Chapitre 8
Récits et identités
p. 345-390
Texte intégral
1Lorsque l’anthropologue Marshall Sahlins s’interroge sur les éléments culturels qui déterminent le fonctionnement d’une société, il évoque l’ensemble des préjugés et considérations collectives qui fondent l’adoption d’une pratique culturelle plutôt qu’une autre par ladite société. Prenant le cas de nos sociétés occidentales qui établissent des distinctions alimentaires entre la masculinité d’une consommation de viande et la féminité de l’absorption de salades, Sahlins s’interroge sur le poids de ces représentations dans les fonctionnements collectifs et individuels. Il écrit :
Mais comme toutes ces distinctions ne sont que les prémisses inexprimées d’actions que nous ne reconnaissons que comme la maximalisation de l’« utilité », et même s’il ne peut échapper à quiconque qu’elles sédimentent l’organisation de la société, la science sociale traditionnelle s’empresse de faire sien le principe de Bentham pour qui « la société est un corps fictionnel, la somme des membres individuels qui la composent ». La société n’est donc rien de plus que l’ensemble des contrats rationnels que les hommes et les femmes concluent en poursuivant chacun, leurs intérêts privés1.
2Sahlins nuance immédiatement ces propos en mettant en cause le concept de culture2, terme englobant, systématique et trop souvent employé par les sciences sociales afin de proposer des modèles de réflexion. L’anthropologue conteste ainsi les modèles occidentaux de culture, appliqués aux autres sociétés qui sont supposées se conformer à celle-ci de façon identique aux sociétés occidentales. Sahlins propose donc une méthode plus nuancée de raisonnement que nous saurons faire nôtre.
3En effet, les Grecs que nous observons, ceux présentés comme tels, renvoient-ils une image aussi uniforme que l’historiographie s’est parfois accordée à le montrer ? Les modèles de construction du récit que nous avons mis en évidence au chapitre précédent posent inévitablement la question du rapport collectif et personnel aux modèles fictifs du Grec proposée par les sources. Nul doute que la complexité et la pluralité de la notion d’identité3, plus grandes et moins déterminées que souvent souhaité, bénéficient de ces interrogations. Nous proposons donc d’aborder de front ces questions et d’explorer les connexions entre les mises en récit que nous avons observées et la fabrique des identités qui constitue l’objectif principal de notre étude.
Récits et identités : de la « figure » à la « fiction » grecques
4Conter son histoire est avant tout pour un migrant grec l’occasion de retisser le lien interrompu de sa vie. Face à une administration ou à un interlocuteur occidental qui cherche à comprendre la raison de leur venue en Occident, les Grecs doivent présenter qui ils sont, d’où ils viennent et quelle était leur position sociale dans leur société d’origine. Toutefois, l’enjeu n’est pas uniquement tourné vers des objectifs explicatifs a posteriori : au contraire, il s’agit de préparer un éventuel avenir dans une nouvelle société. Même ceux qui ne semblent chercher que des subsides, afin de libérer un parent par exemple, entendent retrouver un statut social perdu ou mis à mal par la captivité de parents proches. De même, une fois ces recompositions plus ou moins accomplies, l’importance de se raconter et d’être raconté par une source occidentale se fonde encore sur ces enjeux de conservation du nouveau statut acquis. Ces récits, qui doivent être compris dans des entreprises littéraires réfléchies, ont toujours pour justification la négociation de groupes ethniques dont les identités sont en constante construction. De la force évocatrice de ces récits découle la nécessité de nous interroger sur tout le pouvoir fictionnel de l’emploi d’un terme, « Grec », qui devient le vecteur privilégié de tous ces récits sur les Grecs.
Des malheurs des Grecs : un récit à différents niveaux
5Un glissement est à l’œuvre dans les diverses déclamations, parfois avec tout le pathos que l’on pourrait espérer dans de telles situations, des malheurs que connaissent les Grecs contraints de migrer. Les situations individuelles sont liées au problème de la survie d’une entité politique grecque et dont les sources occidentales, des chroniques aux registres de comptes, tentent de rendre compte. Les visites diplomatiques deviennent autant d’occasions de rappeler les événements difficiles que connaissent les Grecs, de tenter de formuler une explication, souvent un jugement, avant d’évoquer la raison de la venue dudit Grec. La visite de Théodore Cantacuzène est un modèle du genre que nous avons déjà évoqué4. Celle de Nicolas Agallon est encore plus évocatrice de l’entrecroisement d’une mission officielle avec une destinée personnelle. Le long récit qu’il développe de la chute de Constantinople et dont la chancellerie reproduit la teneur, est structuré selon une stratégie discursive bien établie : l’annonce de sa mission qui consiste à promouvoir une réaction occidentale à l’annonce de la chute de la ville ; ensuite, le rappel des premières étapes de l’itinéraire de Nicolas, passant par Venise puis par la cour impériale de Frédéric III de Habsbourg qui le recommande aux rois de France et d’Angleterre ; enfin son arrivée à la cour de France. Alors le texte se concentre sur le cas de Nicolas qui devient le chantre de la lutte contre les Turcs et le bénéficiaire d’appuis amicaux de personnages influents, comme l’archevêque de Ravenne et le comte de Dunois5.
6Ce schéma discursif n’est pas exclusif aux sources narratives, plus propices aux longs développements. Des sources a priori plus arides suivent également ces modèles. Les scribes de l’administration en particulier ont besoin d’une raison valable – même fausse – pour délivrer les fonds accordés à un Grec quémandeur. Nous voyons donc apparaître parfois la référence déjà évoquée de pertes subies lors de la chute de Constantinople. Ainsi, la grande histoire est appelée en renfort pour justifier leur venue. Nous cherchons ici à insister sur l’importance de ces modes de mises en récit qui permettent de situer rapidement un personnage et de produire un récit pratique et facile.
7Si nous intégrons à notre raisonnement que tous les documents ont une finalité discursive, concernant les Grecs et les auteurs desdites sources, il faut se demander si l’enjeu est de trouver à ces individus une place dans la hiérarchie sociale de chaque ensemble politique. Les Grecs se retrouvent déracinés, déconnectés de plusieurs de leurs réseaux d’influence – pas tous nous l’avons noté – et cherchent logiquement, quand ils souhaitent pérenniser leur venue, à retrouver un niveau social équivalent à celui qu’eux ou leurs parents ont pu connaître. Nous sommes cependant restés évasifs sur l’importance, affichée tant par les Grecs que par les divers auteurs occidentaux, de la désignation d’un statut social plus ou moins équivalent quant aux valeurs sociales byzantines. Ainsi le nombre de chevaliers, écuyers, comtes, ducs, gentilshommes, nobles ou citoyens est autant de comparaisons entre deux mondes culturels, de tentatives pour bâtir des ponts entre Occidentaux et migrants grecs et déterminer ceux qui méritent, ou non, les faveurs du prince. En qualifiant Paul de Vlachia de « conte de Valachie » et en insistant sur les pseudo-liens familiaux qui l’unissent aux principaux souverains d’Occident, l’objectif est bien évidemment de classer le Grec parmi l’élite de l’aristocratie, ce à quoi il n’appartenait pas nécessairement dans le monde d’où il était issu. Dès lors, il est possible de lui accorder des dons et des rentes importants – 40 marcs annuels en plus de diverses gratifications à Londres entre au moins 1427 et 14346. L’affirmation d’un statut social plus ou moins élevé dans les textes permet aux Grecs d’entrer en contact, en négociation dirions-nous, avec des interlocuteurs occidentaux : c’est en qualité de « comte palatin » et d’envoyé d’autres souverains occidentaux, dont le pape, que Nicolas Agallon peut exposer la situation critique du monde grec et plaider pour une nouvelle croisade7 ; la plupart des ambassadeurs grecs, qu’ils servent un prince byzantin ou occidental, se cachent derrière leur statut social et leurs titres afin d’engager les discussions avec leurs homologues occidentaux8. Mais, jusqu’ici, ce type de fonctionnement est courant dans le monde occidental ou le statut social d’un individu tend à primer dans la reconnaissance entre les membres d’un même groupe.
8Ce point est important. Quel serait l’intérêt de rappeler, jusque dans les moindres entrées d’un registre de compte, une histoire personnelle ou bien un grand événement marquant sinon pour suggérer dans l’esprit du lecteur l’idée que le personnage sortait peut-être de l’ordinaire et méritait un traitement différent ? Nous posons comme hypothèse que de tels titres pallient l’absence d’une histoire personnelle, voire d’un nom entier, qui puisse expliquer le niveau social de la personne concernée9. Puisque l’histoire des Grecs est intégrée à des modèles de pensées occidentaux, le terme même de Grec devient une étiquette pour la personne qui en est affublée qui lui confère implicitement une image type qui peut fluctuer selon le contexte : un médecin puis un potentiel schismatique pour Thomas Francos à Brightowell en 145110 ; un marchand au long cours pour Georges de Varana dans le port de Londres en 144011 ; un archer pour George le Grec (1) à la cour de Philippe le Bon12. Les sources ne semblent pas se tromper et emploient souvent ce terme sciemment. Le formulaire de contrôle religieux des populations grecques du Herefordshire insiste sur les destinataires d’une telle démarche. La conversio grecorum implique bien que l’on fasse directement référence aux affaires religieuses qui aboutissent à la promulgation des canons du concile de Florence. Dès lors, les Grecs sont des orthodoxes dont il faut s’assurer de la bonne et durable conversion au dogme catholique13. En permettant de mettre un nom sur une présence étrangère dans un royaume, les sources occidentales donnent corps à l’existence de populations qui, une fois catégorisées, peuvent avoir accès aux sociétés qu’ils traversent et tenter d’en intégrer les rouages, avec plus ou moins de succès. Un lien est ainsi créé, fictif et souvent fondé sur des malentendus, des incompréhensions et quelques ajustements sémantiques. Ce lien autorise également une réadaptation et une intégration de la culture des Grecs à celle des sociétés occidentales, alimentant la machine discursive des principaux pouvoirs politiques en Occident14.
9Un enjeu majeur pour les migrants grecs est d’abord de se faire connaître des sociétés qui les accueillent, même temporairement. Nous avons vu que l’identification de ceux-ci permet, ou non, leur définition en tant qu’étrangers ou bien en tant que résidents plus ou moins connus et insérables dans un ensemble de réseaux15. Il nous reste à analyser ce qui peut avoir été dit ou écrit afin de persuader de l’identité d’un Grec. Du point de vue des Grecs, la production de récit peut constituer un enjeu crucial, permettant l’identification des personnes, et plus encore de leur authentification en tant que Grecs. Peu importe la réalité d’une condition ethnique, seule importe la forme. Étienne Hubert évoque cette question en s’interrogeant sur la difficulté d’assurer l’identification des personnes dans des sociétés aussi mobiles que celle de la commune de Sienne des xiiie et xive siècles16. Des personnes originaires de l’étranger ou du contado ont été admises à la citoyenneté mais sans avoir été inscrites dans les rôles fiscaux : face à cette fraude qui lèse les caisses de l’État siennois, il est décidé de procéder à une réforme de l’accession à la citoyenneté et des méthodes d’identification des personnes plus strictes17. Pour ce faire, trois types de méthodes d’identification, plus ou moins juridiques, ressortent de l’analyse d’un dossier de classification que l’historien s’est mis en tête d’analyser : l’autocertification, le recours à un tiers et la torture18. L’auto-certification permet d’accéder directement à l’identité du personnage mais interdit toute certification : des erreurs, des dissimulations ou bien des homonymies peuvent fort bien brouiller la perception des autorités administratives chargées de la certification. Le recours à un tiers est donc un outil prépondérant sur lequel nous nous sommes étendus puisqu’il permet souvent d’assurer l’identité et la bonne réputation d’une personne, devenue ainsi moins étrangère aux membres d’une société. Ce modèle siennois est opérant pour nous : certaines observations de ces registres sont transposables aux Grecs qui nous occupent. L’auto-certification est également demandée aux Grecs récemment arrivés en Occident : ceux-ci fournissent un patronyme, une origine et une condition sociale plus ou moins bien définis, plus ou moins bien compris. L’anonymat de la plupart de ces personnes n’aide pas les autorités à identifier les membres d’une population en pleine recomposition19. Le recours au tiers, s’il a pu bénéficier à des Grecs comme à Thomas Francos, Guillaume Bissipat ou Paul de Vlachia n’est pas fréquemment observable et est le plus souvent le fait de Grecs déjà insérés dans le tissu social occidental. Reste le cas de la torture appliquée aux inconnus. Deux cas de Grecs sont ici intéressants. Michel Dishypatos, le magicien de Chambéry, subit la question en 1417 après la découverte de ses pratiques interdites : l’objectif est de tirer au clair cette affaire et définir l’identité sulfureuse du Grec20. Manuel Théodore, quant à lui, périt sur le bûcher à Douai en 1457 pour cause de mœurs douteuses. Ce doute, élargi à l’identité de Manuel, pousse les autorités à lui appliquer la question : l’interrogatoire qui l’accompagne s’effectue en grec afin que l’on puisse déterminer plus sûrement son identité21.
10Existe-t-il des différences fondamentales dans la manière de certifier d’une identité entre un Domenichus Damichi de Caposelvoli en 1351 étudié par Étienne Hubert et défini par un nom, une origine géographique et une apparence physique22, et Mons. Dascarius Cantsacusenus accompagné de Michel Lascaris, qualifiés en 1459 tant bien que mal par leur nom, leur statut social et leur passif23 ? À l’évidence, non. Dans tous ces cas, l’important est de produire un récit le plus cohérent et utile possible. Cantsacusenus et Lascaris sont des aristocrates respectivement chevaliers et écuyers, comtes palatins – comprenons membres de la cour impériale – et ont perdu leurs biens lors de la prise de la ville – à laquelle ils ont pu participer : leurs origines justifient l’octroi d’une somme d’argent accordée, soit 35 livres24. Aucune de ces entreprises n’est gratuite, il est nécessaire de produire de la fiction afin de servir des objectifs plus politiques.
Fictions politiques et fictions grecques
11Une question sous-tend la réflexion depuis le début de ce chapitre. Quelle peut être la raison profonde de raconter une histoire grecque, une histoire des Grecs ? En effet, l’effort, même minime, de produire du récit sur les Grecs recèle en son for intérieur une volonté de créer du lien fictionnel entre une réalité politique grecque, mouvementée, riche, et un monde en construction, en devenir, où les structures politiques s’affirment après souvent plusieurs décennies d’incertitude. Les pouvoirs politiques devenus plus forts entendent affirmer leur maîtrise du territoire et sont en quête perpétuelle de légitimité, d’une grandeur que les malheurs grecs face aux Ottomans peuvent permettre d’obtenir. Les sources occidentales produisent du récit, modifient ou réinventent des données historiques qui doivent correspondre à ce qu’on en attend en Occident.
12Les pouvoirs occidentaux qui se structurent au xve siècle – l’Angleterre et la France au sortir de la guerre qui les oppose mais aussi l’Aragon et la Castille bientôt unis ou encore Milan sous les Visconti puis les Sforza et la Florence des Médicis – deviennent forts et revendiquent leur légitimité. Encore faut-il pouvoir montrer, écrire et diffuser cette vision nouvelle des sociétés politiques. Tout est utile dans cette optique : art, architecture, littérature, etc. Toutes les formes discursives sont convoquées. Les thèmes les plus variés sont invoqués, de l’image du pouvoir seigneurial protecteur de la communauté civique développée par les nouveaux tyrans de l’Italie du trecento, jusqu’aux postures de prince des Lettres incarné par François Ier, tout est bon pour asseoir un pouvoir. Dès lors que surviennent des événements tragiques dans des contrées lointaines où chrétiens et musulmans s’opposent, et que des populations chrétiennes – quoique schismatiques – sont jetées sur les routes, la force fictionnelle du pouvoir accapare ce sujet et le reprend à son compte. Ainsi, le récit de Michel Pintoin de la visite de Manuel II Paléologue cherche à valoriser Charles VI et sa cour en insistant sur les valeurs chevaleresques de celle-ci : en 1398, l’émissaire impérial Théodore Cantacuzène lit la lettre de l’empereur et conte le récit des malheurs des Grecs face aux Turcs, ce qui provoque un élan d’enthousiasme dans l’assemblée que le récent souvenir du désastre de Nicopolis tempère à peine25. Il s’agit ici de la mise en scène d’un événement tragique survenu dans le monde grec. La chronique insiste en effet sur l’annonce faite par le conteur de l’événement, sur une certaine emphase que celui-ci met pour capter son auditoire et sur l’effet toujours impressionnant et inquiétant de ces terribles nouvelles sur les populations. Cette quête de légitimité cherche à inclure les Grecs dans le récit du pouvoir. Le prince, tout particulièrement le duc de Bourgogne à l’époque de Philippe le Bon, trouve une légitimité dans la reprise de la lutte contre les Ottomans26. Il ne s’agit pas uniquement d’entrer dans les bonnes grâces du souverain pontife et acquérir une image de pieux croisé en poursuivant les entreprises militaires et les discours belliqueux produits depuis plus de trois siècles. Le but est aussi de poursuivre la lutte à la place des Grecs vaincus et désormais protégés par les nouveaux défenseurs de la chrétienté. Les Grecs se muent en promoteurs de la croisade et il est ainsi normal d’attendre que ceux-ci soient repris dans les discours politiques de la croisade antiturque.
13La continuité historique entre Occident et Orient chrétien est une des principales thématiques suggérées par le discours politique de la croisade contre les Turcs. Revenons une nouvelle fois sur la « Rencontre des Rois mages » des frères Limbourg27. La scène décrit la rencontre des rois, avant qu’ils ne se mettent en route pour suivre l’étoile. La symbolique insufflée par le pinceau des frères Limbourg pousse bien évidemment à chercher d’autres significations, plus politiques, à une telle rencontre. Nous avons largement insisté sur le fait que la scène évoque la rencontre de Manuel II Paléologue et Charles VI qui se trouvent figurés sous les traits de Balthazar et de Melchior, le troisième roi, au centre, représentant l’empereur Constantin28. Or, une autre grille de lecture est possible, complémentaire à la première. Constantin symbolise bien sûr l’Empire romain, transmis à Manuel II, empereur oriental, âgé, usé même. Melchior/Charles VI est jeune, vigoureux, dynamique. Il se dirige vers Gaspard/Constantin et Balthazar/Manuel II, prêt à recueillir leur héritage et poursuivre leur entreprise impériale. En ce début de xve siècle, l’Empire byzantin n’est pas encore mort mais moribond. Le pouvoir royal français tente de relever le défi de la croisade depuis la fin du xive siècle. Le désastre de Nicopolis n’entame en rien l’enthousiasme de certains membres de la noblesse française. Les mentalités dans le royaume de France sont donc plutôt favorables à l’idée du devoir du roi très chrétien de poursuivre la croisade et de défendre l’empereur que l’on admire et qu’on a appris, un peu, à comprendre lors de son séjour. Ainsi, les penseurs les plus imaginatifs et dévoués au pouvoir royal n’ont aucun mal à penser ce transfert idéologique comme un outil de communication politique. Néanmoins, les occasions de capter à son compte la légitimité sacrée de l’empereur byzantin ne sont pas uniques et les débris de l’Empire byzantin attisent les mêmes appétits idéologiques, notamment à Moscou.
14Notre période s’ouvre donc sur de grandes ambitions politiques, sur des promesses de lutter contre les Turcs, souvent annoncées mais rarement suivies des faits. Ce sentiment sous-tend la plupart des discours concernant les Grecs : ces derniers viennent avec des demandes que les chrétiens occidentaux promettent d’honorer. À l’instar de Philippe le Bon, duc de Bourgogne et prompt à endosser ce rôle de continuateur, les souverains européens ont conscience qu’il s’agit avant tout d’une posture, d’un discours politique propre à affermir un pouvoir intérieur et à tenir en respect ses voisins immédiats. L’Angleterre est moins impliquée dans ces démarches en comparaison des rois de France et des ducs de Bourgogne, dont les rois d’Espagne et empereurs romains germaniques sont les héritiers. Charles Quint et François Ier s’opposent ainsi sur le plan idéologique, revendiquant chacun l’universalité d’un empire qu’il faut sans cesse défendre : le roi de France est, théoriquement, détenteur des droits grecs sur l’Empire byzantin29 tandis que l’empereur Habsbourg fait de la lutte contre l’Empire ottoman un élément de religiosité.
Des « figures » aux « fictions » grecques
15Depuis le début de notre étude, nous avons montré à quel point l’analyse d’un terme et de son champ sémantique, regroupés dans le terme équivoque mais commode de grécité, pouvait ouvrir de nouvelles pistes de réflexion lorsqu’il s’agissait de définir géographiquement, politiquement, socialement et culturellement un groupe par rapport aux autres. Alors que nous nous intéressons désormais aux ressorts discursifs liés à un groupe ethnique exogène, nous ne pouvons faire l’impasse du questionnement autour de la figure du Grec et de son apport fictionnel aux récits développés autour de la venue de ces populations.
16L’ouvrage de Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, prend pour objet la figure littéraire de la métalepse30. L’auteur définit cette figure comme « toute sorte de permutation, et plus spécifiquement l’emploi d’un mot par un autre par transfert de sens », la rattachant ainsi au groupe des métaphores et métonymies. L’objet de la métalepse est de « faire entendre une chose par une autre, qui la précède, la suit ou l’accompagne, en est un adjoint, une circonstance quelconque, ou enfin s’y rattache ou s’y rapporte de manière à la rappeler aussitôt à l’esprit31 ». Gérard Genette propose ainsi de considérer la métalepse comme une figure qui invite le spectateur, lecteur ou auditeur, à voyager dans un espace fictionnel. Il confère à la métalepse en tant que figure le rôle d’outil donnant accès à une complexité fictionnelle non accessible autrement. Une des expressions les plus oniriques de cette figure est incarnée par l’ekphrasis, ce jeu littéraire et artistique qui consiste à décrire un tableau et, par le fait du verbe et de l’évocation, faire en sorte que celui-ci s’anime32. Or, nous savons que Manuel II a prononcé une ekphrasis lors de son voyage en France33. L’empereur est érudit et incarne une première ouverture vers un monde fictionnel où l’élément grec domine. La figure du Grec, incarnée par l’empereur mais pas uniquement, est porteuse de récits, d’images et de représentations qui mènent le spectateur vers un monde fictionnel caractérisé par une empreinte culturelle grecque.
17Dans les registres de comptes, mais pas uniquement, le terme « Grec » est souvent placé en exergue, accolé au nom du personnage, avant qu’une nouvelle donnée ne vienne expliquer les raisons d’une telle présence. Le vocable n’est jamais défini directement et sa signification est laissée en suspens à l’appréciation du lecteur34 ; il en va également de même avec les évocations de noms de lieux le plus souvent énoncés mais non expliqués. Gérard Genette explique cet usage par la référence aux figures générales qui, à elles seules, évoquent des modèles figuratifs communs à tous et les tiennent pour la réalité35. Or, avec les Grecs qui exposent leur passé et dont sont tirés tous les récits qui nous occupent, nous nous trouvons face à ces fictions qui, bon an mal an, doivent passer pour réelles. Ainsi se succèdent les proches de l’empereur, les histoires des méfaits commis par les Turcs. Ces fictions sont acceptées le plus souvent tel quelles, dès lors qu’elles correspondent à ce que les Grecs vivent, malgré quelques doutes de la part des scribes. Le cas de deux compères à Rouen en avril 1460 est éclairant : Démétrios et Andronic semblent vouloir faire accepter par les autorités leur histoire mais le doute subsiste, notamment concernant la fonction de trésorier impérial de Démétrios36. Nous jetons un pont entre l’analyse de Gérard Genette et la figure du Grec qui s’insère dans l’ensemble des masques théâtraux que le savant décrit par la suite. Le terme « Grec » confère ici une réalité et une charge fictionnelle fortes qui se suffisent à elles-mêmes. En étant appelés « grecs » ou rattachés à une localité grecque, les marchands, des frères Effomatos jusqu’aux divers fauconniers qui émaillent nos registres, bénéficient du bagage référentiel grec qui met en valeur leurs qualités de grands entrepreneurs. Toutefois, Françoise Lavocat nous met justement en garde contre une trop grande foi en « l’autonomie du fictionnel37 ». En effet, le risque est fréquent, et trop souvent mis de côté par l’historiographie, de considérer la fiction comme déconnectée du factuel. Tous les récits fournis par nos sources ont pour origine un matériau factuel réel qui va d’une connaissance plus ou moins vague des hiérarchies sociales byzantines jusqu’à la compréhension des événements guerriers mettant aux prises les chrétiens et les Turcs. Toute fiction est néanmoins soumise aux « règles de véridictionnalité38 ».
Entreprises mémorielles
18Nous bondissons d’un univers fictionnel à un autre, plus spécifique. Quoi de mieux que la mémoire d’une vie, ou de vies d’aïeux, pour édifier un récit structuré qui profitera avant tout aux descendants ? La mémoire comporte souvent de multiples facettes où entrent en ligne de compte divers apports, des plus généraux comme ceux inhérents à une culture ou à un groupe social, jusqu’aux trajectoires de vie personnelles, avec leurs péripéties, leurs événements marquants dignes ou susceptibles d’être conservés dans une mémoire personnelle, familiale ou plus collective. Tout cet ensemble forme une matrice de récits, un élément de la fabrique identitaire.
19Mais tout d’abord, qu’entendons-nous exactement par mémoire ? Le sujet est suffisamment large et débattu, aujourd’hui encore, pour que nous mettions tout de suite au clair ce que nous souhaitons traiter. Si la mémoire et l’idée de réminiscence d’un fait ou d’un ensemble de faits collectifs ou privés ont bien sûr des liens assurés, l’entreprise mémorielle revêt bien davantage qu’un simple rappel neutre d’un vécu d’une personne ou bien d’une population. Un lien fort existe entre mémoire et construction représentative, induisant la nécessité d’établir une sélection dans les faits dignes d’être retenus, parfois arrangés, toujours dans un souci d’établir et de maintenir une vérité. La mémoire peut se développer comme un programme politique, plus ou moins structuré et abouti, qui entend délivrer un message au public destinataire de l’entreprise idéologique.
20En 1636, une épitaphe met en évidence la vie d’un personnage singulier. Theodore Paleologus est décédé à Clifton en Cornwall le 22 janvier 1636. Arrivé en Angleterre en provenance de la péninsule Italienne au début du xviie siècle, ce soldat mercenaire a été forcé de quitter l’Italie et continue son activité au service du roi Stuart39. Il y fait souche, épouse une Anglaise et laisse plusieurs enfants après sa mort40 : un profil très comparable à la documentation dont nous disposons. Cependant, l’épitaphe ne reprend aucune de ces informations, Théodore préfère laisser une autre mémoire de sa vie et de sa condition :
Here lyeth the body of Theodore Paleologus
of Pesaro in Italye descended from ye imperyall
lyne of ye last Christian Emperors of Greece
being the sonne of Camilio ye sonne of Prosper
the sonne of Theodoro the sonne of John ye
sonne of Thomas second brother to Constantine
Paleologus the 8th of that name and last of
yt lyne yt raygned in Constantinople until sub
dewed by the Turkes, who married with Mary
ye daughter of William Balls of Hadlye in
Souffolke gent : and had issue 5 children Theo
doro, John, Ferdinando, Maria and Dorothy, & de
parted this life at Clyfton ye 21th of January 163641.
21Que nous apprend cette épitaphe ? Theodore vient d’Italie mais est d’extraction impériale, issu de Thomas Paléologue. Le défunt reprend donc à son compte plusieurs mémoires : une mémoire personnelle évoquée par son départ d’Italie dans sa jeunesse ; une mémoire grecque représentée par la référence à la famille impériale et à la chute de l’Empire ; une mémoire familiale replaçant Théodore au sein d’une généalogie ; une mémoire idéalisée puisque cette mémoire familiale est revendiquée comme la continuité de la mémoire des Paléologue impériaux42. Tout un programme mémoriel, toute une cristallisation de la mémoire historique, que nous allons détailler en revenant dans nos bornes chronologiques.
Mémoires ethniques, mémoires familiales
22Il nous importe tout d’abord d’établir une typologie des mémoires qui sont mises en avant par les sources. L’apparition d’un Grec ou bien d’un descendant de Grec s’accompagne fréquemment de l’évocation d’une mémoire plus moins longue, évocatrice de références qui peuvent différer les uns des autres. À la mémoire ethnique de l’appartenance à une histoire commune d’une catastrophe, d’une disparition d’une culture invoquée directement par Drague de Comnène ou bien indirectement par Diane de Dommartin se greffe également, ou se substitue à celle-ci une mémoire plus personnelle, familiale même, qu’il nous faut distinguer.
Mémoires grecques
23Parmi ces mémoires, certaines font état, même furtivement, du souvenir d’un événement marquant, souvent récent, d’une marque référentielle à une culture conservée par-delà l’exil. Les Grecs utilisent à leur profit des rappels mémoriels qui évoquent un événement ou bien un phénomène socio-culturel qui se centre sur le monde grec. Depuis l’ambassadeur Théodore Cantacuzène puis Manuel II Paléologue qui ont beau jeu de rappeler les événements tragiques récents que connaît leur univers jusqu’à la mémoire très performante, et sûrement très imaginative, d’un Drague de Comnène, ces Grecs ou descendants de Grecs puisent dans un réservoir de souvenirs grecs actif : un patrimoine culturel commun en danger, centré autour du christianisme et de l’héritage classique ; un antique Empire romain/chrétien qui connaît un déclin alarmant ; une ancienne communauté de destins autour de la lutte contre les infidèles qui a pu parfois s’incarner, même de façon éphémère, dans les croisades43.
24Bien évidemment, ces rappels n’interviennent pas de la même manière en fonction des sources concernées, des époques ou des régions ciblées. Ces souvenirs/argumentaires deviennent plus ou moins opérants en fonction du contexte dans lequel ils sont émis. Statistiquement, les références à la chute de Constantinople, comme traumatisme récent dans l’esprit des Grecs sont souvent invoquées quelques années après la prise de la ville – 77 cas observés dans les Archives Départementales du Nord et le document BnF ms. fr. 32511 – et s’impriment dans la mémoire à long terme. Ainsi, la mémoire conservée de Georges Bissipat s’attache à lui attribuer sûrement une participation à la défense de la ville. La référence à Constantinople se scinde progressivement en deux branches : le souvenir de la prise de la ville qui se maintient dans une mémoire transmise au sein d’une famille ; de nouveaux arrivants, hors des périodes de crises politiques, qui font référence à la ville, non plus comme un souvenir du tragique événement, mais comme un rappel d’une origine géographique inscrite dans une mémoire à part entière. Ces références mémorielles ont bien en commun d’évoquer un monde grec, avec ses particularismes propres, à la fois proches et éloignées des mœurs occidentales. Peu à peu, la référence à un caractère ethnique s’imprime dans l’essence même de l’identité d’une personne, au point de la définir rapidement. Avec le temps, ce souvenir d’une ancienne grécité subsiste : Démétrios Paléologue (3) se fait appeler « le Grec » dans des documents officiels, comme un contrat de mariage en 1560, alors que ses nouvelles habitudes occidentales le tiennent plus éloigné de ses origines grecques. Les références aux lieux évoquant la Grèce – Constantinople, Trébizonde, etc. – participent de la réactivation du champ sémantique grec et de l’imaginaire nécessaire à l’établissement d’une mémoire grecque cohérente.
25Ces mémoires font certes référence à un univers grec. Mais les personnages qui les véhiculent appartiennent-ils pour autant au groupe des Grecs ? Nous avons noté la grande diversité, et parfois la confusion certaine existant lorsqu’il s’agissait de déterminer si les Grecs étaient bien Grecs. Or, dans le cas contraire, les pseudo-Grecs comme Michel Alligheri ou bien Grégoire Tifernas44 font également appel à cette réserve mémorielle : l’important réside dans le fait d’entretenir des contacts plus ou moins soutenus avec ce monde. Francesco Filelfo vit et relaye les événements et les vicissitudes que connaître l’empire Byzantin sans y appartenir45. Michel Alligheri, certes ambassadeur pour David II de Trébizonde, sait rappeler d’où il vient et semble bien transmettre ce bagage trébizontin à son fils Antoine, ne serait-ce que par son patronyme alternatif46. La mémoire grecque est donc ouverte à tous, même aux non-Grecs.
Mémoires familiales
26Derrière les amères expériences qu’ont pu faire les migrants grecs pointe un rapport très personnel à ces événements. Vu les traumatismes parfois subis, il est normal que ces expériences transparaissent à travers les récits/ souvenirs qui se transmettent en héritage au même titre que la mémoire des origines grecques. De même, la mémoire des actions d’un ancêtre après le départ de Grèce est également intégrée à ces constructions mémorielles. Ainsi, l’éloge fait à Guillaume Bissipat sait opportunément rappeler que le fier chevalier était le fils de l’ancien capitaine des galères du roi47. L’emblème de Georges Bissipat, symbolisé par une croix grecque, est rappelé par ses descendants au xvie siècle48. Le passif d’une personne entre en ligne de compte, au même titre que la mémoire culturelle. Les lettres de naturalité mettent ainsi en lumière un curriculum vitae des impétrants grecs qui insiste sur les actions postérieures à leur venue : Démétrios de Cerno est un marchand installé depuis une dizaine d’années, étant marié et prospère49 ; les soldats Thomas de Thoe, Jean de Corregon ou Démétrios Daugreca sont présentés comme de fidèles soldats aux bons états de service, sans que leurs origines influent réellement dans l’octroi de lettres50.
27La mémoire familiale prend le pas sur les souvenirs proprement grecs : Drague de Comnène ou bien Théodore Paléologue ne peuvent véritablement insister que sur leur mémoire familiale, connectée in extremis à l’histoire grecque. Mémoire familiale et mémoire ethnique fusionnent quitte à transmettre l’ethnonyme grec. La famille des Greke de Cornouailles égraine ainsi leur patronyme au moins des années 1440 jusqu’au milieu des années 148051. Ce nom peut aussi illustrer une pratique quotidienne d’un qualificatif qui permet de distinguer les étrangers dans une communauté villageoise. Sa transmission intègre la fusion d’un passé ethnique, devenu très relatif avec le temps, à une mémoire familiale. Le véritable patronyme, si tant est qu’il en existe un, disparaît au profit d’un adjectif substantivé devenu métalepse. En nommant des personnes Greke, on lie irrémédiablement l’histoire d’une famille à ses origines de plus en plus lointaines52. On notera bien sûr que toutes les familles d’origine grecque ne conservent pas systématiquement en leur mémoire personnelle une part de souvenir des origines grecques. Les Loscart/Losschaert/ Laskaris de Bruges sortent rapidement de notre cadre d’étude puisque les références grecques, déjà très rares dans les années 1440-1450, sont inexistantes à l’époque d’Antoine (II) Losschaert53 : la stratégie de cette famille, fortement impliquée dans le gouvernement de la cité, est alors de cacher ces origines, et seules compteront les actions très catholiques de leurs membres envers la cité de Bruges – notamment la participation à la création de la confrérie du Saint-Sang54. Nous touchons ici à un dernier aspect de ces mémoires personnelles, où les enjeux stratégiques dictent la conservation, ou non, des souvenirs.
Mémoires idéalisées
28Nous ne révolutionnerons rien en déclarant que tout récit est l’objet d’une réécriture, d’une sélection. Toutefois, ces mémoires sont également des entreprises politiques, l’expression d’une volonté d’apparaître, soi et son groupe familial, sous un jour parfois différent d’une réalité qui nous échappe alors. Que l’on ait pu écrire et croire fermement que Georges Bissipat appartenait à la famille impériale est tout à fait caractéristique de malentendus, d’incompréhensions et de dissimulations qui profitent à l’histoire du corsaire55. Et de fait, lorsqu’il apparaît pour la première fois dans nos sources en 1456, si l’on suit volontiers la doxa dans l’historiographie, Georges est avant tout un Paléologue56. Cependant, rien n’est précisé sur un hypothétique lien familial, pas plus qu’en Angleterre en 146157. Or, ce malentendu initial se répercute dans les souvenirs liés au marin grec, malgré le rétablissement de son patronyme propre : le haut statut social atteint par Georges et ses descendants profite alors de ce retournement du souvenir ; la mémoire des Bissipat, pour la littérature des siècles postérieurs, réactive sans cesse cet attachement à la famille des Paléologue58. Nul doute que les mêmes causes ont pu concerner Démétrios Paléologue (3), sauf qu’aucune filiation impériale n’est invoquée, seul le majestueux patronyme est adopté.
29Les mémoires sont des stratégies sociales, des revendications à peine voilées à occuper une place dans les sociétés nouvelles que les Grecs abordent. Les pseudo-racines de Georges Bissipat jouent autant que ses qualités propres de marin lorsqu’il obtient les faveurs de Louis XI. Pour les descendants, l’enjeu est de justifier la pérennité d’une implantation. Drague de Comnène, à la fin de notre époque, ne revendique pas autre chose qu’une filiation très lointaine avec les empereurs Comnène : ce certificat officieux lui donne, selon lui, accès à des postes diplomatiques au service d’Henri III puis justifie sa participation militaire à la lutte contre Henri IV au sein de la Ligue. Cette mémoire est même
30renversée par ses adversaires pour associer Drague aux topoi négatifs accolés aux Grecs, dénier à celui-ci le droit de combattre dans un conflit franco-français et le ridiculiser lorsqu’il est vaincu par les généraux du roi de France59. La lecture politique des entreprises mémorielles des familles grecques – mais pas uniquement – forme donc une arme à double tranchant fort utile pour assurer une ascension sociale, conforter celle-ci, ou au contraire la détruire.
Des communautés mémorielles ?
Historiographie des mémoires collectives
31En l’occurrence, nous ne pouvons éluder le poids de la réflexion de Maurice Halbwachs puis de Paul Ricœur en la matière60. Bien entendu, il n’est pas question de reprendre l’ensemble de leurs travaux, ce présent ouvrage n’est pas destiné à cela. Nous préférons nous appuyer sur les éléments décisifs du développement de la notion de mémoires collectives, tout en restant très attachés à notre démarche historienne.
32Nous suivons depuis le début de l’étude le cas souvent comparable des communautés juives d’Europe, notamment grâce aux travaux de Francesca Trivellato ou bien de Guillaume Calafat61. L’exemple est également valable pour les marranes aux xvie et xviie siècles, domaines d’action de Natalia Munchnik62. Selon l’historienne, l’identité marrane est le résultat d’un savant mélange de microsociétés crypto-judaïques et de la société espagnole qui les entoure63. C’est de cette interdépendance que découle l’essence même des marranes, de leur fonctionnement, de leurs constructions mémorielles. Concernant plus spécifiquement les mémoires collectives qui nous occupent, le cas marrane est encore plus éclairant : « la mémoire collective est d’autant plus centrale dans une structure diasporique qu’elle cimente l’unité dans la dispersion64 ». C’est lorsqu’une population est dispersée par la force qu’elle tente par tous les moyens d’affermir les liens qui unissent leurs membres épars. Nous avons déjà émis toutes les réserves possibles sur l’application trop systématique du terme diaspora au cas grec65. Néanmoins, nous sommes bien confrontés à la dispersion d’une population qui agit selon un modèle proche de celui des marranes et qui tente de conserver des liens mémoriels communs. Ces éléments mémoriels marranes s’attachent à des éléments propres, capables de fixer une culture : un calendrier liturgique par exemple ou bien des événements forts. Se développent ainsi deux types de mémoires, l’une ayant trait aux origines, l’autre regroupant tous les événements historiques perçus comme exemplaires et objet des travaux de Maurice Halbwachs66. Un dernier point de comparaison est important selon nous : les éléments de mémoire collective recueillis dans le creuset marrane, obéissent à une logique de formation de mythologie juive. Natalia Muchnik insiste notamment sur le fait que les marranes développent très tôt un lien généalogique fort avec les antiques Hébreux dont les souffrances subies et l’espoir de rédemption sont mis en miroir avec les difficultés des marranes67. Or, ces « mises en intrigue » chères à Paul Ricœur fournissent une fiction nécessaire à lisser les différences au sein d’un même groupe entre le vécu et l’attitude face aux sociétés dominante : chacun peut se rattacher à un fonds d’images communes, idéalisées mais à forte charge affective68.
Un fonds mémoriel commun pour les Grecs ?
33C’est précisément à partir de ce poids de la fiction dans la formation des mémoires collectives que nous opérons un basculement sur notre cas grec. Existe-t-il une communauté mémorielle grecque ? Les Grecs ont volontiers entretenu dans leurs esprits et ceux de leurs interlocuteurs occidentaux des fictions d’ordre mythologique et des parallèles historiques ou pseudo-historiques entre leur passé et celui des Occidentaux. Comme le rappelle la chancellerie impériale de la suite de Manuel II en Angleterre, Byzantins et Anglais/ Bretons se reconnaissent comme cousins puisqu’ils descendent tous de Troyens exilés après la chute de la cité69. Les Grecs sont ensuite des chrétiens, certes orthodoxes à l’origine, mais appartenant à un ensemble culturel commun entre les différentes composantes des sociétés grecques – certains ont pu devenir catholiques dès la naissance et non par conversion. Constantinople, capitale chrétienne et grecque, entre également dans ce creuset mémoriel et sa prise par les Turcs est souvent rappelée par les migrants grecs ou leurs descendants, nous l’avons vu. Enfin, les Grecs insistent sur la généalogie, fondamentale pour eux, qui relie l’empire des Grecs à celui des Romains, source de toute légitimité – notamment par le droit – pour le monde chrétien.
34Ce fonds mémoriel commun a enfin pour but d’exercer une influence sur les populations occidentales et doit susciter chez elles un intérêt qui doit profiter aux populations grecques. On se souvient du rachat en 1494 par Charles VIII des droits d’André Paléologue sur l’Empire byzantin, désormais perdu70. Une question a inévitablement taraudé les historiens qui se sont penchés sur cet événement : pourquoi ce rachat ? Charles VIII, alors sur le chemin de la croisade qui passe au préalable par la conquête du royaume de Naples, avait-il besoin d’un tel titre71 ? Face aux autres princes d’Occident, empereur en tête, le roi de France doit consolider son image en acquérant des titres mythiques. Louis XI avait déjà acquis également les droits sur le royaume de Jérusalem des princes angevins. L’attrait de l’Empire byzantin joue ici : Charles devient en théorie le prétendant officiel à l’empire des Grecs et exprime une première revendication face à ses rivaux occidentaux. Cet exemple n’est bien entendu pas isolé, l’attrait pour le passé impérial et la culture, perçue comme un objet de mémoire, sont puissants pour l’époque que nous étudions. L’humanisme grec qui semble unir Georges Hermonymos, Andronic Kallistos, Francesco Filelfo, Georges Bissipat et Thomas Francos, devient un objet de fierté, de nostalgie, de revendication, expression concrète de l’identité des Grecs : une mémoire qui se transmet, qui se mélange.
Mémoires métissées
Secondes générations : assimilations et métissages
35Quelques sources – 5 % du corpus documentaire – évoquent une génération postérieure à la migration d’un ancêtre grec. Élevés au contact de deux cultures et détenteurs d’une double origine, les sujets de seconde génération se comportent différemment avec leur mémoire grecque qui ne constitue qu’une part de leur héritage. Nos sources reflètent parfois cette ambivalence entre héritage grec et héritage occidental. Le modèle du genre s’incarne bien entendu en Guillaume Bissipat. De son héritage paternel grec, le jeune chevalier revendique une langue, un univers culturel lié au monde des humanistes, un blason familial aux connotations grecques – principalement la croix patriarcale dite de Jérusalem – et un surnom de grec. De son héritage maternel occidental, Guillaume revendique un prénom, une charge d’officier, un statut social ancré en Beauvaisis et à la cour du roi et un comportement social occidental commun à ses collègues courtisans du début du xvie siècle. D’autres éléments sont plus métissés à l’instar de son patronyme d’origine grecque mais francisé72. De même, que peut-on penser d’une famille telle que celle des Greke de Londres qui conserve un patronyme hybride, fruit de l’adoption d’un qualificatif devenu nom propre ? Ses membres connus n’affichent ouvertement aucun élément de culture grecque, mais Walter paye toujours la taxe imposée aux étrangers en 1441 et 144473. D’autres familles formées avant que notre champ d’investigation ne s’ouvre agrègent tous ces éléments grecs et occidentaux afin de fixer une image grecque plus métissée. Ainsi, les Laskaris de Vintimille offrent l’exemple d’une famille occidentale grécisée, c’est-à-dire ayant adopté des caractéristiques grecques – dont le nom de famille – tout en conservant d’autres caractéristiques proprement occidentales74. Drague de Comnène conclut une nouvelle fois opportunément notre démonstration puisque le lien entre ce brave militaire et ses ancêtres migrants grecs est faible et sujet à caution : le souvenir d’une parenté impériale s’allie à un patronyme vague – appartient-il à la famille des Comnènes ? À celle des Dragasès ? On ne saurait dire.
36Que déduire de ces quelques cas ? Tout d’abord, nous notons une forte attirance pour la culture grecque. Lorsque celle-ci fait partie des origines d’un personnage issu de la seconde génération, la tendance n’est pas à l’adoption directe et sans condition de cette culture transmise d’un père, plus rarement d’une mère. Au contraire, l’association, le compromis et l’adaptation forment plutôt une règle implicite. À l’instar de Diane de Dommartin qui descend des Bissipat à la fin du xvie siècle et qui emploie des lettres grecques pour symboliser son blason, ces nouvelles générations savent jouer des différentes facettes d’une même identité Cependant, nous ne conclurons pas unilatéralement à l’effectivité systématique de ce métissage qui n’est souvent qu’apparent. Dans la plupart des cas, les références à un passé grec ne sont que superficielles ou bien réactivées dans un objectif précis, souvent une stratégie d’ascension ou de maintien d’un statut social. Une autre limite à ces mémoires « métissées » tient dans l’usage qui en est fait par les Occidentaux eux-mêmes : s’agit-il dès lors d’identités métissées ?
Des mémoires utiles aux Occidentaux
37En 1499, Marie Pitard de Saint-Hilaire, veuve du seigneur des Yveteaux, Jean Vauquelin, décide de faire graver une stèle, probablement peu de temps après le décès de son époux75. En premier lieu, Jean est défini par ses origines nobles, ses racines généalogiques et ses titres. Vauquelin fut un seigneur normand et un officier du roi, vicomte de Falaise entre 1496 et 1499. Le texte fait ensuite mention d’un protecteur que nous connaissons bien, Georges Bissipat. En effet, Vauquelin a longtemps été son lieutenant dans ladite vicomté avant de probablement lui succéder à sa mort. La description des qualités et des fonctions de Bissipat y occupe une place relativement importante par rapport à l’ensemble de l’épitaphe : George devient un Paléologue, issu des empereurs de Byzance, fait prisonnier par les Turcs lors du siège de Constantinople et contraint de fuir en France/Gallia où le roi décide de lui confier un commandement. Vient ensuite, et seulement à ce moment, une référence à Marie Pitard, sa veuve et la commanditaire du monument. Tout est fascinant dans ce qui est écrit au sujet du corsaire grec mais tout est probablement arrangé voire inventé76. Les qualités lissées du Grec n’ont pas ici pour objectif de lui rendre un hommage posthume. La famille de Bissipat s’en est probablement chargée elle-même. Il est préférable d’y voir, au-delà d’une marque d’amitié et de fidélité, une stratégie discursive visant à faire rejaillir sur Vauquelin et sa famille le prestige de l’ancien capitaine des galères du roi. Si celui-ci est d’extraction impériale, un héros de la guerre sainte contre les Turcs et un serviteur fidèle de Louis XI puis de Charles VIII, alors Jean Vauquelin a servi un grand homme et mérite une part de son prestige.
38La construction mémorielle d’un passé, commun ou individuel, n’est pas la propriété exclusive des populations qui en sont à l’origine. Il est intéressant et bénéfique pour le prestige d’une personne ou d’une autorité quelconque de savoir jouer de la mémoire d’un haut fait d’armes ou des qualités morales d’un ancêtre, d’un peuple d’une culture ou d’une religion. Les exemples sont nombreux et concernent la politique de prestige de la royauté française : la sainteté de Louis IX qui représente un moment fort de la construction de la sacralisation du roi et de sa dynastie77 ; l’élaboration d’une ascendance mythique avec les Troyens établit un cousinage entre les Francs et les Romains, donc entre Français et Byzantins78 ; la revendication progressive d’une préséance dans la hiérarchie des « filles » de l’Église, par l’intermédiaire du baptême de Clovis, prédispose le royaume de France à relever le défi de la lutte contre les Turcs79. La liste n’est bien sûr pas exhaustive mais elle montre que tout est toujours bon pour conforter le prestige d’une lignée, d’un groupe familial. Les Grecs, nous l’avons vu, n’échappent pas à ce modèle. Le plus original est que ces passés recomposés sont repris par des proches qui ne peuvent prétendre hériter ces mémoires. Ainsi, les armes de Jean Vauquelin adoptent un croissant de lune identique à celles de son patron Bissipat80. Le capital culturel grec, récupéré et mis à profit par les humanistes occidentaux, ou encore la mémoire de l’antique gloire et des malheurs actuels de Byzance deviennent des mémoires partagées, des mémoires réemployées.
Être grec : des identités à choix multiples
39Jusqu’ici, notre démonstration tend à interroger la manière de conter l’identité des Grecs, en déplaçant fréquemment notre focale, en tentant d’accomplir ce pas de côté si nécessaire à l’analyse. Ne nous y trompons pas : le terme « identité » est un vocable commode mais ne reflète en aucun cas une réalité sociale établie. Nous nous situons plutôt à l’orée d’un processus, d’une construction de facteurs culturels, sociaux et politiques qui se poursuit plusieurs siècles durant. Aux xve et xvie siècles, des identités diverses se développent hors des cadres géographiques et politiques traditionnels du monde grec, parfois de façon contradictoire. Or, la question qui sous-tendra ce dernier temps de la démonstration implique de connaître le degré de négociations et de difficultés qui ont pu être à l’œuvre dans cette fabrique des identités grecques.
Marques identitaires et sentiment d’appartenance : une confrontation ?
Pluralité et confusion des modèles de « grécité »
40Quel est le socle culturel sur lequel se fondent les mentalités occidentales pour définir les Grecs et leur conférer des éléments identitaires propres ? L’ensemble des textes disponibles, même les plus modestes, suivent certains modèles, constructions intellectuelles qui mettent en avant l’idée selon laquelle un Grec devrait pouvoir être identifié grâce à tout un arsenal de pratiques connues de longue date. Un état des lieux de ces socles s’impose.
L’Empire des Grecs
41Chronologiquement, les premières sources dont nous nous occupons mettent en scène la venue de Manuel II Paléologue en Occident. L’empereur est à la tête d’une suite imposante et joue très habilement des ressorts de la communication politique pour mettre en avant le faste et la grandeur de la personne impériale, véritable fer de lance de la cause byzantine81. L’empereur est au centre des sources qui évoquent ce voyage. Il y est fréquemment qualifié d’Imperator Grecorum. Les Grecs ont un chef naturel, celui-ci est le dépositaire d’une dignité impériale ancienne héritée de la Rome impériale et fédératrice pour tous les Grecs, même ceux qui ne sont alors plus des sujets des Paléologue. Dès lors, s’identifier et être identifié en fonction de sa proximité avec le pouvoir impérial devient un enjeu identitaire pour toutes les parties. En se faisant reconnaître comme le « parent » ou le serviteur de l’empereur, le migrant marque son attachement à une idée impériale qui reste vivace dans la première moitié du xve siècle : la période de quelques années qui suit la chute de Constantinople voit apparaître logiquement la majorité des références à l’Empire, les chanceliers, chambellans, neveux et autres membres de la cour impériale faisant étalage de leurs états de service82. Pour la source occidentale, souvent émanant d’un centre du pouvoir, faire référence à l’Empire byzantin/ grec permet de situer ces nouveaux arrivants dans un cadre politique – même disparu – et de les replacer dans des systèmes de dépendance politique vis-à-vis d’un État, certes récemment disparu, qui avait toujours constitué une norme. En schématisant, on considère que les Grecs viennent de l’empire des Grecs. Peu importe de s’interroger sur la réalité de la sujétion dudit Grec à l’empereur ou bien à d’autres seigneurs83. Ce constat n’a rien d’innovant puisque les Grecs sont associés dès les xiie et xiiie siècles à l’idée du monde politique byzantin84.
42La référence à l’empire peut également s’exprimer de façon bien plus diffuse à travers un ancrage culturel et idéologique vis-à-vis d’une dignité impériale qui est davantage fantasmée que réelle. Ainsi, Francesco Filelfo évoque fréquemment son attachement viscéral à Jean VIII, son véritable empereur. De même, le rattachement fréquent de Michel Alligheri à l’empereur de Trébizonde dont il fut un conseiller proche s’exprime par l’évocation de la cité de la mer Noire dans sa titulature, ainsi que celle de son fils85. Enfin, la mémoire joue un grand rôle dans le maintien du souvenir de l’ancien Empire des Grecs : Drague de Comnène et plus tard encore les Paléologue de Clifton rappellent constamment leur attachement à l’empire puisqu’ils s’en proclament les héritiers86. Indirectement, même les références à Constantinople, parfois à son « royaulme », par les scribes des administrations princières, font référence à l’empire parce qu’il s’agit d’une ville mythique, même en Occident, qui éclipse rapidement Jérusalem et la Terre sainte comme objectif principal de la croisade87. Constantinople est la cité impériale par excellence88. Ses ressortissants, tous réfugiés autour des années 1450-1460, emportent avec eux une partie de cet empire qui sert commodément à les définir : ces Grecs-ci ne viennent pas de n’importe où en Grèce, mais de l’ancienne capitale de l’empire défunt.
43Nous devons cependant fixer des limites à ce constat. Tout d’abord, l’Empire finit par disparaître. Son souvenir, son culte même chez certains comme Nicandre de Corcyre, reste vivace durant toute la période qui nous concerne. Toutefois, une fois passée les grandes vagues de réfugiés fuyant l’avancée turque, le souvenir s’estompe ou s’intègre aux identités des Grecs au point de ne plus être véritablement discernable. Démétrios Paléologue (3) porte bien sûr un patronyme impérial et est originaire de Constantinople mais, nulle part n’est fait allusion à la mémoire de l’Empire grec ; tout semble fonctionner comme si l’on avait acté du remplacement de l’empire grec par celui des Ottomans, que l’autorité morale des Grecs est désormais incarnée par les patriarches et que les relations entre Constantinople et le reste du monde fonctionnent plus ou moins. Démétrios semble avoir la possibilité d’effectuer des allers-retours réguliers entre la France et la Porte. Même au cœur de la tourmente, les activités soutenues des frères Effomatos dans le tirage de fil d’or et du tissu de Damas laissent supposer la poursuite de contacts avec la Méditerranée orientale. Or chez eux, nulle évocation de l’Empire grec n’apparaît dans les sources les concernant. La référence à l’empire dépend donc du niveau d’implication des Grecs dans les anciens rouages de celui-ci. Les plus prompts à y faire référence sont ceux qui l’ont servi ou qui y ont attaché une symbolique forte dans leur patrimoine identitaire.
La religion
44Il vient logiquement à l’esprit de fonder sur les pratiques religieuses des Grecs de nouveaux espoirs quant à une grille de définition pertinente de l’identité grecque. En effet, l’inquiétude et la suspicion sont réelles chez les populations locales que des pratiques schismatiques puissent subsister chez les Grecs qui, théoriquement, doivent se conformer aux canons du concile de Florence. Ce critère devrait suffire à qualifier un Grec : celui-ci est un chrétien aux pratiques déviantes.
45Ce climat de suspicion à l’égard de personnes qui ne se comporteraient pas en bons chrétiens mais conserveraient souvent leurs anciennes croyances, réapparaît à chaque fois qu’une situation conflictuelle se déclare entre un Grec et un autochtone. Lors du litige concernant en 1451 l’église de Brightowell, dont le propriétaire Thomas Francos a décidé de partir pour la France, donc de trahir le roi anglais, la grécité de l’accusé est mise en avant afin d’insister sur le fait que Thomas pouvait être suspecté d’avoir conservé ses anciennes pratiques religieuses89. Le formulaire de 1440 que nous avons eu la chance de dépouiller insiste également sur l’importance de la conversion et de la surveillance des Grecs d’Angleterre90. Ceux-ci sont d’autant suspectés de pratiques schismatiques que les canons du concile de Florence sont rapidement dénoncés par les autorités religieuses et politiques byzantines après 144091. De plus, l’importance relative des ecclésiastiques grecs parmi les migrants des années 1450 pose la question de l’obédience religieuse de ces prélats. La plupart sont des religieux déclassés, chassés de leurs monastères ou de leurs églises et contraints de fuir. Or, compte tenu des crises profondes que la question de l’union des Églises a suscitées dans l’Empire byzantin92, nous pouvons raisonnablement penser que ces personnes sont plutôt latinophiles et favorables à l’union des Églises. Il est donc peu probable que les ecclésiastiques présents à la cour de Charles VI ou celle de Philippe le Bon, à l’instar de Manuel Chrysoloras ou de Bessarion, soient des orthodoxes convaincus et irréductibles. De même, hormis des Grecs de passage, des diplomates ou des membres de la suite impériale qui ont l’autorisation de conserver leurs pratiques religieuses durant le temps de leur séjour, il n’existe aucune raison de penser que les autres Grecs, dont Thomas Francos et Georges Bissipat, aient bénéficié d’une liberté religieuse. Pour ceux qui s’implantent, si l’attachement à la religion orthodoxe demeure, celle-ci entre alors dans le domaine du privé et il est très difficile, compte tenu des sources disponibles, d’évaluer ce phénomène. Seule la croix grecque conservée par Bissipat sur son blason peut laisser entendre une forme d’attachement à son patrimoine culturel mais rien n’indique que le corsaire ait conservé son obédience à l’orthodoxie grecque : au contraire, ses enfants ne développent aucun attachement à ses racines religieuses. Seule demeure parfois la suspicion des locaux.
46Nous le voyons, si la religion peut s’avérer une entame plausible dans les contacts avec les migrants grecs, elle ne peut constituer un élément exclusif de définition du Grec dans les mentalités occidentales, sauf lorsque le récit a pour objectif de dénigrer ces personnes. Mais là encore, la pauvreté des sources n’est pas un bon indicateur sur ce point.
La langue
47La langue constitue bien entendu le principal vecteur de l’identité des Grecs. La langue grecque conserve une aura particulière, à l’instar du latin, dans les mentalités des hommes de l’époque médiévale, tant en Occident que dans le monde islamique. Langue de liturgie, de culture et de science, le grec, quoique modifié dans ses pratiques et sa forme avec le temps, fait partie des lingua franca communes à toute une élite lettrée et employée dans la communication internationale, qu’elle soit diplomatique, religieuse ou intellectuelle. Benoît Grévin place cette langue, en association avec le latin et l’arabe, dans le groupe des langues « référentielles », sortes de langues internationales considérées comme supérieures aux autres pratiques linguistiques, qualifiées de vulgaires, perçues comme moins dignes de véhiculer la culture d’une civilisation93. Le grec occupe une aire de domination et d’influence intellectuelle correspondant à la chrétienté d’Orient qui l’emploie à l’instar du latin94, et ne subit de concurrence que du syriaque, langue pratiquée en SyriePalestine95. Même si l’Empire byzantin revendique ses origines romaines, la langue officielle de son administration devient très rapidement grecque aux dépens du latin dès l’époque de Justinien Ier (527-565). Ces éléments sans être nécessairement compris dans leur totalité par l’ensemble des Occidentaux peuvent néanmoins influencer leur perception de qui est Grec ou non. La pratique d’une langue grecque s’impose rapidement dans les observations des auteurs de nos sources comme un élément déterminant de la définition d’une identité grecque. De Michel Pintoin à Guillaume Crétin en passant par Bertrandon de La Broquère, l’intérêt est visiblement grand pour la pratique d’une langue qui leur paraît très étrange et pour une écriture également ressentie comme exotique96. La sonorité de la langue joue un rôle de mise en évidence d’une identité grecque : les protégés de Thomas Francos, présents à la cour de Charles VII en 1451 sont rapidement identifiés comme grecs parce qu’ils parlent entre eux une langue dite « giet97 » : la langue maternelle de Guillaume Bissipat, célébrée par Guillaume Crétin permet une célébration culturelle, presque sonore qui est très prisée par les sociétés humanistes du temps98 ; cette même importance sonore de la langue permet, semble-t-il, à Grégroire Tifernas de se faire passer pour Grec, tant auprès des autorités universitaires que pour les autorités judiciaires françaises99. De même, la langue grecque intervient vraisemblablement en matière diplomatique, notamment lorsque Thomas Francos et Georges Bissipat intercèdent lors d’affaires qui concernent les affaires grecques et ottomanes, respectivement avec Nicolas Agallon et Husseyn Bey, ou encore lorsque Démétrios Paléologue (3) joue le rôle d’interprète pour le compte du roi de France100. La barrière de la langue, souvent surmontée grâce à un interprète, induit en creux qu’un Grec est grec parce que l’on ne comprend pas ce qu’il dit.
48Grégoire Tifernas n’est pas grec, mais originaire d’une cité du Latium101. La méprise, intentionnelle ou non, tient dans la maîtrise de la langue grecque par l’humaniste florentin. Et de fait, grâce aux enseignements d’érudits grecs comme Georges Hermonymos, Andronic Kallistos ou Andronic Kontoblakas, des Occidentaux apprennent de plus en plus la langue grecque, apprentissage tombé en déshérence en Occident depuis longtemps102. Donc le constat, valable jusqu’au milieu du xve siècle, que les Grecs disposaient d’une forme de monopole de la langue grecque n’est plus aussi systématique au début du siècle suivant. Les humanistes tels que Guillaume Budé parlent grec, savent s’en servir dans leurs activités professionnelles. Il est intéressant de noter que l’enseignement du grec passe rapidement à la fin du xve siècle, des mains des Grecs, trop rares, à celles de grands hellénistes comme Guillaume Budé ou Guillaume Fichet, concomitamment au développement tardif d’une imprimerie grecque en France à partir de 1507103. À l’inverse, le nombre de Grecs de seconde génération ne revendiquant pas particulièrement la maîtrise d’une langue, qui peut très bien être confinée au cercle intime de la famille, est grand. En dehors de Guillaume Bissipat, aucun autre membre ne semble s’illustrer par l’usage de cette langue. Drague de Comnène qui est si prompt à afficher ses origines « impériales » est très discret sur ses connaissances en grec. Il n’existe donc pas de lien systématique qui identifierait un hellénophone à un Grec, la pratique de cette langue de culture entrant de plus en plus dans le bagage intellectuel obligatoire de tout humaniste digne de son nom. La langue n’est donc pas un critère d’analyse satisfaisant.
Diversité des récits identitaires en Occident
49Il nous faut croiser les données et nous demander si ces critères politiques, religieux, et linguistiques, dans l’ensemble inefficaces lorsqu’il s’agit d’identifier un Grec comme tel, ne deviendraient pas davantage pertinents en fonction des lieux et des époques concernés.
50Selon les lieux tout d’abord. S’il n’est nulle part interdit de se reconnaître comme grec, certaines régions peuvent s’avérer plus ou moins accueillantes. La principale destination des Grecs est la péninsule Italienne, principalement à Venise, Rome, Naples ou des cités plus modestes comme Livourne au xvie siècle104. Les Grecs étant regroupés dans des quartiers d’habitation, leur sont reconnues des libertés propres à leur communauté qui leur permettent d’exister en tant que Grecs : Venise pousse même cette reconnaissance à l’octroi d’une église de rite grec en 1536, cas rare pour l’époque. Néanmoins, les Grecs, présents en nombre, regroupés et ayant une influence économique réelle dans la vie de la cité, leur identité grecque se trouve plus aisément garantie : Nicandre de Corcyre ou bien Théodore Spandounès ne montrent aucun souci quant à la définition de leur identité grecque, empreinte de classicisme grec, fiers d’une culture garantie par les autorités de la Sérénissime105. Au nord des Alpes, les situations diverses que nous avons explorées changent quelque peu la donne. Tout d’abord leur faible nombre n’autorise pas une définition ferme d’un groupe protégé dans son identité par des droits spéciaux : tous ceux que nous avons évoqués ne touchent que des individus comme les frères Effomatos de Londres, révocables à tout instant. Dès lors la différenciation des Grecs avec les autochtones s’axe sur des aspects variables : la question religieuse est davantage présente en Angleterre, peut-être en raison des questions qui touchent le royaume – les thèses de John Wyclif ne datent que de la fin du xive siècle ; le royaume de France et l’espace bourguignon semblent plutôt, quant à eux, intéressés par les compétences techniques et humanistes des Grecs, source de légitimité politique.
51Le temps fait également son œuvre. Tant que l’Empire grec subsiste ou bien que sa reconquête reste envisageable – même de façon utopique – les Grecs apparaîtront comme la source d’une légitimité impériale qu’il faut s’attacher, par des sources ou bien des rachats de droits, dans l’optique d’une expédition militaire. Pourtant, dès lors qu’il devient clair que Constantinople ne sera pas reprise rapidement, les Grecs incarnent une sorte de reliquat d’une société et d’un empire disparus, et dont la présence en Occident et la persistance d’une identité entre deux mondes, presque interlope. On observera ainsi au xvie siècle une certaine admiration pour les lettres grecques – songeons à l’imprimeur Angelos Vergekios106 – et le prestige ancien de l’empire Byzantin – l’épitaphe de Théodore Paléologue en témoigne107 – mais également une certaine condescendance pour une société qui a failli – nous pensons ici au jugement sévère sur Drague de Comnène108.
52Il s’avère donc difficile d’établir avec certitude des catégories d’analyse qui définissent clairement des identités grecques : tout dépendra des circonstances et des attitudes des sociétés hôtes, enclines à découvrir en ces Grecs des déviants religieux, des héritiers d’une haute culture classique ou technique ou bien des personnes étrangères venues de lointains horizons. Tout concourt à brouiller les pistes. La fabrique identitaire résulte de ces mélanges de perceptions, voire de confusions. Nous en revenons une nouvelle fois à cet intéressant formulaire du Herefordshire de 1440, destiné à identifier les Grecs et s’assurer de leurs bonnes pratiques religieuses109. Aucune autre définition n’est fournie pour mieux les cerner, ni origine, ni apparence physique, ni pratique linguistique ou culturelle. Les Grecs sont nommés mais le formulaire, modèle semble-t-il généralisé et envoyé dans tout le royaume, ne précise pas s’il existe bien une présence grecque dans la région. Seule la suspicion d’une mauvaise pratique religieuse importe : elle devient l’élément majeur pour définir l’identité d’un Grec. L’enjeu est donc grand d’assimiler à un Grec quelqu’un qui ne se conformerait pas aux pratiques canoniques de la religion catholique. Le risque de confusion à partir de modèles stéréotypés s’observe ailleurs dans notre corpus : ils poussent ainsi à reconnaître comme grecs des personnes qui ne le sont pas en réalité mais peuvent parfois chercher à passer comme telles. Grégoire Tifernas, romain, est identifié comme grec par l’université de Paris en 1456110 tout comme ce Martel Martellis, mentionné en Bretagne en 1462111. Néanmoins, ces confusions, raccourcis ou inventions procèdent également d’une genèse d’une identification des Grecs par les sociétés occidentales, prélude aux identités grecques.
Des identités négociées
53Nous avons donc affaire à des marqueurs identitaires qui s’entremêlent, se complètent ou au contraire s’opposent, et dont l’usage par ou pour les Grecs correspond à des stratégies discursives assumées : il ne s’agit pas d’évoquer les supposées grandes connaissances culturelles des Grecs si l’objectif n’est pas de s’attacher leurs services ; de même, l’invocation des défauts des Grecs doit nécessairement mener à un discours négatif qui mène au rejet d’une société. Tout se négocie : les identités grecques ne font pas défaut à ce constat.
54Nous clorons notre étude par une nouvelle référence à une épitaphe. Démétrios Paléologue (3), que nous connaissons bien à ce stade, fait lui-même graver une inscription en attendant de rendre l’âme, puisque la date du décès est laissée en blanc. Démétrios a souhaité que cette épitaphe soit gravée dans l’église Saint-Paul, dans la chapelle de la Vierge, à côté de celle de sa première épouse Jeanne de Vitry, décédée en 1554. Rien d’étonnant à cela, le prestige de la famille de Vitry rejaillit ainsi sur Démétrios. Pourtant, ce blanc pose problème : elle induit peut-être un changement de plan ultérieur, Démétrios choisissant un autre lieu de sépulture, plus prestigieux, à moins qu’un événement impromptu l’ait empêché de mourir comme il l’avait entendu. Le texte de cette épitaphe est à la fois sobre et parfaitement réfléchi :
Cy gist personne Dimitre Palléologue, escuyer, natif de Constantinople, panetier ordinaire du Roy, capitaine de son hostel des Tournelles à Paris, qui trépassa le (espace en blanc).
Et Jeanne de Vitry sa femme, Dame de Crespière, qui trépassa le 3e octobre l’an 1554112.
55Démétrios mène une stratégie claire d’atténuation de ses origines grecques. En effet, nulle mention d’une identité proprement grecque n’est avancée, alors que l’adjectif grec accompagnait souvent les documents dans lesquels il apparaissait. Seule la mention d’une naissance constantinopolitaine subsiste, le prestige d’une origine lointaine restant un atout certain pour un néobourgeois parisien. De plus, son patronyme est dûment francisé et fixé dans une graphie qui paraissait bien plus fluctuante dans d’autres documents113. Viennent ensuite les qualités courtisanes de Démétrios : écuyer, panetier ordinaire et capitaine des Tournelles. Il s’agit de fonction marquant l’acquisition d’un statut social relativement élevé, probablement anobli via la mention d’écuyer. Cette image prime dans la stratégie identitaire de Démétrios : ses origines grecques, associées à des topoi négatifs – comme une religiosité et une fidélité au seigneur incertaines – sont exclues de l’image et de la mémoire que Démétrios souhaite renvoyer à ses nouveaux concitoyens. La localisation géographique subsiste seule parce qu’elle est évocatrice d’un fantasme « orientalisant », Constantinople restant une ville mythique tant dans l’Occident chrétien que dans l’Orient musulman.
56Les identités grecques, souvent écrites puis réécrites en fonction d’objectifs parfois contradictoires, peuvent disparaître dès lors que la stratégie discursive adoptée l’exige. Ce même souci de se fondre dans le tissu urbain local qui pousse Démétrios à ne presque plus revendiquer ses origines semble avoir également mener les Losschaert/Laskaris de Bruges à rompre tout lien avec leurs racines orientales : au-delà des premières générations, les suivantes, qu’il est difficile de relier entre elles, ne conservent de leur passé familial qu’un nom, fortement modifié pour devenir un patronyme flamand. Antoine (I) Losschaert, qui peut appartenir déjà à une seconde génération, est un épicier très actif dont le lien direct avec le monde grec a déjà disparu114 ; à la génération suivante, les liens sont définitivement rompus. La transmission aux secondes générations, nous l’avons vu, d’un patrimoine culturel grec s’essouffle souvent et se métisse en fonction des unions contractées fréquemment avec des populations locales. Guillaume Francos ne laisse apparaître aucune marque grecque dans les documents qui le concernent : sa formation de clerc puis, semble-t-il, de juriste, n’impose pas de mettre en avant les origines grecques de son père115.
57Un phénomène de va-et-vient culturel est cependant possible. Confrontés à d’autres cultures, les Grecs et leurs descendants sont également conscients des atouts qu’une double culture peut représenter. C’est même l’argument majeur avancé par Démétrios de Cerno lorsqu’il écrit au roi pour obtenir des lettres de naturalité : ses enfants sont présentés exclusivement comme anglais alors que, dans les faits, ces derniers sont également grecs116. Tout au long de notre période, nous observons cette sorte de jeu entre d’une part l’acceptation et l’intégration de règles de comportements par les Grecs et des refus de leur part de se conformer à ces modèles une dernière voie consistant à délaisser complètement les atours grecs pour prendre les oripeaux culturels de l’Occident : George Bissipat, Thomas Francos ou Démétrios Paléologue (3) sont les meilleurs ambassadeurs de ces allers-retours identitaires. Ces négociations ont enfin besoin d’un interlocuteur occidental – qu’il s’agisse d’une norme ou d’un particulier – qui a un intérêt à accepter ces fluctuations dans le changement fréquent de masques identitaires. L’objectif des souverains est d’apparaître à la tête d’une cour prestigieuse, bigarrée et cosmopolite : les impétrants se trouvent à devoir servir leur maître en tant que courtisan au même titre qu’un collège occidental ; par ailleurs, leur originalité grecque doit parfois être présente. Les différentes facettes de l’action de Thomas Francos et de George Bissipat, consistant à « jouer au grec » lorsque le prestige du souverain l’exige et à rentrer dans le rang des courtisans à d’autres, ne sont pas de leur initiative. Les pérégrinations de Thomas Francos dans les couloirs du château de Montils-lès-Tours le mettent en scène en jouant volontiers le rôle d’expertise sur les questions politiques grecques et ottomanes. Il se comporte comme un courtisan exotique mais ayant connaissance des rouages et de la cour de Charles VII : il sait tisser des liens avec les autres membres de la cour et obtenir des avantages pour ses proches – protégés et fils117.
Des identités fragmentées
58À force d’égratigner le concept d’identité et d’insister sur les problèmes que son application pose aux sociétés qu’il est supposé définir, il fallait s’attendre à ce qu’il se fissure. L’unicité d’une identité grecque étant largement apparue, il ne nous reste plus qu’à inverser la question et s’interroger sur une possible fragmentation des identités grecques, due en grande partie aux limites des sources qui ne permettent que d’entrevoir les facettes d’une constellation de processus d’identification.
59Dans le premier chapitre de l’ouvrage qu’il consacre à une réflexion sur l’importance du « vrai-faux fictif » dans la pratique de l’historien, Carlo Ginzburg entreprend une archéologie de l’écriture de l’histoire118. Après avoir rappelé les origines de la discipline, l’historien passe en revue quelques genres historiques, a priori disqualifiés, et les soumet à une nouvelle analyse de vérité. L’ekphrasis, que nous avons déjà évoquée119, incarne au mieux ces écrits, d’un abord semble-t-il anhistorique, et qui pourtant, d’après l’historien, comportent également leur régime de vérité120. À l’appui d’une lettre/ ekphrasis envoyée par Manuel Chrysoloras à Manuel II Paléologue en 1411121, Ginzburg résume tout l’enjeu du travail de l’historien qui consiste en l’élaboration et la préservation du fil d’un récit historique, le plus proche de la réalité, tout en sachant que « notre connaissance du passé est inévitablement incertaine, discontinue et lacunaire : fondée sur une masse de fragments et de ruines »122.
60Nous ne dérogeons bien entendu pas à cette règle et notre constat initial est conforme à ces observations123. Nous évoluons sur un double champ de ruine : celui que le temps long a provoqué en faisant disparaître des documents ; celui plus récent d’une historiographie qui n’a pas pris la mesure du chantier documentaire qui s’offrait. Nous ignorons toutes les étapes de la vie d’un Constantin Scholarios ou bien d’un Démétrios Paléologue (3), faute de traces disponibles en quantité. Néanmoins, nous pouvons pallier les erreurs de l’historiographie en rétablissant des liens entre des traces délaissées voir ignorées – ce qui fut le cas pour ces deux personnes124. Face à ces enjeux, l’objectif est de combiner des sources souvent elliptiques avec la mise en place d’une analyse et d’un récit contemporains non exempts de subjectivité, ce qui pose invariablement la question de l’accès à la vérité historique évoquée par Carlo Ginzburg. La réponse ne change pas de celui-ci : qu’il s’agisse des cannibales de Montaigne125 ou le cas du meunier Menochio dans Le fromage et les vers, Ginzburg montre que l’analyse du récit pour ce qu’il est doit tenir compte des erreurs et changements qui le rendraient peu fiable. En lieu et place de cannibales, de sorcières ou de juifs convertis126, nous proposons des trajectoires incomplètes, à peine dessinées, des personnages perçus comme grecs mais qui n’en sont pas – Michel Alligheri de Trébizonde par exemple – ou encore des Grecs si discrets qu’ils apparaissent parfois cachés dans la documentation. Nous n’agissons pas différemment en récoltant les traces laissées par le temps et en y maintenant le fil d’un récit le plus proche de la réalité, du moins espérons-le.
61Ces traces que nous devons suivre sont et resteront pour nous lacunaires et nous sommes contraints de combler les trous dans les récits de vie que nous tentons d’examiner. Sans la recherche systématique de corrélations entre quelques informations biographiques éparses, nous ne saurions presque rien d’un Constantin Scholarios et nous aurions tiré trop hâtivement des conclusions sur son comportement en Occident127. Malgré les informations collectées, nous avons dû combler les manques et retisser le fil de certains événements, fournir des hypothèses sur son statut social, sur son probable parcours en Occident. Pourtant, ce récit, aussi probable et justifié que nous le pensons, n’en reste pas moins une construction narrative. Ainsi, le patronyme de Constantin, associé à sa filiation avec un « grand duc » de Trébizonde128, permet selon nous d’induire l’appartenance de Constantin aux plus hautes sphères politiques de la société trébizontine et byzantine au sens large129. De même, les nombreuses occurrences de « Manuel Paléologue » ou de « Manuel de Constantinople » au cours des années 1450 ont permis d’émettre des connexions entre les uns et les autres mais obligent à rester dans l’expectative à propos d’autres liens difficiles à établir130. Puisque nous dépendons d’un double récit – celui de la source qui produit une première information lacunaire, et le nôtre, qui tente de combler ces lacunes et de proposer un récit interprétatif – nous devons assumer cette dichotomie. Elle est fondamentale pour notre objectif d’analyse des identités grecques.
62Emmanuel Levinas développe une idée dans son analyse de la notion d’altérité. Il écrit : « Tout comme le langage, l’expérience n’apparaît plus faite d’éléments isolés, logés, en quelque façon, dans un espace euclidien où ils pourraient s’exposer, chacun pour son compte, directement visibles, signifiant à partir de soi. Ils signifient à partir du “monde” et de la position de celui qui regarde131. » Selon le philosophe, l’expérience de l’autre, associé à sa mise en récit par le langage, trouve sa signification grâce au biais du regard que porte sur lui celui qui parle, celui qui écrit. Or, nous sommes bien face à un double prisme, celui de l’auteur de la source qui produit un récit qui vient s’intercaler avec notre propre point de vue. Ces enchevêtrements de significations, ces multiples élaborations d’un discours sur les Grecs posent fatalement la question de l’unicité de la perception des Grecs dans l’Europe du Nord-ouest. L’identité des Grecs, ou plutôt les identités grecques, que nous avons pu identifier comme des autres d’un genre compatible avec les arguments de Levinas, ne peut être limitée à un objet d’études restreint à des sources circonscrites et déterminées par une doxa trop restrictive. Tout document étant récit et porteur d’un regard de l’un sur l’autre, d’un Occidental sur un Grec, tout est donc matrice à une genèse permanente d’identités.
63Nous employons le terme « identité ». Mais est-il aussi pertinent qu’au début de notre étude, puisque nous savons désormais que les éléments de représentation des Grecs sont multiples et en permanent renouvellement ? Emmanuel Levinas propose une nouvelle fois une réflexion forte que le long travail d’analyse archivistique nous aura fait suspecter sans la nommer. Lors de ces recherches, il est rapidement devenu évident que nous n’avions accès qu’à des bribes d’informations, qu’à des actions en cours, sans lien immédiat avec la suite d’un événement. Ainsi, l’apparition fortuite d’un Grec dans une source acte la présence de ce dernier dans un lieu et un temps donné, mais ne fournit aucune information sur ce qui a pu se passer avant et après. Nous n’appréhendons jamais les événements qu’en cours de route : il en est de même avec les processus de création des identités. Nous ne savons pas quand celles-ci sont mises en place, ni quand ils sont définitivement fixés – si tant est que celui puisse être le cas. Or, Emmanuel Levinas écrit que « la signification ne se sépare pas de l’accès qui y mène. L’accès fait partie de la signification elle-même. On n’abat jamais les échafaudages. On ne tire jamais l’échelle132 ». Cette question de l’origine et de l’aboutissement de l’identité de l’autre, des Grecs en l’occurrence, importe peu puisqu’elle est à peu près vaine. L’époque que nous avons choisi de prendre en compte n’est ainsi marquée par aucune définition ferme et établie de ce qu’est un Grec. Plutôt qu’à des éléments clairs d’une identité unique et structurée, nous avons affaire à une multiplicité d’objets évocateurs d’une pluralité de possibilités. Un Andronic Effomatos peut apparaître comme une possibilité de Grec, non encore fixée, tandis que son contemporain Thomas Francos en représentera une autre et le cardinal Bessarion en Italie une troisième133.
Des acteurs au pluriel
« Unicité de soi » et « acteur pluriel »
64La pluralité de l’action chez un individu part d’une première tension entre d’une part une volonté d’afficher une unicité de soi, et d’autre part une « fragmentation interne » c’est-à-dire une pluralité des points de vue personnels de l’individu qu’il n’extériorise pas de prime abord. C’est autour de cette dichotomie que Bernard Lahire engage son analyse134. Selon lui, la notion d’habitus
65développée par Pierre Bourdieu135 permet de mettre en scène une façade extériorisée et construite par l’individu qui projette l’image qu’il entend renvoyer aux autres. À chaque style de vie correspond une attitude affichée conforme aux codes – vestimentaires, linguistiques, habitudes de lecture, etc. – qui doivent être adoptés136. Et de fait, nous avons maintes fois remarqué ce type d’attitude où un Grec tente de se conformer au comportement conforme d’un style de vie occidental – courtisan, seigneur de campagne, marchand des docks de Londres, etc. Toutefois, Bernard Lahire poursuit l’analyse et nuance l’idée selon laquelle les ressorts de l’action se résumeraient à une unicité de pensée et d’action137. Un individu ne peut conserver en toute occasion l’unicité qu’il affiche hors de soi et n’offre à son interlocuteur que des « bouts de soi138 ».
66Qu’observons-nous dans notre documentation ? Des Grecs alternant une langue et des codes culturels grecs qui réapparaissent au détour d’une conversation, alors qu’une situation évolue et implique d’activer d’autres stratégies de communication. Thomas Francos et sa suite sont capables de converser et se comporter en courtisans membres de la cour mais leurs relations internes et la tension issue du meurtre du serviteur Georges font réapparaître leurs comportements d’origine – linguistiques principalement. Un siècle plus tard, le capitaine mercenaire au service d’Henry VIII Thomas Buas n’agit pas différemment. Lui et ses hommes ne se distinguent pas des autres militaires anglais et Andronic Nouccios/Nicandre de Corcyre le décrit dans un premier temps comme un soldat classique139. Les choses changent lorsque l’officier originaire d’Argos s’adresse à ses hommes et entame une vibrante harangue où les codes culturels propres aux Grecs sont activés140. Le récit nous présente un personnage pluriel aux multiples logiques d’action.
Pluralité des logiques d’action
67Thomas Francos est-il véritablement Thomas Francos ? Que sont Georges Bissipat et Démétrios Paléologue (3) ? Démétrios de Cerno se nommait-il ainsi en référence à sa cité d’origine ? Maintes fois, nous avons été confrontés à une grande variabilité dans la dénomination des personnages que nous avons choisi de comparer les uns aux autres. Quelques-uns, heureusement mieux connus, présentent une multiplicité de dénominations, certaines rendant parfois même l’identification compliquée. Les besoins de notre enquête nous ont contraint à trouver une voie médiane satisfaisante qui permette d’éviter d’accumuler les noms pour une même personne, au risque de perdre le lecteur. Cette voie médiane correspond généralement à l’adoption de la dénomination la plus consensuelle pour l’historiographie moderne, à défaut d’avoir été la plus fréquemment employée. Pourtant, ce faisant, l’effet rendu risquerait de faire oublier l’existence de ces autres appellations ainsi que des contextes qui ont présidé à leur mention. Or, Thomas Francos, Georges Bissipat et Démétrios Paléologue (3), les trois Grecs les plus fréquemment évoqués dans les sources, ont bien d’autres noms, certains associant savamment un nom francisé ou non, complété parfois d’un autre patronyme plus ou moins fictif, d’un ethnonyme très commode pour la source émettrice ou encore d’une fonction pratique141. Ces noms reflètent davantage que les hésitations d’un scribe ne sachant pas nommer le personnage rencontré – comme cela aura pu être le cas avec les Grecs furtivement entrevus dans les registres de compte. Ils permettent de mettre en scène le personnage en tant qu’acteur du document dans lequel ils prennent place, de se conformer à la situation présente, ce que Bernard Lahire présente comme la pluralité de l’action et des situations liées à celle-ci142. Selon ce modèle, Démétrios de Cerno apparaît comme originaire de Cerno en Thrace afin d’établir dès le début de la missive la particularité de sa situation sociale, étranger marié à une Anglaise et père de petits sujets de sa Majesté143 ; dans le testament de la duchesse de Kent Lucia Visconti, Démétrios n’apparaît que sous son prénom et sa qualité de « physician » puisque c’est en cet honneur qu’il bénéficie d’un don de la défunte144.
68Face à la multiplicité des stratégies d’action développées par les « acteurs » grecs confrontés à une diversité de situations, nous nous attendons naturellement à ce qu’apparaissent des cas où la pluralité des visages offerts se chevauche, s’interpénètrent au sein d’une même personne – d’une même « unicité » pour suivre le vocabulaire de Bernard Lahire. Reprenons le cas de la stèle funéraire de Jean et Charles Bissipat145. Cette dalle est à la fois un exposé de la vie, courte, des deux jeunes hommes mais également un outil de communication pour leur père Georges qui, malgré le chagrin qui doit l’animer, ne perd pas de vue que sa position sociale est née d’un double jeu entre intégration des éléments culturels locaux et mise en avant de son propre passé. La stèle représente les deux jeunes hommes tels qu’ils se présentaient à la société locale, ou du moins tels qu’on avait prévu qu’ils deviendraient : un chevalier pour Jean et un ecclésiastique pour Charles. Pourtant, l’épitaphe qui accompagne ces représentations aborde un tout autre aspect de leur identité : Jean – et peutêtre Charles mais l’interprétation du texte est moins claire – est qualifié de « grec », titre porté comme un surnom. Nous avons déjà évoqué la carrière de Jean, suivant les traces de son père et s’affublant probablement de ce surnom146. Néanmoins, ce surnom est avant tout celui du père et sa mention sur une stèle funéraire en l’honneur de ses fils évoque selon nous davantage une déclaration du père qui montre par ce biais sa qualité d’« acteur pluriel ». La famille Bissipat tout entière profite de cette pluralité ; elle conserve dans son patrimoine un passé grec qu’elle sait réactiver en fonction des situations. Guillaume, une génération plus tard, n’accomplit pas autre chose que la destinée familiale et est surnommé lui aussi « le Grec »147. La pluralité des logiques d’action de Bernard Lahire joue ici à plein et concerne l’ensemble des Grecs de notre corpus, même s’il est souvent difficile de la déceler.
69Nous voyons néanmoins poindre dans nos sources un problème pour l’heure resté sans réponse : quelle est la part d’intentionnalité dans le jeu adopté par certains Grecs qui les pousse à choisir une stratégie d’action de type grec ou bien au contraire une attitude de conformité aux codes occidentaux alors en vigueur ? Les cas de Thomas Francos jouant son rôle de médecin grec au service du roi ou de George Bissipat fier de servir d’intermédiaire entre le roi et l’ambassadeur grec du sultan, suggèrent vraisemblablement que l’attitude est active et que le choix de se conformer à un modèle attendu revient à ses personnages. Mais nous avons affaire à des cas assez explicites et largement évoqués par l’historiographie et nous-même. Pourtant, qu’en estil d’Andronic Maugas et de son compagnon Jean Alexis en 1455 ou encore d’Ange Paléologue (1) et des frères Leontarès sept années plus tard148 ? Ces individus sont présentés par les sources comme des Grecs. Pourtant, leur image de Grecs contraints à l’aumône afin de libérer des membres de leurs familles prisonniers des Turcs résulte-t-elle d’un choix délibéré de la part de ces hommes ou bien d’une action de la source émettrice ? Il est alors difficile de déterminer l’intentionnalité de ces logiques d’actions. Une grande inégalité documentaire touche les Grecs de notre champ d’étude : ainsi, les logiques d’action d’un Georges Bissipat ou d’un Démétrios Paléologue (3) seront plus identifiables que celles de la plupart des Grecs n’apparaissant qu’une seule fois dans la documentation. Nous devons faire avec. La pluralité des ressorts de l’action qui caractérise l’attitude des Grecs de notre champ a pour objectif majeur de s’adapter aux situations présentes qui surgissent et permettent l’établissement ou le maintien de relations avec les membres d’une société de prime abord extérieure aux codes partagés par lesdits Grecs.
Des identités grecques multiples
70Il nous faut tenter une synthèse. Quelles sont les caractéristiques majeures des identités grecques ? Nous ne pouvons plus évoquer la notion d’identité selon le modèle classique et contemporain qui oriente encore trop souvent la production historiographique récente. La nuance et la remise en question s’imposent.
Processus
71La première critique à émettre tient dans le postulat que l’identité est une notion qui se présente de manière naturelle et définitive à des populations attachées à un territoire propre que l’on assimilera bientôt à la nation. Au contraire, l’identité grecque observable dans nos sources n’offre jamais un produit fini : nous sommes perpétuellement inclus dans un processus dont il est impossible de déterminer les tenants ni les aboutissants. Lorsqu’au milieu du xve siècle arrivent les premiers migrants grecs poussés sur les routes par l’avancée turque, les principales sources qui les appréhendent, les distinguent et les catégorisent ne semblent pas découvrir les Grecs puisque leur passage dans l’Europe au nord des Alpes est attesté depuis au moins le début du siècle. Peut-on néanmoins conclure que l’image sociale grecque construite autour de ces rencontres entre migrants et populations locales est la même ? Nous avons montré que les facteurs géographiques et chronologiques des sources ne fournissaient qu’un échantillon d’une perception d’une identification des Grecs et de leur attribution d’une représentation sociale qui diverge d’une source à une autre. Ainsi un Grec en Angleterre n’est pas systématiquement perçu de la même manière qu’en Italie ou à la cour du duc de Bourgogne. Un siècle plus tard, la grécité au xvie siècle pose le même type de problèmes, ceuxci s’aggravant si l’on considère que certaines sources, en littérature notamment, associent de plus en plus fréquemment les termes Grecs et Ottomans. De plus, les jugements de valeur inhérents à ces processus d’identification des Grecs se développent de façon caractéristique au tournant du siècle, renforçant encore l’idée que nous avons affaire à des processus en cours.
72Une comparaison avec les conclusions de Mathieu Grenet sur l’identité des Grecs pour la période du tournant des xviiie et xixe siècles, montre que les représentations ne sont pas les mêmes. Nous insisterons sur un point en particulier. Mathieu Grenet a démontré qu’à cette époque, l’association sémantique entre Grecs et Ottomans est devenue tellement étroite qu’en Occident, un terme peut remplacer l’autre pour évoquer un même type de populations chrétiennes originaires de Grèce et soumises au sultan149. Or, si déjà pour Mathieu Grenet, cette image change progressivement, en association avec le mouvement de revendication d’émancipation d’un peuple grec trouvé vis-à-vis du pouvoir ottoman, notre situation trois siècles plus tôt est moins nette encore150. Rien n’est déterminé. De plus, le caractère très sporadique de notre documentation ne peut qu’accentuer l’impression que nous analysons une multiplicité de processus d’identification des Grecs plutôt qu’une identité grecque déjà définie et invariable.
Identités subies, identités intégrées : une hypothèse
73Il existe un dernier point que nous souhaitons évoquer et qui prend une importance toute particulière : quelle peut être les types d’attitudes des Grecs vis-à-vis de ces représentations qui ne sont pas toujours à leur avantage ? Ont-ils accepté ou rejeté d’être défini selon des modèles qui ont pu leur paraître curieux ? Nous nous heurtons à une difficulté qui peut paraître rédhibitoire : il n’existe pratiquement aucune source émanant des Grecs eux-mêmes pour la période et l’espace considérés. De plus, les rares documents n’évoquent jamais un quelconque avis que les Grecs auraient pu avoir sur les rôles qu’on peut leur faire tenir, sur les topoi entretenu en Occident et qui n’ont pas dû manquer d’étonner, voire de choquer, les multiples ressortissants chrétiens de Méditerranée orientale. Même des chroniqueurs tels que Théodore Spandounès ou bien Nicandre de Corcyre, ne se sont pas attachés à réfléchir à la question ; les quelques correspondances disponibles – avant tout la correspondance de Francesco Filelfo – ne nous sont pas plus utiles. On peut aisément conclure à l’impossibilité d’atteindre ce pan de notre sujet.
74Fort heureusement, toute la démonstration de Bernard Lahire à propos de la pluralité des logiques de l’action chez un individu, que nous avons tenté de rapporter, nous est de nouveau fort utile. De plus, en considérant tout ce que nous écrivons depuis trois chapitres, il est maintenant bien établi que les images représentant les Grecs sont en grande partie des fictions destinées à produire du lien entre les individus. Or, ces fictions ne sont pas uniquement le fait d’une production occidentale. Quelle différence peut-on établir entre la posture de Grec adoptée par Thomas Francos en représentation à la cour de Charles VII et la critique acerbe dont fait l’objet Drague de Comnène, pâle descendant d’ancêtres grecs et général médiocre selon l’avis d’Henri IV ? À l’évidence, l’acceptation n’est pas la même. L’emploi des « images sociales151 » grecques n’est ni accepté ni employé de la même manière : passage obligatoire pour la foule des migrants qui accèdent aux différentes cours princières et dont les chancelleries tiennent les comptes ; objet de rejet progressif en raison d’un passé inadapté à une nouvelle situation sociale comme pour Antoine I Losschaert et ses descendants ; un usage pratique et stratégique né d’une situation imposée mais qui représente un outil d’action comme avec Démétrios Paléologue (3) ; une revendication affective des origines grecques qui pourront toujours être exagérées comme les origines impériales affichées par Drague de Comnène.
75Nous avons donc affaire à différentes attitudes vis-à-vis du passé grec que nous pouvons regroupons selon une dichotomie entre des « identités » qui seraient imposées à ceux qui doivent les porter, les subir, et d’autres qui seraient acceptées, intégrées à des stratégies plus actives de la part de Grecs entreprenants tels que Thomas Francos et Georges Bissipat. Notre hypothèse pose donc la possibilité d’une construction de stratégies d’actions en lien avec la pluralité des processus identitaires grecs qui ont cours entre xve et xvie siècles.
76Les Grecs, en présence d’Occidentaux, se définissent et sont définis par un ensemble d’informations, de discours, tous plus ou moins en phase avec une réalité politique ou sociale comme la crise liée à la chute de Constantinople. L’analyse de ces informations n’est pas neutre et révèle différentes stratégies utiles aux deux extrémités de la chaîne du récit : celui qui s’exprime et celui qui reçoit l’information (Grecs et Occidentaux se retrouvant alternativement dans ces deux situations). Ces données ne sont pas neutres et relèvent de vastes entreprises de mise en récit, de fictions qui s’élaborent toujours à partir d’un terreau initial encré dans le réel.
77Deux tendances historiographiques se sont opposées sur ce point, l’une cherchant, en forçant le trait, à trouver aux faits énoncés une réalité politique ou sociale, l’autre récusant totalement ces documents jugés trop partiaux et entachés de cette fictivité perçue comme inutile à l’analyse historiographique. Une voie médiane est bien sûr possible. À travers le cas de la construction de mémoires grecques, plus ou moins mâtinées d’aspects personnels et familiaux, il est rapidement apparu qu’une analyse, à partir d’un récit, des intentions des auteurs et des objectifs recherchés, a su nous aiguiller sur le renouveau de la réflexion au tour de la fabrique des identités grecques : cellesci, quoiqu’encore balbutiantes, sont en gestation bien et apparaissent sous un angle novateur. Les identités grecques sont autant, voire davantage, le reflet d’une interprétation des éléments culturels et historiques qui définissent les Grecs, que le sentiment d’appartenance ressenti par ces mêmes populations, difficilement mesurables hors de l’espace culturel grec – ce qui n’est plus véritablement le cas après 1453. Contraints de transposer leurs modèles culturels dans un nouvel espace, les Grecs ont été amenés à modifier leur manière de se représenter et donc, par conséquent, d’être représentés. Ces « images sociales » chères à Martina Avanza et Gilles Laferté152, prémisses à la fabrique identitaire, se nourrissent donc fortement d’une part croissante des schèmes de pensée et modes de représentation des sociétés occidentales.
78De la confrontation avec ces nouveaux systèmes de raisonnement, il ne faut toutefois pas parvenir trop hâtivement à la conclusion que les Grecs soient restés inexorablement passifs face à ces nouvelles images d’eux-mêmes. La négociation et le dialogue dominent fréquemment les échanges, même si les références ne sont pas explicites. Enfin, le métissage tend à devenir un outil sémantique utile pour définir les résultats de ces négociations plutôt que de chercher si les Grecs choisissent d’abandonner totalement leurs systèmes de valeurs culturelles ou au contraire de les sauvegarder dans leur intégrité. Mais attention, il ne s’agit pas de décrire un phénomène linéaire, systémique et aisément reproductible selon les cas rencontrés : acceptations, refus, accommodements et remises en question scandent les récits des péripéties des Grecs. Rien n’est définitif, tout est en constant mouvement. D’où la nécessité pour nous de manier l’outil comparatif. Ces fréquents allers-retours sont constitutifs de nouveaux éléments de réflexion sur ce que fonde véritablement la venue des Grecs ainsi que l’irruption du récit autour de leurs identités dans les modes de représentation des Occidentaux eux-mêmes, brusquement placés face à un monde qui ne cesse de s’agrandir.
Notes de bas de page
1Marshall Sahlins, La découverte du vrai Sauvage et autres essais, Paris, Gallimard (NRF), 2007 [éd. orig. 2000], p. 44.
2Nous renvoyons à la définition que nous avons proposée du terme « culture » et à la conduite que nous avons adoptée quant à son emploi dans notre démonstration. Voir supra.
3Voir supra.
4Dossier documentaire, no 2.
5BnF ms. fr. 16216, fol. 47-49r.
6Répertoire prosopographique, no 317.
7BnF ms. fr. 16216, fol. 47r-49r et 75v-76r.
8Quelques cas : Francoulios Serbopoulos se pare de son titre d’ex-chancelier de l’empereur à Paris en 1455 et à Mons en 1459 ; Nicolas Agallon est intitulé « jadis conseiller de l’Empereur de Constantinople », justifiant sa fonction diplomatique ; Théodore Karystinos, mène « l’ambaxade du pays de Grece » mais, si Olivier de La Marche nomme l’ambassadeur, l’auteur de la chronique de Jacques de Lalaing n’emploie pas d’autre terme que celui de sa fonction Répertoire prosopographique, no 292 et 190. Notons qu’une mésaventure met un « ambaxadeur de Grece » dans une fâcheuse posture : il est détroussé par des bandits de grand chemin alors qu’il chemine vers Rouen, toujours anglaise, depuis Paris, reconquise par Charles VII. La date est inconnue, nous nous situons à l’époque d’une trêve entre Français et Anglais, donc au début des années 1440 : il pourrait s’agir de Théodore Karystinos. Une plainte est déposée au Châtelet de Paris, sans succès : l’identité du diplomate n’est toutefois pas davantage précisée. Chronique de Mathieu d’Escouchy, op. cit., t. 3, pièces justificatives, p. 158-159.
9Les cas sont multiples et, convenons-en, parfois d’une lecture rébarbative. Les uniques marques distinctives peuvent devenir une estimation d’un statut social : « cinq gentilshommes de la cité de Constantinople » en Bourgogne en 1454, huit autres à Nozeroy cette même année mais aussi trois « chevaliers » en 1455 dans la même région. ADN B 2017, fol. 238v et 267r ; B 2020, fol. 351v. Le niveau de richesse estimé peut entrer en ligne de compte : toujours en 1454 et en Bourgogne, trois pauvres reçoivent des gratifications, quatre autres sont aidés à Louvain en 1455. ADN B 2017, fol. 256r-v et fol. 261r-v, B 2020, fol. 346r, fol. 362v et 369r. Dans d’autres cas, les impétrants deviennent de simples Grecs, quand ils ne sont plus désignés comme des hommes venus de Grèce. ADN B 2017, fol. 287v et fol. 293r.
10Répertoire prosopographique, no 115.
11Répertoire prosopographique, no 314.
12Répertoire prosopographique, no 148.
13PRO E 135/6/50.
14Voir le chapitre consacré au pouvoir des princes dans Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, op. cit., p. 171-205. Voir également Jean-Philippe Genet, Culture et société politique en Angleterre, op. cit., p. 292-305.
15Voir supra, chap. 2 et 3.
16Étienne Hubert, « Ut et eadem persona sive aliae personae. Certifier l’identité dans une société mobile (à propos de l’Italie communale) », dans Cédric Quertier, Roxane Chilà, Nicolas Pluchot (dir.), « Arriver » en ville. Les migrants en milieu urbain au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 51-64.
17Ibid., p. 52.
18Ibid., p. 59-60.
19Notons toutefois que l’auto-certification peut parfois bénéficier à des Grecs plus tenaces dans la fréquentation des cours princières et autorités locales. Constantin Scholarios se promène ainsi entre Paris et Bruxelles, apparemment sans entrave et en bénéficiant de l’aide financière des princes : toutes les informations fournies ne semblent pas émaner d’une source extérieure. Répertoire prosopographique, no 287. De même, le groupe emmené par Nicolas Tarchanieiotès apparaît régulièrement dans les registres français et bourguignons. Ceux-ci n’évoquent que les éléments fournis par les intéressés. Néanmoins, dans ce dernier cas, des intercesseurs sont bien présents, qu’il s’agisse de Francesco Fifelfo, Thomas Francos ou bien de Guillaumes des Ursins. Répertoire prosopographique, no 300. L’équivalent existe également pour des Grecs plus obscurs : ainsi, à Londres en 1468, le marchand Jean de Trébizonde (1) est mis en cause pour dette et trouve une aide et un garant en la personne de Nicholas Philip dans une affaire opposant le Grec à un John Pyke, inconnu lui aussi. Répertoire prosopographique, no 312.
20Répertoire prosopographique, no 101.
21Répertoire prosopographique, no 305.
22Étienne Hubert, « Ut et eadem persona sive aliae personae », art. cité, p. 62.
23BnF ms. fr. 32511, fol. 209r.
24Ibid.
25Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denis, op. cit., vol. 1, livre XVIII, chap. 8, p. 559-563.
26Jacques Paviot, Les ducs de Bourgogne, la croisade et l’Orient, op. cit.
27Raymond Cazelles, Les très riches heures du duc de Berry, op. cit., fol. 51v.
28Dossier documentaire, no 2.
29Concernant l’acquisition des droits sur l’empire Byzantin par Charles VIII, voir Jonathan Harris, « A Worthless Prince ? », art. cité.
30Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil (Poétique), 2004.
31Ibid., p. 8-9.
32Gérard Genette, Métalepse, op. cit., p. 80.
33Voir supra.
34Trois cas exemplaires, parmi tant d’autres, étaieront notre démonstration. En avril 1439, Manuel Sybyanos paye une taxe pour un chargement de tissu et d’étain qui transite par le port de Londres. Le marchand est simplement qualifié de greco. La référence est indissociable de la fonction marchande de Manuel : étant grec et marchand et ayant des connexions avec Venise, le marchand, du fait de ses origines grecques, semble bien appartenir au monde des grands marchands internationaux, semblable aux frères Effomatos. Le qualificatif sert de mise en valeur économique ; PRO E 122/73/12, fol. 33v. Ensuite, les démêlés diplomatiques entre Venise et la France autour de l’affaire des galères capturées par Georges Bissipat et ses corsaires, entre 1485 et 1486, donnent à voir une nouvelle facette du terme. Les accusés, Georges, son fils et probablement Nicolas Famileti ne sont pas nommés par les diplomates vénitiens d’après leur patronyme : ils deviennent Zorzi greco, Giovanni greco ou Nicolas le Grec. Dans ce cas, les références ethniques et culturelles, péjoratives, ont pour objectif de suggérer la méfiance et de se référer à la réputation de piraterie des Grecs. British Library, Add MS 48067, fol. 9r-10v. Enfin, que signifie le qualificatif « grec » dont est affublé Démétrios Paléologue (3) en mars 1534 ? À cette époque, Démétrios n’est pas grand-chose d’autre pour la cour si ce n’est un interprète qu’on envoie seconder l’ambassadeur de France en partance pour Constantinople. Démétrios n’est alors qu’un Grec, désignation justifiant sa fonction. À charge pour le lecteur de comprendre ce qu’implique ce terme en potentiel d’activation de réseaux à Péra qui favorisent la bonne tenue des négociations. AN J 962, no 96.
35Gérard Genette, Métalepse, op. cit., p. 39-40.
36AMR, A 8.
37Françoise Lavocat, Fait et fiction, op. cit., p. 18.
38Ibid., p. 19.
39Donald M. Nicol, The Immortal Emperor. The Life and Legend of Constantine Palaiologos, Last Emperor of the Romans, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 123.
40La destinée de ses enfants est tout à fait étonnante. L’aîné des fils, Théodore, reprend la fonction militaire de son père, combat dans les rangs du Parlement contre les Royalistes pendant la guerre civile et est même enterré dans l’abbaye de Westminster. Ses deux autres frères, John et Ferdinand décident de partir vivre à la Barbade au milieu du xviie siècle. Ils y font souche. Ibid. p. 123-124.
41« Ici gît le corps de Theodore Paleologue de Pesaro en Italie descendant en ligne impériale des derniers empereurs chrétiens de Grèce, étant le fils de Camilio, fils de Prosper, fils de Theodoro, fils de John, fils de Thomas second frère de Constantin Paléologue le huitième (sic) du nom et dernier de la lignée qui régna à Constantinople jusqu’à sa prise par les Turcs, (Theodore) qui épousa Mary fille de William Balls de Hadlye en Suffolk, gentleman, et eut cinq enfants Theodoro, John, Ferdinando, Maria et Dorothy, et mourut à Clifton le 21 janvier 1636 ». Ibid., p. 122.
42Notons que les descendants de Theodore revendiquent eux aussi l’héritage des derniers empereurs byzantins : Dorothy, fille de Theodore s’intitule lors de son mariage Dorothea Paleologus de stirpe imperatorum ; plusieurs autres descendants aux siècles suivant revendiquent cette ascendance et sont même appelés « The greek princes of Cornwall ». Ibid., p. 123-124.
43Peut-être est-ce là l’intention de François Francos, neveu de Thomas, qui s’arme pour la croisade prêchée par Pie II. Répertoire prosopographique, no 113.
44Michel Alligheri est florentin et Grégoire Tifernas, romain.
45Le 1er mars 1430, Filelfo écrit à Georges Scholarios pour se plaindre du silence du Grec sur les événements qui touchent la ville et l’empereur. Début octobre 1440, le Florentin écrit à son fils, présent à Constantinople, de lui faire parvenir des nouvelles de « notre excellent souverain et très grand empereur ». Le 19 octobre 1440, une lettre évoque un échange banal de nouvelles entre Francesco Filelfo et Théodore Gazès. Filelfo demande toutefois, en fin de missive, des nouvelles de « notre excellent souverain, le très grand empereur des Grecs », nouvelles qui l’émeuvent grandement. Émile Legrand, Cent dix lettres grecques de François Filelfe, op. cit., lettres no 5, 15, 17 et 18, p. 9-11, 37-38, 40-41 et 42-43.
46Répertoire prosopographique, no 4.
47Guillaume Crétin, Œuvres poétiques, op. cit.
48Guillaume n’est pas le seul à adopter cette croix grecque, Antoinette (I) Bissipat se l’approprie également. Répertoire prosopographique, no 24. Le cas de Diane de Dommartin est intéressant à plus d’un titre puis qu’il associe les initiales de la descendante de Georges Bissipat sous la forme grecque de deux deltas. Dossier documentaire, no 1.
49Additional MS. In British Museum, 4604, art. 88.
50Répertoire prosopographique, no 78, 86 et 307.
51Cet écart est le reflet de l’état des sources connues et ne correspond probablement pas à la réalité de l’existence de la famille. En effet, si un document de 1445, qui met en scène un John Greke (1) juré en cour civile dans la localité de Fawy en Cornwall, est bien lié, comme nous le supposons, à cette famille mentionnée à Londres dès 1441, l’arrivée d’un ancêtre dans la région pourrait être repoussée d’une génération au moins ; PRO ART/2/1/2. De même, nous ignorons si John Greke reste actif et dispose d’une descendance qui permettrait d’observer l’évolution de la famille entre la fin du xve siècle et le début du xvie siècle.
52Il existe d’autres cas, moins détaillés hélas que celui de cette famille, où des personnes apparaissent sous ce qualificatif, devenu patronyme : le couple de commerçants parisiens Des Grecs au cours des années 1530 ou encore le notable Thomas Greeke qui teste en 1577 en Angleterre. Répertoire prosopographique, no 157 et 160. Attention toutefois à ne pas confondre ces cas plus assurés de changement d’un adjectif en patronyme avec les fréquents cas observés où l’impétrant est qualifié de grec, faute de meilleure définition en l’absence d’un nom de famille identifiable. Rien ne montre que ce qualificatif devienne nécessairement un nom propre.
53Il s’avère hasardeux d’établir avec certitude des ancêtres à Antoine (II) avant les années 1450. Néanmoins, les Calendar of the Patent Rolls évoquent l’échouage d’un navire marchand venu de Bruges et dont une partie de la cargaison appartient à un John Loscart, tandis que les registres de Bruges notent la présence vers 1458 d’un Michel Loschaert, chevalier de Constantinople. Calendar of the Patent Rolls, p. 432, membrane 20d. Gilliodts Van Severen, Inventaires des archives de la ville de Bruges. Section première – inventaire des chartres, op. cit., p. 469-470. C. 1458-1459, fol. 33v no 8.
54Jean-Jacques Gailliard, Recherches historiques sur la chapelle du Saint-Sang à Bruges, 1846, p. 259-262.
55Répertoire prosopographique, no 27.
56BnF ms. fr. 32511, fol. 184r.
57PRO E 404/71/5, fol. 22r
58Voir un cas très intéressant de réécriture des origines impériales de Georges Bissipat dans Louis Ernault, Les tragiques amours, Paris, Imprimerie française, 1891, p. 240 et 250.
59Répertoire prosopographique, no 59.
60Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit., vol. 1, p. 102-103. Maurice Halbwachs, quant à lui, définit la mémoire collective comme l’ensemble des expériences vécues d’un événement par un groupe donné. Cette mémoire se transmet aux membres dudit groupe qui modifie sa propre sensibilité face au souvenir. Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel (Bibliothèque de l’évolution de l’humanité), 1997 [éd. orig. posthume 1950]. Dans cette étude, Halbwachs détermine la mémoire collective comme un savant mélange entre une mémoire personnelle qui s’enrichirait d’éléments de la mémoire d’un groupe, définie comme collective ou historique. Ibid., p. 97. La mémoire d’un événement historique auquel nous n’avons pas participé se trouve activée par l’effet d’une assimilation d’un récit que l’on nous fait de l’événement à un imaginaire qui nous pousse à nous représenter ledit événement. La mémoire collective s’agrège à la mémoire personnelle qui réinterprète le souvenir. Ibid., p. 122-123. Or, nous observons le même type de réappropriation d’une mémoire collective réinterprétée personnellement avec le souvenir de la chute de Constantinople. Une étude, qui reste à accomplir sur ce sujet. En effet, les récits proposés par Vincent Déroche et Nicolas Vatin de la chute de la ville sont probablement les véhicules d’une mémoire collective sur cet événement. La transmission effectuée par des Grecs tels que Nicolas Agallon ou Thomas Eparchos doit procéder de mêmes codes qui se répercutent dans le temps – notamment le topos du massacre sanguinaire des Grecs par les Turcs dont le sultan Mehmet aurait pataugé dans le sang versé. Vincent Déroche, Nicolas Vatin (dir.), Constantinople 1453, op. cit. Répertoire prosopographique, no 2 et 111.
61Francesca Trivellato, Familiarity of Strangers, op. cit.
62Natalia Muchnik, De paroles et de gestes. Constructions marranes en terre d’Inquisition, Paris, EHESS, 2014.
63Ibid., p. 87.
64Ibid., p. 150.
65Voir supra.
66Ibid., p. 152-155. Même si l’observation n’est pas toujours évidente, les Grecs fonctionnent de la même manière. : les origines sont fréquemment rappelées, notamment par Drague de Comnène ; la mémoire historique fait l’objet d’une réactivation collective dans des cercles tels que celui des Georges Hermonymos, Andronic Kallistos et Georges Bissipat.
67Ibid., p. 159-160.
68Paul Ricœur, Temps et récit, op. cit., p. 102-103.
69Adam of Usk, The Chronicle Adam Usk, op. cit., p. 198-200.
70BnF ms. fr. 15526, fol. 165-168.
71Jonathan Harris, dans son article sur le prince André Paléologue, évoque brièvement cette transaction, symbole selon lui des difficultés financières du prince grec. Le prince grec reçoit en effet une forte somme d’argent. Rien n’est expressément écrit sur les intentions du roi mais l’historien montre que les espoirs d’André tiennent en ce que le roi prône la croisade contre les infidèles et la reconquête des terres chrétiennes. Jonathan Harris, « A Worthless Prince ? », art. cité, p. 552.
72Répertoire prosopographique, no 28.
73Voir le Dossier documentaire, no 3.
74L’histoire des Laskaris de Vintimille tire ses origines de la prise de pouvoir de Michel VIII Paléologue à Constantinople en 1259. La famille impériale déchue est contrainte à l’exil et certains de ses membres se retrouvent à Vintimille. Eudoxie Laskaris époque en 1261 le seigneur de Tende. Fille de l’empereur Théodore II Laskaris, Eudoxie bénéficie d’un prestige bien
supérieur à celui de son mari, au point que leurs descendants changent de nom pour devenir les Laskaris de Vintimille, comtes de Tende. Le souvenir impérial très fort semble se transmettre au fil des générations et les armes de la famille.
75Hic jacet nobilissimus vir, Joannes Vauquelin Fraleni filius, eques dominus de la Fresnaye et des Yveteaux, urbis et vicicomitatus Falesiae protector sub illustrissimo Georgio Paleologo ab imperatoribus bisantinis oriundo qui, capta a Turcis Constantinopoli, in Galliam profugus a rege gubernator Falesiae effectus. Praefato Vauquelin conjugi dilectissimo nobilis Domina Maria Pitard hoc monumentum posuit. « Ci-gît le très noble homme, Jean Vauuelin, fils de Fralen, chevalier seigneur de la Fresnaye et des Yveteaux, vicomte et protecteur de la ville de Falaise sous le très illustre Georges Paléologue, issu des empereurs byzantins, qui, lors de la capture de Constantinople par les Turcs, fuit en France et fut fait gouverneur de Falaise par le roi. » Comte de Vigneral, « Les Vauquelin », Bulletin de la société historique et archéologique de l’Orne, 42/1, 1923, p. 190.
76Dossier documentaire, no 1.
77Sur le rôle de la liturgie royale en lien avec la canonisation du roi, voir Cecilia Gaposchkin, « Louis IX and Liturgical Memory », dans Elma Brenner, Meredith Cohen et Mary FranklinBrown (dir.), Memory and Commemoration in Medieval Culture, Ashgate, Aldershot, 2013, p. 261-278.
78Voir Eugen Ewig, « Le mythe troyen et l’histoire des Francs », dans Michel Rouche (dir.), Clovis, histoire et mémoire. Actes du colloque international d’histoire de Reims, du 19 au 25 septembre 1996, 1997, t. 1, p. 817-847.
79Colette Beaune, « L’utilisation politique du mythe des origines troyennes en France à la fin du Moyen Âge, dans Lectures médiévales de Virgile, École française de Rome, Rome, 1985, p. 331-355.
80Comte de Vigneral, « Les Vauquelin », art. cité, p. 190.
81Répertoire prosopographique, no 267.
82Quelques exemples : Nicolas Tarchaneiotès et Jean Alexandre deviennent en 1459 des « familiers de l’empereur de Constantinoble » ; Démétrios Koumousès fut « jadis escuier de l’empereur de Constantinople » ; Phrangoulios Serbopoulos est quant à lui un ancien « chancelier de l’empereur de Constantinople » ; un Andronic est un parent de l’empereur de Constantinople ».
83Et de fait, l’ensemble des Grecs mentionnés dans les registres de comptes échappent à l’analyse.
84Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, op. cit., p. 144-145.
85Répertoire prosopographique, no 4 et 310.
86Répertoire prosopographique, no 59.
87Sur cette question, voir Benjamin Weber, Lutter contre les Turcs, op. cit., p. 121-134.
88Gilbert Dagron, Naissance d’une capitale. Constantinople et ses institutions de 350 à 451, Paris, Presses universitaires de France (Bibliothèque byzantine), 1984 [éd. orig. 1974], p. 45.
89ASV Reg. CCCXCVIII fol. 164d.
90PRO E 135/6/50.
91Marie-Hélène Blanchet, « La réaction byzantine à l’Union de Florence (1439) : le discours antiromain de la Synaxe des orthodoxes », dans Marie-Hélène Blanchet, Frédéric Gabriel (dir.), Réduire le schisme ?, op. cit., p. 181-196.
92Voir Dimitris G. Apostolopoulos, « Du sultan au basileus ? Dilemmes politiques du conquérant », dans Le patriarcat œcuménique de Constantinople aux xive-xve siècles : rupture et continuité. Actes du colloque international (Rome, 5-6-7 décembre 2005), Paris, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes/Écoles des hautes études en sciences sociales, 2007, p. 241-242 et 250-251.
93Ce terme est emprunté à Benoît Grévin, Le parchemin des Cieux. Essai sur le Moyen Âge du langage, Paris, Seuil (L’univers historique), 2012, p. 390-391.
94Il nous faut cependant noter que le grec, à la différence du latin, reste une langue pratiquée au quotidien par des populations, créant ainsi une distinction entre le grec courant, dit « moyen », et le maintien d’un niveau de langue plus élevé, plus classique. Ibid., p. 134 et 140.
95Ibid., p. 26.
96Dans le récit que Michel Pintoin compose au sujet de l’ambassade de Théodore Cantacuzène en 1397, l’auteur insiste sur l’attrait que suscitent les lettres de créance que le diplomate présente au roi parce qu’elles sont rédigées en latin et en grec (que scripta sunt in prima ydiomate greco habebantur, et in alia, ydiomate latino). Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denis, op. cit., vol. 2, livre XVIII, chap. 8, p. 558. L’association entre identification grecque et langue grecque prend chez Bertrandon une valeur de preuve. Une fois à Damas et alors qu’il cherche à intégrer une caravane à destination de Brousse, moyennant une forte compensation financière, Bertrandon s’adresse, via son truchement, au chef de caravane. Celui-ci se méfie de ses intentions et demande notamment s’il sait parler l’arabe, le turc, l’hébreu vulgaire ou le grec : ce sont les principales langues parlées dans cette partie du monde islamique. La langue grecque semble jouer un premier rôle d’identification, commun aux populations locales mais compréhensible également pour un occidental tel que Bertrandon de La Broquère, Le voyage d’Orient, op. cit., p. 75.
97AN. Registres du Trésor des chartes, II, 182, p. xxxviii.
98Guillaume Crétin, Œuvres poétiques, op. cit., p. 76, vers 89-93.
99CUP, Auctarium, t. II (1897), p. 934, Liber receptorum nationis alemanniae, fol. 129v ; AN X A 1484, fol. 27v.
100Répertoire prosopographique, no 27 et 259.
101Antoine Thomas, « Un document inédit sur la présence à Paris de l’humaniste Grégoire Tifernas (novembre 1458) », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 54/7, 1910, p. 636-640.
102Selon Pascal Boulhol, Hermonymos est le seul Grec à s’être durablement installé à Paris et à y avoir enseigné. Les autres mentionnés, y compris Jean Argyropoulos et cet « Emmanuel de Constantinople (4) » qui officie en Angleterre, n’ont qu’une activité éphémère. Nous pourrions objecter toutefois que cette impression d’instabilité est peut-être une nouvelle fois le fruit d’un effet de source, les implantations étant probablement moins génératrices de documentation. Pascal Boulhol, « Grec langaige n’est pas doulz au françois », op. cit., p. 157-158.
103Ibid., p. 181.
104Mathieu Grenet, La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, v. 17701830, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2016.
105Voir Manlio Pastore Stocchi, « Venezia e la cultura greca. Qualche riflessione preliminare », dans Maria Francesca Tiepolo, Eurigio Tonetti (dir.), I Greci a Venezia, op. cit., p. 1-10.
106Répertoire prosopographique, no 316.
107Voir supra, p. 357.
108Répertoire prosopographique, no 59.
109PRO E 135/6/50.
110AN X A 1484, fol. 27v.
111ADLA E 164, no 2.
112Lucien Lambeau, L’ancien cimetière Saint-Paul et ses charniers. L’église Saint-Paul, la grange et la prison Saint-Éloi, Ville de Paris, Commission du Vieux Paris, 1910, p. 35.
113Il existe plusieurs variantes de sa dénomination : « Dimittre » ; « Demetrius Paleologue dit le grec » ; « Dimittre Paleologue » ; « Dimitre Paillelogue » ; « Dimittre Paillelorgue » ; « Dimitri Pallalogue ». Répertoire prosopographique, no 259.
114Répertoire prosopographique, no 205.
115Répertoire prosopographique, no 114.
116Ces enfants disposent du même degré de grécité que Guillaume Bissipat, plus prompt à faire étalage de sa double culture grecque et française. Répertoire prosopographique, no 28.
117Répertoire prosopographique, no 115.
118Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier au xvie siècle, trad. par Monique Aymard, Paris, Aubier, 2014 [éd. orig. italienne 1976], p. 23-60.
119Voir supra.
120Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, op. cit., p. 32.
121Ibid., p. 58-59.
122Ibid., p. 60.
123Voir supra.
124Répertoire prosopographique, no 286 et 259.
125Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, op. cit., p. 81-116.
126Carlo Ginzburg, Le fil et les traces, op. cit., p. 61-80.
127Répertoire prosopographique, no 286.
128BnF ms. fr. 32511, fol. 296r.
129Constantin, fils d’un Megas doux inconnu, est peut-être lié à la grande famille des Scholarios dont, entre autres, le patriarche Gennadios II est issu. Sur ce patriarche, voir MarieHélène Blanchet, Georges-Gennadios Scholarios (vers 1400-vers 1472). Un intellectuel orthodoxe face à la disparition de l’empire byzantin, Paris, Institut français d’études byzantines, 2008.
130Ainsi quatre Manuel de Constantinople, trois Manuel Paléologue et un Manuel Théodore pourraient être reliés, au risque de commettre des erreurs d’interprétation. Nous conservons pour l’heure ces distinctions mais elles pourraient fort bien être supprimées, peut-être à l’occasion d’une découverte documentaire inédite ultérieure. Répertoire prosopographique, no 70, 71, 72, 74, 262, 263, 264 et 305.
131Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Le Livre de poche, 1987, p. 21.
132Ibid., p. 33.
133Répertoire prosopographique, no 105 et 115.
134Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 25.
135Cité ibid., p. 26.
136Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 193-194.
137Idée déjà battue en brèche par Erving Goffman. Cité par ibid., p. 29 et 33.
138Ibid.
139Letters and Papers Foreign and Domestic Henry VIII, vol. 21, p. 39 no 90, 20 janvier 1546.
140Nous n’avons aucune raison de penser que si elle réellement existé, elle ne se soit déroulée en grec. Nicandre de Corcyre, Le voyage d’Occident, op. cit., p. 170.
141Nous renvoyons à la grande variété des noms adoptés par les Grecs reproduits dans le répertoire prosopographique. Répertoire prosopographique, no 27, 115 et 259.
142Bernard Lahire, L’homme pluriel, op. cit., p. 87.
143Additional MS. In British Museum, 4604, art. 88.
144E. F. Jacob (éd.), The Register of Henry Chichele, vol. 2, op. cit., p. 281. Testament : « Lucia de Vicecomitibus comitassa Kancie et domina de Wake », Lincoln, 11 avril 1424, fol. 372v.
145Dossier documentaire, no 1.
146British library, Add MS 48067, fol. 9r-10v.
147Répertoire prosopographique, no 28.
148BnF ms. fr. 32511, fol. 190r ; ADN B 2045, fol. 274v.
149Mathieu Grenet, « Grecs de nation, sujets ottomans », art. cité.
150Mathieu Grenet, La fabrique communautaire, op. cit.
151Martina Avanza, Gilles Laferté, « Dépasser la “construction des identités” ? », art. cité.
152Ibid., p. 142-144.
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