Actions et revendications des ouvriers des ateliers du métropolitain dans les années cinquante
p. 157-164
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Texte intégral
1« - Tonton, qu’elle crie, on prend le métro ?
- Non.
- Comment ça, non ?
- Bin oui, non. Aujourd’hui, pas moyen. Y’a grève.
- Y’a grève ?
- Bin oui : y’a grève. Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s’est endormi sous terre, car les employés aux pinces performantes ont cessé tout travail.
- Ah les salauds, s’écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi. - Y’a pas qu’à toi qu’ils font ça, dit Gabriel parfaitement objectif.
- J’m’en fous. N’empêche que c’est à moi que ça arrive, moi qui étais si heureuse, si contente et tout de m’aller voiturer dans le métro. Sacrebleu, merde alors. »1
2Zazie devient une des nombreuses victimes des grèves des agents RATP. Dans le film de Louis Malle2, on voit concrètement les problèmes de circulation que la grève des conducteurs du métropolitain occasionne. Les embouteillages dans la capitale, le mécontentement des Parisiens représentent l’aspect le plus visible de ces grèves. Mais il existe un autre monde, invisible : celui des ouvriers qui entretiennent le métro.
3A partir des archives de la RATP et de la CGT/RATP3, un corpus de documents a pu être établi. Celui-ci comprend quatre-vingt-treize pétitions4 pour les années 1950-1956 et des comptes rendus de grève de la direction de la RATP pour les années 1949-1956. D’autres informations sur les mobiles des arrêts de travail ont été recherchées dans le journal de la CGT/RATP, Métro-Bus5. À partir de ce corpus, une chronologie des pétitions et des arrêts de travail par ateliers a pu être construite6 et une typologie des revendications établie7. Ainsi, il a été possible de dresser un tableau de la vie politique et syndicale dans les ateliers du métropolitain, de 1949, date de la création de la Régie autonome des transports parisiens, à 1956.
4Les acteurs de cette vie syndicale sont les ouvriers, qui possèdent de nombreux avantages sociaux, garantis par le statut du personnel. La défense de ces avantages, acquis dès le début du siècle, l’ancienneté de la syndicalisation ainsi que l’engagement des employés concourent dans les ateliers à une vie syndicale intense, dominée principalement par la CGT.
5Les 2 000 ouvriers travaillant dans les ateliers du métro8, doivent assurer la sécurité et la régularité de marche des trains. Entre 1949 et 1956, les treize ateliers du métro se chargent de l’entretien du matériel roulant des quatorze lignes de métro. On distingue deux types d’ateliers : ceux de « petite révision » et ceux de « grande révision ». Les premiers se chargent de l’entretien hebdomadaire des trains (révision préventive) et sont généralement de petite taille. À l’inverse, les ateliers de grande révision, beaucoup plus vastes, s’occupent de la révision entière des trains, à un kilométrage déterminé.
6L’ouvrier type des années cinquante est un homme, qualifié bien que peu diplômé, le plus souvent d’origine provinciale et rurale9, et travaille dans un atelier de taille moyenne (de cinquante à quatre cents ouvriers) dans des conditions assez médiocres, pour un salaire assez faible. Cependant, cet ouvrier bénéficie d’un statut du personnel qui lui garantit sécurité de l’emploi, retraite et congés payés. Le statut codifie également le droit syndical. Ces avantages sociaux prolongent ainsi ceux accordés par les anciennes compagnies10. La RATP11 cherche, par le statut, à s’attacher un personnel qui pourrait être rebuté par les faibles salaires et les mauvaises conditions de travail.
7L’ouvrier type est généralement syndiqué à la CGT : en 1950, soixante-dix pour cent des ouvriers sont à la CGT. Mais il existe d’autres syndicats, minoritaires : FO, CFTC et un syndicat autonome ouvrier. Cette période correspond à l’implantation du pluralisme syndical à la RATP. Si la CGT n’est plus le seul syndicat, elle reste majoritaire et représente l’élément moteur dans les ateliers et les dépôts d’autobus. Elle appelle souvent à l’unité d’action, tout en désirant garder cette unité sous son contrôle, puisqu’elle est majoritaire. Tout ceci ne convient pas aux autres organisations, comme FO et la CFTC, qui refusent de se soumettre. Ainsi, FO s’oppose à toute unité d’action avec la CGT, bien que les revendications des deux organisations syndicales apparaissent souvent proches. En 1950, pour faire barrage à la CGT, FO, la CFTC et le syndicat autonome des conducteurs s’unissent sans pouvoir rassembler plus de vingt-cinq pour cent des voix aux élections du comité d’entreprise. La RATP reste donc une place forte du syndicalisme cégétiste12.
8Durant les années cinquante, la CGT enregistre une baisse du nombre de ses adhérents13 tout en conservant toujours sa place aux élections14. Pour les travailleurs la CGT est perçue surtout comme très influente dans la gestion des œuvres sociales. Les entretiens révèlent les conditions d’adhésion. Les ouvriers prennent souvent leur carte à la CGT pour faire comme les autres.
9Dans les ateliers, on rencontre deux sortes de syndiqués. L’ouvrier qui milite par conviction politique, à qui on confie des responsabilités syndicales15. D’autre part, le simple adhérent, qui a besoin de soutien, attend des changements dans son travail grâce à l’action des syndicats.
10Deux genres de revendications apparaissent : professionnelles et politiques. Les trois quarts des pétitions et les deux tiers des arrêts de travail ont un caractère professionnel, et seulement sept pour cent des pétitions et vingt-quatre pour cent des grèves sont de nature politique. Enfin, dix-huit pour cent des pétitions mêlent revendications politiques et professionnelles. La plupart des revendications professionnelles sont catégorielles. Elles se rapportent aux conditions de travail, aux problèmes de classement et d’avancement16. Les ouvriers des ateliers exigent de meilleurs outils et machines pour faire leur travail correctement. De nombreuses pétitions rappellent également la volonté des ouvriers de voir augmenter les effectifs dans les ateliers. Ils demandent souvent le remplacement d’un de leurs collègues parti des ateliers. Leurs revendications se fondent sur le fait que les effectifs réels des ouvriers ne cessent de diminuer.
11Deux thèmes reviennent souvent dans les pétitions : celui du classement et de l’avancement des ouvriers. Ils réclament une progression plus rapide dans le déroulement de leur carrière. Mais il existe également des revendications professionnelles à caractère plus général, intéressant tous les ouvriers et même parfois tous les agents de la RATP. Ils exigent de meilleurs salaires, la baisse de la durée du travail et le respect des « avantages acquis » : statut et régime des retraites... Dans plus de la moitié des pétitions et dans soixante-cinq pour cent des arrêts de travail, les ouvriers revendiquent des augmentations de salaire. Les agents aspirent à un niveau de vie meilleur et désirent se garantir contre l’augmentation des prix. Dans les années cinquante, les salaires à la RATP apparaissent très en retard par rapport à ceux du secteur privé17. Cependant la question des salaires n’est jamais réglée : même lorsque la direction consent des augmentations, elles ne sont jamais suffisantes et rapidement dépassées, le coût de la vie progressant rapidement durant ces années. Les salaires étant bas, la RATP cherche à compenser ce handicap par des avantages indirects comme les retraites, le régime maladie.
12Les autres revendications sont d’ordre politique. Elles sont soit liées à des événements externes à l’entreprise, qu’ils soient internationaux (les ouvriers débrayent par exemple le 9 mars 1953 pour rendre un hommage à Staline)18 ou nationaux (solidarité en 1951 avec les dirigeants du PC et de la CGT arrêtés)19, soit liées à des événements internes à l’entreprise, comme la demande du respect des droits syndicaux20.
13Toutes les revendications n’aboutissent pas systématiquement à une grève. Les revendications, particulières aux ateliers, restent presque toujours au stade de réclamations. Les revendications plus générales à l’entreprise relatives aux salaires, aux retraites, à la durée du travail conduisent, le plus souvent, à des mouvements de protestation. Dans l’ensemble, les pétitions repoussent unanimement toutes les mesures d’économies que veut faire la RATP, au détriment des salariés, comme elles refusent toutes les réductions des avantages acquis précédemment.
14Enfin, les revendications à caractère politique ou syndical aboutissent, elles aussi, souvent à des grèves. Ces dernières expriment parfois des problèmes liés à la guerre froide. Toutefois, la CGT ne néglige pas les revendications professionnelles mais elle cherche à les orienter vers les grands problèmes. Ainsi, elle cherche à faire ressortir au cœur des difficultés relatives aux salaires l’influence de l’Alliance atlantique.
15Les ouvriers peuvent montrer leur mécontentement de différentes façons21 : le plus souvent, ils commencent par rédiger une pétition qui expose les revendications, puis ils débrayent pour se faire entendre de la direction. Les débrayages sont des arrêts de travail spontanés, souvent limités dans l’espace et dans le temps. Malgré la spontanéité des débrayages, il existe des rituels. Avant l’arrêt de travail, il y a fréquemment une réunion de tous les ouvriers au transbordeur (pont mobile qui permet de déplacer les trains), les délégués exposent les revendications, puis procèdent à un vote à main levée : les ouvriers décident si une action est nécessaire. La durée des débrayages varie entre cinq minutes et plusieurs heures (jusqu’à quatre heures).
16Régulièrement, les syndicats mettent aussi en place des journées d’action, qui sont des actions d’avertissement22. Ces actions durent en règle générale vingt-quatre heures ou une demi-journée. Les raisons de ces grèves sont toujours professionnelles. L’organisation de ces journées est plus importante que celle des débrayages. Leur préparation par les syndicats se fait longtemps à l’avance. Il faut décider du jour : pour une journée nationale, la décision se prend entre syndicats, à l’échelon national. Quand il s’agit d’une journée d’action uniquement RATP, avant toute décision, les directions des syndicats de la RATP se concertent. La préparation de ces arrêts de travail requiert quelquefois la tenue d’assemblées générales réunissant toutes les catégories d’agents de la RATP.
17Lorsque ces différents mouvements n’aboutissent pas et que la combativité des ouvriers demeure forte, l’action se durcit : c’est la grève. Les syndicats et les ouvriers se focalisent, à ce moment, sur une revendication particulière. Parfois des débrayages, des journées d’avertissement peuvent évoluer en grèves plus longues quand les revendications ne débouchent sur rien et que la combativité des ouvriers reste entière. On compte quatre grandes grèves entre 1949 et 1956 : celles de 1950, 1951, 1953 et 1955. Les mots d’ordre de ces arrêts de travail sont tous professionnels. Pendant les grèves de 1950, 1951, 1953, les ouvriers s’arrêtent totalement de travailler. La grève de septembre 1955 est différente, elle n’est pas continue. Les ouvriers font grève tous les jours, mais seulement à la fin de leur service, comme le 14 septembre, de seize heures trente à dix-sept trente. Pendant les années cinquante, les conflits sont nationaux (1951 et 1953) ou propres à la RATP (1950 et 1955). Ces grands mouvements de grèves réunissent des ouvriers de tous les ateliers, sans exception23. Dans ces circonstances, les ateliers forment un tout relativement uni.
18Les syndicats jouent un rôle essentiel dans presque toutes les actions. Les deux tiers des pétitions portent la signature d’un syndicat. L’entente entre les différents syndicats se noue parfois sur un mouvement. Pour plus de la moitié des pétitions et des arrêts de travail, au moins deux syndicats s’unissent. Mais les alliances ne sont pas durables, elles varient suivant les types de revendications. Néanmoins, les syndicats sont d’accord sur un point : pour réussir une action il faut s’unir. Ainsi, durant certaines actions se créent des « comités unité d’action », qui réunissent des membres de plusieurs syndicats. Un exemple de comité est celui d’unité d’action des ateliers de Choisy, en 1954. Il se forme après un référendum auprès de 300 ouvriers. Ils élisent les responsables du comité pour qu’ils œuvrent à l’aboutissement de revendications bien précises. Le bureau comprend « deux camarades CFTC, deux camarades CGT, et cinq camarades inorganisés »24 Le comité affirme sa totale indépendance à l’égard des organisations syndicales et politiques.
19Que font les ouvriers pendant la grève ? La plupart du temps, ils manifestent, mais ils peuvent également occuper l’atelier ou être « piquets de grève ». Pendant ce temps, une délégation est chargée de remettre les cahiers de revendication à la direction de la RATP. Si les syndicats s’unissent, la majorité des ouvriers participe à la grève qui, de ce fait, dure plus longtemps, comme ce fut le cas en 1951 à propos des salaires : l’arrêt de travail a duré dix-neuf jours. La participation varie selon le type de grève : les grèves politiques, par exemple, rassemblent beaucoup moins de grévistes que les mouvements salariaux. La participation aux grandes grèves est remarquable : en 1950, quatre-vingts pour cent des ouvriers sont en grève. Le taux de participation diminue à la fin des conflits, FO notamment, appelant d’ordinaire à la reprise du travail avant la fin du mouvement.
20Des négociations, souvent difficiles, mettent un terme aux grandes grèves (1950, 1951, 1953, 1955). La CGT refuse, le plus souvent, tous les compromis et exige la satisfaction de la totalité de ses revendications. Les autres syndicats se montrent plus accommodants : de petites satisfactions suffisent pour qu’ils appellent à la reprise du travail. Le résultat est positif, la plupart du temps, puisque à la fin de chaque mouvement, la direction accorde des augmentations de salaire (cependant toujours inférieures aux revendications).
21A partir des résultats des actions, on peut affirmer que dans les années cinquante, les syndicats jouent un rôle important dans l’amélioration de la condition ouvrière. La CGT possède une réelle faculté à mobiliser les ouvriers. Ces années d’après-guerre sont une période de test pour la construction d’une unité d’action ouvrière. Cette unité paraît indispensable pour gagner les différentes luttes, mais on en découvre rapidement les limites.
Notes de bas de page
1 Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Paris, Gallimard, Collection Folio, 1993, p. 12.
2 Louis Malle, Zazie dans le métro, 1960.
3 É. Collin, « Les ouvriers des ateliers du métropolitain... », op. cit., p. 156-163.
4 Archives RATP, Saint-Germain-en-Laye, cote 08-10-F-06, Pétitions (jusqu’à 1959 inclus).
5 Bibliothèque nationale à Versailles, cote GR, fol. JO 3530. Collection complète pour la période 1949-1956, à l’exception des numéros de février et mars 1951.
6 De 1949 à 1956, il y eut quatre-vingt-six jours de grèves ; É. Collin, op. cit., p. 180-183 : chronologie des grèves, p. 184-190 : chronologie des pétitions, résolutions.
7 Archives RATP, fonds PRS, P05.
8 Archives RATP, « Les ateliers d’entretien du matériel roulant du réseau ferré », Bulletin d’information et de documentation de la RATP, mai-juin 1961.
9 Ch. Tillie, Trajectoires sociales et culture d’entreprise, Paris, Réseau 2000, 1987, 210 p.
10 P. Bouvier, Technologie, travail, transports. Les transports parisiens de masse (1900-1985), Paris, Librairie des Méridiens, 1985, 168 p. ; P. Deval, Le Personnel de la Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris, Étude juridique et sociale, thèse de doctorat en droit, Paris, 1939, 295 p.
11 Archives de la RATP, fonds PRS, PO1. Statut de la RATP, 1950.
12 J.-Cl. Rivière, M. Margairaz, Mémoires des lignes RATP : 50 ans d’histoire d’une communauté de travail, CRE de la RATP, Production : vidéo planning, 1995.
13 G. Groux, R. Mouriaux, La CGT. Crises et alternatives, Paris, Éditions Économica, 1992.
14 Archives RATP, Fonds PSR, PO62. Le protocole du 16 janvier 1950 réglemente les élections des délégués du personnel au CE et au CP.
15 D. Mathé, Le Métier de militant, Paris, Seuil, 1973, 188 p.
16 É. Collin, op. cit., p. 67-70.
17 M. Margairaz, La RATP, l’État et les collectivités locales, 1949-1985 : trois âges et quatre contraintes, Paris, 1987, 51 p. ; Archives RATP, Presse syndicale, cote 013-01-25B3, La défense syndicale, journal FO, 1956, n° 99.
18 Archives RATP, Presse syndicale, cote 013-08-25B3 et 013-09-25B3, Métro-Bus, mars 1953.
19 Archives RATP, Presse syndicale, ibid., Métro-Bus, juin 1951 ; Le Monde, 7 juin 1951.
20 É. Collin, op. cit., p. 95-97.
21 É. Collin, op. cit., p. 103-108.
22 Ces actions d’avertissement représentent six pour cent des journées perdues dans les ateliers de 1950 à 1956.
23 S. Mallet, La Nouvelle Classe ouvrière, Paris, Éditions du Seuil, 1963, nouvelle édition, 1969, 270 p.
24 Archives RATP, Presse syndicale, cote 013-08-25B3 et 013-09-25B3, Métro-Bus, septembre 1954.
Notes de fin
1 Doctorante en histoire. É. Collin, « Les ouvriers des ateliers du métropolitain : leurs actions, leurs revendications, 1949-1956 », mémoire de maîtrise, A. Prost et N. Gérôme dir., Université Paris I, 1996, 229 p. Archives de la RATP, OUV 1314.
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