karolus magnus clavum et coronam domini a Constantinopoli Aquisgrani detulerit qualiterque Karolus Calvus hec ad sanctum Dyonisium retulerit, éditée dans Die Legende Karls des Grossen im 11. und 12. Jahrundert, G. Rauschen (éd.), Leipzig, Duncker & Humblot, 1890.
4Particulièrement par A. Moisan, notamment dans « L’exploitation de l’épopée par la Chronique du Pseudo-Turpin », Le Moyen Âge, 95, 1989, p. 195-224.
5A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past. Monastic Foundation Legends in Medieval Southern France, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1995.
6D. Iogna-Prat, « La construction biographique du souverain carolingien », La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, Seuil, 2006, p. 119-152, ici p. 119.
7Ibid., p. 149.
8J. Morsel, « Les logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques catégorielles (XIIe-XVe siècle) », Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2, 2008, en ligne sur le site de BUCEMA, et dans Id. (dir.), Communautés d’habitants au Moyen Âge (XIe-XVe siècles), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
9F. Mazel, « Amitié et rupture de l’amitié. Moines et grands laïcs provençaux au temps de la crise grégorienne (milieu XIe-milieu XIIe siècle) », Revue historique, 633, 2005, p. 53-95.
10Ces attestations de matière épique dans des énoncés ecclésiastiques ont été repérées et décrites par de nombreux érudits, qui s’intéressaient à travers elles à la question de l’origine des chansons de geste : la somme de J. Bédier, Les légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste, 4 t., Paris, H. Champion, 1908-1913, représente une étape majeure dans cette enquête au long cours.
11A. G. Remensnyder, Remembering Kings Past…, op. cit.
12L’érudition extrême, patiente et rigoureuse, déployée pour faire le lien avec les textes carolingiens connus a permis de repérer bien entendu toute la matière carolingienne présente dans les chansons et dans ces textes ecclésiastiques plus tardifs. Mais de fait, elle a permis de constater la ténuité de ces traces : l’emprunt d’un prénom incidemment glissé dans un manuscrit d’Éginhard ne suffit pas à écrire la Chanson de Roland, moins encore à expliquer l’expansion extraordinaire dans des énoncés ecclésiastiques à partir de 1050 du nombre de compagnons de Charlemagne, de leurs prénoms, ni non plus le cadre strictement hispanique ou presque de son action…
13Voir sur ce point J. Morsel, « Sociogenèse d’un patriciat : la culture de l’écrit et la construction du social à Nuremberg vers 1500 », Histoire urbaine, 35, 2012, p. 83-106, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rhu.035.0083
14P. Chastang, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe-XIIIe siècle), Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 2001.
15Sur toutes ces notions, nous renvoyons à l’introduction générale de ce volume ainsi qu’à la contribution de V. Theis. Voir aussi F. Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (Ve-XIIIe siècle), Paris, Seuil, 2016 et aussi Id., L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiévale (Ve-XIIIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
16Voir l’article de J. Lemarié dans le premier volume du projet POLIMA : « (Comprendre) les énumérations. Contributions de la logico-linguistique et de la psychologie », dans C. Angotti, P. Chastang, V. Debiais, L. Kendrick (dir.), Le pouvoir des listes au Moyen Âge, t. 1, Écritures de la liste, Paris, Publications de la Sorbonne, 2019, p. 15-29.
17P. Chastang, C. Angotti, V. Debiais, L. Kendrick, « La liste médiévale : une technique matérielle et cognitive », dans ibid., p. 5-13.
18Nous avons répertorié les listes des chansons de geste dont les références suivent : La chanson de Guillaume, F. Suard (éd. et trad.), Paris, Classiques Garnier, 1999 ; Les rédactions en vers du Couronnement de Louis, Y.-G. Lepage (éd.), Paris/Genève, Droz, 1978 (à compléter avec Le couronnement de Louis, E. Langlois [éd.], Paris, CFMA, 1925) ; Le Charroi de Nîmes, D. MacMillan (éd.), Paris, Klincksieck, 1972, à compléter avec la traduction, basée sur l’édition du ms A1, de C. Lachet, Le Charroi de Nîmes, Paris, Gallimard (Folio classique), 1999 ; La prise d’Orange, C. Lachet (éd. et trad.), Paris, Champion classique, 2010 à compléter avec C. Régnier, La prise d’Orange, Paris, Klincksieck, 1986 ; Aliscans, C. Régnier (éd.), J. Subrenat (présentation et notes), trad. revue par A. et J. Subrenat, Paris, Honoré Champion (Champion classique), 2007 ; Le moniage Guillaume, édition de la rédaction longue par N. Andrieux-Reix, Paris, CFMA, 2003 ; Le voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, P. Aebischer (éd.), Genève, TLF, 1965 ; Aymeri de Narbonne, H. Gallé (éd.), Paris, CFMA, 2007 ; Girart de Vienne, W. Van Emden (éd.), Paris, SATF, 1977 (à compléter avec la traduction de B. Guidot, Girart de Vienne, Paris, CFMA, 2006) ; Le siège de Barbastre, B. Guidot (éd.), Paris, CFMA, 2000 ; Ami et Amile, P.-F. Dembowski (éd.), Paris, CFMA, 1987 ; La chanson de Roland, C. Segre (éd.), Genève, TLF, 2003 (à compléter avec la traduction fournie dans La chanson de Roland, I. Short [éd. et trad.], Paris, Livre de poche, 1990). Nous n’avons pas intégré les listes de la Chanson de Girart de Roussillon qui, pour diverses raisons, ne fait pas selon nous partie du même ensemble textuel et, de fait, du même site d’énonciation : voir infra.
19Voir le prologue de la Vie de saint Nicolas, E. Ronsjö (éd.), Lund/Copenhague, Munksgaard, 1942.
20M. Banniard, « Genèse de la langue française (IIIe-Xe siècle) », dans F. Lestringant, M. Zink (dir.), Histoire de la France littéraire. Naissances, renaissances. Moyen Âge-XVIe siècle, Paris, PUF, 2006, p. 9-35.
21R. Barthes, « Avant-propos », dans Id., Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 9.
22Nous reprenons là la notion définie par R. Chartier : « Pour chaque société, [la culture graphique est] l’ensemble des objets écrits et des pratiques qui les produisent ou les manient ; cette catégorie invite à comprendre les différences existant entre les diverses formes de l’écrit, contemporaines les unes des autres, et à inventorier la pluralité des usages dont l’écriture se trouve investie » (Inscrire et effacer. Culture graphique et littérature [XIe-XVIIIe siècle], Paris, Gallimard, 2005, p. 7).
23M. Jeay, Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe-XVe siècle), Genève, Droz, 2006, ici p. 12.
24D. Boutet, La chanson de geste, forme et signification d’une écriture du Moyen Âge, Paris, PUF, 1993, p. 131.
25Ibid., p. 91.
26Voir M. Jeay, Le commerce des mots…, op. cit., que nous suivrons ici : elle rappelle la différence entre l’énumératif, qui fait le tour de l’objet pris dans le récit, et la liste qui s’abstrait de tout objet du récit pour se développer de manière autonome. Syntaxiquement, on pourrait traduire cela en disant que la liste est précédée de deux points qui ouvrent son énonciation en la retirant de fait de la linéarité narrative. C’est la même chose cinématographiquement.
27D. Boutet, La chanson de geste…, op. cit., p. 131.
28M. Zimmermann, « Glose, tautologie ou inventaire ? L’énumération descriptive dans la documentation catalane du Xe au XIIe siècle », Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 14-15, 1989, p. 309-338, ici p. 322.
29D. Madélénat, L´épopée, Paris, PUF, 1986, p. 20.
30Nous renvoyons sur ce topos aux travaux d’A. Labbé, qui a analysé en détail le motif « du voyage éclair » dans la chanson de geste au XIIe siècle, par exemple dans « Itinéraire et territoire dans les chansons de geste », dans B. Ribémont (dir.), Terres médiévales. Actes du Colloque d’Orléans, Paris, Klincksieck, 1993, p. 159-201, ici p. 174 ; Id., « Sous le signe de Saint-Jacques : chemins et routes dans la représentation épique de l’espace », dans G. Bianciotto, C. Galderisi (dir.), L’épopée romane, Actes du XVe congrès international Rencesvals, Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 2002, p. 99-116.
31Pour les liens sémantiques entre ces substantifs et leur mode d’emploi, voir É. Andrieu, « Le midi épique de Guillaume d’Orange, de la cité aux chasteus : un discours laïque sur l’organisation de l’espace dans les premiers textes de langue d’oïl », dans M. Bourin, L. Schneider (dir.), Châteaux, palais et tours. Pouvoirs et cultures dans l’Occitanie médiévale, Paris, Patrimoines du Sud, 2019,
32« La profération soutenue, continue sur deux ou trois siècles, des gentilés par les jongleurs » a été étudiée par N. Lenoir : « L’identité normande dans les chansons de geste », dans M. Guéret-Laferté, N. Lenoir (dir.), La fabrique de la Normandie. Actes du colloque international organisé à l’université de Rouen en décembre 2011, Actes de colloques et journées d’étude (Centre de recherche et d’étude Éditer-interpréter), 2013, http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/ ?la-fabrique-de-la-normandie-63.html. Il décrit ainsi les lieux du texte où ils apparaissent : « mandement des vassaux pour l’auxilium ou le consilium, formation des échelles avant la bataille, charges successives des guerriers ou mêlées générales, évocations hyperboliques ou plus réalistes de l’empire… : les situations sont nombreuses qui, dans l’épopée française, amènent les poètes à procéder à l’énumération des différents pays – ou des différents princes – qui forment la communauté épique (martiale, politique et religieuse) ». N. Lenoir a dressé une liste partielle d’énumérations et de listes.
33Reprise : laisse VIII, v. 219-222.
34Répétition avec variations de cette liste : laisses XLV, LV…
35A. Moisan, Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres étrangères dérivées, 5 vol. , Genève, Droz, 1986.
36Par exemple dans Le voyage de Charlemagne…, op. cit., où à la demande de Charlemagne, le patriarche de Jérusalem lui donne plentet de ses saintes reliques (discours de l’empereur sur ces reliques : que porterai en France qu’en voil enluminer, v. 161) : « Le braz saint Simeon aparmaines avrez / E le chef saint Lazare vus ferai aporter, / E del sanc saint Estefne, ki martir fu pur Deu » (v. 163-189). La suite de la réponse du patriarche de Jérusalem constitue une nouvelle liste de reliques (avec ce même caractère d’hétérogénéité par rapport au récit et d’autonomie des items flanqués d’expansions du nom que nous avions souligné plus haut) : « Durrai vus tels reliques / – meilurs nen at suz cel – / Del sudarie Jesu que il out en sun chef / Cum il fu al sepulcre e poset e colchet, / Quant Judeus le garderent as espees d’acer, / Al terz jur relevat si cum il out prechet / E il vint as apostles pur euls esleecer ; / E un des clous avrez que il out en sun ped, / E la sainte corone que Deus out en sun chef ; / E avrez le calice que il beneïsqued ; / L’escuële d’argent vus durrai volenters : / Entailee est a or e a peres preciels ; / E avrez le cultel que Deus tint al manger,/ De la barbe saint Pere, des chevols de sun chef ». / Karlemaines l’en rent saluz e amistez : / Tut li cors li tressalt de joie e de pitez. / Ço dist li patriarche : « Ben vus est avenuz ! / Par le mien escïentre, Deus vus i a cunduist : / Durrai vus tels reliques ke ferunt grant vertuz, / Del leyt sainte Marie, dunt aleytat Jhesus, / Cum fud primes en terre entre nus decendut, / De la sainte chemise que ele out revestut » (v. 170-189).
37Pas davantage que ces formes de « méta-listes » constituées par les « laisses parallèles » ou par les « laisses similaires » (soit des strophes successives qui mettent en scène le même objet narratif ou descriptif, éventuellement sur le même patron syntaxique avec des variations internes) présentant le motif des bataillons avant la mêlée ou encore le motif de l’entrée en bataille successive d’une suite de guerriers.
38Aliscans, op. cit., laisse LI, v. 2264-2289 (le retour de Guillaume à Orange ; plaintes de Guibourc et Guillaume sur les prisonniers et les morts chrétiens [liste 1], et liste des gentilés et combattants sarrasins).
39D. Boutet, La chanson de geste…, op. cit., p. 191.
40Seules les laisses, strophes assonancées ou rimées qui sont au fondement du rythme du texte et de son caractère non narratif, sont marquées par un changement de couleur d’encre dans les initiales (parfois aussi par leur retrait sur la marge).
41Il n’est bien entendu pas question de lier cette écriture de la vocalité, cette oraliture, à un état « primitif » de la langue romane écrite : l’absence de ligatures syntaxiques exprimées (dans la forme liste ou dans le phénomène dit de parataxe) n’est pas le résultat d’une soumission passive du locuteur-scripteur aux états « biologiques » de la langue romane, en l’occurrence ce qui serait son « premier âge ». M. Banniard à la suite des travaux d’E. Auerbach (Mimèsis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968), a montré sur ce point que la délatinisation est marquée par une constante et riche recherche stylistique, dont le relatif délaissement des liens syntaxiques est une composante qu’il faut toujours mettre en lien avec le reste des corpus (Bible, vitae, poésie latine mariale, lyrique, sermones…), par exemple avec une recherche assidue de l’écart tant il est notable que certaines vitae qu’il a étudiées jouent au contraire à loisir avec les ligatures syntaxiques, par exemple. La forme liste ne correspond pas en ce sens à un état primitif de la langue romane ou de la littérature, ni à une étape brute de la scripturalité… Mais tout cela est bien connu.
42Pour plus de commodité, nous citerons le texte édité à partir du manuscrit du Codex Calixtinus avec les références de l’édition de C. Meredith-Jones. Il ne relève pas de mon propos de commenter l’organisation de ces listes (plus de cent items) dans les manuscrits, mais il est tout de même permis de rappeler à la suite de nombreux travaux que nombre de ces cités renvoient plutôt à la représentation d’un narrateur du XIIe siècle.
43Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam, C. Heitzmann (éd.), Florence, Sismel/Galluzo, 1999. Nous donnons entre crochets à chaque citation le numéro de la page dans cette édition.
44Cette double matière de l’historia est propre à l’écriture du genre de l’historia ecclesiastica (voir n. 1) depuis Eusèbe de Césarée, et Grégoire de Tours, qui propose dans un de ses livres des histoires des Francs ce prologue : « Comme nous suivons l’ordre des temps, nous rapportons pêle-mêle et confusément les miracles des saints et les massacres des peuples. Je ne pense pas, en effet, qu’on trouve déraisonnable que nous rapportions la vie heureuse des saints au milieu des calamités des misérables puisque ce n’est pas la fantaisie de l’écrivain, mais la succession des temps qui l’a imposé. Un lecteur attentif du reste, qui fait une enquête diligente, trouvera dans l’histoire des rois d’Israël que Phinée le sacrilège a péri du temps de Samuel le juste, et que sous le règne de David, dit l’homme à la main forte, a succombé Goliath le Philistin. Qu’il se souvienne aussi que du temps d’Élie, l’éminent prophète, qui arrêtait les pluies quand il le voulait ou les faisait couler sur les terres arides quand il lui plaisait, lui qui par sa prière enrichit une pauvre veuve, il y a eu des massacres de peuples, que la famine et la sécheresse ont désolé une terre misérable » (Dix livres d’histoire, livre II, Prologue : c’est nous qui soulignons). Nous nous permettons de renvoyer à notre article : E. Andrieu, « Si savrez le porcoi. L’interprétation de l’Histoire dans le Haut Livre du Graal », dans C. Nicolas, A. Strubel (dir.), Repenser le Perlesvaus, Revue des langues romanes, 118/1, 2014, p. 95-116, pour un développement plus complet sur cette « narration de la guerre » entrelacée à la narration de la fondation de lieux sacrés, cette fois dans un texte arthurien de langue romane.
45Cette guerre signe le retour de Charlemagne vers la péninsule Ibérique et occupera une grande partie de la Chronique, non sans que le narrateur ne s’efforce d’emblée de placer ces récits sur un plan allégorique, par des commentaires qui comparent en détail les guerres de Charlemagne contre Agolant et les guerres du lecteur-destinataire, armé de ses vertus, contre les vices (chap. 8).
46A. Moisan, « L’exploitation… », art. cité, p. 203-204 sur les noms retenus et les noms éliminés par rapport aux chansons connues.
47G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 343.
48Mais cela ne signifie pas qu’il est absent de toutes les chansons de geste connues. Ce fait est très intéressant pour penser l’identité sociale des chansons qui, pour être écrites en langue romane et sur des thèmes voisins, ne relèveraient donc pas toutes du même ensemble textuel : de ce point de vue, on ne peut que difficilement intégrer au corpus des autres chansons la Chanson de Girart de Roussillon et ses courtes mais significatives listes de catégories ecclésiastiques entourant en permanence le roi Charles.
49D. Iogna-Prat, « La place idéale du laïc à Cluny (v. 930-v. 1150) : d’une morale statutaire à une éthique absolue ? », dans M. Lauwers (dir.), Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval, IXe-XIIe siècle), Antibes, APDCA 2002, p. 291-316.
50La cause première du désastre de Roncevaux est en effet l’intempérance des chrétiens qui, au début du récit, abusent du vin et des femmes envoyés par Marsile et Baligant, ou des chrétiennes venues de France avec les Français : dès lors, mortem incurrerunt (Historia Karoli Magni…, op. cit., chap. 24, p. 181).
51Celui des ermites découverts dans la « Vallée maigre ».
52A. Moisan, « Les sépultures des Français morts à Roncevaux », Cahiers de civilisation médiévale, 24, 1981, p. 129-145.
53J.-Y. Tilliette, « La triple mort de Roland. L’épisode de Roncevaux dans l’épopée latine du Moyen Âge », dans J. Cerquiglini-Toulet, O. Collet (dir.), Mélanges de philologie et de littérature médiévales offerts à Michel Burger, Genève, Droz, 1994, p. 273-288.
54Charlemagne donne abondamment mais organise aussi les services et les dons futurs du chapitre au nom de Roland et des martyrs d’Hispanie : Totam terram quae circa basilicam sancti Romani blaviensis sex miliariorum spatio porrigitur, totumque oppidum blaviensem cum cunctis quae sibi pertinent et etiam mare quod sub eo est, usibus eiusdem ecclesiae in alodio amore Rotolandi dedit (chap. 29, p. 215, l. XIII-XVII).
55C’est l’occasion de l’insertion d’une dernière charte, nouvelle acmé de la Chronique après la charte concernant Compostelle : Charlemagne de retour à Paris convoque un concile dans la basilique Saint-Denis et donne la France entière in praedio à l’église « comme saint Paul l’apôtre et le pape Clément l’avaient auparavant donnée au bienheureux apôtre Denis ». Cette charte a été maintes fois commentée et mise en rapport de manière probante avec des documents du chartrier de l’abbaye : voir par exemple M. Buchner, « Pseudo-Turpin, Reinald von Dassel und der Archpoet in ihren Beziehungen zur Kanonisation Karls des Grossen », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 51, 1928, p. 1-72 ; mais surtout les travaux de K. Herbers, Der Jakobuskult des 12. Jahrhunderts und der “Liber Sancti Jacobi”. Studien über das Verhältnis zwischen Religion und Gesellschaft im hohen Mittelalter, Wiesbaden, F. Steiner, 1984 ; Id. (dir.), Jakobus und Karl der Große. Von Einhards Karlsvita zum Pseudo-Turpin, Tübingen, Narr, 2003 et l’édition du Liber Sancti Jacobi : Codex Calixtinus, Transcripción a partir del Códice original, K. Herbers, M. Santos Noia (éd.), Saint-Jacques-de-Compostelle, Xunta de Galicia, 1998. La Chronique se termine avec le retour de Charlemagne à Aix-la-Chapelle et la liste des arts libéraux représentés dans le palais, avant sa mort (le paragraphe de ladite prise de Gratianopolis ou Gratiapolis par Roland est un ajout systématique dans les manuscrits).
56Die Legende Karls des Grossen…, op. cit., p. 119.
57Pour mémoire : on peut consulter aussi le fol. 13 du ms. de Montpellier, recto et verso.
58Sur cette liste de dons, voir P. Cordez, « Les richesses de Charlemagne et le poids du pain à l’abbaye de Lagrasse, d’après les Gesta Karoli Magni ad Carcassonam et Narbonam », dans M. Fournié, D. Le Blévec, C. Vincent (dir.), Corps saints et reliques dans le Midi, Toulouse, Privat (Cahiers de Fanjeaux, 53), 2018, p. 91-115.
59A. Moisan, « La mort de Roland selon les différentes versions de l’épopée », Cahiers de civilisation médiévale, 28, 1985, p. 101-131 ; J.-Y. Tilliette, « La triple mort de Roland… », art. cité. Ce dernier article analyse en particulier une énumération tout à fait intéressante mise en œuvre par un imitateur de la Chronique, Gilles de Paris, dans son Karolinus : la mort des héros de Roncevaux y est le prétexte d’une « mise en série » des noms des guerriers qui permet au narrateur de traiter Roland « comme un combattant parmi d’autres, inter/Innumeros (v. 369-370), un numéro dans une série (numerandus, ibid.) » (ibid., p. 281).
60J.-C. Payen, Le motif du repentir dans la littérature française médiévale (des origines à 1230), Genève, Droz, 1967.
61C’est sur ce fait que se fonde la théorie de J. Bédier sur l’origine « par la route » des chansons de geste (J. Bédier, Les légendes épiques…, op. cit., t. 4, p. 403 sq. par exemple).
62Volens igitur ibi restituere monachorum normam, sed nonnulli obnixe adclamantes melius illic vigere canonicorum regulam ; dicunt enim inibi deficere victus monachorum, abundantiam aquarum sive piscium deesse, flumina deesse, stagna ac alia quam plura monachis necessaria, quia sicut piscis sine aqua sic monachus sine aqua et sine regula (faux diplôme carolingien de Charlemagne produit en 1090 confirmant les droits de la collégiale de Saint-Yrieix-de-la-Perche et sa soumission au doyen de Saint-Martin de Tours, avec les témoins Turpin, Bertrand, Ogier, Guillaume Curbinasus. Texte édité dans Die Urkunden Pippins, Karlmanns und Karls des Grossen, E. Mühlbacher [éd.], Hanovre, Hahn, 1906 [MGH, Diplomata Karolinorum, 1] no 251, p. 355-357, ici p. 356).
63F. Mazel, « Amitié et rupture de l’amitié », art. cité, p. 93.
64Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « Quelques transactions dans le texte dit littéraire au XIIe siècle : les discours économiques des grands laïcs », dans J. Claustre (dir.), Transiger. Éléments d’une ethnographie des transactions médiévales, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 59-120, ici p. 118.
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