« Cel Sarrazins me semblet mult herite »
L’hétérodoxie de l’autre comme justification de conquête (XIe-XIIIe siècles)
p. 65-74
Texte intégral
1Dans la Chanson de Roland, quand le brave Archevêque Turpin aperçoit le guerrier ennemi Abisme, il s’exclame : « Cel Sarrazins me semblet mult herite | Mielz voeill murir que je ne l’alge ocire », « Ce sarrasin me paraît bien hérétique ; plutôt mourir que de ne pas aller le tuer ! » [1645-1646], Sur ce, il trucide son adversaire. L’accusation d’hérésie est souvent déployée pour légitimer guerre et conquête, et cela tout au long du Moyen Âge, pour ne pas dire de saint Augustin jusqu’aux guerres de religion. Clovis justifie ses conquêtes aux dépens des Wisigoths en en faisant une lutte contre l’hérésie arienne. Guibert de Nogent présente la vie de l’hérésiarque Mahomet comme preuve des tendances hérétiques des orientaux qui exigent l’intervention musclée des « Francs ». Pour maints princes européens, l’accusation d’hérésie contre leurs ennemis offre un prétexte pieux sous lequel ils justifient leurs agressions : l’exemple le mieux connu et le plus frappant étant sans doute la croisade albigeoise. On pourrait citer les princes allemands qui légitiment ainsi leurs conquêtes aux dépens de paysans aux Pays-Bas et dans la vallée de la Weser dans les années 1220 ; ou les rois hongrois qui font la même chose aux dépens des Bosniaques à partir de 12341. Ou également le roi anglais qui, ayant exploité des indulgences pontificales pour motiver ces troupes, s’en va battre des ennemis qu’il qualifie de « Turcs, hérétiques et infidèles ». Richard Cœur de Lion ? Non, Henri VIII. L’année est 1512 et les adversaires « Turcs, hérétiques et infidèles » sont les troupes françaises de Louis XII2.
2Il serait aisé de produire ad nauseam de tels exemples d’accusations d’hérésie employées pour légitimer guerres et conquêtes, soit dans le contexte de l’expansion européenne, soit (et sans doute plus souvent) dans des conflits européens de bien moindre envergure, allant des petites querelles de clocher (telle élection disputée d’un abbé ou d’un évêque qui accuse son rival d’hérésie) jusqu’aux appels aux croisades. De surcroît, l’accusation d’hérésie est bien souvent un élément idéologique parmi d’autres. Pour en revenir à la Chanson de Roland, l’hérésie joue un rôle bien moindre que l’idolâtrie supposée des Sarrasins. Loin de s’intéresser aux distinctions théologiques entre les différents ennemis des guerriers chrétiens, le poète préfère l’amalgame : quand les guerriers chrétiens prennent Saragosse, ils cassent avec des marteaux les idoles qu’ils trouvent dans les « sinagoges » et « mahumeries » (3661-3665).
3Difficile donc de cerner exactement le rôle de la lutte contre l’hérésie dans les idéologies de l’expansion européenne au Moyen Âge. À quel point prenait-on au sérieux de telles accusations ? Avait-on vraiment besoin de cette idéologie anti-hérétique pour justifier les conquêtes ? Cet article présente un bref aperçu de ce problème en examinant deux aspects pour essayer d’y apporter un peu de lumière. D’abord, j’examinerai ce que les canonistes disent de la légitimité de la conquête aux dépens d’hérétiques et de musulmans (du milieu du XIIe au milieu du XIIIe siècle, de Gratien à Innocent IV). Ensuite, nous verrons la place de la présentation de l’islam comme une hérésie dans l’idéologie de reconquista en Castille au XIIIe siècle, notamment à travers les ouvrages de Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque de Tolède (1208-1247), et de son entourage.
La conquête aux dépens d’hérétiques et de musulmans dans le droit canonique (jusqu’au XIIIe siècle)
4Regardons d’abord ce que les canonistes disent sur la légitimité de la guerre et de la conquête contre des hérétiques. Par commodité nous allons commencer par la Concordia discordantium canonum (ou Décret) de Gratien, à la fois parce qu’il présente un résumé succinct sur la question (sur ce sujet comme sur tant d’autres) et parce qu’il sert ensuite de point de départ essentiel pour toute réflexion des canonistes postérieurs. La Causa 23 du Décret traite de la légitimité de la guerre contre des hérétiques, menée sous la direction des autorités ecclésiastiques. Comme dans toutes ses Causae, Gratien présente brièvement un cas hypothétique et ensuite en tire un certain nombre de questions, qu’il tâche de résoudre en citant des textes d’autorité. Voici comment il présente la Causa 23 :
Certains évêques, avec le peuple dont ils avaient la charge, sombrèrent dans l’hérésie. Ils commencèrent, au moyen de menaces et de tortures, à obliger les catholiques des alentours à embrasser leur hérésie. Le Pape ordonna aux évêques des régions avoisinantes, qui avaient accepté la juridiction civile des mains de l’empereur, de défendre les catholiques contre les hérétiques. Ces évêques, ayant accepté ce mandat apostolique, convoquèrent des troupes et commencèrent à combattre les hérétiques ouvertement et par ruse. De nombreux hérétiques ont été tués, d’autres spoliés de leurs propres biens ou de ceux de leurs églises, d’autres enfermés dans des prisons ou réduits en esclavage, d’autres encore revinrent par compulsion à l’unité de la foi catholique3.
5Nombreux historiens ont vu dans cette Causa une allusion à la première croisade, sans doute avec raison, comme le suggèrent les nombreux manuscrits enluminés du Décret (à partir du XIIIe siècle) qui contiennent, à la Causa 23, des scènes de bataille iconographiquement identiques aux enluminures des chroniques des croisades. Les canonistes des XIIIe et XIVe siècles renvoient à cette causa quand ils parlent des croisades. Les parallèles entre la première croisade et le cas présenté sont trop nombreux et trop développés pour être fortuits : le pouvoir du pape d’appeler les milites aux armes pour la défense des chrétiens opprimés, le droit des vainqueurs de s’approprier les biens des vaincus et d’asseoir leur pouvoir sur les territoires soumis. Gratien cherche sans aucun doute à affirmer la légitimité de la première croisade, mais il donne aussi des critères pour juger la légitimité de toute sorte d’action militaire, offensive et défensive, entreprise sous l’autorité de l’Église.
6Gratien n’a évidemment pas l’intention de statuer sur la légalité des « croisades » en tant que telles, puisque (comme Christopher Tyerman nous l’a récemment rappelé) les croisades n’avaient pas encore été « inventées » ; ce n’est en effet qu’au XIIIe siècle que les canonistes se réfèrent explicitement à elles4. Gratien pose le problème de manière beaucoup plus large : pour lui, semble-t-il, le précédent légal pour la première croisade serait la lutte contre les Donatistes aux IVe et Ve siècles : dans les deux cas, il s’agit de rétablir l’autorité romaine sur ceux qui s’y montrent rebelles et de secourir les chrétiens restés sous le joug des hérétiques. Il ne faut pas être surpris que les adversaires soient présentés dans cette causa comme des hérétiques : cela n’empêche nullement son application aux guerres contre des « Sarrasins »5. De nombreux auteurs latins, chroniqueurs ou polémistes, présentent l’islam (ou plutôt ce qu’ils appellent la lex sarracenorum ou lex machometi) comme une hérésie. Pour Guibert de Nogent en 1109 comme pour Pierre le Vénérable en 1156, Mahomet serait le pire des hérésiarques. Au XIe siècle, des juristes de l’entourage de Grégoire VII (notamment Anselme de Lucques et Bonizo de Sutri) affirmait la légitimité de la guerre contre des hérétiques pour justifier la lutte contre l’empereur Henri IV6 ; Gratien offre une justification de la guerre contre les hérétiques qui justifie la lutte contre les « Sarrasins ».
7Comme pour chacune de ses Causae, Gratien fait suivre ce cas théorique avec une série de questions qui en découlent (ici huit). Il s’interroge (entre autres) sur la légitimité de la guerre, sur le devoir de secourir ses camarades, sur la punition des coupables, l’autorité des différentes personnes (papes, évêques, empereurs, etc.) d’appeler aux armes contre les hérétiques. Dans sa septième question, Gratien demande si les biens des hérétiques et de leurs églises peuvent être confisqués et si des bons chrétiens peuvent s’en emparer. Dans ses réponses, Gratien affirme la légitimité de la guerre contre les hérétiques, l’autorité du pape et des évêques à appeler à la guerre contre les hérétiques, et la légitimité de la conquête et de l’appropriation de leurs terres et de leurs biens. En bon style scolastique naissant du XIIe siècle, Gratien cite des autorités pour et contre chacune de ses propositions : passages bibliques, conciles œcuméniques, bulles pontificales, et pères de l’Église – Ambroise, Jérôme, Grégoire le Grand – mais surtout Augustin, qui fournit la majorité des citations. Cette préférence pour Augustin est tout à fait logique. Surtout dans ses écrits à propos des Donatistes, Augustin développe longuement la justification du recours aux armes pour servir l’Église catholique contre les hérétiques7. Augustin n’était pas le premier à refuser aux hérétiques les droits civiques. Déjà sous Constantin, les hérétiques sont privés des privilegia. Dès le IVe siècle, dans la législation impériale, l’hérésie est assimilée à un crime de lèse-majesté voire à la trahison8.
8Mais Gratien cite uniquement Augustin dans Quaestio 7, dans quatre extraits qui affirment le droit des chrétiens à s’approprier les biens des hérétiques. Pour Augustin, les Donatistes se mettaient hors-la-loi : rebelles à la fois à la loi divine et à la loi humaine (de l’Empire romain), ils n’avaient aucun titre légitime à posséder des biens. Gratien suit Augustin et affirme le droit des catholiques à confisquer les biens des hérétiques, proposant ainsi une justification de la conquête aux dépens des hérétiques, une justification qui fait autorité et qui sera le point de départ de toute réflexion à ce sujet pour les canonistes du XIIe et du XIIIe siècles.
9Pour Huguccio, décretiste qui enseigne à Bologne et qui fut vraisemblablement professeur du futur pape Innocent III, la guerre contre les hérétiques est justifiée par iure humano et iure divino9. Le Canon 3 du Concile de Latran IV (1215) impose aux prélats le devoir de combattre l’hérésie et de mobiliser les princes pour chasser les hérétiques, accordant aux catholiques le droit de confisquer les biens de ceux-ci. Certes, Innocent et le concile pensent surtout aux Cathares, mais les implications pour la guerre contre d’autres hérétiques, y compris des « Sarrasins » sont manifestes. Ainsi, le décretiste Laurentius Hispanus (m. 1248) affirme que la Causa 23 confère la légitimité à toute guerre contre hérétiques et Sarrasins10. Les théologiens qui en parlent sont en général du même avis ; on pourrait citer le Franciscain Alexandre de Hales (m. 1245), pour qui la spoliation des hérétiques ou des Sarrasins par les croisés est un acte méritoire11.
10Certains juristes hésitent néanmoins à reléguer les Sarrasins au rang des hérétiques, d’autant plus que de nombreux musulmans jouissent, comme les juifs, du statut de minorité subalterne tolérée, surtout en Espagne, en Sicile, et dans les États latins d’orient. Quelques canonistes présentent la guerre contre Sarrasins plutôt comme la restauration du pouvoir chrétien légitime qui aurait été usurpé par les infidèles. Raymond de Peñafort, dans sa Summa de Casibus, reconnaît que les Sarrasins peuvent régner légitimement, mais pas dans les territoires qu’ils ont conquis des chrétiens. La conquête des territoires musulmans devient légitime quand c’est la reconquête de terres autrefois chrétiennes : la Terre sainte, l’Espagne, ou d’autres parties de l’ancien empire romain. C’est aussi l’avis d’autres canonistes du XIIIe siècle, comme Guillaume de Rennes ou Johannes de Deo, ou de théologiens comme Robert de Courson12. Ce même droit de reconquête est affirmé par le pape Innocent IV dans son commentaire au Quod super his d’innocent III13. Thomas d’Aquin va plus loin : pour lui, les infidèles ne peuvent régner sur les chrétiens ; l’Église a le droit d’abolir ce dominium14.
11Les juristes du XIIIe siècle travaillent ainsi dans le sillage de Gratien, affirmant de manière catégorique la légitimité de la reconquête chrétienne des territoires de l’empire romain chrétien, où les hérétiques, Sarrasins ou autres, n’ont pas le droit d’exercer le pouvoir.
L’hérésie des musulmans dans la construction de l’idéologie de reconquista chez Rodrigo Jiménez de Rada
12C’est cette même idée de reconquista qui est mise en avant par polémistes et chroniqueurs castillo-léonais pour légitimer leurs conquêtes aux dépens des musulmans. Dans la péninsule Ibérique, la polémique antimusulmane joue un rôle dans la construction d’idéologies qui justifient la (re)conquête d’al-Andalus. Certes, l’idéologie du royaume asturien, puis léonais, se fonde plus sur la succession dynastique que sur la diabolisation religieuse : les rois des Asturies, puis ceux de León, seraient les seuls souverains légitimes de la Péninsule parce qu’ils descendent des rois Wisigoths d’antan. Mais le dénigrement de l’islam entre en ligne de compte aussi ; il sert à souligner l’illégitimité (religieuse, donc politique) de tout pouvoir musulman dans la Péninsule (ou ailleurs). C’est pour cette raison que des mini-biographies polémiques de Mahomet sont insérées dans plusieurs chroniques péninsulaires, depuis la Chronique prophétique asturienne (883) jusqu’à la Estoria de España d’Alphonse X et bien au-delà. Mahomet hérésiarque présente le preuve (s’il en faut) du scandale de toute autorité musulmane en terre autrefois chrétienne et justifie la reconquête de ces territoires.
13Regardons en détail l’exemple de Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque de Tolède (1208-1247) et de son entourage. Né en Navarre dans les années 1170, il a fait des études de droit à Bologne puis de théologie à Paris15. Il était bien au courant des traditions légales qui justifiaient la guerre de conquête contre les hérétiques. Habitué de la curia d’innocent III, Rodrigo était aussi conseiller privilégié des rois castillans Alphonse VIII, vainqueur de la bataille de Las Navas de Tolosa, et Ferdinand III, conquérant de Cordoue (1236) et de Séville (1248). Rodrigo prêcha la croisade contre les Almohades et participa à différentes batailles contre eux, entre autres celle de Las Navas. À travers les écrits de Rodrigo et de ceux de son entourage, on retrouve les idées que nous avons rencontrées chez les juristes : l’association entre islam et hérésie, l’affirmation que l’hérétique est coupable de lèse-majesté envers les pouvoirs légitimes, et le droit à la reconquête des territoires, églises, et biens autrefois chrétiens. Mais ici les sources sont principalement narratives et non juridiques, et au centre de cette réaffirmation du pouvoir chrétien figurent non pas les papes, mais les rois et prélats castillans.
14Peu de temps après son arrivée à Tolède, Rodrigo demande à Marc, diacre à la cathédrale de Tolède, de traduire le Coran en latin ; Marc achève sa traduction en 1210, deux ans avant Las Navas, quand la menace almohade était encore bien réelle. Dans la préface de sa traduction, Marc présente une biographie de Mahomet brève et hostile16. Son Mahomet est un magicien habile qui, grâce à ses voyages, apprend les rudiments du judaïsme et du christianisme et qui convainc son peuple d’abandonner l’idolâtrie pour adorer le Dieu unique. Ne sachant choisir entre le judaïsme et le christianisme, Mahomet décide enfin que l’Évangile est trop difficile, puisqu’il demande l’amour de ses ennemis et la renonciation des plaisirs de la chair. Il préfère le judaïsme, mais sait bien que les juifs sont partout haïs parce qu’ils ont tué Jésus. Pour cette raison, il proclame que Jésus n’a jamais été tué et il promulgue une nouvelle loi, le Coran, dans lequel il mélange des éléments extraits de la loi de Moïse et de celle du Christ, et d’autres de sa propre fantaisie. Pour duper les Arabes et les convaincre d’accepter sa nouvelle loi, Mahomet les convoque près de la Mecque (« Mecha » qui, rappelle Marc, signifie adultère), fait semblant de tomber dans une sorte de crise épileptique, puis annonce au peuple stupéfait que Gabriel lui a révélé une nouvelle loi. Marc donne ensuite un catalogue, dans l’ensemble exact, de la doctrine coranique concernant l’unité de Dieu, le rôle de prophète de Jésus, les rites de prière et d’ablution, le jeûne et le pèlerinage, etc.
15Ayant confectionné sa nouvelle loi, dans laquelle « il parle comme quelqu’un qui délire », Mahomet « comme un magicien, séduit des peuples barbares par des folies fantastiques », puis ses Sarrasins conquièrent le monde par le glaive, opprimant les chrétiens du Nord jusqu’à la Méditerranée et de l’Inde jusqu’en Occident, jusqu’en Espagne, où « jadis de nombreux prêtres jurèrent leur foi à Dieu, et maintenant des hommes néfastes prient l’exécrable Mahomet, et les églises consacrées par les mains des évêques sont devenues des temples profanes ». Pour Marc, la conversion des églises en mosquées est une profanation ou pollution ; leur reconquête par des princes chrétiens qui les feront purifier et reconsacrer par des évêques est implicitement légitime.
16Heureusement qu’en Espagne, continue Marc, les Sarrasins trouvent un adversaire en Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque de Tolède. Marc raconte que Rodrigo était réduit aux larmes par l’oppression de son archidiocèse par les Sarrasins : là où autrefois les prêtres célébraient la messe en honneur du Christ, désormais on invoque le nom du « pseudo-prophète ». Dans les tours où sonnaient les cloches des églises, désormais « des proclamations profanes [l’appel du muezzin] assourdissent les oreilles des fidèles ». Rodrigo, muant ses larmes en armes, a prié Marc de traduire le Coran, ce livre qui recèle les « décrets sacrilèges et les préceptes saugrenus » des Sarrasins. Le but de cette traduction est de permettre à ceux parmi les fidèles qui ne peuvent porter les armes de combattre les préceptes de la loi de Mahomet, de combattre ses « décrets détestables » dans l’espoir qu’ainsi, « de nombreux Sarrasins puissent être traînés à la foi catholique »17. Le langage ici est celui de la force, un écho du compelle intrare qu’Augustin prononça à l’égard des Donatistes18. Le combat intellectuel rendu possible par la traduction du Coran est censé épauler le combat militaire des armées chrétiennes. En reprenant par la force les églises converties en mosquées, les princes chrétiens bannissent le muezzin et restaurent les cloches ; le nom du Christ, non celui de Mahomet, sera désormais invoqué. De surcroît, la connaissance du Coran donnera aux hommes d’Église une arme intellectuelle pour combattre la doctrine musulmane et contraindra les Sarrasins à regagner les rangs des fidèles.
17Cette vision de l’histoire, légitimant la (re)conquête chrétienne de l’Espagne, se dessine clairement dans le De rebus Hispaniae que Rodrigo lui-même achève entre 1243 et 1246. Rodrigo décrit la conquête et la restauration d’un pouvoir chrétien et gothique. Voyons l’exemple de Cordoue ; après sa prise par Ferdinand III, nous dit Rodrigo,
Les Arabes de la ville sortirent sains et saufs et, le jour de la fête des apôtres Pierre et Paul, la ville patricienne a été purgée de la crasse de Mahomet. Le roi, dans la grande tour [le minaret] où autrefois on invoquait le nom de cet homme perfide, commença à exalter le bois de la croix vivifiante, et tous commencèrent, avec joie et larmes, à invoquer l’aide de Dieu. Puis l’insigne royal fut placé à côté de la croix du Seigneur, on commença à entendre les réjouissances des justes dans le tabernacle et d’une voix joyeuse les prêtres avec les évêques entonnèrent le Te Deurn19.
18Le Te Deum remplace l’appel du muezzin, le « crucifié » remplace le « perfide ». Les insignes de Dieu sont liés inextricablement à ceux du roi. Rodrigo décrit ensuite le rite de purification et de reconsécration de la cathédrale de Cordoue, nommant les différents évêques qui y ont participé, relatant comment « on élimina la saleté de Mahomet et on y répandit de l’eau bénite. [L’évêque Jean] convertit la mosquée en église et y érigea un autel en honneur de la bienheureuse Vierge ; il célébra une messe solennelle »20.
19Pour Rodrigo, la conquête de l’Andalousie par les armées chrétiennes est une reconquête, tout aussi légitime que les guerres contre les Donatistes ou les croisades en Terre sainte. C’est une restauration de la justice et de l’ordre : on ramène les églises à leur fonction, on rétablit à la fois la hiérarchie ecclésiastique et le règne des rois goths dont le pouvoir avait été usurpé.
20Rodrigo rédige sa propre biographie de Mahomet dans son Historia Arabum, se basant, comme il dit, sur « leurs » sources : il utilise en effet la traduction du Coran de Marc, des Hadîth et le Miraj (ou Voyage céleste de Mahomet), mais aussi a recours à des chroniques latines, faisant parfois des mélanges un peu confus des deux. Il cherche à exposer « la ruse et la férocité de ce peuple », à montrer comment « par une fausse révélation cet homme rusé, Mahomet, fabriqua un virus pestilentiel ». La biographie de Mahomet que présente Rodrigo est plus détaillée que celle de Marc et emploie davantage de sources musulmanes. Mais le portrait qui en ressort est essentiellement le même : celui d’un pseudo-prophète qui invente des révélations factices pour mieux accaparer le pouvoir. Rodrigo met l’accent sur l’illégitimité politique du pouvoir de Mahomet et de ses successeurs. Il présente les conquêtes musulmanes comme autant d’actes de « rébellion » contre le pouvoir romain : Mahomet feint des miracles pour prendre le pouvoir et pour mener une rébellion contre Rome21. À en croire Rodrigo, c’est Mahomet lui-même qui mène une « multitude de rebelles » contre l’armée de Théodore, frère d’Héraclius, pour arracher la Syrie, l’Arabie et la Mésopotamie à l’Empire romain22. La prédication de Mahomet, pour Rodrigo, est partie intégrale de la rébellion : « Mahomet commença à prêcher publiquement sa secte et à inciter le peuple à la rébellion »23. Faux miracles, fausses révélations (Coran, Miraj) sont autant de ruses pour s’emparer du pouvoir et se révolter contre le pouvoir légitime. Quand Rodrigo en vient aux conquérants musulmans de l’Espagne et aux dirigeants musulmans de la péninsule Ibérique, il les présente également comme des usurpateurs qui ont arraché l’Espagne à ses rois wisigoths légitimes.
21Quelles leçons peut-on tirer de cette brève comparaison de quelques textes canoniques, de la préface d’une traduction du Coran, et de chroniques ibériques ? Tous ces textes affirment l’illégitimité du pouvoir hérétique ou musulman sur un territoire autrefois chrétien et le droit des chrétiens à reprendre ces terres par la force et à déposséder l’adversaire de ses biens et terres par définition usurpés. Cette légitimation de la conquête repose sur deux bases distinctes mais complémentaires : l’illégitimité de tout pouvoir exercé par des hérétiques rebelles au pouvoir chrétien et le droit à la reconquête de terres autrefois chrétiennes. L’idéologie de la reconquista chez Rodrigo Jiménez de Rada est basée à la fois sur des traditions historiographiques asturo-léonaises qui remontent au IXe siècle et sur le droit canonique le plus récent.
22Cela ne veut pas dire que l’évocation de ces principes soit faite de manière uniforme. Les canonistes mettent l’accent sur l’autorité des papes et des évêques à appeler aux armes et à permettre des conquêtes ; les guerres contre les Donatistes et la croisade contre les musulmans servent à affirmer la suprématie de l’autorité pontificale. Dans les textes de Rodrigo et de Marc, ce sont le roi de Castille et le primat de Tolède dont on célèbre les actes de reconquête et de resanctification, sans la moindre mention du pape. Il serait intéressant de confronter ces textes à ceux d’autres auteurs qui justifient la « reconquête » de terres autrefois chrétiennes des mains de musulmans (en Terre sainte, en Sicile, et ponctuellement dans le Maghreb), et aux dépens de Grecs (présentés comme schismatiques ou hérétiques), de Slaves (souvent présentés comme païens), etc. Pour les auteurs latins du Moyen Âge, il n’y a pas de « religion » qui s’appelle « l’islam », mais une hérésie d’origine chrétienne, fondée par l’hérésiarque Mahomet. Cette image polémique n’est pas le fruit de l’ignorance, comme l’affirmait l’historien anglais Norman Daniel ; au contraire, elle émane d’une pratique très courante dans l’Occident (comme, du reste dans le monde musulman) au Moyen Âge : il faut dépeindre son ennemi militaire comme hétérodoxe pour pouvoir affirmer la légitimité de la guerre contre lui.
Notes de bas de page
1 C. Tyerman, Invention of the Crusades, Toronto, University of Toronto Press, 1998, p. 42.
2 Ibid., p. 54.
3 Gratien, Decretum C. 23.
4 H. Cowdrey, « Canon Law and the First Crusade », dans The Horns of Hattin, B. Kedar éd., Jérusalem, Yad Izhak Ben-Zvi, 1992, p. 47 ; J. Brundage, « Holy War and the Medieval Lawyers », dans The Holy War, T. Murphy éd., Columbus, 1976, p. 99-140.
5 Sur la place des musulmans dans le droit canonique, voir E. Bussi, « La condizione giuridica dei musulmani nel diritto canonico », Rivista di storia del diritto ilaliano, 8 (1935), p. 459.494 ; H. Gilles, « Législation et doctrine canoniques sur les Sarrasins », dans Islam et Chrétiens du Midi. Cahiers de Fanjeaux, 18 (1983), p. 195-213 ; P. Herde, « Christians and Saracens at the Time of the Crusades : some Comments of Contemporary Medieval Canonists », Studia Gratiana, 12 (1967), p. 359-376 ; B. Kedar, « De Iudeis et Sarracenis : on the Categorization of Muslims in Medieval Canon Law », dans Studia in honorem eminentissimi cardinalis Alphonsi M. Stickler, R. Castillo Lara éd., Rome, 1992, p. 207-213 (repris dans B. Kedar, The Franks in the Levant, 11th to 14lh centuries, Ashgate, 1993) ; id., « Muslim Conversion in Canon Law » dans Proceedings of the Sixth International Conference of Medieval Canon Law, S. Kuttner et K. Pennington éd. Cité du Vatican, 1985, p. 321-332 (repris dans B. Kedar, op. cit.).
6 T. Mastnak, Crusading Peace : Christendom, the Muslim World and Western Political Order, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2002, p. 19-21.
7 Anselme de Lucques, juriste dans l’entourage de Grégoire VII, avait déjà en 1083 compilé, dans sa Collectio canonum, de longs extraits d’Augustin à ce propos ; Anselme utilise Augustin pour justifier la lutte contre l’empereur Henri IV et ses partisans. Gratien reprend les mêmes extraits d’Augustin qu’Anselme. Voir H. Cowdrey, op. cit., p. 41-48 ; Anselme de Lucques, Collectio canonum, F. Thaner éd., Vienne, 1906-1915 (reprint Aalen, 1965) ; T. Mastnak, op. cit., p. 19-21.
8 C. Lo Nero, « Christiana Dignitas : New Christian Criteria for Citizenship in the Late Roman Empire », Medieval Encounters, 7 (2001), p. 125-145. Ces idées sont réitérées par des juristes romanistes au Moyen Âge ; voir F. Russell, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 50-51.
9 Huguccio, Summa à D.l c.9, BNF Lat 15396, fol. 4ra et BNF Lat. 3892, fol. 3rb, cité par F. Russell, op. cit., p. 92, n. 14. Sur Huguccio, voir J. A. Brundage, Medieval Canon Law, Londres, 1995, p. 215-216.
10 Laurentius Hispanus, Apparatus à C. 23 q.8 c. 15, v. quadragesimali, BNF Lat 15393, fol. 195v ; F. Russell, op. cit., p. 184. Sur Laurentius, voir J. A. Brundage, op. cit., p. 221.
11 Alexandre de Hales, Summa Theologiae, 4 vol., Quaracchi, 1924-1948, para. 475, 3, 699, cité par F. Russell, op. cit., p. 255 ; de manière plus générale, Thomas d’Aquin affirme que le butin pris dans une guerre juste est légitime (Summa theologica, 2-2 q.66, art. 8, resp. ; F. Russell, op. cit., p. 277-278).
12 Raymond de Peñafort, Summa de Casibus 2.5.14, p. 180ab ; cité par F. Russell, op. cit. À propos de Raymond de Peñafort, voir S. Kuttner, « Raymond of Peñafort as editor : the Decretales and Constitutiones of Gregory IX », Bulletin of Medieval Canon Law, 12 (1982), p. 65-80. Guillaume de Rennes donne même avis, Glossa à 2.5.14, v. persolvere, p. 184b ; cité par F. Russell, op. cit., p. 198. Johannes de Deo : Sediustum bellum [...] ubi describitur iustum bellum, scilicet pro rebus defendendis vel etiam repetendis. Cum sit iustum bellum contra saracenos immo iustissimum qui vestras terras per iniusticiam detinent occupatas [...] et intendunt occupare si possent [...] Cum sepe est enim iustum bellum contra excommunicates ; Liber poenitentiarius 6.2, BNF Lat 14703, fol. 108va, cité par F. Russell, op. cit., p. 199, n. 198. Robert de Courson, Summa 15 :2-4, BNF Lat 14524 fol. 64va-b ; Pe. Herde, op. cit., p. 366 ; F. Russell, op. cit., p. 253.
13 Innocent IV, Commentaria doctissima in Quinque Libros Decretalium, Turin, Apud haeredes Nicolai Beuilaquae, 1581, 3.34.8, cité par J. Muldoon. Popes, Lawyers, and Infidels : The Church and the Non-Christian World, 1250-1550, Philadelphie, 1979, p. 163, n. 14.
14 Thomas d’Aquin, Summa theologica, 2-2 q.10, art. 10-11.
15 Voir G. Martin, Les juges de Castille : mentalités et discours historique dans l’Espagne médiévale, Paris, 1992.
16 Cette préface est éditée par M.-T. D’Alverny et G. Vajda, « Marc de Tolède, traducteur d’Ibn Tumart », Al-Andalus 16 (1951), p. 99-140 et 259-307 (repris dans M.-T. D’Alverny, Connaissance de l’Islam dans l’Occident médiéval, Londres, Variorum Reprints, 1994), p.260-268.
17 Ut liber iste in latinum transferretur sermonem, quatinus ex institutis detesdandis Mafometi a Christianis confusi, Sarraceni ad fidem nonnulli traherentur catholicam. M.-T. D’Alverny et G. Vajda, op. cit., p. 267.
18 Le Compelle intrare de l’Évangile (Luc 14 : 16-24) est repris par Augustin, Contra Gaudentiam 1 : 25, 28 (CSEL 51 : 227), puis dans son Sermo 112 : 7, 8 (Patrologia Latina, t. 38, col. 647 et suiv.). C’est ensuite repris par Gratien, C. 23 q. 4.
19 Rodrigo Jiménez de Rada, Historia de rebus Hispanie, 9 : 16-17, Turnhout, 1987 (Corpus Christianorum continuatio medievalis, 72), p. 297-299.
20 Ibid., p. 299-300.
21 Mahomat [...] cepit grandia cogitare et rebellia contra Romanorum imperium procurere et clamculis suasionibus populos concitare. Rodrigo Jiménez de Rada, Historia Arabum, J. Lozano Sánchez éd., Séville, 1974, p. 7.
22 [...] lam aperte inciperent rebellare [...] rebellium multitude : ibid., p. 8 ; cf. : ad rebellionem concitauerat (ibid., p. 12).
23 Extunc Mahomat cepti sectam suam publice predicare et ad rebellionem populos concitare : ibid., p. 13.
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