Dossier documentaire, n° 1
Autour de la famille Bissipat
p. 401-409
Texte intégral
Georges Bissipat et l’Angleterre (1460-1472)
1Dans la carrière de Georges Paléologue Dishypatos dit « Bissipat », dit « le Grec », malgré toute l’historiographie qui a pu se pencher sur la question, il est resté une lacune chronologique. En effet, les comptes royaux enregistrent à partir de février 1472 la présence et l’activité de Georges Bissipat. Celui-ci est nommé vicomte de Falaise. Un an plus tard, il reçoit divers biens du roi (dont une maison à Bordeaux) et est confirmé dans sa charge (BnF ms. fr. 21405 p. 179). Par la suite, Georges s’affirme comme un corsaire au service de Louis XI mais aussi comme un officier royal bien installé dans le pays d’Auge et ses alentours (23 février 1474 don des revenus de la vicomté d’auge pour une valeur de 233 livres). Il reçoit également une pension de 100 livres et le capitanat de Lisieux et Orbec. Durant les années suivantes, Georges apparaît délivrant des actes concernant ses fonctions (bien qu’il soit toujours représenté par son lieutenant).
2Parallèlement, sa carrière de corsaire prend une nouvelle ampleur et Georges se fait connaître au niveau international : les archives vénitiennes conservent les récriminations de la Sérénissime à son encontre. Associé à un autre corsaire de l’époque, Jean de Casenove dit « Coulon », Georges se taille une grande réputation d’écumeur au service du roi de France. Il devient l’atout maritime majeur de Louis XI. Le 15 septembre 1477, il reçoit l’ordre de ramener le roi Afonso de Portugal chez lui. En récompense, il reçoit des lettres de naturalité. La confiance du roi ne s’arrête pas là : Georges est désormais capitaine général des galères du roi et reçoit régulièrement des fonds importants (5 300 livres annuelles) pour l’entretien d’une nef royale qu’il commande très certainement. En 1484, Georges reçoit 10 000 livres en remboursement d’une expédition ordonnée par le roi : celui-ci au seuil de la mort, envoie Georges au cap Vert afin de récupérer un baume magique réputé guérir le mal dont souffre le roi. Le Grec ramène un baume mais le roi est déjà mort.
3À partir de cette époque, il semble que les activités maritimes de Georges soient progressivement mises de côté : son ou ses fils reprennent quelque temps le flambeau (peut-être son fils Jean avant que celui-ci ne décède en 1487). Nous le trouvons dès lors à la cour de France, conseillant notamment le jeune Charles VIII dans ses démêlés avec l’ambassade ottomane chargée de discuter du sort de Djem, frère du sultan exilé en Occident (et à cette époque en France). Ainsi, l’autorisation pour l’ambassade d’entrer dans le territoire se fait par l’entremise de Georges, opportunément cousin du chef de la délégation ottomane. Cet événement semble être le point d’orgue de la carrière de Georges. Par la suite, Georges apparaît dans les sources comme un bon gestionnaire de ses domaines d’Hannaches, dans l’achat de revenus importants et dans l’entretien de bonnes relations avec ses voisins (les habitants de Beauvais notamment). Il meurt entre le 25 mai et le 17 août 1496.
4La vie de Georges, pour l’ensemble de l’historiographie concernée, sort de l’oubli en 1472. Sur la période précédente, plusieurs historiens dont Jonathan Harris, ont subodoré qu’il était arrivé dans le royaume en 1456 : en effet, une entrée des comptes royaux de Mathieu Beauvarlet mentionne un Georgius Paleologues, écuyer de Constantinople, accompagné d’un Georgius Gazy, dotés par le Trésor de 27 livres 10 sous (BnF ms. fr. 32511, fol. 184r). Il existe un autre Georges Paléologue présent en 1457 (fol. 191r) mais il ne correspondrait pas à Bissipat car d’un niveau social trop élevé et trop proche parent de l’empereur pour correspondre (il s’agit plus vraisemblablement de Georges Paléologue Diplovatazès). Cependant, une fois ce lien établi entre Georges Paléologue et Bissipat, il ne semble pas exister de présence ultérieure de notre personnage en France. Ce laps de temps paraît trop long, compte tenu de l’ascension qui fut la sienne après 1472, pour qu’il n’apparaisse pas dans les sources et ce malgré les inévitables pertes documentaires. La littérature, déjà ancienne sur Bissipat, mentionne vaguement son nom dans le Matrologe de Lisieux pour 1468 mais sans jamais fournir de références précises. De même, Georges serait déjà vicomte de Falaise en 1460. Outre que ces références émanent de travaux souvent erronés, il paraît curieux (sans que ce soit impossible) que Georges soit nommé deux fois pour le poste de vicomte de Falaise, sachant qu’après 1472, il le conserve sans interruption et le transmet même indirectement à son fils Guillaume. La connaissance des faits et gestes de Georges reste donc très incertaine et sujette à caution.
5Une autre interprétation est possible et même plausible selon nous. Une référence anglaise des Patent Rolls évoque le pardon accordé à un George Bissipate en 1471 : celui-ci est qualifié de chevalier et soldat de la ville de Calais. Il aurait eu la mauvaise idée de soutenir Henry VI dans sa lutte contre Edward IV. Cette source a été mise en côté par l’historiographie, ne la reliant pas à Bissipat, arguant du fait que ce Bissipate était au service des Anglais et que Bissipat, en France à cette époque, ne pouvait être à Calais en même temps. Cependant, la question mérite d’être largement revue. L’argument de l’homonymie n’est bien évidemment pas un argument fiable, le nom Bissipat étant la forme occidentale déformée de Dishypatos. Cette formulation peut très bien avoir servi pour un autre personnage. De même, notre Bissipat apparaît régulièrement dans les sources comme un Paléologue, ce qui invaliderait encore la corrélation avec le Bissipate de Calais. Néanmoins, un détail permet, selon nous, d’établir une connexion. La source anglaise précise que George Bissipate se fait appeler Greke, ce qui en français revient à la formule Le Grec. Or, ce surnom, typique d’un corsaire, est d’usage courant pour notre Georges Bissipat. C’est même la principale constante qui permet d’être sûr que Georges est bien notre Bissipat. Ainsi, se présentant comme chevalier et chambellan du roi il est Georges Paleologo de Bissipat dit le Grec (BnF ms. fr. 21405, p. 179). Dans les sources vénitiennes, il est Zorzi Greco et n’est connu que par ce nom (British Library, Add MS 48067, fol. 9r-10v). Ce surnom Le Grec est tel que ses fils Jean et Guillaume le reprennent également. De plus, George Bissipate, soldat à calais, port anglais sur le continent, peut très bien être un marin (corsaire déjà ?) au service du souverain anglais. Nous émettons l’hypothèse donc que Bissipat était au service des Anglais avant 1471 et n’est passé du côté français qu’après cette date, confirmée par la nomination du Grec à la vicomté de Falaise.
6Ce n’est bien sûr pas l’unique argument chargé d’étayer notre propos. Les recherches que nous avons menées dans les archives anglaises ont laissé apparaître un document inédit. Il y est question d’un George Paléologue, chevalier, grec, doté par le Trésor anglais de 10 livres, le 14 octobre 1461 (PRO E 404/71/5, fol. 22r). En se basant sur la corrélation faite entre Bissipat et Georgius Paleologues du BnF ms. fr. 32511, nous émettons l’hypothèse que ce George Paléologue puisse aussi être Bissipat. Ce document sous-entendrait donc une longue présence de Bissipat en Angleterre, d’au moins une dizaine d’années. Une fois encore, en admettant qu’en 1460 Bissipat soit vicomte de Falaise, la chronologie se confirme et la nécessité d’une nouvelle nomination en 1472 se justifie.
7Un autre type d’argument tient dans la lettre adressée à Georges Bissipat par Andronic Kallistos datée de 1476. Dans ce document, Kallistos demande à Georges de bien vouloir intercéder auprès de Louis XI pour Georges Hermonymos, retenu prisonnier en Angleterre. En effet, celui-ci était venu dans l’île en 1472 pour obtenir au nom du pape la libération de l’archevêque Neville. Celui-ci une fois élargi, Hermonymos reste à Londres mais finit par être accusé d’espionnage et incarcéré. L’historiographie s’est déjà penchée sur cette question, mettant en avant notamment les connexions que des Grecs migrants en France et Angleterre ont pu entretenir entre eux et avec les pouvoirs locaux. Pourtant, il semble étonnant que pour libérer un Grec prisonnier en Angleterre, on fasse intervenir un compatriote au service du pouvoir français, compte tenu des relations difficiles entre les deux pays à l’époque. L’intercession de Louis XI est certes un atout important. Pourtant, le rôle de Bissipat ne doit pas être réduit à celui d’intermédiaire. Sa position est d’évidence celui d’un personnage ayant l’oreille du souverain : mais quel pourrait être le poids politique un Grec, même officier royal depuis longtemps en prenant en compte une date basse de présence en France ? Cette influence semble plus logique si on considère que Bissipat vient d’Angleterre et y a conservé des liens. De plus, la lettre de Kallistos affirme que Bissipat et Hermonymos se connaissent bien et s’apprécient. Ce dernier venant de Rome, les deux Grecs peuvent s’être connus lors du passage rapide d’Hermonymos à Paris. Toutefois Hermonymos, sur le chemin d’Angleterre, fait étape en 1472 à Calais. Or nous savons donc que le George Bissipate est en poste à calais à la même époque : ici peut avoir eu lieu leur rencontre. Cette affaire montre selon nous que les liens des trois Grecs, la position de Georges Bissipat à la cour française et la capacité de ce dernier à intervenir dans les affaires anglaises plaident une nouvelle fois pour que Bissipat ait vécu en Angleterre durant la décennie 1460 et le début des années 1470.
8Un dernier raisonnement plaide encore dans ce sens. En 1477, Georges reçoit des lettres de naturalité : elles font suite à l’expédition de Portugal, Bissipat mérite une récompense. Pourtant, au vu de sa position sociale et son poids politique, et en admettant qu’il soit resté en France depuis 1456, l’obtention des lettres nous apparaît extrêmement tardive. En effet, ces lettres qui lèvent le droit d’aubaine pesant sur tout étranger sur le sol du royaume, sont souvent recherchées afin d’assurer la transmission de biens à d’éventuels héritiers. Or, les sources ne disent rien des biens de Bissipat avant 1472, date à laquelle il obtient pensions, biens fonciers et autres : l’enjeu est bien de s’assurer la transmission de biens à ses enfants qui sont déjà trois (Jean, Charles et Georges). Nous ignorons leur date de naissance ainsi que l’identité de leur mère. Toutefois l’aîné Jean apparaît dans les sources vénitiennes comme un corsaire comme son père vers 1485-1486. Cela implique une naissance vers le milieu des années 1460. Pourquoi ne pas avoir cherché à obtenir ces lettres avant sachant qu’elles sont fréquemment délivrées sans trop de souci, d’autant que le délai classique pour obtenir ce genre de document est d’une dizaine d’années. En considérant qu’avant 1472, Georges était en Angleterre et n’avait pas de raison de demander une lettre de naturalité au roi de France, l’obtention de celle de 1477 correspond avec une arrivée plus tardive sur le territoire français.
9Quelques éléments d’interprétation sont nécessaires afin de résumer le tout. Georges arrive en France vers 1456 : dans le manuscrit BnF ms. fr. 32511, il est accompagné par un Georges Gazès et apparaît deux lignes après Jean Argyropoulos, envoyé en tant que médiateur à la cour de France. Ce Jean est protégé par Bessarion et Francesco Filelfo qui, dans une lettre à Thomas Francos, le recommande. Georges est qualifié d’écuyer ce qui peut induire son jeune âge et peut justifier de faire partie de l’entourage diplomatique d’Argyropoulos. Georges semble rester en France quelque temps. Le vide chronologique laissé par les sources françaises suggère que Georges Bissipat, bien qu’une première fois vicomte de Falaise en 1460, soit passé en Angleterre dans le courant de l’année : le 14 octobre 1461, le roi d’Angleterre ordonne à son trésorier Henry Bourchier de le gratifier d’une somme d’argent modeste mais qui peut l’engager à rester dans le royaume. Or, ces fonds avaient déjà été ordonnés, mais non délivrés, au précédent trésorier, James Butler, en charge jusqu’à la fin 1460. Il est donc fort probable que l’arrivée de Georges date de ce moment.
10Ici intervient une interprétation possible. La carrière de corsaire de Bissipat implique forcément des compétences de marins du jeune écuyer qui se présente en France en 1456. La vicomté de falaise est proche de la mer. Toutefois, il ne semble pas que la politique maritime de Charles VII ait été active. Peut-être déçu de ne pas trouver à employer ses compétences, quel meilleur royaume que l’Angleterre pour se forger une carrière ? De plus, une fois en France après 1472, le caractère exclusivement maritime des atouts de Bissipat est criant : il se comporte tout de suite comme un marin, comme un corsaire du roi, comme s’il n’y avait eu aucune rupture avec l’époque précédente. Son rayon d’action couvre la Manche et l’Atlantique jusqu’à Gibraltar et sa réputation semble déjà connue avant 1472. Le séjour anglais n’est hélas pour le moment guère plus éloquent mais le fait que Bissipat soit mentionné comme attaché à la défense de Calais plaide pour que cette ville soit son port d’attache.
11Ensuite, la généalogie des Bissipat montre que Georges se marie deux fois. La seconde fois date de 1478, il s’unit avec Marguerite de Poix, issue d’une famille noble moyenne du Beauvaisis : l’aîné des enfants du second lit, Guillaume, n’est clairement pas éduqué dans une optique d’une carrière de corsaire mais pour une carrière de courtisan et de chevalier « classique ». Le premier mariage est, quant à lui, obscur. En tenant compte de l’âge adulte de l’aîné Jean en 1486, ce mariage est peut-être le résultat d’une alliance contractée en Angleterre : l’absence de sources s’explique peut-être aussi par le manque de recherches dans ce domaine.
12Un autre point doit être mentionné. En octobre 1475, la duchesse d’Orléans Jeanne de France, fille de Louis XI, offre à l’épouse de Georges 12 livres : cette première épouse vient de mettre au monde un enfant. La duchesse paye le baptême. Il semble évident que la duchesse est la marraine de l’enfant. Certes celui-ci peut très bien ne pas avoir survécu longtemps et être mort en bas : il n’apparaîtrait donc pas dans la liste des enfants de Georges. Toutefois, en suivant cette liste, l’enfant à naître ne peut être Jean, le fils aîné, puisque ce dernier apparaît sur la stèle funéraire de Hannaches comme chevalier en 1487 au moment de sa mort, donc normalement adulte. Il peut donc s’agir de Charles. Plusieurs arguments justifient cette hypothèse. Tout d’abord la stèle funéraire décrivant Charles montre celui-ci portant une bure ou plutôt un habit d’écolâtre : il apparaît donc comme très jeune (étant mort en 1486, il aurait eu onze à douze ans). Ensuite, « Charles » est un prénom éminemment royal et le lien avec la potentielle marraine Jeanne de France corrobore ce fait. À notre sens, c’est bien la naissance de Charles qui est célébrée en octobre 1475. Ce développement a d’autres conséquences en lien avec le titre de l’article. Si Georges est passé en France en 1472, le choix du prénom « Charles » s’en trouve d’autant plus justifié parce qu’en effet ce prénom est d’un usage moins courant en Angleterre à l’époque. De plus, donner à son enfant un prénom royal avec une marraine de sang royal doit renforcer la volonté d’apparaître comme un fidèle du roi de France, surtout pour quelqu’un qui vient de passer en France. Il est donc tout à fait sérieux de considérer que Georges Bissipat ait passé une période plus ou moins longue (jusqu’à dix années) au service du roi d’Angleterre avant de passer, pour des raisons politiques et économiques, au service de Louis XI.
Figure 1. Sceau de Georges Bissipat
![](/psorbonne/file/136152/tei/image-1.jpg/download)
D’après Pierre-César Renet, « Les Bissipat du Beauvaisis », Mémoires de la Société académique d’archéologie, sciences et arts du département de l’Oise, 14, 1889, p. 33.
Figure 2. Signature de Georges Bissipat
![](/psorbonne/file/136152/tei/image-2.jpg/download)
Ibid.
Figure 3. Dalle funéraire de Jean et Charles Bissipat
![](/psorbonne/file/136152/tei/image-3.jpg/download)
www2.culture.gouv.fr
Figure 4. Stèle funéraire de Jean et Charles Bissipat (reproduction)
![](/psorbonne/file/136152/tei/image-4.jpg/download)
D’après Pierre-César Renet, « Les Bissipat du Beauvaisis », art. cité, p. 34.
Carte 4. Les alliances régionales de Georges Bissipat (1472-1496)
![](/psorbonne/file/136152/tei/image-5.jpg/download)
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