Introduction de la quatrième partie
p. 313-315
Texte intégral
1Le maire et les échevins de la ville d’Amiens se trouvent dans une situation insolite. En 1426, se présente à eux un personnage que nous avons déjà évoqué ; il se nomme Paul de Vlachia. Cet homme est muni d’une lettre du duc de Bourgogne, suzerain naturel de leur bonne ville, qui leur demande de bien vouloir ouvrir leurs caisses et donner quelques subsides afin que le pauvre hère puisse passer son chemin. Rien de nouveau de ce point de vue. Les largesses et l’autorité du prince font que souvent des demandes d’aides financières peuvent être formulées à des vassaux. Ce qui étonne les hommes du conseil communal concerne plutôt la qualité du requérant : il semble s’agir d’un protégé du duc, mais son apparence et certainement sa langue sont étrangères à ce que l’on peut connaître. Même si l’on peut être habitué à l’important brassage culturel que représente la cour princière, les notables amiénois semblent se méfier. Pourtant, l’ordre du duc est bien réel ; on accède à sa demande. Néanmoins, on ne peut en rester là et noter laconiquement dans les comptes municipaux cette venue et ce don : il faut pouvoir expliquer, et surtout justifier, l’octroi d’une somme non négligeable. Un texte est donc composé :
A hault et puissant prince le conte et prince de Valachie, des parties de Grèce, le somme de quatre flourins d’or à l’escu, laquelle somme, par délibération de plusieurs nosseigneurs les maire, eschevins et conseillers de leditte ville, en obtempérant aux lettres de très hault, très puissant prince et nostre très redoubté seigneur Mons. le duc de Bourgongne, par lesquelles ledit Mons. de Bourgongne, considérans l’exil et misère dudit conte de Valachie, qu’il certiffie estre sen cousin et extrait de noble lignie des roys de France, de Cécille et d’Arragon, et nagaires par cas de fortune, et par les Turcs et Sarrazins, ennemis de nostre foy, avoir esté exillié et chassié hors de son païs, et sa femme, sereur et enffans prins et destruis, prie et requiert à tous princes et seigneurs chrestiens, que par charité il meur plaise ledit conte de Valachie benignement recevoir en leurs terres et pays et lui aidier de leurs biens, pour avoir et soustenir son estat honnestements, sans mendier ; et pour considération du contenu en icelles lettres, mesdis seigneurs ont donné audit conte de Valachie, ladite somme de IIII florins d’or à l’escu, pour lui aidier à avoir et soustenir sondit estat… IIII l. XVI s. p.1.
2Ce texte est intéressant à plus d’un titre pour ce qui va suivre. Tout y est enjeu d’écriture, de composition, voire d’invention, dans le but principal de comprendre et d’expliquer au mieux l’arrivée de Paul à Amiens et le fait que la puissance ducale impose à la ville le don d’une telle somme. Ce Paul de « Valachie » est suffisamment obscur pour qu’on s’empresse de rajouter qu’il vient de Grèce, cette Valachie étant une de ces régions, mais sans qu’aucun ajout explicatif suive. Le maire et les échevins rappellent ensuite rapidement qu’ils sont forcés à cet acte par la fidélité qu’ils doivent au prince. D’ailleurs, il importe de donner une justification à la faveur de Philippe le Bon : on invente – car comment croire le contraire ? – un lien de filiation entre le duc et l’impétrant qui devient un membre mal loti des rois de France, Sicile et d’Aragon. Vient ensuite la raison invoquée pour ce don : le Grec a subi des misères dans son pays et sa famille est retenue prisonnière par les Turcs. La charité chrétienne commande donc d’aider ce coreligionnaire qui n’est que de passage avant de rentrer dans son pays et tenter de recouvrer ses biens.
3Le choix de ce document n’est pas anodin : il illustre une constante dans nos sources, c’est-à-dire le lien fort entre la réalité des faits observés et la recomposition littéraire – souvent à des fins pratiques – de certains événements. Ceux-ci peuvent être réinterprétés, grossis, minorés, voire inventés. Quels que soient les supports, les scribes chargés de consigner ces événements souvent infimes qu’est l’arrivée de migrants grecs en Europe du Nord-Ouest ont été confrontés à des problèmes de compréhension des tenants et aboutissants de ces périples. Dès lors, les sources produisent des textes où on tente de comprendre et de faire comprendre par des termes communs à la culture chrétienne occidentale l’arrivée de populations qui peuvent avoir des codes culturels différents.
4N’oublions pas également qu’une source, quelle qu’elle soit, n’est que le reflet, subjectif, d’une situation donnée d’où la nécessité de croiser les documents entre eux. Mais que faire lorsque ceux-ci manquent ou lorsqu’ils relaient des éléments discursifs proches, influencés par les mêmes préjugés culturels ? L’analyse du discours produit sur les Grecs nous semble une troisième entrée fondamentale de notre parcours, indissociable d’un simple état des lieux de l’arrivée d’une population et de ses rapports avec les sociétés qui les accueillent. De la confrontation de ces discours, principalement occidentaux, émergeront des récits, des postures littéraires, des jugements sur les Grecs qui forment la base de la fabrique des identités grecques. De Manuel II Paléologue, représenté vers 1415 sous les traits du roi Balthazar, jusqu’au souvenir des lointaines origines grecques qui tiennent toujours à cœur à Drague de Comnène ou à Diane de Dommartin à la fin du xvie siècle, de vastes entreprises de réécritures, d’affirmations identitaires – réelles ou supposées – sont à l’œuvre. Il ne s’agira cependant pas de conclure trop hâtivement à la présence totale de la fiction dans tous les récits produits. Dans son étude sur la distinction entre fait et fiction dans la littérature classique et scientifique, Françoise Lavocat insiste sur l’importance de l’édification d’une frontière entre fait et fiction, mais d’une frontière poreuse2. Notre objectif est pour nous d’aborder la masse documentaire disponible armé de ces réflexions. Notre travail, luimême entreprise littéraire, doit prendre en compte des logiques discursives et de l’implication d’éléments fictionnels dans des récits qui cherchent à proposer une explication compréhensible d’un fait, que celui-ci soit un événement aussi important que la chute de Constantinople ou aussi minime que cette arrivée de Paul de Vlachia à Amiens que nous avons évoqué plus haut.
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