Le point de vue de l’archiviste
p. 177-183
Texte intégral
1Henri Zuber a exposé la genèse de la mission Archives de la RATP, devenue unité « Mémoire de l’Entreprise - Information documentaire ». Je souhaiterais, quant à moi, me placer d’un point de vue à la fois plus général, avec quelques réflexions sur ce qui me paraît caractériser le statut des archives à la RATP, mais aussi plus précis en parlant du Guide des sources de l’histoire des transports publics urbains à Paris et en Île-de-France, xixe-xxe siècles, qui vient de paraître.
2Il convient tout d’abord de signaler le mariage cohérent, conclu en 1995, au sein d’une même entité RATP, de l’activité documentaire et de l’activité d’archivage. S’il s’agit bien de métiers aux logiques différentes, ce sont des activités toutes deux au service de la gestion de l’information dans l’entreprise, à la fois sur l’environnement de l’entreprise ou sur elle-même.
3Deuxième cohérence intéressant cette fois la démarche spécifiquement menée autour des archives. Le fait que la maîtrise de la chaîne complète des archives dans l’entreprise ait été confiée à la même entité apparaît comme un fait très positif. Il s’avère beaucoup plus facile de constituer un fonds d’archives historiques cohérent lorsqu’on maîtrise ce qui se passe en amont, de la prise en charge des dossiers au sortir des bureaux au moment de la décision d’éliminer ou de garder. La constitution du patrimoine écrit de l’entreprise représente de fait l’aboutissement logique de la gestion des archives intermédiaires. Concrètement, elle n’est envisageable que dans le cadre d’un système de gestion intégrée. La mémoire de l’entreprise n’est pas figée : elle s’accroît et se renouvelle par l’apport incessant des archives qui, aujourd’hui récentes, seront demain les composantes de cette mémoire.
4J’illustrerai tout l’intérêt de maîtriser la chaîne complète de l’archivage par un exemple récent. A l’occasion de l’établissement au département juridique de ce que les archivistes appellent dans leur jargon un « tableau de gestion »1, nous avons découvert qu’un prochain remaniement du traitement informatique des dossiers d’accidents allait rendre impossible l’échantillonnage des dossiers tel que nous le pratiquions jusqu’alors. Une discussion avec le responsable du secteur, pour lequel sa culture de juriste faisait très bien comprendre l’intérêt d’une conservation définitive de certains dossiers qui ont fait jurisprudence, nous a permis d’intervenir en amont de la procédure informatique afin que le marquage informatique des dossiers à conserver définitivement soit réalisé dès la production des dossiers par le service lui-même, en vue d’une édition papier qui fera, elle, l’objet d’une conservation définitive.
5Cet exemple illustre le souci de l’archiviste d’entreprise de bien distinguer les documents dont le contenu informatif peut être retrouvé dans des fonds publics, et les documents à contenu informatif original - que cet intérêt soit d’ordre stratégique ou technique - à la préservation desquels il doit s’attacher en particulier.
6Quel est le statut du patrimoine écrit à la RATP ? On reconnaît à l’archiviste un rôle économique en raison des économies d’échelle qu’induisent la conservation et la gestion centralisées des masses de papier. On lui reconnaît un rôle de gestionnaire d’information capable de fournir des références, des preuves et de rendre possible une nouvelle exploitation opérationnelle en profitant du temps investi. L’archiviste y ajoute naturellement un rôle culturel de mise en valeur à des fins historiques des documents qui lui sont confiés. Pour ce faire, il s’appuie sur plusieurs bases, à commencer par la loi de 1979 sur les archives, qui impose aux entreprises publiques l’obligation de constituer un fonds d’archives historiques et de le mettre à disposition du public selon les règles précises appliquées à toutes les archives publiques. De ce point de vue, c’est l’archiviste, seul expert habilité dans l’entreprise, qui a la responsabilité de sélectionner les matériaux qui serviront la recherche de demain. Cet argument de la loi est toutefois à manier avec précaution, car chacun sait que la législation et la réglementation ont un réel impact si des sanctions existent quand on les détourne. Or dans le domaine, tout un chacun pourra constater autour de lui que les entreprises publiques se trouvent souvent en infraction, sans pour autant que la foudre soit tombée sur leurs dirigeants. Si la loi est le garde-fou implicite, elle ne saurait à elle seule légitimer la position de l’archiviste. Celui-ci s’appuie aussi sur les gains de productivité procurés par la gestion organisée des archives intermédiaires et dont découle naturellement la constitution des archives historiques, mais aussi sur la position plutôt saine affichée par la RATP à l’égard de son patrimoine écrit.
7Pourquoi saine ? Parce que beaucoup d’entreprises ne s’intéressent à leur passé qu’à l’occasion de commémorations ou d’anniversaires. Le danger est de verser soit dans la nostalgie du passé, soit dans la commémoration au plus mauvais sens du terme. Tel n’est pas le cas de la RATP, avertie que le passé de l’entreprise appartient à la mémoire nationale et que tout citoyen peut le revendiquer. Elle souhaite par ailleurs affirmer sa place dans le passé comme dans le présent de chaque Parisien et la célébration du centenaire du métro en l’an 2000 sera l’occasion pour elle d’en faire la démonstration. Enfin, il existe une vraie volonté de compréhension du passé car les préoccupations de l’entreprise aujourd’hui ne sauraient se passer d’une prise de conscience du cheminement qui l’a conduit jusqu’en 1998.
8La constitution du patrimoine écrit de l’entreprise est marquée par le caractère de mission d’intérêt général, affirmé par la loi et relayé par une volonté de l’entreprise.
9Il paraît essentiel pour un archiviste d’entreprise de disposer de la liberté d’action et la neutralité. La mode est à l’histoire des entreprises. Nombre d’entreprises prennent conscience à un moment charnière de leur évolution que la mise en évidence de leur passé peut leur apporter « un plus » en matière d’image ou de marketing. Le danger de beaucoup de ces monographies réalisées à cette occasion - et qu’on pourrait qualifier d’« autorisées » voire de « commandées » - provient de leur dépendance à l’égard d’opérations de communication avant de l’être d’une démarche d’explication historique. Là intervient le danger d’une histoire orientée, où pourraient être occultés les événements ou les interprétations susceptibles de contredire le discours recherché.
10L’archiviste, lui, n’a pas à prendre position. Son devoir est de veiller à ce que soient conservées pour les générations à venir les archives qui reflètent les différentes facettes de la vie d’une entreprise - que ce soit dans les domaines stratégiques et politiques, sociaux, économiques, culturels ou techniques. Il n’a pas à commander des recherches dans telle ou telle direction, et s’il est amené à orienter le chercheur, c’est davantage pour promouvoir l’exploitation de sources méconnues ou délaissées ou pour favoriser des directions auxquelles il sait que les archives conservées peuvent fournir une matière précieuse. Pour l’archiviste, il est donc très important de pouvoir travailler dans un souci de liberté avec l’entreprise qui l’emploie et avec les historiens auxquels il fournit la matière première. Qu’il n’y ait pas de commande officielle de la part de l’entreprise pour favoriser tel ou tel sujet, mais qu’il n’y ait pas non plus de « chasse gardée » de domaines de recherche que pourraient vouloir s’approprier certains chercheurs.
11La mise en valeur de ce patrimoine écrit consiste en premier lieu dans le souci que nous avons de les communiquer, d’où nos efforts pour favoriser l’accès du public, et pas seulement des historiens, aux fonds conservés par la RATP. Il s’agit d’abord de délimiter le public - ou plutôt les publics - des archives historiques de l’entreprise :
- le public interne est essentiel. L’archiviste est un acteur de la réappropriation par l’entreprise de sa propre histoire. Rien ne réjouit plus l’archiviste que lorsque des centres-bus ou des lignes de métro font appel à lui pour mettre au jour les traces de leur passé, en général pour des publications ou des manifestations tournées vers le public. Également, lorsqu’il accueille en salle de lecture, les personnes qui, parties prenantes du dialogue social aujourd’hui à la direction des ressources humaines de l’entreprise, viennent rechercher dans les archives les traces du dialogue social des décennies passées, afin de les intégrer dans leurs réflexions et leurs pratiques d’aujourd’hui ;
- le public externe apparaît tout aussi essentiel : il s’agit majoritairement de chercheurs universitaires, mais il ne faut pas oublier les généalogistes (qui appartiennent souvent au public interne par le jeu des généalogies familiales, fortes à la RATP), les journalistes ou les simples particuliers, amateurs d’histoire des transports.
12Notre volonté de faire vivre les archives conservées en les communiquant passe par plusieurs moyens.
13La participation à un mouvement plus vaste de valorisation des archives d’entreprises, qui dépasse le cadre spécifiquement RATP, et associe les archivistes d’entreprises en France. Par exemple, le Guide des services d’archives d’entreprises ouverts aux chercheurs qui vient d’être publié par la section des archives d’entreprises de l’AAF (Association des archivistes de France) participe de cette démarche.
14Le partenariat avec les universitaires peut allier plusieurs formes, associant l’aide intellectuelle au soutien matériel : aide à la définition de sujets de recherche pour des maîtrises et des doctorats par la connaissance privilégiée de « ses » fonds qu’a l’archiviste ; guide de présentation des fonds ; contrats de recherche passés dans le domaine de l’histoire sociale ; soutien financier à des séminaires ou à des colloques. Les échanges avec les universitaires nous sont éminemment utiles pour guider notre action, que ce soit en matière de collecte ou de classement des fonds.
15Un point important pour la collaboration archivistes/universitaires : celui des délais de communication des archives. Sur cette question, même si la loi sur les archives publiques s’applique aux archives des entreprises publiques - dont la RATP - il faut reconnaître qu’une beaucoup plus grande souplesse peut s’appliquer. Dans une logique d’entreprise, les délais légaux de communicabilité des archives, si tant est qu’ils soient connus, n’ont de sens que dans les domaines précis du secret industriel et commercial d’une part, de la vie privée d’autre part. L’ouverture à la recherche de dossiers remontant à une dizaine d’années ne gêne pas l’entreprise en général, j’en veux pour preuve les travaux de recherche nombreux menés sur des périodes assez récentes. De ce point de vue, je suis très encline à favoriser l’exploitation des archives historiques, même lorsqu’elles ont moins de trente ans.
16Le Guide des sources de l’histoire des transports publics urbains à Paris et en Île-de-France, xixe-xxe siècles a été édité aux Publications de la Sorbonne en 1998. Pour Henri Zuber, dont je reprends entièrement à mon compte la démarche, le but d’un tel guide est bien d’encourager la recherche sur l’histoire des transports urbains parisiens qui, depuis longtemps, intéressent historiens, sociologues, géographes, urbanistes, économistes. Je suis bien consciente du fait que l’histoire doive se faire à partir d’une problématique et non de sources d’archives existantes dont on déduirait une problématique pour ainsi dire sur mesure. Toutefois, on a vu et on continue trop souvent à voir des étudiants lancés dans des recherches qu’ils ne peuvent mener à bien, faute d’un état des lieux des sources existantes effectué préalablement. L’idée du guide est donc partie d’un constat que la mission Archives a fait en collectant et en rassemblant les fonds épars, à savoir que deux contradictions caractérisaient les archives de la RATP. A la fois la grande richesse des fonds conservés et, en même temps, les grandes lacunes dans des pans entiers de la mémoire de l’entreprise. Il manquait donc des éléments pour mener des recherches complètes sur la RATP à partir de sa seule documentation interne, tant il est vrai qu’une problématique requiert rarement le recours à une source unique d’archives, mais plus souvent le recoupement et le croisement de sources diverses. L’idée d’un guide des sources d’archives de la RATP apparut comme un minimum nécessaire, mais vite insuffisant. Pour un archiviste, orienter les chercheurs intéressés par l’étude des transports parisiens, c’est aussi leur donner les moyens de se repérer dans le labyrinthe des sources d’archives disséminées géographiquement et pas toujours aisées à connaître (inventaires non publiés, voire classement à faire ou en cours). Les centres de ressources documentaires couverts par le guide sont les grandes institutions de conservation et de recherche parisiennes qui, en raison de leur intérêt primordial (archives de Paris et Archives nationales notamment), étaient inévitables. Le travail a été long, car souvent il a fallu se repérer dans des fonds non classés ou non munis d’instruments de recherche. Le nombre de travaux universitaires (maîtrises, DEA ou doctorats) qui chaque année prenaient naissance grâce à la collaboration étroite établie dès l’origine de la mission Archives avec certaines universités, incitait à ne pas différer plus longtemps une publication qui n’existerait pas aujourd’hui si on l’avait voulue exhaustive et définitive. Le domaine des transports urbains est vaste et les sources d’archives et documentaires ne sont que le reflet des nombreuses instances impliquées, de près ou de loin, dans la mise en œuvre et la gestion des transports en commun. L’absence d’exhaustivité de ce premier volume a donc été affirmée dès l’origine. Ma préoccupation des mois et années à venir est de lui fournir son complément concernant des sources RATP telles que les fonds iconographiques et audiovisuels, ou para-RATP telles que les archives du comité d’entreprise ou des syndicats, mais aussi d’autres centres de ressources publics : archives départementales et communales de la Proche Couronne, archives du conseil régional, Chambre de commerce et d’industrie, Ponts et Chaussées - la liste n’est pas exhaustive - et, pourquoi pas, certaines institutions privées dont les archives sont plus méconnues encore (établissements bancaires par exemple). Je suis par ailleurs convaincue de la nécessité d’un index pour faciliter l’utilisation de ce guide.
17Concernant le détail des fonds d’archives de la RATP conservés, je renverrai au Guide des sources. Toutefois, il faut signaler les principaux fonds qui permettent d’accéder à l’histoire des transports urbains à la RATP : fonds de la direction générale (qui rassemble plusieurs séries provenant des directions des anciennes compagnies : rapports d’activité, marchés, dossiers du conseil d’administration de la RATP depuis l’origine) ; fonds de la direction du personnel (avec notamment ses 250 000 dossiers de personnels) ; fonds du réseau routier « bus » (reflet de toute l’activité du réseau des omnibus hippomobiles, tramways, autobus) ; fonds des études générales (qui porte sur l’organisation des transports parisiens depuis la fin du xixe siècle) ; fonds des aménagements et infrastructures. Tous ces fonds ont été préservés soit grâce à des initiatives individuelles, soit pour des raisons de stabilité géographique. Les grandes lacunes connues portent sur le réseau ferré, dont les archives ont disparu vers 1975 à l’occasion du déménagement du site historique de la Rapée, où elles étaient conservées depuis le début du siècle, vers le site de Charonne-Vallès.
18Les travaux menés depuis plusieurs années, et dont ces journées permettront de rendre compte, sont loin d’avoir épuisé la matière. Que ce soit dans les domaines politique, social, économique, urbain, technique, de nombreux chantiers de recherche restent à ouvrir.
19En conclusion, je souhaitais rappeler qu’à la RATP, la notion de patrimoine ne se limite pas au patrimoine que constituent les archives écrites. Sur le plan des principes, il est acquis que le patrimoine photographique et audiovisuel de l’entreprise (près de 30 000 plaques de verre ou négatifs anciens et des dizaines de films seize et trente-cinq mm) a vocation à être placé sous ma responsabilité. Ces principes demandent encore à être assortis de moyens financiers pour que l’on puisse véritablement sauvegarder ce riche patrimoine confronté, bien plus que ne peuvent l’être les archives écrites, au cruel dilemme de la conservation et de l’exploitation, commerciale ou non. De même, depuis une dizaine d’années, la RATP se préoccupe également du sort de sa mémoire technique. A ce titre, la réimplantation du musée des Transports urbains était prévue à l’intérieur du nouveau siège social. Le projet a certes été annulé pour des raisons budgétaires, mais il a été l’occasion de lancer une vaste entreprise de restauration de matériels anciens et de mettre en place, parallèlement au patrimoine écrit, un suivi prévisionnel des réformes de matériels roulants à des fins de conservation patrimoniale, ce qui jusqu’ici avait été laissé à l’initiative exclusive des associations de passionnés.
20Enfin, pour une entreprise comme la RATP, la constitution de son patrimoine écrit ne peut être vue comme un investissement direct, dont les retombées seraient immédiates en termes d’aide à la décision ou simplement d’image. Il s’agit de la contribution à la constitution d’un patrimoine national qui dépasse l’entreprise tout en lui permettant d’améliorer la connaissance qu’elle a de son passé et de la communauté nationale à laquelle elle est indissolublement liée par sa mission de service public.
Notes de bas de page
1 Recensement des typologies de documents produits par un service, le tout afin de déterminer le sort ultime des documents à l’issue des délais de prescription légale.
Auteur
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