L’ethnologie, la ville et les transports
p. 185-187
Texte intégral
1Pour les différents publics de la région parisienne et par conséquent pour la direction régionale des Affaires culturelles d’île-de-France, les transports urbains, leur histoire, leurs cultures, leur insertion dans la ville, présentent un intérêt évident. Les moyens de transports, leurs réseaux, sont une composante de la ville, de son développement, de sa structuration, et, d’autre part, une entreprise aussi importante que la Régie autonome des Transports parisiens, issue de la fusion d’entreprises plus anciennes, est nécessairement un élément marquant du paysage social parisien et de son histoire.
2Mais comme l’annonçait le titre du colloque (Territoires et personnels...), le contenu des communications manifeste un rapport tantôt plus intime et tantôt plus grave entre la ville et ses services de transports.
3À l’évidence, urbanisation et développement des transports sont liés. Mais, un point de vue original peut être adopté : celui de l’histoire locale d’un quartier ou d’une commune dans leurs rapports à tel élément du réseau des transports. Ainsi « l’emprise du dépôt de tramway du Raincy » entre les deux guerres, qui appartenait à la Société des transports en commun de la région parisienne, est l’extension des lotissements. C’est la constitution d’une population aux origines diverses : Parisiens fuyant la capitale, ses loyers élevés ou les mauvaises conditions de logement de la proche banlieue, ruraux venus des environs, nouveaux venus ayant quitté leur région à la recherche de travail, immigrés ou population des colonies.
4C’est aussi l’approche par les territoires de l’entreprise dans la ville. Si les grands chantiers sont souvent représentés et racontés, les implantations permanentes, comme les dépôts le sont beaucoup moins, enclaves à la fois méconnues et proches. On connaît les travaux de Noëlle Gérôme sur le dépôt Floréal aux Lilas1, construit en 1900 par la Compagnie des tramways de l’Est parisien sur des terrains agricoles. Trois cercles d’emprise extérieure sont manifestes, constitués essentiellement par quelques bars et cafés, dont les plus anciens ont été également des hôtels où pouvaient loger les émigrés de l’intérieur, qui ont longtemps composé le personnel des compagnies parisiennes de transports en commun. Certains de ces cafés ont accueilli les activités syndicales tant qu’elles ne pouvaient s’exercer qu’à l’extérieur des entreprises.
5De la même façon, une entreprise ne se réduit pas à ses fonctions ou ses missions, ses emplois, sa direction, ses usagers, ses marchés. Elle est aussi un élément de la société ou de la Nation, pour le meilleur ou pour le pire, comme en témoignent en particulier plusieurs interventions ayant trait à la période de l’Occupation.
6L’histoire de l’atelier Championnet (chaîne de démontage-remontage d’autobus) a valeur emblématique. L’atelier a été créé en 1882, mais « l’esprit Championnet » date de la Résistance. Il a été transformé en usine de guerre au service de l’armée allemande, et une partie du personnel résiste de multiples façons. En 1980, les ouvriers tentent de s’opposer au dépérissement de l’atelier par une grève de la faim.
7Le rôle joué dans la Défense passive par les stations du métropolitain est un aspect peu connu de l’histoire parisienne. Dans les années trente, la préoccupation centrale du programme de Défense passive est la protection contre les gaz. Pendant la Seconde Guerre mondiale, des centaines de milliers de Parisiens s’abritèrent dans le métro pour se protéger des bombardements. A la fin des années cinquante, des études secrètes furent menées sur la possibilité d’utiliser les souterrains du métro ou du futur RER pour se protéger du danger atomique.
8Dans le cas du réseau de surface de la STCRP, l’Occupation fournit d’abord l’occasion d’une reprise en main par la direction, qui avait toujours dénoncé les avantages accordés au personnel par les pouvoirs publics. Les militants communistes se trouvent particulièrement visés, puis la coopération se développe avec la police pour lutter contre la Résistance. La situation est également exploitée par l’entreprise pour réaliser « des affaires » en mettant, au service de l’armée allemande, ses capacités d’entretien et de réparation. Le montant de ces opérations atteint près de la moitié du montant de l’exploitation du réseau de surface. Rien que de très commun dans les archives de cette période, archives particulièrement riches en ces temps d’économie administrée, et parfois révélatrice de ce qui apparaît moins au grand jour dans les temps ordinaires.
9Quant à l’étude des dossiers de retraite des personnes, elle permet d’opérer une véritable coupe dans la société grâce à la reconstitution des trajectoires géographiques, professionnelles et familiales. Les six cents dossiers d’agents nés entre 1860 et 1880, analysés par Élise Feller, révèlent ce que fut l’existence de pionniers qui se sont affrontés à la modernité. Une majorité de provinciaux - venus de la ferme, de la mine, de la boutique ou de l’usine - passent des chevaux aux tramways, des tramways à l’autobus ou bien font fonctionner le tout moderne réseau souterrain et se trouvent astreints à des tâches rigoureuses sur des matériaux nouveaux. Les trajectoires résidentielles vont, par exemple, du cœur de Paris à la banlieue où on peut adjoindre à l’habitation le potager et le poulailler. Pour certains, la retraite signifie le retour au pays d’origine et parfois au métier d’origine.
10Ces allusions aux contenus des interventions visent seulement à montrer l’intérêt qu’il y a au décloisonnement des domaines : des délimitations comme histoire ou ethnologie des entreprises, histoire sociale, histoire des techniques, peuvent être atténuées, ce qui permet toutes les mises en relation significatives d’une région, dont les mouvements historiques et sociaux vont bien au-delà de sa fonction de région\capitale ou des rapports entre centre et périphérie d’une très grande agglomération. Décloisonnement des disciplines également. Histoire ? Ethnologie ? Sociologie ? Les méthodologies peuvent se distinguer et les centres d’intérêt se rejoindre.
11La même ouverture du champ de recherche et des centres d’intérêt rassemble les intervenants et les participants du séminaire organisé par Noëlle Gérôme sur le thème de la région parisienne industrielle et ouvrière, donnant lieu à publication grâce au soutien de la RATP et de la DRAC Île-de-France.
12De telles approches diversifiées s’imposent plus que jamais aujourd’hui. On déplore couramment la perte des repères, en particulier ceux ayant trait au monde du travail, aux débats sociaux et politiques. Ces entrées multiples sur la région parisienne, sur les activités, notamment à travers le monde des transports publics, peuvent faciliter l’accès des publics à la compréhension souvent présentée comme relevant du règne de la seule nécessité économique. On peut donc souhaiter que l’exemple de la collaboration réussie entre la RATP et les chercheurs, grâce au traitement et à la mise à disposition des archives, fasse des émules, alors que retombe l’engouement pour l’histoire des entreprises à proportion des désillusions à propos de certaines promesses économiques. Tous les acteurs peuvent trouver leur compte dans cette cohabitation : l’entreprise et ses dirigeants, les salariés comme les anciens salariés, les chercheurs, les différents publics.
Notes de bas de page
1 N. Gérôme, Un village éclaté, le dépôt Floréal, ministère de la Recherche et de la Technologie, CRESF, 1987, 299 p.
Auteur
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