Championnet, un atelier RATP (pas) comme les autres
p. 143-156
Texte intégral
1Situé dans le 18e arrondissement de Paris, cet atelier des transports emploie des ouvriers à statut, des professionnels pour la plupart, avec un haut niveau de syndicalisation, des salariés protégés mais situés au bas de l’échelle par rapport aux roulants. Les contradictions paraissaient nombreuses. Il s’agit d’une véritable entreprise industrielle dans un monde non concurrentiel, d’un monde ouvrier dans une entreprise qui ne l’est pas, d’un atelier central (concentration de plusieurs centaines d’ouvriers) dans une entreprise où existent par ailleurs vingt-quatre dépôts d’entretien des autobus (de quelques dizaines d’ouvriers chacun), sans compter les ateliers d’entretien du réseau ferré, du métropolitain.
2L’historien Gérard Noiriel1 décrit une génération singulière dans l’histoire ouvrière, avec des caractères spécifiques, qui s’étendrait de 1936 jusqu’au début de la crise de 1973. Pour vérifier cette hypothèse et approcher cette notion générationnelle, l’étude qui porte sur la période 1945-1980 analyse, dans un premier temps, les changements technologiques engagés dès 1945 dans les autobus parisiens, qui bouleversent le travail à Championnet à partir de 1965, la réaction de la direction et la réponse ouvrière. Dans un second temps, sont étudiés le procès de travail et la condition salariale. L’atelier est né en 1882. Des constantes apparaissent quant à la division des métiers entre personnels roulants et ouvriers d’entretien à l’intérieur de l’entreprise, d’autres constantes montrent sur la longue durée, le maintien de différences entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. L’étude utilise les archives papiers de la RATP, celles des Archives nationales2 et celles des archives de la préfecture de Police de Paris3, toutes croisées avec des sources orales (dix-sept entretiens avec des ouvriers et trois directeurs de la RATP de l’époque). Au sein de la RATP, parmi les employés rencontrés dans différents services, mais aussi parmi les machinistes ou les ouvriers mêmes de Championnet, il est courant d’utiliser des qualificatifs militaires en parlant de l’Atelier central. Les plus usités le désignent comme un bastion, une citadelle ou bien une forteresse. Au-delà de la métaphore guerrière que recouvrent ces termes, ils renvoient le plus souvent à une société fermée à la modernité, une société assimilée à la société communiste, le poids du PCF à Championnet depuis la guerre ayant été très important, à un monde particulier un peu en dehors de la RATP, avec ses propres traditions ouvrières. La notion de forteresse évoque la résistance aux assauts extérieurs, l’inexpugnabilité. Cette notion, qui fait écho à l’ouvrage de Jacques Frémontier4 à propos de la Régie Renault, a semblé intéressante à vérifier pour les ateliers de Championnet sur une période d’une soixantaine d’années. Enfin, dernière question : pourquoi l’Atelier Championnet (AC) est-il présenté comme emblème et moteur des luttes plus que le dépôt d’autobus Belliard qui lui est contigu ou les ateliers de Choisy, de Fontenay, de Saint-Ouen ? Pourquoi et depuis quand Championnet est-il devenu un pôle politique ?
Des changements technologiques aux conséquences sociales
3On sait peu de choses sur les métiers et les conditions de travail d’avant-guerre. Il y avait deux fois plus d’ouvriers (2 000 entre 1925 et 1938) qui, à l’époque, construisent entièrement l’autobus5 : carrosserie en bois et ses accessoires sur un châssis et un moteur Renault. Selon les témoignages, les cadences sont ressenties comme fortes, le travail est payé aux pièces et la discipline très présente. En contrepartie, les agents bénéficient dans les années vingt d’emplois nombreux, de promotion rapide (pour les plus dociles) et de salaires relativement élevés par rapport à l’exploitation puisque l’étude montre qu’en 1928 un ouvrier qualifié gagne plus qu’un conducteur de métro ou qu’un machiniste de bus.
4De 1944 à 1946, en raison de la pénurie, on fabrique encore des autobus à Championnet. Mais rapidement la fabrication complète de la carrosserie est abandonnée, le travail se cantonne aux réparations. La fin de la guerre entraîne une première grande mutation technologique : en 1947, sont élaborées les premières voitures à carrosseries métalliques, rompant avec l’habillage tout en bois des autobus TN. En 1950, on passe aux premiers moteurs diesel avec l’autobus OP5 SOMUA. En 1961, la charge de travail à la mécanique a déjà changé puisque cet atelier a perdu un tiers de ses effectifs dans les dix années qui précèdent. Dès 1965, le projet de l’autobus standard SAVIEM SCIO, beaucoup plus fiable6 que les anciens TN4, TN6 et OP5, est réalisé. Progressivement, les grandes révisions préventives diminuent, la chaîne est définitivement arrêtée en même temps que les grandes révisions en janvier 1971. L’autobus standard a été remplacé en 1988 par l’autobus qui contribue à l’environnement parisien actuel : le RVI R312. Le « standard » continue à être réparé à Championnet puisque plusieurs lignes en sont toujours équipées, notamment la « Petite Ceinture » qui fait le tour de Paris par les boulevards des maréchaux. L’année 1965, qui voit ce bouleversement technologique, est l’année où toutes les courbes s’infléchissent pour l’atelier, tant en termes de charge de travail que d’effectifs et qu’en parallèle naissent les premières inquiétudes et difficultés syndicales. L’arrivée de Pierre Weil, en 1964, à la direction de la RATP représente un véritable changement de commandement et une rupture en tenne de modernisation de la Régie7.
5La position de la direction à la Régie, comme à Championnet, avait évolué depuis la Libération. Il faut distinguer trois périodes, trois politiques différentes de la part de la direction de la RATP à l’égard de l’Atelier central. Une première étape, assez courte, qui débute à la Libération de Paris, et qui suit immédiatement l’expulsion de l’ancien directeur collaborateur Mariage. Cela coïncide avec une politique d’union et de collaboration avec le mouvement ouvrier, tout à fait atypique par rapport à l’histoire longue des relations patrons/ouvriers à l’Atelier central, qu’elle commence en 1882, 1921 ou 1945. Cette politique particulière cesse dès 1947, avec la radicalisation du mouvement ouvrier dans cette année charnière. De 1947 au milieu des années soixante, une seconde période s’ouvre sous la direction, ferme mais reconnue par les ouvriers de l’AC, de l’ingénieur responsable de Championnet, M. Quinquis, socialiste, ancien résistant, qui partage un certain nombre de valeurs avec le personnel de l’Atelier. La troisième période, qu’on peut situer entre 1966 et 1980, correspond presque exactement à la modification technologique des matériels et au bouleversement des mentalités dans ces années qui précèdent 1968. Cela correspond à un changement total dans les hommes qui dirigent l’Atelier, dans leur formation et dans leurs méthodes. Si la période de la reconstruction8, avec la visite de Maurice Thorez, est une période d’union sacrée productiviste (les temps de grèves sont payés, les cadres supérieurs sont entraînés aux différents meetings ouvriers9, une partie des ouvriers est intégrée à la fabrication des nouveaux prototypes), elle se termine en 1947, comme dans le reste de la France, sous le coup des relations internationales, de la grève chez Renault, du départ des ministres communistes, mais surtout des ravages de l’inflation avec la grève de la RATP en octobre.
6La période 1947-1965 voit la fin de la reconstruction et la persistance de la très forte influence syndicale, qui permet d’imposer des cadences douces et une sociabilité très forte à l’Atelier. Cette ambiance n’est pas remise en question par l’encadrement, avec lequel il existe un rapport à la fois d’opposition et de respect mutuel. En décembre 1964, la puissance tutélaire, par l’intermédiaire de la Commission de vérification des comptes des entreprises publiques, publie un rapport estimant excessif le coût moyen d’entretien d’un autobus, et avance l’idée d’une réduction progressive des activités et d’une disparition de l’Atelier central. Après 1966, malgré les paroles apaisantes de l’encadrement, les relations se dégradent entre la direction et la masse, en constante diminution, des ouvriers de Championnet qui suivent les organisations syndicales unies - avec des nuances dans l’expression — dans la défense de l’emploi et du site. L’encadrement dénonce le manque de productivité de l’Atelier, le climat politisé qui entraîne la bronca à chaque visite d’un des directeurs. À partir du début des années soixante-dix, la direction envisage et défend des modifications des métiers comme la polyvalence des mécaniciens d’entretien, en même temps qu’elle pratique l’externalisation d’une partie de la production, qui n’avait jusqu’alors que très peu d’ampleur à la RATP. La direction pense réduire la surface des installations - prévues pour deux mille travailleurs alors que l’AC n’en compte plus qu’un millier au milieu des années soixante-dix -entraînant sur les neuf hectares « des surcoûts en matière de propreté, chauffage, manutention et entretien ». Dans le même temps, elle refuse de moderniser les installations. C’est probablement M. Deschamps, directeur général de la RATP à l’époque, qui est le plus explicite sur les conceptions de la direction. Elle juge inutile la modernisation de l’outillage, si celle-ci ne s’accompagnait pas d’un changement des mentalités d’abord, et elle exprime clairement la position « d’attentisme » du commandement de la RATP d’autre part, visant au « pourrissement » progressif de l’Atelier10.
7À l’Atelier central, le mouvement ouvrier se trouve fortement organisé depuis la Libération. La CGTU avant la guerre est implantée à la RATP, essentiellement chez les roulants, machinistes et receveurs mais, malgré ses efforts, n’arrive pas à percer à Championnet. Après-guerre, l’Atelier participe activement à toutes les grandes grèves de la RATP (1947, 1951, 1953, 1968), publie une propagande hostile aux guerres coloniales, soutient la lutte pour la paix pendant la guerre froide et la position de l’URSS au niveau international, puis l’Union de la gauche en France. Cette action épouse les fluctuations de la politique du PCF, qui représente pendant la période entre cent et deux cents cartes et influence majoritairement l’ensemble de l’Atelier. À partir de 1965, l’essentiel de la propagande a pour objet la défense du site et du potentiel matériel et humain. La situation va en se dégradant au fil des années, affaiblissant une sociabilité forte qui existait depuis la guerre et entraînant une tension de plus en plus vive avec l’encadrement. Cela culmine avec la grève de la faim de deux ouvriers du PCF en décembre 1980, qui, en rupture avec la majorité de l’Atelier et avec la direction syndicale locale, mais soutenus par les dirigeants de la Fédération des transports, de la Confédération CGT et de la direction du PCF, donnent une ampleur médiatique et nationale au mouvement en faisant intervenir, peu avant les élections présidentielles, les principaux dirigeants du PCF. Le conflit se termine par un compromis favorable aux grévistes, mais il faut attendre le changement de direction à la tête de la RATP et l’arrivée de Claude Quin pour que l’Atelier soit rénové et modernisé en 1983.
Procès de travail et condition ouvrière
8Le matériel roulant de la RATP est entretenu par les dépôts et par l’Atelier central. Les travaux de petit entretien (nettoyage, lavage, graissage...) sont effectués dans les dépôts. Ces derniers ne procèdent pas à des réparations importantes mais à des échanges de pièces, à des réglages, à des mises au point et à des échanges d’organes détériorés contre des organes révisés. Les pièces échangées sont alors envoyées à Championnet comme toute intervention un peu plus importante. L’Atelier central est chargé de la réparation des organes échangés, de l’entretien des roues et pneumatiques, des travaux de révision générale systématique, de la peinture périodique des voitures, de la remise en état des voitures accidentées et de la réalisation de toute modification sur les véhicules. Il comporte, dans la période étudiée, un bâtiment principal qui abrite une chaîne de montage/démontage des autobus, où sont effectuées les révisions générales et les réparations accidentelles des autobus, et trois départements annexes : Mécanique, Chaudronnerie, Bois, qui concourent à la réparation des pièces nécessaires au remontage des véhicules.
9L’Atelier en 1970 comptait un millier d’ouvriers, dont un quart d’ajusteurs, employés dans leur majorité au démontage/remontage des voitures sur chaîne. Les autres qualifications intéressent les métiers traditionnels : chaudronniers, tôliers, électriciens, soudeurs, tourneurs, peintres, selliers, menuisiers en carrosseries métalliques, etc. Au total de l’inventaire on retrouve en 1970 : 705 ouvriers qualifiés et 311 sans qualification, tous de sexe masculin et de nationalité française11.
10Entre 1944 et 1968, les horaires ne changent pas par rapport à l’avant-guerre : quarante-cinq heures par semaine. Après les grèves de mai-juin 1968, le travail est abaissé à quarante-deux heures pour parvenir progressivement aux quarante heures en 1972. Pour les ouvriers de la RATP, de manière générale, la notion de cadences infernales n’existe pas, il n’y a pas de production proprement dite à effectuer, mais de l’entretien ou de la réparation. Ces métiers bénéficient, en dehors de la RATP, d’une relative indépendance dans le travail, surtout des temps de réparations aléatoires, qui sont plus difficiles à quantifier qu’à la production. Entre la fin de la guerre et 1974, on peut chiffrer le temps de travail réel entre quatre et cinq heures quotidiennes12, à peu près l’équivalent de ce qui existe ailleurs dans des ateliers d’entretien de professionnels ou d’outilleurs comme à la RNUR, à la SNCF ou à Air France. Entre 1974 et 1980, la désorganisation de l’Atelier et le manque de charge de travail abaissent le travail réel dans cette période paradoxalement difficile à deux heures et demie de travail quotidien en moyenne13. La RATP est une entreprise qualifiante et n’offre que des salaires très bas dans cet immédiat après-guerre pour des métiers qualifiés, qui sont rares et demandés sur le marché. La Régie tourne la difficulté en faisant effectuer des essais réduits qui permettent cependant l’accession à un poste d’ouvrier qualifié. Ces essais, beaucoup plus faciles que les essais professionnels habituellement du niveau CAP, suscitent la protestation d’une partie des ouvriers qualifiés, qui crient à la déqualification des diplômes et font scission de la CGT sur cette base pour créer le syndicat autonome (SAOPQ) en 1951.
11Ces ouvriers étaient, pour une part, formés par l’école professionnelle RATP14, fondée en 1911 par la Compagnie générale des omnibus (CGO) et reprise par la Société des transports en commun de la région parisienne (STCRP) en 1921 sur le site même de Championnet. L’école formait annuellement une centaine d’apprentis. Il était nécessaire d’avoir un niveau CEP, une bonne santé physique. La durée des études était de trois ans, les enfants du personnel bénéficiant d’une bonification de cinq pour cent sur leur note d’entrée. Les organisations ouvrières y sont très présentes, Métro-Bus, mensuel CGT-RATP, publie en août 1947 la photographie des vélos offerts par le syndicat aux meilleurs apprentis. En plus de son rôle professionnel, l’école d’apprentissage apparaît, durant toute la période, comme la courroie de transmission au PCF et à la CGT par l’intermédiaire de la JC. De 1945 à 1980, les ouvriers de Championnet travaillent dans des conditions rudes de bruit (chaudronnerie, banc d’essais moteur) et d’insalubrité (potasse, trichlo, cyanuration au bain de sel, nettoyage des pots d’échappement...)15. Les économies sur la sécurité vont de pair avec une obsolescence marquée des moyens de travail16 En 1949, toutes les machines sont encore entraînées par un axe central faisant tourner une multitude de courroies, qui transmettent l’énergie à l’ensemble des machines-outils. Il faut attendre 1965 pour que toutes les machines de la mécanique soient équipées de moteurs autonomes, et jusqu’en 1981-1983 fonctionnent des machines individuelles avec entraînement à courroies. Il existe, durant toute la période, du matériel dépassé du point de vue technique, qui ne permet pas une comparaison sérieuse de productivité avec d’autres ateliers. Une ambiance conviviale, le poids du syndicalisme et une forte sociabilité atténuent, sans les faire disparaître, les contradictions entre ouvriers non qualifiés et candidats au concours de Meilleur Ouvrier de France, réussi par plusieurs dizaines d’ouvriers de Championnet17. Le débat se reporte dans l’organisation syndicale, qui n’accepte pas la promotion comme OQ des non qualifiés à l’ancienneté. Ces derniers protestent contre le fait que le syndicat ne s’oppose pas à la promotion des OQ à l’ancienneté dans la maîtrise !
12A la Libération, les salaires apparaissent très faibles. En 1955, un OQ marié avec une OS qui travaille dans le secteur privé gagne dix pour cent de moins que son épouse. Les salaires restent médiocres (vingt pour cent en dessous du secteur privé) jusqu’en 1963. Une étude du travail masqué, la perruque, comparé à d’autres ateliers (RNUR, Air France, cheminots d’Oullins, métallurgistes du Creusot) indique une production moyenne, utilitaire le plus souvent, développée comme une résistance culturelle à la déqualification du travail, de la part d’ouvriers, qui ont les moyens et les connaissances pour effectuer cette perruque. Comme ailleurs, l’encadrement tolère cette pratique parce qu’elle entraîne le plus souvent une contrepartie et surtout... parce qu’il est pratiquement impossible de l’empêcher !
13Un travail, à partir des dossiers du personnel aux archives de la RATP, permet d’affiner la connaissance de l’atelier en approchant la condition de ceux qui ne sont pas militants, ne disposent pas de la parole, n’apparaissent pas dans les écrits et qui, cependant, représentent la grande majorité de l’Atelier. Au terme de cette étude statistique, on retrouve plusieurs populations différenciées.
14Une majorité d’ouvriers qualifiés soit à l’embauche soit par promotion interne dont l’idéal-type se présente ainsi : un ouvrier né en 1929, entré à la Régie à 23 ans, en 1952, parti en retraite à 55 ans, resté trente-deux ans à Championnet, marié avec un enfant, un peu moins d’un sur deux (trente-neuf pour cent) ayant un parent à la RATP, originaire d’Île-de-France, résidant à Paris ou dans la Petite Couronne, manœuvre avant d’entrer, titulaire du CEP, souhaitant être receveur (et non ouvrier), passant et réussissant un concours de qualification d’ouvrier qualifié, et restant OQ jusqu’à la retraite.
15Face à cet ouvrier statistique majoritaire, on rencontre une minorité d’ouvriers non qualifiés (près de dix-neuf pour cent de l’effectif) avec des caractéristiques culturelles moins importantes et un statut plus difficile : moins d’hérédité professionnelle, très largement sous diplômés, famille plus nombreuse, situation économique plus difficile.
16À l’autre bout des qualifications, une troisième catégorie apparaît, celle des ouvriers passés par l’école d’apprentissage de la Régie et qui présente un profil tout à fait spécifique. Les « apprentis » (un peu plus de vingt et un pour cent et demi de la population étudiée) ont moins d’enfants que la moyenne. Ils sont plus parisiens, leur hérédité professionnelle directe est très importante, ils sont surdiplômés professionnellement et accèdent plus nombreux aux postes de commandement. Enfin, bien que cela n’apparaisse pas dans la statistique, une majorité de témoins et de cadres syndicaux interrogés sont passés par la filière d’apprentissage et les « apprentis » forment l’encadrement politique, culturel et syndical de l’Atelier.
17Une seconde constatation est un effet génération. On trouve des différences notables entre deux cohortes différenciées.
18Les ouvriers partis en retraite en 1968 (nés en 1913 et entrés à la Régie en 1936 pour leur plus grand nombre) et les ouvriers partis en retraite en 1984 (nés en 1929 et entrés à la Régie en 1952). Les anciens sont davantage restés célibataires, ont eu moins d’enfants, le baby-boom et la crise expliquant probablement ces différences. Ils ont moins d’hérédité professionnelle : la TCRP des années vingt et trente avait-elle une image moins favorable que la RATP d’après-guerre ? On peut le supposer. On peut penser également qu’entre la fin du premier conflit mondial et la crise de 1929, le problème de la sécurité d’emploi ne se posait pas de manière aussi forte que par la suite et que les ouvriers pratiquaient un turn over plus important. Les mobiles exprimés de manière très majoritaire à l’embauche pour tous les ouvriers de l’échantillon se résument par la sécurité de l’emploi.
19À propos des qualifications avant l’entrée, les métiers diffèrent : ajusteurs, menuisiers majoritairement pour les anciens ; tôliers, OS, cultivateurs majoritairement pour ceux qui entrent en 1952. Évolution des métiers, montée des OS et paupérisation agricole de l’après-guerre expliquent ces changements. Surtout des différences de diplômes sont observables : quinze pour cent seulement ayant un diplôme quelconque, CAP ou CEP, contre un peu plus de soixante-quatre pour cent après-guerre et seulement dix pour cent contre près de vingt-sept pour cent pour le seul CAP.
20Si les identités ouvrières ont pu être approchées par la statistique, la consultation des fonds des archives CGT à Fontenay-les-Briis permet d’observer des identités collectives. Pour les effectifs, l’Atelier compte un peu moins de 1 800 travailleurs en 1948, il maintient ce chiffre jusqu’en 1965, époque à laquelle un déclin régulier le conduit à 487 aujourd’hui (1999). La courbe des syndiqués CGT est parallèle avec de très forts taux de syndicalisation : un peu plus de soixante-dix-sept pour cent en 1949, quarante-quatre en 1965 et trente pour cent et demi en 1980. Les courbes relatives aux élections professionnelles montrent une dominante CGT durant toute la période, malgré un affaiblissement : elle passe de soixante-dix-sept pour cent des voix en 1954 à quarante-neuf en 1980. Les voix perdues se reportent sur FO, qui passe dans le même temps de onze à trente-cinq pour cent des électeurs, la CFDT, hormis une crête à vingt pour cent en 1968, se cantonne à une influence moyenne de dix pour cent. Dans les années 1945-1980, à l’occasion des journées d’action intersyndicales, on retrouve jusqu’en 1971 des chiffres de participation ouvrière situés dans une fourchette de soixante-dix à quatre-vingt-dix-huit pour cent. L’affaiblissement du syndicalisme depuis cette date fait baisser ensuite la participation ouvrière de soixante-huit à vingt-huit pour cent des effectifs.
Des constantes depuis 1882
21L’étude permet d’observer sur la longue durée un certain nombre de constantes non spécifiques à l’Atelier central mais présentes ailleurs dans le mouvement ouvrier. La première constatation se rapporte à la division catégorielle, la division des métiers. En 1894, les cochers et conducteurs s’opposent aux ouvriers de dépôts et ces derniers menacent de sortir du syndicat. En 1912, il faut l’autorité de Marcel Cachin pour empêcher la scission dans le syndicat entre ouvriers des ateliers de réparation et personnel roulant. Enfin en 1938, les roulants demandent la fermeture de l’atelier d’habillement à l’AC et les syndicalistes de Championnet doivent les appeler à « plus de camaraderie ». On sait la difficulté du syndicalisme à fédérer les divers métiers et la permanence de ceux-ci, tant l’identité de métier, de culture reste prégnante dans de nombreuses corporations. À la TCRP, les clivages catégoriels demeurent très forts, si l’esprit de compagnonnage appartient au passé en 1939, les ouvriers qui réparent les autobus coexistent dans les mêmes structures syndicales avec les machinistes, mais estiment profondément qu’ils n’ont pas grand-chose en commun, excepté le même patron. Après la guerre, la division persiste jusqu’à nos jours et les ouvriers de la RATP, qui considèrent les roulants comme des « pousse manettes », admettent difficilement, tous syndicats confondus, d’être moins payés, après trois ans d’étude pour avoir le CAP, que les machinistes de bus ou les conducteurs de métro auxquels on ne demande qu’une batterie de tests psychotechniques et une visite médicale.
22Seconde permanence, le décalage entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. On le perçoit nettement lors de la grève de 1891. Les côtiers, les pousseurs18 non qualifiés ne retirent aucun bénéfice de la grève. À l’inverse les cochers et conducteurs qualifiés obtiennent un jour de repos par mois. Les manœuvres écrivent que le syndicat les traite comme des « nomades ». La direction qui les emploie, en dehors de tout statut, les embauche et les débauche à la journée, les répertorie comme « surnuméraires ». Si la sociologie des métiers à l’AC nous est peu connue avant guerre, la terminologie en revanche est révélatrice : ils sont qualifiés de « nomades » puis de « surnuméraires », à la fin du xixe siècle, et de « sous-prolétaires » dans les années trente ! Après guerre, la puissance du mouvement syndical atténue les contradictions entre qualifiés et non qualifiés, mais est loin de les supprimer.
Championnet un atelier (pas) comme les autres
23Derrière le vocabulaire guerrier de forteresse ouvrière19, se profilent deux idées assez différentes. Tout d’abord, la classe ouvrière, avec ses bastions et ses forteresses, est perçue comme une armée en marche, avançant d’un même pas, retranchée derrière ses grandes concentrations ouvrières, citadelles inexpugnables. La seconde idée sous-jacente est l’idée d’un monde à part : « monde clos, monde hostile », selon l’avis d’un directeur de la RATP, avis partagé par un certain nombre de travailleurs de la Régie pour lesquels Championnet est un « sanctuaire communiste ». Cette étude permet d’observer une fraction ouvrière qui dispose certes d’une culture propre, qui en est fière et la met en avant, mais ce « monde ouvrier » n’est pas un monde fermé. Si le PCF y est dominant idéologiquement, il coexiste avec des minorités actives, socialistes ou d’extrême gauche. Il est présent dans tous les conflits qui affectent la RATP et il est solidaire de revendications qui parfois n’ont pas de rapport avec les siennes20. Il est particulièrement sensible aux événements extérieurs, à la situation politique nationale et internationale. Plus qu’un monde fermé sur lui-même, Championnet apparaît comme un monde ouvert à son entourage RATP, à la politique française et internationale, à travers le prisme de la politique du PCF et de ses fluctuations dans la période. Si Championnet n’est pas une forteresse ouvrière, ni un bastion, ni un nouveau fort Chabrol, il n’est, là encore, que le reflet d’une réalité plus largement partagée : les forteresses ouvrières n’existent sans doute pas.
24Les grandes concentrations ouvrières qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier ont disparu les unes après les autres à partir de 1975. On peut cependant estimer que ces concentrations n’ont existé comme « forteresses », que dans l’imagination de journalistes en mal de formule complaisante. Le succès du titre de l’ouvrage Jacques Frémontier à propos de Renault-Billancourt en 1971 a certainement beaucoup fait pour propager cette idée, largement reprise ensuite. Un atelier ouvrier n’est pas une année, mais un lieu de production et de sociabilité. La forteresse ouvrière de Billancourt est tombée sans faire de bruit en 1992 et Championnet a troqué sa barbacane et la moitié de ses fortifications en 1983, contre un dépôt de bus et une modernisation devenue indispensable.
25Championnet est parfois comparé à Billancourt21, présenté comme la grande usine symbole du prolétariat RATP pour l’une, du prolétariat industriel pour l’autre. Là est le mythe, repris parfois par les acteurs eux-mêmes.
26Championnet, comme Billancourt et un certain nombre de grandes usines ont été le reflet, pendant ces cinquante dernières années, de la politique de désindustrialisation de la région parisienne, commencée avec le rapport de la DATAR et le quatrième plan au début des années soixante.
27Championnet, s’il n’est pas un pôle politique avant 1945, construit sa mémoire pendant l’épisode de la Résistance et depuis lors, se fait l’écho d’une politisation très majoritairement influencée par le PCF comme la majorité des ateliers qualifiés à l’intérieur des grandes concentrations ouvrières de l’époque. Championnet enfin a été le lieu d’une sociabilité ouvrière moyenne dont on retrouve les manifestations (fêtes, apéritifs, départs en retraite, en vacances...) dans les ateliers de professionnels d’entretien entre 1945 et 1980. À ce titre, Championnet s’est bien révélé un atelier comme les autres.
28L’historien Gérard Noiriel définit une « génération singulière » qui, par dessus les critères biologiques d’âge, bénéficie de droits acquis à partir de 1936 et qui s’éteint après 1970, « la crise des années soixante-dix ne permettant pas la reproduction de cette classe ouvrière »22. Ce schéma s’applique mal à l’AC comme aux ouvriers à statut des transports parisiens. Ceux-ci possèdent des avantages importants, depuis la convention passée entre la Ville et la CMP en 189823, renforcé par les acquis de la grève de 1919. Le Front populaire et la Libération vont accentuer les avantages liés à ce statut, mais les grèves de 1936 ne sont pas un élément fondateur pour l’AC, qui bénéficie à cette époque d’un congé annuel d’un mois24, quand les métallos sont en grève pour obtenir leurs premiers quinze jours. Il existe une filiation, au sens plein du terme, à travers l’hérédité professionnelle, une culture transmise, une permanence des mêmes organisations et pour partie des mêmes acteurs ouvriers et dirigeants syndicaux entre les années 1920-1930 et l’après-guerre.
29La rupture à l’Atelier central n’est pas 1936, mais la Résistance, qui voit croître de manière très importante l’audience CGT-PCF, mais ne rompt pas avec une tradition, un statut acquis antérieurement. De la même façon, la crise du milieu des années soixante-dix, décrite par Gérard Noiriel, débute pour des raisons locales dix ans plus tôt à Championnet. À partir de cette date, l’AC et le reste des secteurs industriels se retrouvent touchés progressivement par la diminution des effectifs, la sous-traitance, la flexibilité et la précarité. Mais le statut protecteur de l’entreprise et la combativité du personnel lui permettent de résister malgré les difficultés et de ne pas se retrouver dans « la classe en éclat » décrite par l’auteur. Les cadres syndicaux et politiques actuels de l’Atelier central, s’ils n’ont pas une capacité d’entraînement comparable à celle des années cinquante, possèdent la confiance des ouvriers, exprimée dans les élections professionnelles. Ces militants, entrés dans l’entreprise au milieu des années soixante-dix et animateurs du conflit de 1980, font toujours majoritairement référence à des valeurs qui puisent dans celles de la Résistance et ont été défendues par la génération précédente. Il n’existe pas à l’AC de coupure ni en 1936, ni en 1975, les ruptures se retrouvent ici décalées. Elles se situent davantage en 1945, 1965-1968 et, dans une moindre mesure, 1980-1983. Les ouvriers des services publics, parce qu’ils en ont encore les moyens, ont montré en novembre et décembre 1995 qu’ils pouvaient encore influer sur la vie politique, freiner, voire annuler les projets qui portaient le plus atteinte à leurs droits acquis.
30S’il n’existe pas à Championnet de « génération singulière », l’étude montre qu’on y trouve cependant des générations différentes, qui recoupent sensiblement les générations biologiques. La différence avec les « anciens » (les ouvriers ayant vécu 1936) est très présente dans les témoignages des ouvriers de l’AC de l’après-guerre, qui mettent en avant le peu d’éducation à la fois professionnelle et démocratique de leurs aînés. Des mêmes témoignages émerge aussi la rupture de la fin des années soixante, rupture culturelle qui touche l’ensemble des classes sociales : une marche vers l’autonomie, décrite par les témoins comme une plongée dans l’individualisme. Cette rupture entraîne une institutionnalisation du syndicalisme en même temps que son affaiblissement, sensible dans la participation aux grèves à Championnet à partir de 1971. Ici encore, l’AC est le reflet d’un mouvement plus général, qui affecte tout le syndicalisme en France25.
31L’AC par sa concentration et sa culture a été depuis cent seize ans un atelier parfois différent des autres à l’intérieur de la RATP. Mais il a été le plus généralement un atelier comme les autres, et tels les ateliers mécaniques d’entretien en France, le miroir des luttes sociales et de la politique patronale et gouvernementale des transports parisiens lors de ces cinquante dernières années.
Notes de bas de page
1 G. Noiriel, Les Ouvriers dans la société française, Paris, Le Seuil, 1986
2 Archives nationales, service des périodiques : GR fol JO 3530, JO 21140, JO 31380, J0 945 ; CARAN, série F7 : 13096 à 13098, 13825 à 13827, 13829-13830, 13927-13928, 13983.
3 Archives de la préfecture de Police de Paris, cote B/A : 165, 308, 457, 586, 1375, 1404, 1520, 1646 à 1648, 1862, 1864 ; cote D/B 553 et 554.
4 J. Frémontier, La Forteresse ouvrière Renault, Paris, Fayard, 1971.
5 Essentiellement les modèles TN4 et TN6 à plate-forme arrière, qui furent une composante du paysage parisien entre 1934 et 1972.
6 En 1935, le journal syndical La Voie libre des employés et agents de maîtrise de la TCRP précise que les bus à plate-forme TN doivent retourner tous les deux ans à l’atelier pour être complètement remis à neuf. Dans ce laps de temps, ils ont parcouru en moyenne 100 000 km et, entre temps, les dépôts ont dû réviser ou changer deux fois le moteur, quatre fois l’embrayage, deux fois la boîte de vitesse et deux fois le pont arrière ! En 1997, un moteur d’autobus moderne effectue environ 450 000 km sans révision.
7 M. Margairaz, Histoire de la RATP. La singulière aventure des transports parisiens, chap. III : « La seconde naissance ou l’âge héroïque de la croissance extensive et de la logique technicienne », Paris, Albin Michel, 1989.
8 Championnet a été bombardé et détruit pour moitié en 1944.
9 R. Kosmann, op. cit., p. 122-124 et annexes p. 129-138. Le témoignage de M. Marcq, ancien directeur du personnel et ancien directeur général adjoint de la RATP, est tout à fait éclairant sur cet aspect des relations sociales existant à la Régie dans l’après-guerre.
10 Ibid., p. 141-145 et annexes p. 121-128. Témoignage de M. Deschamps.
11 Archives RATP, site de Championnet, série 546, compte rendu du CP4 du 16 juillet 1970 ; R. Kosmann, op. cit., p. 24-27.
12 Ibid., p. 32-37.
13 Cette époque débute réellement en 1970 pour s’achever en 1983, mais le manque de travail est un processus qui culmine durant les six années qui précèdent le conflit de 1980.
14 Archives RATP, cote 25211 à 25217. Brochure « L’école d’apprentissage de la RATP », extrait du Bulletin d’information et de documentation, septembre/octobre 1960.
15 Archives RATP, site de Championnet, cartons 546 de 1 à 9. Revendications déposées en 1958 et 1980 au CP4 par les délégués, accompagnées des réponses de la direction.
16 Archives RATP, Études générales, cote R/7.001 à R/7.004, R/7.102, R/7.201 à 7.204 et R/7.21 à 7.23, « Demandes de crédit de renouvellement », « Demandes d’imputation de dépenses » déposées par l’encadrement de Championnet auprès de la direction générale.
17 Archives RATP, site de Championnet, cote 468, Bulletin de la société des meilleurs ouvriers de France.
18 Qui aidaient les chevaux dans les côtes, aux passages difficiles, en poussant l’omnibus à la main.
19 « Championnet : la forteresse menacée », Le Nouvel Économiste, 20 mai 1986, p. 14. L’article donne une connotation négative puisque Championnet y est qualifié de « forteresse d’improductivité ».
20 Parmi beaucoup d’autres, les débrayages de 1980 pour obtenir les 104 jours de repos des machinistes.
21 André Marcq, ancien directeur du personnel et ancien directeur général adjoint de la RATP : « C’était la fin des années soixante, Championnet à ce moment-là était un “petit Billancourt”. C’était Billancourt en beaucoup plus petit, mais c’était le même esprit. Je crois qu’on peut le dire. »
22 G. Noiriel, op. cit., p. 195.
23 Le statut favorable des travailleurs de la RATP est issu de l’accord avec la CMP, à la fondation du métro parisien, et qui accordait : la journée de dix heures, un jour de repos hebdomadaire, un congé payé de dix jours par an, un congé maladie jusqu’à un an, une retraite alimentée par une cotisation salariale et patronale et un service médical et pharmaceutique gratuit.
24 L’AC en bénéficie depuis 1929. En 1920, le congé annuel était de 21 jours : N. Gérôme, Histoire d’un dépôt d’autobus en région parisienne : le dépôt Floréal, Paris, RATP, Réseau 2000, 1988, p. 126-127.
25 Sur cette question voir G. Groux, R. Mouriaux, La CGT. Crises et alternatives, Paris, Éditions Économica, 1992, et surtout D. Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, Paris, L’Harmattan, 1996.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Métro, dépôts, réseaux
Territoires et personnels des transports parisiens au XXe siècle
Noëlle Gérôme et Michel Margairaz (dir.)
2002
Policiers dans la ville
La construction d’un ordre public à Paris (1854-1914)
Quentin Deluermoz
2012
Maurice Agulhon
Aux carrefours de l’histoire vagabonde
Christophe Charle et Jacqueline Lalouette (dir.)
2017
Autonomie, autonomies
René Rémond et la politique universitaire en France aux lendemains de Mai 68
Charles Mercier
2015