Conclusion générale
p. 394-398
Texte intégral
1Le temps est venu de réunir tous les éléments que nous avons pu développer afin de présenter sous un nouveau jour une étude de sociologie historique qui aura été trop longtemps délaissée. Les récentes découvertes documentaires se sont parfois effectuées de manière tellement évidente que nous y avons compris tous les manques des précédents travaux qui ne centraient pas leur propos sur les Grecs d’Europe du Nord-Ouest. Ainsi, il a simplement fallu poursuivre la lecture d’un registre de compte comme le BnF ms. fr. 32511 pour découvrir des Grecs supplémentaires. Nous avons entrepris de dépouiller de nouveau cette masse documentaire encore informe, d’en proposer une lecture nouvelle et, le cas échéant, de montrer par des sondages ciblés, que des sources inédites existaient toujours. Nous pensons avoir montré qu’une ligne de compte exprime parfois davantage d’informations sur la perception des Grecs que les longs développements des chroniques, souvent vagues, sur les défauts des Grecs. Notre entreprise tenait également dans l’application de nouvelles méthodes d’analyse et de réflexion, de croisements d’informations venues d’autres disciplines historiques, d’autres périodes, mais également des autres champs des sciences humaines – linguistique et sociologie en tête. C’est de ces multiples croisements et comparaisons à diverses échelles qu’est né ce travail dont les principales conclusions vont être développées désormais.
Une présence grecque en Occident plus étendue et plus ancrée dans le temps
2La première conclusion, née de l’observation du matériau documentaire et de l’analyse des Grecs qui y apparaissent, implique de remettre en cause le rapport traditionnel des migrations grecques. Selon celui-ci, la présence grecque étant principalement dirigée vers la péninsule Italienne, une étude d e ces derniers impliquerait une étude avant tout centrée sur cette zone, le reste étant tenu pour mineur et négligeable. Même Jonathan Harris en 1995 qui mentionne plus longuement les pérégrinations de certains Grecs en France et surtout en Angleterre reste fortement ancré en Italie pour développer ses arguments. Or, l’analyse de notre corpus n’a pas permis d’inverser la tendance démographique déjà observée – ce n’était toutefois pas notre objectif – mais elle a nettement invalidé la marginalité des régions transalpines comme destination des migrants grecs. Certes moins nombreux, les Grecs n’en sont pas moins présents sur l’ensemble des territoires concernés, avec des concentrations selon les époques qui sont loin d’être minimes. En effet, au regard des autres populations migrantes présentes en Europe du Nord-Ouest, les Grecs font bonne figure et apparaissent fréquemment comme la principale population migrante méditerranéenne après les Italiens. Selon les époques, qui sont fréquemment liées au contexte politique en Méditerranée orientale, la présence grecque peut atteindre la centaine d’individus identifiés, ce qui n’est pas négligeable. Le niveau de la présence grecque, qui évoluera très certainement avec des prochaines découvertes, remet totalement en cause son agrégation simple et sans nuance au champ documentaire disponible pour l’Italie. Nous nous étions refusés à procéder ainsi parce que nous craignions de voir nos observations biaisées par la grande masse documentaire venue de la péninsule. L’examen des documents nous a donné raison : la faible démographie des Grecs n’implique pas des découvertes propres à ces territoires transalpins et qui ne sont pas visibles forcément ailleurs.
3Nous avons remis en cause l’analyse fondée sur les registres de comptes et selon laquelle les Grecs n’apparaissaient qu’une seule fois et ne restaient donc pas longtemps sur place. Ces erreurs ne prennent pas en compte la partialité du corpus documentaire qui ne fournit qu’un éclairage précis et instantané sur un individu sans donner d’information sur le passé et le futur de celui-ci. Ces Grecs « de passage » sont avant tout des Grecs pris sur le fait à un moment précis et rien n’indique qu’ils n’ont pas décidé ensuite de prolonger leur séjour. Nous avons même pu déterminer que certains d’entre eux, loin de ne faire que passer pendant quelques mois, restaient plusieurs années – comme pour Constantin Scholarios – voire décidaient de faire souche après une période de mobilités plus ou moins longue – comme pour Georges Bissipat. Loin de conclure à pérennisation des Grecs pris dans les filets de nos sources, nous avons insisté sur la prudence à adopter quant à des conclusions trop faciles et hâtives.
4Ensuite, nous avons remis en perspective la chronologie. La lecture de l’historiographie relative à la présence grecque en Occident – c’est-à-dire en Italie – induisait une chronologie classique construite à partir de dates fondamentales qui constituent des bornes dont il est difficile de s’affranchir. Parmi elle, la chute de Constantinople est incontournable : non pas qu’il n’y ait eu aucun Grec en Italie auparavant, ni l’historiographie ni nous ne le contestons. Toutefois, cette date joue fréquemment un rôle pivot à partir duquel la vague de migrations grecques se fait plus intense et lance sur les routes d’autres types de populations que les marchands, lettrés et humanistes byzantins qui avaient l’habitude de fréquenter les cités italiennes : à partir de 1453, des individus de conditions plus modestes apparaissent ; à partir de 1453, l’Italie devenue un vaste réservoir à Grecs déborde sur les régions voisines ; à partir de 1453 la présence grecque se diffuse au nord des Alpes. Tel était le postulat de la maigre historiographie qui s’est intéressée à la question et l’ouvrage de Jonathan Harris adopte cette borne pour point de départ. Le premier problème que nous avons pointé est que cette présence grecque extra-italienne était réelle et loin d’être anecdotique avant 1453. Le second problème induit par cette marque était de sous-entendre que tous les phénomènes sociologiques, culturels ou encore économiques observés après 1453 n’avaient pas d’équivalent avant. Or, le phénomène marchand grec couvre l’ensemble de cette époque, sans distinction entre un avant et un après 1453.
De nouveaux modèles d’organisation sociale pour les Grecs
5Les Grecs d’Angleterre, de Bourgogne et de France ne présentent pas systématiquement des formes d’organisations identiques à celles observées chez leurs compatriotes en Méditerranée, et plus largement dans d’autres communautés migrantes contemporaines. La faiblesse démographique grecque en Europe du Nord-Ouest implique de composer entre le maintien de liens distendus avec des coreligionnaires trop rares et l’élaboration de stratégies d’alliances avec d’autres populations migrantes – comme avec les Teutonici de Londres par exemple – ou avec les populations autochtones. Cette population grecque est majoritairement masculine et il est fort peu probable que les nouveaux résidents grecs aient pu faire venir leurs familles, si elles ont pu survivre à la conquête turque. Dès lors, les mariages ou remariages deviennent des enjeux de recomposition sociale favorisant des carrières parfois brillantes en Occident, comme pour Démétrios Paléologue (3). Nous entrevoyons ici une première différence avec des modèles sociétaux plus méditerranéens, notamment à Venise, où les comportements maritaux grecs tendent plutôt à l’endogamie. Non pas qu’en Angleterre ou en France les Grecs ont fait preuve d’une plus grande ouverture d’esprit : ils se sont adaptés à une situation nouvelle. De ces comportements parfois induits par la nécessité sont nées de nouvelles formes de conservation du souvenir des origines grecques, plus discret et moins favorisé par la conservation des traditions dans un groupe ethnique endogame comme à Venise. Le souvenir se perpétue ainsi par touches, au rappel d’un patronyme, d’un surnom, d’un récit familial, constamment confronté et mêlé aux autres interférences culturelles locales que les Grecs et leurs descendants sont amenés à intégrer à leur patrimoine culturel.
6De nouvelles opportunités techniques ont ouvert de très prometteurs champs d’investigation. Le paradigme selon lequel l’analyse comparative de l’organisation sociale des Grecs de part et d’autre des Alpes n’était pas possible faute de documents disponibles est désormais remis en cause. Nous avons ainsi pu mettre en évidence des comportements grecs à la cour de Bourgogne et de France, à une échelle de niveau international, tandis qu’un fonctionnement urbain londonien a pu être mis en jour. La combinaison de ces données, pour partielles qu’elles soient, fournit des points de comparaison avec ce que l’on sait des Grecs restés au bord de la Méditerranée, particulièrement en Italie. L’entrecroisement de ces modèles sociaux et sociétaux offre un contrepoint alternatif aux schèmes méditerranéens longtemps dominants, laissant échapper des nuances quant aux interprétations possibles.
7Les comportements des Grecs ne sont pas nécessairement identiques à leurs homologues en Italie, leur présence et leur organisation ne peuvent être définies comme celles d’une communauté diasporique. En effet, les Grecs ne forment pas à proprement parler de communautés au sens juridique du terme : nous n’avons jamais été confrontés à un document reconnaissant – même de façon indirecte – l’existence collective d’une entité juridique grecque qui fonctionnerait, sur le modèle vénitien, comme un intermédiaire entre les autorités et les individus. Les Grecs ont à plusieurs reprises bénéficié d’un droit de la part d’un pouvoir, mais ce bénéfice ne concernait qu’un seul individu ou un groupe restreint et non l’ensemble des Grecs. De même, les Grecs offrent une variété telle de profils, d’origines, de motivations, qu’il n’est pas non plus possible de les considérer comme appartenant à une diaspora. La principale caractéristique présente l’entretien d’une mémoire d’un pays originel perdu, pris par un ennemi qui en aurait expulsé une part importante de la population. Or, rien de tel dans l’Europe du Nord-Ouest. Nulle mention chez les frères Effomatos d’une angoisse liée à la perte d’un territoire byzantin, même après la chute de Constantinople qu’ils ont forcément apprise mais qui n’a pas provoqué leur émigration. Pour le moment, l’état des sources n’autorise pas d’autres conjectures.
De nouvelles perspectives sur la fabrique identitaire
8Dernière strate dans notre analyse, davantage centrée sur l’analyse de nos sources : la mise en évidence de récits autour de l’arrivée et de l’intégration des populations migrantes grecques dans les sociétés occidentales. Une telle démarche, en se concentrant sur une aire géographique circonscrite au triptyque Angleterre-Bourgogne-France, a pour objectif de devenir un point de comparaison avec d’autres espaces, notamment en Italie où ce type d’étude reste à faire. L’enjeu tenait en l’expérimentation de toute une littérature récente et dynamique qui met en avant un nouveau paradigme : la source ne fournit pas seulement des indications sur un objet historique, elle le met en scène et l’éclaire d’une manière qui différera dans une autre source. Or, comme les Grecs que nous étudions sont essentiellement mis en lumière par une documentation extérieure à leur groupe culturel, nous nous retrouvons donc à faire l’histoire des Grecs en Occident tels qu’ils ont été perçus par les Occidentaux.
9Ces documents sont tous porteurs de récits, même de manière évasive et indirecte. Plutôt que mettre l’accent sur les sources littéraires qui produisent, forcément, du récit, nous avons montré que les autres types de sources sont également mises à contribution : ainsi, une ligne d’entrée justifie le don accordé à un Grec en usant du poncif littéraire des méfaits turcs. Tous ces textes s’appuient ou inventent des histoires qui permettent d’expliquer d’une façon convenable ces migrations qui ne sont pas massives mais suffisamment visibles pour susciter l’interrogation. Les processus d’identification ethnique et géographique aboutissent à la structuration d’un ou plusieurs récits sur les Grecs, fondé ou non sur des éléments culturels réels. L’enjeu n’est pas de convaincre mais de faire comme si ces fictions étaient réelles. Nous passons donc d’une lecture passive de la fabrique identitaire grecque à une attitude plus active. La mise en évidence de l’existence d’un filtre fictionnel à l’ensemble du corpus documentaire permet d’élargir la réflexion sur la nature d’une identité, sur son mode d’élaboration et son application.
10L’identité, associée trop fréquemment à l’idée de nation, ne se conçoit pas autrement que comme un bloc de référents culturels établis et communs à tous les membres d’une population, sur une longue période chronologique. En adoptant un tel objet d’études, nous aurions dû parvenir aux origines de l’identité grecque. Or, nous n’avons rien observé de tel. Tout d’abord, les sources n’auront su fournir que des éclairages ponctuels qui ne donnent qu’une illustration circonstanciée d’éléments identitaires. De plus, ces éclairages fournissent des modèles grecs qui ne concordent pas toujours entre eux : la définition d’un Grec au début du xve siècle ne correspondra pas toujours à celle d’un compatriote un siècle plus tard. Plutôt que de tenter vainement de montrer une fabrique identitaire grecque clairement identifiée, nous avons été amenés à conclure à une multiplicité de processus d’identification de populations comme appartenant à un ensemble culturel défini par les sources occidentales comme grecs. Ces modèles grecs se croisent, s’affrontent parfois, se contredisent mais aussi se complètent. Nous sommes face à des types identitaires qui sont adoptés différemment selon le contexte politique, social ou géographique.
11Nous avons choisi d’intituler notre travail : « Identités subies, identités intégrées ». Ce titre avait autant d’implications intellectuelles pour nous que pour notre objet d’étude. Le constat que nous pouvons alors faire est que bien entendu, ces « processus identitaires » ont pu être ressentis comme des poids qui entraient trop brutalement en contradiction avec les représentations personnelles que les Grecs ne manquaient pas d’avoir de leur propre culture. Certains auront pu refuser de s’adapter et choisir de partir. Néanmoins, d’autres ont su composer et intégrer ces images fictionnelles à leurs propres référents culturels ainsi qu’à leur adoption d’éléments culturels proprement occidentaux. Les « identités grecques » doivent donc être lues non comme un bloc défini, conceptualisé et applicable à tous, mais plutôt comme une grille de lecture qui sert autant aux premiers intéressés qu’aux sociétés qui les accueillent.
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