L’intellectuel, l’artiste et l’historien
Ce qu’il m’est arrivé aux alentours d’octobre 1988, et par la suite
p. 228-236
Texte intégral
1Un universitaire réputé ; un dessinateur admiré. Deux figures remarquables, chacune dans sa partie. Pendant un demi-siècle les ouvrages de Maurice Duverger, agrégé de droit public, professeur à l’université de Paris et à Sciences Po, ont fait référence dans son domaine. Dans le même temps, l’universitaire sortant de sa tour d’ivoire allait être l’une des signatures les plus connues du Monde : les archives du quotidien conservent de lui huit cents articles, souvent publiés en une, lui valant le titre, envié ou moqueur, de « professeur au journal Le Monde ». Enfin, couronnant le tout, après son départ à la retraite, ce grand juriste, doublé d’un réputation flatteuse d’homme de gauche, sera de 1989 à 1994 député au Parlement européen, élu sur une liste internationale conduite par le prestigieux Parti communiste italien. De son côté, le dessinateur connu sous le nom de Chaval reste jusqu’à aujourd’hui l’un des grands noms de l’humour graphique, inimitable et inclassable, signalé pour son regard sans complaisance sur l’espèce humaine, l’auteur d’un de ces films qu’on appelle « cultes », Les oiseaux sont des cons. Au contraire des professeurs, dont l’image s’efface inéluctablement, l’artiste Chaval, bien que publié dans divers organes de presse de référence (Le Figaro, Le Nouvel Observateur…), a été encore plus connu après sa mort que de son vivant et demeure salué par ses pairs comme un maître.
2À ce stade, le lecteur est en droit de se demander quel lien peut bien unir ces deux personnalités, contemporaines, certes (la première est née en 1917, la seconde en 1915), mais si dissemblables, moins encore par leur forme d’esprit que par l’univers dans lequel l’un et l’autre ont exercé leur talent. S’il est amateur de Chaval, ledit lecteur aura pourtant remarqué que le professeur a été le préfacier de quatre recueils posthumes de ses dessins1, préfaces témoignant d’une grande proximité personnelle, que tout laisse à penser comme étant d’après-guerre. Poussant un peu plus loin la curiosité, il découvrira sans peine que les deux hommes ont grandi à Bordeaux, où le juriste a fait de brillantes études, couronnées en 1942 par l’agrégation de droit public, et l’artiste (né Yvan Le Louarn) un court passage par l’École des beaux-arts de la ville, dans les années 1930, avant de s’installer à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et d’y adopter le nom sous lequel il s’est rendu célèbre. Sur ce moment de formation, toujours décisif, les deux hommes nous ont, au reste, laissé un témoignage, Chaval dans ses entretiens avec le journaliste Pierre Ajame2, Duverger, dix ans plus tard, dans un ouvrage à caractère de mémoires, intitulé judicieusement L’autre côté des choses3. Mais rien qui nous renseigne sur le lieu exact où ces deux existences se nouèrent en destins, « à la vie, à la mort » puisqu’à celle de Chaval, début 1968, Duverger devint son exécuteur testamentaire. Or il se trouve que ce lieu n’a rien d’anodin, qu’en éclairer les contours fait basculer, jusqu’au vertige, l’interprétation des destins en question et que c’est dans l’enquête (historia) ayant pour objet cet éclaircissement qu’apparaît, aux côtés d’autres agents historiques, l’auteur de ces lignes.
3Les pages qui suivent raconteront en effet un épisode d’une vie d’historien, doublée d’une vie de citoyen. Un épisode qui, centré sur l’année 1988, n’a connu sa première transcription écrite qu’en 2003, soit quinze années plus tard, que je vais me permettre de développer ici, en entrant dans quelques détails, soit le total d’un tiers de siècle. Délai de carence, on le voit, quelque peu excessif si l’on veut bien considérer que la part de « révélation » que ces deux récits recèlent aurait mérité plus tôt une publicité plus vigoureuse : sans doute, chez l’auteur, la dimension historienne l’a-t-elle emporté sur la dimension citoyenne, et celle-là prend-elle, pour finir, le dessus sur celle-ci.
Du rôle judiciaire de l’historien
4Un jour du début de l’année 1988, je reçus un coup de téléphone du rédacteur en chef du flamboyant – et parfois tonitruant – magazine Actuel, Michel-Antoine Burnier, auquel m’attachaient quelques liens d’amitié et une vive sympathie pour la créativité, le non-conformisme et le brio de ce périodique comme de ses principales figures, telles, outre Burnier, Jean-François Bizot ou Patrick Rambaud. Il était dans l’embarras. Dans son numéro de décembre, sous la signature d’un certain Roger Sacrain (alias Burnier), le magazine avait fait l’erreur de reprendre contre Maurice Duverger, alors engagé dans sa seconde campagne visant à se faire élire à l’Académie française, une accusation de vichysme, et, précisément, d’antisémitisme, fondée sur une lecture discutable d’un commentaire juridique publié par lui en 1941 dans une revue professionnelle4 – texte, on oublie généralement de le dire, qui fut repris immédiatement sous forme de livre – le premier qui parut sous le nom de Maurice Duverger. Ce n’était pas la première fois qu’une telle accusation était portée contre cette grande conscience de la gauche française. Lancée en 1957 par Le Journal du Parlement et Le Populaire, elle avait été reprise (1966, Minute) par l’extrême droite, mais aussi, en 1978, par L’Humanité. La différence de tactique appliquée par l’attaqué dit tout : face à Minute, il avait porté plainte en diffamation et gagné son procès ; face à L’Humanité, il négocia un rectificatif.
5Actuel partait donc vaincu d’avance et – disons-le tout de suite – sera, en effet, en novembre 1988, condamné pour diffamation par la 17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, reprenant à son compte certains des attendus du procès de 1968 contre Minute. Et pourtant, cette démarche contre-offensive du magazine allait tout changer, non pas au jugement de la Justice mais à celui de l’Histoire. Rétrospectivement un détail, sur lequel on reviendra plus loin, touchant au titre de l’article de 1941, aurait dû éveiller la curiosité des analystes, mais il est vrai que, dès lors que ceux-ci ne disposaient pas de la clé dont je fus en possession, à partir seulement de 1988, ce détail avait peu de chances d’être commenté.
6L’appel de Michel-Antoine Burnier se fondait sur des documents qu’un jeune juriste bordelais, doublé d’un historien érudit, Michel Bergès, avait commencé à réunir depuis quelques années sur celui qui, avant de poursuivre une brillante carrière à Paris, avait fondé l’Institut d’études politiques de Bordeaux, et dont personne, jusque-là, n’avait questionné la traversée des années d’Occupation, réduites dans ses mémoires à un parcours d’étudiant en droit, élu à la Fondation Thiers en 1941 et, on l’a vu, reçu à l’agrégation l’année suivante. Burnier me demandait d’expertiser ces premières pièces qui semblaient permettre au magazine de retourner le procès à venir non pas en sa faveur mais à son honneur, la réputation du vainqueur ne pouvant qu’en sortir ternie, en profondeur et définitivement, par l’exhumation de preuves de sympathies collaborationnistes beaucoup plus compromettantes que le commentaire donné à la Revue du droit public.
7Je me trouvais pour la deuxième fois confronté à une question de conscience qui ne m’encourageait pas à jouer le rôle judiciaire que mon époque allait, de plus en plus souvent, attendre de l’historien. Ayant publié coup sur coup, en marge de mon travail universitaire, portant, depuis le début des années 1970, sur ce domaine pionnier qu’était à l’époque l’histoire des politiques culturelles, trois ouvrages et plusieurs articles ou communications sur la Collaboration française j’étais devenu, depuis une douzaine d’années, un expert – selon les cas – de ladite Collaboration, du fascisme et de l’extrême droite, vers lequel se tournaient non seulement un nombre croissant de jeunes chercheurs mais, surtout, de médias et d’associations. Ainsi m’étais-je déjà retrouvé devant la même 17e chambre huit ans plus tôt, en octobre 1980, comme témoin à charge dans le procès intenté par cinq associations, parmi lesquelles la Licra et le Mrap, au leader d’un minuscule mouvement d’extrême droite, la Fane (Fédération d’action nationale et européenne), Mark Fredriksen. J’étais sorti de ce procès avec un certain trouble, ma compétence étant ici mise au service d’une accusation visant à faire spécifier le groupe en question comme « néonazi ». Ce malaise, je sais que, plus tard, d’autres historiens l’ont ressenti dans les années 1990, quand la pratique fut devenue courante, comme l’a montré, à son acmè, en octobre 1997, le procès Papon.
8La situation était, à mes yeux, très différente dans le procès de 1988. Moins parce que je prêtais cette fois main-forte à une défense mais parce que ladite défense, prenant, en cours d’audience, à la surprise de la cour et du plaignant, figure d’accusatrice, sollicitait mon expertise non pour émettre un diagnostic en forme de jugement mais pour livrer au public – plus qu’à la Justice, dont le siège était fait5 – des documents jusque-là inédits. Ceux-ci entendaient démontrer que celui qui n’avait pas pu camoufler, dans ses récits de vie, son engagement politique avant guerre à l’extrême droite (le Bordelais Philippe Henriot puis, à partir de décembre 1936 et jusqu’en 1938, le PPF de Jacques Doriot), avait caché qu’il avait prolongé et radicalisé cet engagement sous l’Occupation en devenant, sous pseudonyme, de juin 1941 à février 1943, l’un des piliers d’un hebdomadaire vigoureusement collaborationniste, Le Progrès de Bordeaux6.
9Le procès allait donc se dérouler dans une atmosphère de plus en plus étrange, caractérisée par un renversement imperceptible mais continu du rapport des forces. Maurice Duverger l’abordait sans crainte, ignorant apparemment tout de la contre-attaque que préparait la partie adverse. Au reste, la comparaison initiale de l’apparat des deux parties disait tout, comme l’illustrera une scène tragicomique dont je fus – dans tous les sens du mot – le témoin. La Justice avait en effet réuni dans la même salle les témoins des deux parties. Le contraste était saisissant. D’un côté, toute une série de témoins de moralité ou, plutôt, d’autorité, groupe d’autant plus consistant qu’il était augmenté de celui des témoins absents mais qui, sans doute trop occupés par leurs obligations sociales, s’étaient contentés d’envoyer à la cour une lettre de défense et illustration des sentiments humanistes et philosémites du plaignant. Ainsi l’accusation pouvait- elle s’autoriser du témoignage de la fine fleur du droit public français, de Bernard Chenot à Georges Vedel, et – neuf ans donc avant le procès Papon – des élites bordelaises, de Jean Lacouture à Jacques Chaban-Delmas, en passant par Jacques Ellul, à quoi s’ajoutait la haute figure d’Hubert Beuve-Méry. En face les témoins de la défense faisaient pâle figure. À ce moment précis, j’étais seul aux côtés d’André Glucksmann. Parmi les témoins d’en face – dans tous les sens du mot puisque nous étions, en effet, assis face à face (sur de longs bancs, dans mes souvenirs), quoiqu’à bonne distance – figurait un brillant journaliste, pilier d’un hebdomadaire de référence alors à son apogée au sein de la gauche intellectuelle. Sa présence pouvait troubler, dans la mesure où, parmi les témoins de moralité présentés par Maurice Duverger, il était l’un des rares, ou peut-être le seul, dont les parents avaient été victimes des lois antisémites de Vichy. La règle de ces procès est que, sous peine de sanctions, les témoins des deux parties ne communiquent pas entre eux. Ce témoin, visiblement mal à l’aise, se leva pourtant soudainement et se dirigea vers André Glucksmann, qui était assis à ma gauche. Pâle, le verbe embarrassé, il lui tint un petit discours d’où il ressortait qu’il demandait à « André » de ne pas croire qu’il venait témoigner en faveur de Duverger. Je me rappellerai toujours le pathétique de ce témoin repentant – qui témoigna, en effet, peu après, de manière très ambiguë – et la froideur glaciale de Glucksmann, resté assis, se contentant de répondre en deux mots quelque chose comme : « Ce que je vois, c’est que tu témoignes7. » Par la suite j’appris que le brillant journaliste avait été, à la fin de ses études, l’assistant du professeur Duverger et que celui-ci lui avait donné quand il le fallait le coup de téléphone lui rappelant ce que, juste retour des choses d’ici-bas, le cadet devait à l’aîné8.
10Bien protégé par cette double phalange, Maurice Duverger paraissait indestructible. Au bout de quelques heures d’audience, il apparut distinctement qu’à l’instar d’un quelconque Gamelin de 1940, il n’avait pas anticipé un contournement de sa ligne Maginot et se retrouvait désarmé devant l’attaque-surprise conduite par les deux avocats de la défense, la jeune Maguy Bizot et le vénérable Charles Libman – qui venait de s’illustrer comme avocat des parties civiles dans le procès Barbie. Ceux-ci, distillant petit à petit les révélations que Bergès et moi avions documentées, se mirent à « évoquer » – au sens spectral du terme – les fantômes du Progrès de Bordeaux et, plus précisément, d’un certain Philippe Orgène, principal théoricien politique de ce périodique. À l’image du commentaire de 1941 venait soudain se superposer celle de cet Orgène, chantre, à l’instar d’un nouveau Carl Schmitt, de l’alignement idéologique sur le modèle allemand et, pour commencer, critique non seulement du régime renversé en 1940 mais aussi du régime successeur, Vichy peinant, à ses yeux, à atteindre le niveau « révolutionnaire » que la Collaboration de la zone occupée (Bordeaux est dans cette zone) affichait, sous la signature de ses ultras, et que le commentateur de la Revue du droit public posait comme un point de départ institutionnel (« Révolution de 1940 ») pendant que Philippe Orgène en faisait son horizon politique.
L’autre côté des choses
11Grâce au travail d’exhumation de Bergès, complété par le mien, prenait désormais forme l’histoire, pleine de sens, d’un réseau de jeunes intellectuels et artistes bordelais, réunis pour la plupart, dès l’avant-guerre, autour d’une troupe théâtrale d’amateurs avancés dénommée « L’Équipe », dont les deux plus fortes personnalités étaient Marc Granet – longuement interviewé par Michel Bergès – et Maurice Duverger. Le premier n’était autre que le jeune secrétaire particulier du maire de Bordeaux, Adrien Marquet, très engagé aux côtés du maréchal Pétain, dont il fut, pendant l’été 1940, un éphémère ministre de l’Intérieur. Marquet était sans doute en ces premiers temps de l’Occupation, comme le dira, avec faveur, Lucien Rebatet dans ses Décombres, « le maire le plus collaborationniste de France », admirateur d’une Allemagne dont ce brillant néosocialiste, doté d’une solide popularité locale, faisait le modèle du monde nouveau. Les jeunes de « L’Équipe » et leurs amis de la faculté de droit – parfois confondus dans la même personne, comme c’était le cas pour Duverger – étaient donc des marquettistes, autrement dit des néosocialistes ralliés sans réserve à la politique de Collaboration. Leur itinéraire en faisait la plus juste approximation de ce qui méritait, dès l’avant-guerre, le nom de « fasciste », qui n’est donc ici aucunement un terme polémique mais une simple classification idéologique. Ces jeunes fascistes avaient d’abord reçu pour mission de remplir les pages du Progrès vouées aux lettres et aux arts. Ainsi, à titre d’exemple, fus-je saisi par la découverte – ultérieure au procès, quand je pus analyser en détail et in extenso tous les numéros – des deux recensions, évidemment élogieuses, du film Le Juif Süss : deux recensions, en effet, la seconde étant destinée à enfoncer le clou pour les spectateurs bordelais qui n’auraient pas encore trouvé le temps de venir admirer ce film remarquable.
12Le rôle de Philippe Orgène dans ces rubriques s’étageait de l’écriture à la commande des textes, ce qu’allait confirmer le seul article du Progrès dans lequel le nom de Maurice Duverger était mentionné – et cette révélation fut un moment décisif du procès de 1988. Article stratégique, paru le 28 novembre 1942, et d’une importance biographique capitale puisqu’ouvert sur le « cri » [sic] : « Maurice est agrégé9 ! », il révélait aux lecteurs de l’hebdomadaire qu’il avait été la tête pensante de « L’Équipe », « qu’il avait avec nous rassemblée, fortifiée » et dont il avait rédigé, entre autres, le manifeste, publié dans les colonnes du Progrès. Jouant sur les mots, l’article accordait même au nouvel agrégé un titre flatteur : « Maurice restera “le grand collaborateur”. » Précisons qu’au Progrès la pratique du pseudonyme était la règle, souffrant de rares exceptions. Il était individuellement distribué et on n’a, pour l’instant, pas repéré de recours à un pseudonyme collectif – ce que, soudain acculé, Maurice Duverger répondit à maître Libman10. Au reste le moins collectivisable des pseudonymes du Progrès aurait été celui d’Orgène puisque – et là, ce fut, au procès, l’estocade – le même avocat allait révéler qu’il avait déjà été utilisé avant-guerre par Maurice Duverger, au temps de son engagement doriotiste11.
13On laissera à un chercheur futur le soin d’affiner l’analyse de la doctrine orgéniennne – car il y en a une, précisée au long de la vingtaine d’articles signés de ce nom entre le 15 juin 1941 et le 20 février 1943. L’importance idéologique d’Orgène tient à ce que, affecté a priori aux pages culturelles, il s’autorisa, très vite, comme la plupart de ses camarades, à nourrir les premières et, d’abord, la une. Là, sur le modèle de l’Action française ou des grands hebdomadaires nationaux de droite (Candide, puis Gringoire ou Je suis partout), imités par ceux de gauche (La Lumière, Marianne, Vendredi), s’affichaient les éditoriaux – généralement rédigés par Granet – et les exposés doctrinaux, assez longs, d’Orgène sur ici « la république autoritaire », là (6 février 1943) les « conditions d’une révolution française » – titre connoté, comme on l’a déjà compris, mis en avant un jour anniversaire fort. Le ton est donné par l’un des tout premiers, en date du 27 juillet 1941 (« Liberté, liberté chérie ») : « La quantité de liberté que l’État laissera aux individus dépend de la force des disciplines intérieures que les individus sont capables de s’imposer à eux-mêmes. » Autrement dit : « Quand on n’est pas maître de soi, il faut bien qu’un autre soit votre maître pour que la société vive. »
14Et c’est là qu’intervient l’artiste. Car ces unes des hebdomadaires de l’entre- deux-guerres se construisaient généralement sur l’association d’un grand texte « de fond » et d’un grand dessin « d’humour ». La carrière des grands dessinateurs de presse de l’époque – un Chancel, un Hermann-Paul, un Sennep – culminait souvent dans cette présence au « rez-de chaussée » d’un périodique. Ici, en première page du Progrès, à partir du 6 décembre 1941 et jusqu’au début de 1943, c’est un futur grand dessinateur de presse qui fait ses débuts. On aura reconnu Yvan Le Louarn. D’un trait noir, déjà très maîtrisé mais sensiblement différent des épures nettes qui feront la force du Chaval d’après-guerre, le dessinateur tranche plus nettement dans le vif que ne peut le faire le théoricien Orgène. Celui-ci cherche à convaincre, celui-là à émouvoir, par le recours à l’émotion la plus sociale – et, peut-être bien, quand elle choisit la démarche satirique, la plus politique – qui soit : le rire. Et sur ce plan, Le Louarn n’a pas son drapeau dans la poche et ne distribue pas ses coups de griffe de manière équanime.
15Au-delà du marché noir ou des zazous, ses têtes de Turc sont celles de la « Révolution » collaborationniste : les Anglais, les Américains, les Soviétiques, les Juifs, les élites de l’Ancien Régime. Les accusés du procès de Riom (Blum, Daladier, Mandel) sont attaqués à plusieurs reprises, les troupes britanniques sont montrées cul botté, après une défaite militaire, Churchill boit le sang des Français, etc. La découverte que je fis en 1988 du dessin paru à la une du numéro du 13 juin 1942 m’a durablement marqué. Je tins à la mettre en illustration du premier texte que, plus tard, je consacrais à toute cette affaire12. On y voit en buste deux Juifs de la tradition antisémite (adipeux, cheveux frisés, gros nez).
16Celui de gauche, tourné vers celui de droite, porte au revers de sa veste deux étoiles jaunes l’une au-dessus de l’autre. Celui de droite lui demande : « Tiens, vous en avez deux ?… » Celui de gauche répond : Oui, on m’a fait un prix. » La violence de la charge est d’autant plus haute que ce dessin sort moins de quinze jours après la publication (1er juin) de l’ordonnance allemande imposant le port de l’étoile jaune à partir du 6 à toute la zone dite nord (Bordeaux comprise, donc) et que la presse de la France occupée fera peu souvent de l’étoile jaune un ressort comique. Comme le précise une parenthèse en bas du dessin, à côté du nom de l’auteur : « droits de reproduction et d’adaptation réservés ».
Le suicide, le silence, la parole
17Aucun des deux protagonistes de ce drame n’a eu, dans l’immédiat des lendemains de guerre mondiale, à répondre de ces actes que sont, aux yeux des historiens, des paroles, des écrits ou des dessins. Et, par la suite, aucun n’a jamais publiquement reconnu quoi que ce soit. Le plus subtil est Chaval qui, en 1966, répondant à Pierre Ajame, lâche : « Quant aux Bordelais, ils avaient la réputation d’être assez collabos, et en fait je crois que c’était justifié13 », pour poursuivre, quelques lignes plus loin : « J’avais donc, mentalement, un côté collabo moi aussi. » Ce sera tout. « Et pas une fois dans votre vie, vous n’avez fait un acte politique ? », lui demande Ajame. « Non, répond Chaval, je n’ai même jamais mis les pieds dans un bureau de vote. […] La chose publique ne m’intéresse pas14 », « Je n’ai jamais milité. Je suis toujours resté seul15 ». Un an plus tard, le suicide de son épouse le conduisait à la suivre, aux premiers jours de l’année 1968, dans une ultime solitude16. La dénégation est plus nette chez Maurice Duverger, qui, en homme de gauche cohérent, a des mots sévères pour le régime de Vichy. Préfaçant en 1982 la première étude publiée sur Les socialistes sous l’Occupation17, il va jusqu’à écrire, avec une radicalité peu juridique, que « le régime de Vichy prend fin le 19 avril 1942, avec le retour de Laval, gauleiter sans le titre18 » – rappelons que Pierre Laval est, clairement, l’homme d’État français préféré des rédacteurs du Progrès. Le sommet du dédoublement est atteint quand il souligne, sans doute avec excès, que « les collaborateurs et les collaborationnistes ne seront jamais qu’une minorité détestée19 ». On rejoint ici les grands dédoublements de la Collaboration (Georges Belmont, Paul de Man, Félicien Marceau…).
18On l’a vu : c’est pour rompre cette spirale du déni que l’auteur de ces lignes publia en 2003 une première mise au point. Elle n’entraîna aucune réponse de Maurice Duverger – qui, à cette date, commençait sans doute à entrer pour toujours dans la grande nuit de l’effondrement cognitif. Ce silence ne signifiait cependant pas que le destin posthume de ces deux héros serait désormais régi par une relecture équilibrée de leur « vie » comme de leur « œuvre ». À la mort du juriste, en décembre 2014, les médias gardèrent le plus complet silence sur l’aventure du Progrès et ne parlèrent du procès de 1988 que sous l’angle de la diffamation, déjà jugée en 1968. Le Monde, un peu plus disert20, se gardait cependant bien de rouvrir le dossier21. Plus problématique fut, trois ans plus tard, la manière dont l’université de Bordeaux entendit rendre hommage au grand professeur. Hommage justifié mais qui, en bonne rigueur scientifique, supposait qu’on n’occultât pas la « part d’ombre ». Le colloque tenu du 8 au 10 juin 201722 était pourtant intitulé « Duverger revisité » et sous-titré « Regards critiques sur l’œuvre scientifique ». Il réserva, en effet, une communication, qualifiée de « contre-enquête23 », à ladite part. Mais il est troublant de constater que, près de trente années après, l’approche de la question demeurât focalisée sur celle du procès en diffamation : on reprend l’analyse juridique de l’article de la Revue du droit public et, confronté, comme le Duverger de 1988, à l’inquiétante présence de Philippe Orgène, on cherche à démontrer l’absence de judéophobie dans la pensée de celui-ci, ce qui oblige le communicant à consacrer une large part de ses efforts à commenter la seule expression – évidente – en ce sens d’Orgène (car le Duverger doriotiste des années 1930 a, à plusieurs reprises, sous un autre pseudonyme, manifesté ladite judéophobie), dans un article en date du 6 juillet 1941, où il attaque violemment le « petit Juif de salon », Julien Benda. Signe des temps : le seul critère à charge retenu serait donc l’antisémitisme. C’est qu’on est toujours dans la dialectique du réquisitoire (la communication se présente comme une réponse à un entretien accordé par Michel Bergès à Sud-Ouest, en 2016) et de la plaidoirie24, du soupçon de judéophobie mais pas du ralliement à l’État totalitaire de tonalité nationale-socialiste.
19Une dizaine d’années plus tôt, c’était le monde des arts qui avait semblé conclure de même quand s’était tenue – pendant artistique du colloque universitaire – l’exposition consacrée à Chaval par le musée des Beaux-Arts de la même ville de Bordeaux, du 6 juin au 21 septembre 200825. Cent vingt dessins furent exposés. Aucun ne venait de la période du Progrès. Le directeur du musée, obligé de s’expliquer, ne répondait que sur le dessin exhumé par moi, sur la double étoile jaune, voulait ignorer la cohérence de toute la production Le Louarn, et concluait : « On n’a pas le droit de condamner un homme parce qu’il a fait un dessin tendancieux. » L’un des commissaires se trouvait réduit à dire : « Chaval ne mérite pas ce procès d’intention. Il n’avait qu’une vingtaine d’années à l’époque. Il l’a fait pour manger26. » La conservatrice du musée des Beaux-Arts d’Angoulême, qui accueillit ensuite, du 4 octobre 2008 au 30 janvier 2009, l’exposition bordelaise décida, en revanche, après m’avoir consulté, d’enrichir la présentation bordelaise d’une section sur la période du Progrès.
20On peut espérer qu’à l’avenir historiens du droit et historiens de l’art adopteront cette ligne de conduite. Terminons par la double citation suivante : « Pour tout vous dire, j’étais et je demeure moins intéressé par le dédoublement de personnalité de mon collègue de la Sorbonne que par celui de Chaval » et : « Je n’ai jamais considéré mon métier comme celui d’un juge, encore moins d’un procureur. En revanche, s’il y a un “rôle social de l’historien”, il peut être d’éclairer ses contemporains et les générations futures sur telle ou telle question restée jusque-là sans réponse »27.
Notes de bas de page
1L’homme, Paris, Albin Michel, 1973 ; Chaval, Paris, Le Cherche-Midi, 1988 ; Les meilleurs dessins de Chaval, Alleur, Marabout, 1990 ; Chaval inconnu, Paris, Le Cherche-Midi, 1995.
2Pierre Ajame, Entretiens avec Chaval. Portrait de l’artiste sans légende, Paris, Le Chêne, 1976. Les entretiens en question remontaient à 1966. Une réédition en a été donnée en 2019, chez Allia.
3Maurice Duverger, L’autre côté des choses, Paris, Albin Michel, 1977.
4Id., « La situation des fonctionnaires depuis la Révolution de 1940 », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, t. 57, nos 3 et 4, juin et décembre 1941.
5Pendant le procès le substitut du procureur de la République, Philippe Bilger, tout en accompagnant la plainte en diffamation de Maurice Duverger, s’était cependant permis de lancer quelques pierres dans le jardin du grand juriste, en des termes sur lesquels le journaliste du Monde qui suivait le procès, Jean-Marc Théolleyre, ancien résistant déporté, n’avait sans doute pas par hasard terminé son article en date des 23-24 octobre 1988 : « N’aurait-il pas cédé au désir très humain de se rendre célèbre à vingt-trois ans […] ? En un mot, n’a-t-il pas cédé à l’orgueil du juriste désireux de rendre acceptable une réalité qui ne l’était pas ? »
6Michel Bergès a rassemblé l’ensemble de son argumentation et de sa documentation dans une brochure publiée en février 2015, donc au lendemain de la mort de Maurice Duverger (« Démystifier Maurice Duverger, alias “Philippe Orgène” : le devoir des historiens du politique », université de Bordeaux).
7Quelques instants plus tard André Glucksmann, devant la cour, pouvait lâcher la réplique la plus remarquée de tout le procès : « Rien n’oblige un juriste à commenter une loi ignominieuse. » Comme on le voit, n’ayant pas participé à l’enquête des historiens, il ne pouvait argumenter que sur la question de l’article de la Revue du droit public. Il était donc condamné à répondre à l’argumentation juridique par une contre-argumentation éthique, sur le terrain où la cause était déjà perdue.
8Les coups de téléphone de Maurice Duverger étaient fameux : je fus témoin de l’un d’entre eux, très tactique, qu’il donna un jour devant moi et quelques collègues dans la salle des professeurs de Sciences Po, conversation qui, tenue à haute voix, était, à l’évidence destinée à signaler à la cantonade la victoire du locuteur dans une polémique dont j’ai tout oublié.
9Il n’est sans doute pas anecdotique que le président du jury de l’agrégation de droit public en cette année 1942 ait été Roger Bonnard, qui cumule la double caractéristique d’être à ce moment le doyen de la faculté de droit de Bordeaux et d’avoir été, en 1940, le directeur de la thèse de Maurice Duverger.
10Cette équivalence Orgène-Duverger sera confirmée par un document des Renseignements généraux en date du 2 décembre 1942, découvert par Michel Bergès.
11En avril 1937, comme critique cinématographique de l’hebdomadaire doriotiste de Bordeaux, La Liberté du Sud-Ouest.
12Pascal Ory, « Petits tas de secrets de l’Occupation », L’Histoire, no 281, novembre 2003. À ma connaissance, c’est la première fois que cette image était présentée au public depuis 1942.
13Pierre Ajame, Entretiens avec Chaval, op. cit., p. 82.
14Ibid., p. 83.
15Ibid., p. 91.
16La relation Chaval-Duverger conserva jusqu’au bout un caractère ambigu, comme en témoigna, au début des années 1950, la prépublication du premier roman ayant pour cadre et pour objet l’univers concentrationnaire nazi, La mort est mon métier, de Robert Merle, dont Chaval fut l’illustrateur : le héros du roman, directeur du camp de concentration, présente en effet, dessiné par Chaval, une évidente ressemblance physique avec Maurice Duverger.
17Marc Sadoun, Les socialistes sous l’Occupation, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982.
18Ibid., p. XIV.
19Ibid., p. XIII.
20Bertrand Le Gendre, « Duverger, un jeune juriste sous l’Occupation », Le Monde, 22 décembre 2014.
21Seul le magazine L’Histoire réédita sur Internet l’article de 2003.
22Colloque organisé par l’Institut de recherche Montesquieu et le Centre Maurice-Hauriou.
23Pierre Sadran, « Maurice Duverger, contre-enquête », 66 f. dont 22 d’annexes.
24À titre individuel plusieurs collègues des universités bordelaises ont, en revanche, exhumé à leur tour Philippe Orgène, au premier rang desquels Hubert Bonin : Hubert Bonin, Bernard Lachaise, Françoise Taliano-des Garets, Adrien Marquet. Les dérives d’une ambition. Bordeaux, Paris, Vichy (1924-1955), Bordeaux, Confluences, 2007 ; Hubert Bonin, Les tabous de Bordeaux, Bordeaux, Le Festin, 2010 ; Id., Les tabous de l’extrême droite à Bordeaux, Bordeaux, Le Festin, 2012.
25Chaval : humour libre (catalogue, Bordeaux, Le Festin, 2008).
26Nicolas César, « À Bordeaux l’exposition Chaval soulève la polémique », La Croix, 5 juin 2008.
27Pascal Ory, « La Double vie du professeur D ». Ce texte a été lu en public dans le cadre des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, le 10 octobre 2015. La règle de ces prestations, dites Live Magazine est, on le sait, de ne faire l’objet d’aucune captation. Ce texte est donc resté inédit.
Auteur
Pascal Ory est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages portant sur l’histoire culturelle et politique des sociétés modernes, parmi lesquels : L’histoire culturelle (PUF [Que sais-je ?], 5e édition 2019 [2004]), La culture comme aventure. Treize exercices d’histoire culturelle (Complexe, 2008), La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire (CNRS Éditions, 2016 [1994]), L’entre-deux-Mai. Histoire culturelle de la France, mai 1968-mai 1981 (Alma, 2018 [1983]), Nizan, destin d’un révolté (Complexe, 2005 [1980]). Il a également publié un ouvrage à caractère autobiographique : Jouir comme une sainte, et autres voluptés (Mercure de France, 2017). Dans la collection « Bouquins », il a édité le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France (2013). Il a publié récemment Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale (Gallimard, 2020).

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