Chapitre 4
Des étrangers
p. 171-216
Texte intégral
And the seid Richard Scopham being denyzyn and your seid oratour a Grieke and of an estraunge nation havyng noone of his cuntree and tonge beyng dwellers withyn the seid citee, so be being withoute help of the comen lawe or statute in suche case provided, intendeth to have your seid oratour comdempned and undone forever ayenst all right and conscience withoute your good and gracious lordship to hym be shewed in this behalf1.
1Ce sont en ces termes que Richard Scopham conclut son réquisitoire devant le juge de la King’s Court John Shelley. vers 1471-1472, l’impétrant, portefaix londonien de son état, porte plainte contre Alexis Effomatos, marchand grec que nous connaissons déjà. Après un long plaidoyer sur les causes du litige2 et peut-être à court d’arguments valables, l’ex-employé de l’entreprise Effomatos argue de sa qualité de citoyen anglais qui l’autorise à bénéficier de la Common Law, privilège dont ne semble pas bénéficier Alexis. Suit alors une série d’accusations liées aux origines du marchand : celui-ci est grec, originaire d’une nation étrangère, il ne dispose de l’appui d’aucun compatriote pour servir d’intermédiaire, seulement de voisins lui servant de témoins de moralité. Cette situation précaire pousse donc Alexis à en appeler au chancelier d’Angleterre afin que ce dernier lui assure un Corpus cum causa qui puisse lui garantir la préservation de ses biens et lui éviter une possible incarcération. À cette époque, Alexis et son frère ont déjà une longue carrière de marchands derrière eux. Ils sont en effet très bien implantés dans le tissu urbain, ils possèdent plusieurs maisons dans la capitale et détiennent le monopole du commerce de tissu de Damas et de fil d’or pour la ville de Londres. Tout porterait à croire qu’Alexis est un notable, à défaut d’être un bourgeois, en tout cas un personnage connu à Londres, économiquement puissant. Andronic a bénéficié de lettres de naturalité mais rien n’indique qu’Alexis en ait reçu également. Pourtant, trente années de résidence en Angleterre et une place importante tenue dans le secteur de la draperie londonienne ne suffisent pas lorsqu’une plainte mène les Effomatos en justice. Leur condition d’extranéité semble revenir inexorablement.
2S’il devait exister des niches historiographiques où les débats n’en finiraient pas de durer, de rebondir, de se perdre en de multiples conjectures au risque souvent de perdre de vue les objectifs initiaux qui ont pu mener à de telles joutes intellectuelles, la question de l’étranger et de la condition d’extranéité en constituerait l’une des principales, des plus anciennes, des plus fréquemment réactivées et discutées. Cette question tient inévitablement à la manière dont on tente de catégoriser des personnes qui ne paraissent pas appartenir à un ensemble social, politique ou économique défini comme une norme. Ces personnes semblent rejetées et placées dans divers sousensembles : marginalités, asociabilités, extranéités, altérités. Ces schèmes de rejet ont influé et, selon Simona Cerutti, influent toujours sur une part importante de l’historiographie3. La question des étrangers est de nouveau au centre des débats historiographiques depuis une quinzaine d’années, notamment depuis les travaux de Peter Sahlins qui insiste sur la notion d’extranéité en tant que catégorie juridique à part entière, non plus définie en opposition avec celle de « citoyenneté4 ». Ce champ historiographique suscite dès lors de multiples oppositions trop variées pour les détailler ici. Ainsi, Hanna Sonkajärvi évoque encore récemment, à propos des étrangers sous l’Ancien Régime, que « le dynamisme social des processus d’inclusion et d’exclusion était négligé dans les études qui se fondent sur les textes normatifs valables à l’échelle du royaume ou de l’État-nation postrévolutionnaire, nous ne pouvons que plaider pour une ouverture des champs de réflexion5 ». Ainsi, la critique est récurrente de vouloir envisager l’étranger à l’orée de ce que nos sociétés modernes considèrent comme étranger. C’est vers cette voie que la plupart des débats tendent : délaisser progressivement la sphère juridique comme unique mode de définition de l’étranger dans les sociétés prérévolutionnaires – donc médiévales également – et s’attacher aux aspects sociaux d’une condition le plus souvent évolutive, non définitive et parfois négociée. Ces interrogations forment le cœur de travaux comme ceux de Francesca Trivelatto autour des relations sociales de la compagnie Ergas-Silvera, marchands Juifs Sépharades de Livourne au début du xviiie siècle6, ou de Simona Cerutti autour des aspects informels et parfois abstraits de la condition d’extranéité7. Encore tout récemment, la notion d’extranéité amène à réfléchir sur les possibilités offertes, ou non, à un groupe étranger de vivre et intégrer un groupe social donné et, parfois, de ne plus apparaître comme étranger, ou presque8. Le champ est très vaste, tend même à dépasser le simple cadre d’une période ou bien d’un espace délimité et cloisonné9. Nous entendons nous nourrir de ces réflexions dans le cadre de notre propos.
Le Grec comme étranger : une catégorie occidentale ?
3Nous l’avons vu à travers le discours de Richard Scopham, Alexis Effomatos est suspect, à défaut d’être coupable, dès lors qu’il est originaire d’un pays extérieur au royaume d’Angleterre. Ce même constat avait valu à Thomas Francos, vingt ans plus tôt, la confiscation de ses biens et notamment des revenus qu’il tirait de l’église de Bryghtowell près de Salisbury10. La raison invoquée était qu’il était réputé être grec, donc étranger au royaume et peut-être aussi mauvais chrétien – du moins pas aussi sincère qu’un Anglais aurait pu l’être. Ici également, l’extranéité revient inlassablement, comme une tache impossible à effacer totalement. Pourquoi une telle persistance à classer de tels groupes humains dans une position différente de celles d’autochtones ? Existe-t-il des éléments permettant de nuancer ces types de classifications souvent trop rigides et insuffisamment évolutives ?
Extranéité et contrôle social : une réalité ?
4Selon Bernard d’Alteroche, qui s’appuie sur une définition juridique de la question, le fait de définir à partir du xive siècle une personne ou bien un groupe comme étranger permet à un pouvoir étatique d’établir une distinction claire entre l’ensemble des personnes appartenant aux États d’un prince, devenus sujets, et ceux qui, bien que présents sur ses terres, ne lui appartiennent pas pour autant11. À l’aide de tout un arsenal d’outils juridiques, il est possible d’encadrer l’étranger, au besoin de le contrôler et le cantonner dans un espace prévu à cet effet : des outils coercitifs comme des dispositifs fiscaux ou des quartiers réservés dans une ville donnée ; des outils au contraire plus positifs comme les exemptions ou droits de cité qui permettent d’atténuer le contrôle social dont sont l’objet les étrangers. Pourtant, cette vision reste trop juridique et mérite d’être nuancée. Ainsi, si les outils existent mais donnentils une image fidèle de groupes sociaux si disparates ?
Dire l’étranger
5Il existe un lexique de l’extranéité, un jargon souvent repris par les sources, souvent normatifs, pour montrer à quel point un groupe peut être étranger ou non. Forain, estraunge en français, mais aussi stranger, alien, foreigner en anglais. Autant de termes dont le sens varie, même imperceptiblement, de l’un à l’autre. James Bolton, a ainsi montré pour l’Angleterre la nette distinction à opérer entre les foreigners, étrangers venus d’Angleterre, du pays de Galles et de France, sans être citoyen, et les aliens, étrangers aux possessions du roi d’Angleterre12. De même, il existe tout un panel de références indirectes à la sphère de l’extranéité : le fait de rappeler une naissance à l’extérieur du royaume concerné ; la mention de royaumes extérieurs comme point d’origine. Les Grecs ne font pas exception : Thomas Francos, nouveau médecin de Charles VII, est présenté comme originaire du « païs de Grece » en 1451 tandis qu’Elizabeth/Helena Lascarina et sa compagne Ffraunces Norreis apparaissent soixante ans plus tard dans la lettre du sheriff de Lincoln comme originaires de Grèce13.
6La particularité de la situation grecque se situe ailleurs que sur le plan géographique. Le champ lexical de l’extranéité est très rare dans les sources. Exception faite des Subsidies Rolls qui donnent les listes des étrangers au royaume et évoquent ce terme dans chaque préambule, les occurrences sont très rares et se limitent à une seule à ce jour : Alexis Effomatos, nous l’avons vu, vient d’une « estraunge nation ». Cette pauvreté mène inévitablement à poser la question de la pertinence de catégories à tous points de vue anachroniques pour notre période à l’instar de l’historiographie la plus récente qui, dans le courant des Diasporas Studies, entend disqualifier les termes d’Extraneity ou bien de Foreignness comme catégories sociales ou juridiques englobantes14. Pour les xve et xvie siècles, cette pauvreté sémantique se double de l’existence de liens contractuels particuliers entre étrangers et souverains, via l’emploi de lettres de naturalité, palliant une extranéité au royaume par une sujétion particulière au prince : les liens de fidélité qu’entretiennent des personnages comme George Bissipat, Thomas Francos ou Michel de Trébizonde avec leurs souverains font qu’ils peuvent apparaître comme des Grecs, mais non comme des étrangers, tant que se poursuit ce lien. Fidèle de François Ier, Démétrios Paléologue (3) effectue nombre de missions diplomatiques pour le compte de son souverain. Ambassadeur, interprète, intermédiaire, Démétrios apparaît comme un Grec. Le lexique de l’extranéité n’est jamais utilisé et aucune distinction sémantique ne peut être établie à partir du moment où le Grec obtient des lettres de naturalité qui le font, théoriquement, passer à un nouveau statut, à mi-chemin entre citoyenneté et extranéité. Il n’existe aucune différence entre le Démétrios de 1534 grec et intermédiaire opportun des relations franco-ottomanes, et le Démétrios de 1560 devenu une sorte de bourgeois parisien allié aux plus influentes familles de la capitale. Nous voici revenus à l’ethnicité comme seule marque diffuse d’extranéité.
Droit d’aubaine, Alien Subsidies et autres charges fiscales
7Dans son étude sur l’extranéité au Moyen Âge, Bernard d’Alteroche évoque le droit d’aubaine comme un marqueur efficient permettant de définir un étranger. De même, Gabriel Audisio commence son étude sur l’étranger en insistant sur le fait que celui-ci existe à travers une série de mesures, notamment fiscales, visant à établir une distinction nette entre les sujets du prince et ceux qui lui échappent juridiquement15. Tout semblerait donc tourner autour de cet obstacle fâcheux pour tout étranger souhaitant pérenniser une réussite financière bâtie dans un pays étranger. En effet, cette obligation frappe les personnes résidant sur un territoire donné sans en être originaire. Dès lors que la personne décède, il lui est impossible de transmettre à ses héritiers les biens mobiliers et immobiliers acquis dans ledit territoire tout au long de son séjour. Tous les avoirs de ces étrangers reviennent invariablement à la Couronne. Ce droit régalien fait peser une grave menace sur des patrimoines parfois très conséquents d’entreprenantes personnes, souvent marchandes. Il marque également une nette distinction avec les sujets royaux qui, eux, se voient garantir la transmission de leurs patrimoines. Cette menace explique d’ailleurs que nombre de marchands étrangers, dont plusieurs Grecs, effectuent des affaires en Europe du Nord-Ouest, comme en Angleterre, mais sans qu’aucune forme de réinvestissement local apparaisse : ainsi les marchands grecs venus de la péninsule Italienne comme Jeronimus Grace, Peter Gracyan, Anthony Gracyan ou Peter Vatase (ou Vatazès ?), logent à Londres mais n’y possèdent visiblement aucun bien16 ; de même, dans le port de Londres, apparaissent des noms tels que George de Nicosia (également appelé de Cipro), Démétrios de Larta ou bien Andronic de Lore qui ne se retrouvent nulle part ailleurs17. Pourtant, d’autres Grecs comme les frères Effomatos en Angleterre ou Démétrios Paléologue (3) dans la France du siècle suivant, choisissent d’investir dans les royaumes concernés et d’y rester. Sur eux pèse donc ce droit qui justifie le recours aux lettres de naturalité que nous aborderons plus loin. Pourtant, ce droit ne semble pas fréquemment utilisé par les autorités. Aucun Grec n’a, à notre connaissance, eu à subir pareil écueil et tous les Grecs migrants semblent parvenir à maintenir et consolider leur condition sociale et économique en transmettant leurs patrimoines sur plusieurs générations18. L’aubaine est donc davantage une menace plutôt qu’une réalité fiscale.
8Ce n’est pas le cas des autres mesures qui frappent les étrangers dans leurs conditions de résidence et leurs activités. La taxe des Alien Subsidies tire son origine de la volonté royale d’imposer les étrangers résidant dans le royaume : une redevance de seize deniers est exigée individuellement pour les propriétaires d’un logement et de six deniers pour les locataires. Cette taxe existe de 1439 à 1484 et paraît avoir été réellement effective. Elle touche notamment Alexis Effomatos plusieurs fois par an, indiquant peut-être que la taxe est évaluée en fonction du nombre de biens immobiliers possédés, Alexis étant à la tête d’un patrimoine très conséquent. Ces taxes font partie d’un ensemble plus vaste de mesures fiscales liées au bon vouloir du prince19. Cette mesure anglaise dure particulièrement longtemps, mais le plus important est qu’elle frappe des personnes qui normalement ne devraient pas y être soumises. En effet, qu’il s’agisse des frères Effomatos ou de Thomas Francos, nous savons que des lettres de naturalité les excluent, théoriquement, de toute assimilation à la condition d’étranger. Pourtant, il n’en est rien et Thomas paie seize deniers pour sa maison à Broadstreet, probablement jusqu’à son passage en France. Le droit d’aubaine ne s’applique alors plus mais un autre type de fiscalité vient rappeler que ces hommes ne sont pas tout à fait des citoyens comme les autres.
9Les étrangers sont souvent des marchands ou des porteurs de produits exotiques très prisés mais onéreux – et donc lucratifs. Ces biens font souvent l’objet d’une taxation particulière. Les médecins/apothicaires tels que Démétrios de Cerno semblent tout particulièrement touchés par ces prélèvements affectant des produits nécessaires à leur commerce20. De même, les grands marchands tels que les Effomatos cherchent à obtenir le monopole d’un type particulier de produits afin d’atténuer les effets de ces prélèvements21. Nous voyons ainsi nombre de marchands payer une taxe sur des marchandises déchargées dans le port de Londres et parmi eux, plusieurs Grecs apparaissent. Pourtant, ici encore, ces taxes ne peuvent constituer un marqueur fiable pour définir l’étranger – grec en particulier – puisque les prélèvements se poursuivent malgré l’évolution des statuts juridiques de ces personnes. Cette évolution prend souvent la forme de la lettre de naturalité et est trop souvent considérée comme la marque absolue du passage de l’état d’étranger à celui de citoyen.
La lettre de naturalité : un faux-semblant
10Apparues en Angleterre autour des années 1380, les lettres de naturalité répondent à une nécessité du moment, à savoir d’octroyer de façon légale à des étrangers des droits équivalents à ceux des sujets du roi. Ces documents n’amorcent pas un mouvement, ils lui donnent un cadre juridique plus net22. Si l’Angleterre est le premier royaume à faire usage de ce système, la France et la Bourgogne lui emboîtent rapidement le pas. Concernant les Grecs, les premiers documents apparaissent en 1451 pour Thomas Francos et en 1477 pour Georges Bissipat. Il est probable qu’il ait existé des lettres délivrées à des Grecs avant ces époques. Werner Paravicini constate que la Bourgogne ne fournissait aucune lettre de naturalité23. Toutefois, la capacité de Michel de Trébizonde à transmettre ses biens à son fils Antoine semble garantie par le duc. En France, comme en Angleterre, la pratique semble se généraliser au xvie siècle. Ce sont avant tout des soldats ou bien des marchands qui bénéficient de ces faveurs : Thomas de Thoe par exemple, archer au service du duc de Guise en mai 1534 ; Georges Calluo Corressy (ou Kalvokorésès), marchand, et ses fils Antoine et Démétrios en août 153924.
11Dès lors, ces outils deviennent pour le pouvoir royal des leviers de contrôle social, actionnés au cas par cas, permettant de créer un état de dépendance entre les potentiels impétrants étrangers et le roi. Les Alien Subsidies ainsi que le droit d’aubaine pèsent certes sur ces étrangers mais il importe aussi de disposer d’un moyen de leur éviter d’acquitter ces taxes. Les Grecs ne font pas exception. Le 25 avril 1424, Démétrios, médecin, originaire de Cerno en Thrace, écrit une supplique à la chancellerie du roi d’Angleterre25. Né en « terre de Grece », il affirme vivre sur l’île depuis plus de onze ans. Il y exerce les fonctions de médecin, a pignon sur rue et bénéficie même de la protection de la plus haute aristocratie26. Plus important encore, Démétrios a épousé une Anglaise et fondé une famille, mais à son grand regret, celle-ci est anglaise, lui non. Cette raison est mise en avant pour bénéficier de lettres de naturalité de la part de la chancellerie. De surcroît, une telle faveur permettrait mécaniquement d’exonérer le Grec de taxes sur les produits qu’il importe pour l’approvisionnement de sa boutique d’apothicaire. La réponse survient sept mois plus tard, affirmative quant à la lettre de naturalité mais négative concernant l’exonération d’impôt. Quatre-vingts ans plus tard, toujours en Angleterre, Nicolas Rayes se trouve au cœur d’un imbroglio juridique avec la chancellerie royale27. Ce Grec a acheté un immeuble à Coventry en 1502, ancienne propriété du prieur et du couvent de la cathédrale Sainte-Marie. Tout semble bien se passer jusqu’à ce qu’en janvier 1505 la chancellerie intervienne : en tant qu’étranger Nicolas n’aurait pas dû posséder ce bien. Mais Rayes ne semble pas mériter qu’on le lui supprime. La solution vient rapidement : l’immeuble est d’abord confisqué ; Nicolas reçoit des lettres de naturalité le 6 février ; le 28, le roi lui rend son bien. Ces deux exemples ont l’avantage de présenter deux facettes d’un même problème, celui d’empêcher une perte de biens ou de revenus. Dans le premier cas, le Grec est demandeur d’une faveur royale, dans le second, il s’agit de résoudre juridiquement une situation de fait, sans léser Nicolas Rayes. Ici, les Alien Subsidies ne sont pas évoquées puisque la demande de Démétrios se situe avant l’établissement de la taxe en 1439, celle de Nicolas après sa révocation en 148428. Toujours est-il qu’ils créent une relation de dépendance économique vis-à-vis du souverain.
12Pourtant, s’il existe bien un lien de dépendance avec le souverain, celuici implique inévitablement une négociation qui a trop souvent été laissée de côté par l’historiographie. En effet, pourquoi Thomas Francos et Georges Bissipat parviennent-ils à obtenir ces documents quelques mois, voire quelques années après leur entrée au service du prince, quand d’autres comme Démétrios de Cerno et Nicolas Rayes ne l’obtiennent, à la suite d’un concours de circonstances particulier, qu’après au moins une décennie de résidence ? Pour Thomas et Georges, leurs valeurs respectives font qu’ils représentent des atouts de choix pour les cours européennes et qu’il est important de se les attacher. Dès lors, la lettre de naturalité, au-delà de son rôle social, devient un réel outil de négociation où les parties étrangères sont loin de tenir un rôle mineur : Thomas Francos obtient dans le même temps la légitimité pour son fils Guillaume, rendant intéressante la levée d’aubaine qui accompagne les lettres de naturalité. La négociation doit amener à composer, donc à réécrire la réalité d’un état de fait. Or un trait caractéristique des lettres de naturalité est de créer une fiction entre l’impétrant et l’autorité juridique qui les délivre : il s’agit de faire « comme s’il estoit natif du royaume », ainsi qu’il est répété dans la lettre pour Thomas Francos29. En d’autres termes, l’objectif est de créer un nouveau sujet du prince, de considérer qu’il fait partie du royaume comme s’il y était né. Réexaminons la demande de Démétrios de Cerno. Tout d’abord, Démétrios ne cache rien de ses origines grecques mais il ne revient plus sur ce point par la suite. Il ajoute immédiatement qu’il vit en Angleterre depuis plus de onze ans, insistant bien sur sa familiarité avec la société anglaise. Son attachement à celle-ci est renforcé par son mariage avec une femme issue de « vostre terre » : sa catholicité est ainsi rappelée en même temps. Ce mariage est réel et a donné naissance à plusieurs enfants. Nous arrivons ici au cœur du texte : Démétrios souhaite pouvoir assurer l’avenir de ses héritiers anglais, ainsi nés sujets d’Henry VI. Obtenir l’abolition du droit d’aubaine permettra, selon Démétrios, de réparer des vexations que lui et ses proches subissent. Le Grec poursuit sa demande pour aborder un autre point, et non des moindres : celui de se voir exempter des taxes et redevances qui pèsent sur lui comme étranger et apothicaire importateur de produits soumis à prélèvements. Voici donc réécrite la situation de Démétrios. Son but est de devenir un vrai sujet de Sa Majesté comme le reste de sa famille.
13La lettre de naturalité met-elle fin à la condition d’extranéité ? L’affrontement entre Alexis Effomatos et Richard Scopham permet d’en douter. Nous ne disposons d’aucune lettre de naturalité le concernant. Néanmoins, ses nombreuses propriétés londoniennes suggèrent que le marchand grec disposait des autorisations nécessaires pour disposer de biens immobiliers, privilèges normalement inhérents aux sujets du roi pleinement citoyens ou bien à ceux qui bénéficient de dispenses spéciales. De même, Thomas Francos, lorsqu’il se voit confisquer ses biens anglais en 1451, bénéficiait de lettres de naturalité et devait, normalement être considéré comme un citoyen. Mais le basculement du côté français lui ôte ce privilège et le ramène à sa condition d’étranger30. Enfin, l’onomastique montre également que l’obtention d’un tel document n’efface pas la culture, la mémoire des origines qui sont parfois, volontairement ou non, rappelées dans les sources. Nous avons déjà évoqué les soucis d’héritage de la famille Greke en Angleterre31. Or ce patronyme, construit sur l’origine géographique d’un ancêtre grec, se perpétue pendant au moins trois générations. Il est important de noter que l’obtention d’un tel sésame n’exclut pas de continuer à payer certaines charges fiscales pesant normalement sur des populations étrangères : ainsi, les Subsidies Rolls comptent toujours dans leurs registres Thomas Francos et Andronic Effomatos après que ces derniers ont reçu leurs lettres32 ; Démétrios de Cerno doit continuer de payer les taxes grevant l’importation de biens étrangers. Enfin, notre recension compte plusieurs courtisans dont les parents sont d’origine étrangères, ont bénéficié de lettres de naturalité et ont transmis à leurs héritiers – le plus souvent occidentalisés – un nom, un surnom, une langue et qui restent perçus comme incomplètement intégrés, leurs origines étrangères ancestrales les accompagnant toujours un peu : Guillaume Bissipat, fils de Georges, est toujours appelé « le grec » dans certains documents ; Antoine fils de Michel Alligheri de Trébizonde porte toujours ce patronyme exotique33 ; plusieurs Grecs de seconde génération sont toujours recensés dans les Subsidies Rolls, en dépit, tel Leonard Grekeson semble-t-il, dont le père paraît avoir été grec, payant toujours en 1442 une taxe au nom de l’Alien Subsidy34.
14La lettre de naturalité est donc bel et bien un outil, utile pour les deux parties, plutôt qu’une réelle étape dans le processus menant l’étranger à une intégration parfaite et idéalisée dans une société donnée. Elle ne crée aucune égalité stricte avec les sujets locaux du prince mais constitue un levier commode pour asseoir sur le long terme une situation sociale d’étrangers désireux de pérenniser leur présence. La lettre de naturalité contribue à former une citoyenneté bâtarde, encore à mi-chemin entre extranéité et citoyenneté pleine et entière.
Ambivalences d’une catégorie polysémique
15La question des lettres de naturalité pose plus généralement le problème de l’immuabilité de la condition d’extranéité et de l’irréversibilité du changement dès lors qu’on devient citoyen. L’étranger ne peut être réduit à une définition juridique, claire et définitive : ses multiples facettes interdisent un discours net et impliquent plutôt la nuance. De même, le temps joue invariablement et fait évoluer la condition d’un étranger vers une forme nouvelle de citoyenneté mais aussi, à l’inverse, peut changer le citoyen en étranger. Enfin, le cœur de notre propos veut autoriser d’autres pistes de réflexions autour de phénomènes sociaux nouveaux et tout aussi pertinents pour définir l’étranger.
Temporalités variables
16Reste-t-on invariablement étranger ? Si l’on peut quitter cette condition, un retour en arrière est-il possible ? La problématique de l’extranéité ne pose pas le problème du rapport entre un groupe humain qui aurait été étranger par nature et un autre qui n’aurait pas vocation à le devenir. Chacun peut se retrouver, par le biais d’un France quelconque, comme la chute d’une cité, à la merci de devoir prendre la route et devenir ainsi des étrangers pour les habitants des régions traversées. Notre propos veut ajouter une nouvelle nuance à l’apparente immuabilité de la condition d’étranger : celui-ci ne l’a pas toujours été, il peut l’être pour une période donnée, puis ne plus l’être et parfois le redevenir après un laps de temps plus ou moins long. Les Grecs que nous observons obéissent à ces lois.
17Le sentiment d’être étranger est bien évidemment une question de point de vue : celui de l’individu concerné, qui ne se considère pas comme un étranger, étant logiquement en symbiose avec la culture qu’il a acquise de ses parents, de sa société d’origine ; celui des autochtones plus ou moins clivant. L’extranéité se crée dans le regard de l’interlocuteur : chacun est un étranger pour l’autre35. Dès lors, il suffit que l’interlocuteur change pour que le rapport d’extranéité qui aurait pu disparaître réapparaisse. Originaires de Corfou, Nicandre de Corcyre et sa famille ont fui les Ottomans et se sont réfugiés à Venise, alors suzeraine de Corfou. Nicandre est élevé dans la lagune et en adopte le mode de vie, devenant un membre actif de la communauté grecque de Venise. Pourtant, lorsqu’il décide de suivre l’ambassadeur de Charles Quint à Constantinople puis en Europe du Nord, Nicandre redevient un étranger et son engagement au sein de la compagnie de stradiotes en Angleterre s’explique par la possibilité pour un Grec étranger de trouver aisément un emploi. Puis, lorsque Nicandre retourne à Venise, il reprend sa vie et n’est plus perçu comme un étranger du même type qu’en Angleterre ou en France36. Le propre frère du dernier prétendant à la pourpre impériale, Manuel Paléologue (5), expérimente, lui aussi, le voyage au-delà des Alpes, passant d’une vie romaine à laquelle il est habitué depuis l’enfance à la cour bourguignonne. Il est clair que l’accueil ducal, aussi courtois soit-il, ne diffère en rien, de la manière de procéder avec les autres étrangers – dont des Grecs – ne lui offrant que peu de moyens, indignes, selon lui, de son niveau social37. Manuel ne se rend pas compte qu’il devient un étranger en changeant de cour, processus qui serait sûrement allé en s’atténuant si le prince Paléologue avait décidé de rester à auprès du Téméraire.
18Le temps n’arrange donc rien à la situation d’un étranger, en tout cas il n’implique pas nécessairement l’amélioration d’une condition souvent inconfortable. Les Grecs renvoient dans les sources à une image précaire. La cause en est, certes, que notre documentation est lacunaire et que souvent nous ne sommes pas en mesure de comprendre ce qui arrive par la suite à un personnage donné. Néanmoins, lorsque des itinéraires peuvent être reconstitués, nous observons certes des processus qui tendent souvent à l’intégration, à des degrés divers, dans un tissu social, mais nous sentons également bien que ce processus n’est pas linéaire et peut être soumis à des aléas qui interrompent, retardent ou accélèrent le passage de l’extranéité à la citoyenneté. Selon les espaces et les époques traversés, il sera plus ou moins aisé pour un Grec de trouver sa place.
Extranéité et sociétés curiales : une « patrie » pour les étrangers ?
19Dans un article de 2002, Werner Paravicini aborde tout un pan des études curiales encore largement délaissé par l’historiographie. Les courtisans viennent d’horizons souvent divers et la cour réside fréquemment dans des provinces dont ils ne sont pas tous originaires : ils se trouvent donc normalement dans une situation d’aubain, d’étranger au regard des lois de ladite province38. Or, l’historien montre que la cour multiplie les mesures d’affranchissements et d’exemptions du droit d’aubaine pour les membres de son hôtel, sans que ces mesures soient uniquement réservées aux courtisans. La cour ducale est devenue de fait une sorte de patrie pour tous ses membres39. La question que nous souhaitons ajouter à ces réflexions est celle de la présence des étrangers dans ces mêmes sociétés curiales, parfois sur des périodes plus ou moins longues. En tant qu’étrangers au même titre que certains courtisans locaux, les Grecs bénéficient-ils de cette nouvelle patrie informelle ? Les longs périples de migrants, grecs ou non, ont comme objectif d’atteindre un prince parce que celui-ci est souvent jugé plus apte à leur délivrer une aide. Or d’anciens sujets byzantins semblent bien se fixer dans les cours princières et même entrent volontiers au service du prince : ainsi, George Le Grec (1) est archer et garde du corps du duc de Bourgogne entre 1451 et 145440 ; de même, la cour de Bourgogne compte en son sein plusieurs serviteurs ou protégés grecs comme Isaac Paléologue et son fils Alexis, Constantin Scholarios, Georges Théophile, ou cet Asseneuz de Acarye « escuier filz du prince de Acarye du païs de Constantinoble41 ». Ces modèles sont également observables en Angleterre et en France. Or tous sont des étrangers qui semblent avoir trouvé un refuge commode au sein des cours européennes. La protection du prince leur évite notamment de tomber sous le coup de multiples juridictions locales qui, théoriquement, devraient les considérer comme des étrangers et leur appliquer en conséquence la législation correspondante. Et de fait, ces personnes semblent bien suivre le prince et rester sous son aile au moins quelque temps avant de passer, pourquoi pas, dans une autre cour.
20Cependant, si la cour a pu devenir une forme de refuge pour les étrangers, elle n’en constitue pas pour autant une fin en soi. En effet, que peuvent espérer ces personnes sinon glaner quelques aumônes pour survivre ? Très peu d’entre elles savent utiliser leurs compétences et occuper une place enviée et les exemples de Georges Bissipat ou de Démétrios Paléologue (3) ne doivent pas occulter le fait que le lot commun des Grecs est plutôt d’errer de cour en cour, de rendre parfois quelques services mais sans être certains que leur subsistance pour le lendemain est assurée. La cour est donc un endroit particulier, dont nous verrons plus loin toutes les possibilités qu’elle offre aux Grecs en matière de réseaux de sociabilités, mais elle n’est qu’un lieu dans lequel peuvent s’épanouir, pendant un temps, certains migrants.
De nouveaux champs d’analyse ? La notion d’« incertitude »
21Dans son ouvrage consacré à l’étranger au xvie siècle, Gabriel Audisio évoque la procédure juridique qu’implique la délivrance, ou non, d’une lettre de naturalité au bénéfice d’un impétrant étranger42. L’enquête menée par les autorités compétentes doit passer par l’interrogatoire de personnes proches de l’étranger concerné, servant ainsi de caution et de preuve d’intégration, au même titre que la fortune accumulée, les liens familiaux tissés ainsi que la durée de séjour dans un lieu donné43. En effet, si les enquêtes concernant les Grecs n’apparaissent pas dans notre documentation, il apparaît nettement que la famille, la durée de séjour, voir les proches, peuvent apparaître comme des arguments valables44. Pourtant, la nécessité de trouver des personnes capables de témoigner en faveur de l’étranger doit amener à se demander si cette notabilité locale ne constitue pas un élément structurel déterminant. Simona Cerutti présente la théorie selon laquelle l’extranéité est moins définie par la provenance extérieure à un lieu donné qu’à une incapacité pour l’étranger de se faire reconnaître par certains membres de la communauté dudit lieu. En d’autres termes, l’étranger est avant tout celui qui est inconnu de tous, celui qui ne peut se prévaloir d’appuis, d’amis ou de parents qui officieraient comme des garants de l’intégrité et de la confiance à accorder. Cerutti montre ainsi que l’extranéité se crée et s’estompe en fonction de ce rapport de force, en fonction de la vigueur des réseaux de sociabilités actifs. Une personne peut être perçue comme plus étrangère qu’une autre qui viendrait de plus loin, dès lors que celle-ci ne compte aucun appui dans une communauté45.
22Les Grecs répondent à ce type d’hypothèses. Les registres de comptes des chancelleries font état de migrants dont on ne sait rien, ou si peu. Le registre BnF ms. fr. 32511 dresse ainsi la longue liste des bénéficiaires des largesses royales, dont certains sont grecs. Or, en 1454, personne ne sait qui sont Constant de Brana, Nicolas de Brana, Dimitry Varangue, Paul de Vauvadcis, Philatropinos (ou Philanthropenos), Théodore Conacilade (ou Konakiladès), Michel Dromocatis (ou Dromokatès), Démétrios Assanis (ou Asanès), Michel Assanis ou Nicolas Condos, pour ne citer que les noms figurant sur le folio 175v46. Même Manuel et Nicolas Agallon, également présents et pourtant envoyés officiels du pape, ne se distinguent pas particulièrement. Venus de lointaines contrées – certes connues en Europe du Nord-Ouest mais toujours associées à des images et des représentations très vagues – les migrants grecs sont très souvent seuls face aux autorités locales et dépourvus d’appuis pourtant nécessaires à l’accomplissement de leur périple. Les déboires d’Elizabeth/Helena Lascarina et de Ffraunces Norreis en 1511 découlent de cette lacune : sans la présence d’un personnage proche et influent capable de jouer les intermédiaires entre elles et le sheriff de Lincoln, l’officier du roi d’Angleterre est contraint de les incarcérer et d’en appeler au chancelier d’Angleterre pour l’aider à démêler l’affaire47. Ici, le cas des deux femmes illustre un topos classique, celui du migrant ne sachant pas se faire comprendre de la population locale et suscitant dès lors la méfiance des habitants d’une région. Le prétexte de la récolte de fonds dans le but de financer une énième croisade, ou plus simplement de subvenir aux besoins d’une famille frappée par le malheur, n’est jamais remis en cause. Le problème qui se pose est que souvent les personnes chargées de ces tâches sont inconnues du plus grand nombre et donc considérées comme suspectes. Cette justification est avancée en 1408 par les officiers du duc de Berry lorsque ceux-ci se saisissent d’Alexis Claudioti, appréhendé dans une bourgade de Bourgogne et incapable de se faire comprendre des habitants et des autorités48. L’affaire ne peut se résoudre que par l’intervention de Constantin Paléologue Rhallès et surtout de Manuel Chrysoloras, connus et reconnus par le roi lui-même. Dès lors, les multiples lettres de recommandation dont nous trouvons trace dans la documentation tendent à prévenir ce genre d’incident et donner une garantie aux voyageurs grecs en les rendant moins anonymes auprès des populations locales. Néanmoins, est-ce suffisant pour caractériser un étranger ? Les Subsidies Rolls dressent des listes de noms d’étrangers taxés dont il est possible pour certains de suivre les trajectoires sur des périodes plus ou moins longues49. Ces personnes sont intégrées dans un tissu urbain, ont pignon sur rue pour certaines et sont connues de l’administration fiscale. Elles ne devraient donc plus être aussi étrangères qu’à leur arrivée. Pourtant, cette taxe continue à s’appliquer.
23Sans être une réponse définitive à la question des étrangers, la notion d’incertitude permet d’interroger l’extranéité comme un vaste champ au sein duquel existent des échelles de valeurs, allant d’un étranger totalement extérieur à une société à un étranger plus ou moins bien connu de son entourage qu’il soit amical, local, ou administratif.
Le Grec, un étranger hors de la société ?
24Un étranger vit nécessairement dans une société à laquelle il n’appartient pas du fait de sa naissance. Pourtant, il fait partie de celle-ci, vit en son sein, contribue parfois à son essor et constitue une part plus ou moins active de son dynamisme bien qu’il puisse être exclu de son gouvernement. L’objectif est désormais de s’interroger sur la place des Grecs dans ces sociétés en tant qu’étrangers. En sont-ils rejetés ? Quels rapports peuvent-ils entretenir avec d’autres étrangers (solidarités, rejets) ? Les sociétés hôtes ne tendent-elles pas vers une assimilation des étrangers à des populations différentes, donc suspectes ?
Marginalités ?
25Il est difficile, depuis les travaux d’Erving Goffman et d’Howard Becker, de considérer les marginaux comme des groupes humains totalement coupés d’une société. En effet, nul n’est irrémédiablement exclu d’un groupe social, chacun se positionnant par rapport à une norme qui décide de s’ouvrir ou non. Les sociétés médiévales fonctionnent également ainsi et l’image classique perdure du mendiant toléré au sein d’une cité et à qui l’on fait l’aumône parce qu’il symbolise l’image du Christ, malgré des époques où la mendicité, l’usure, la pauvreté ou la prostitution peuvent être réprimées50. Les étrangers ont également subi ces discours. Ils ne se trouvent pas nécessairement dans une situation de mendicité et certains – des marchands fréquemment mais également quelques serviteurs royaux ou princiers – peuvent afficher un niveau de vie très enviable. Néanmoins, des mesures visent ces personnes, les brident et les stigmatisent comme des non-citoyens, exclus des centres de décision, des postes administratifs. Peut-on dès lors associer les étrangers à des personnes en marge des sociétés dans lesquels elles vivent, à défaut de les décrire comme de réels marginaux ?
26Les exemples abondent de Grecs étrangers – du moins jusqu’à l’obtention de lettres de naturalité – qui bénéficient d’une réputation de bon niveau. Au xvie siècle, nous voyons le couple Des Grecs tenir une échoppe (de boucherie ?) en plein Paris51. De l’autre côté de la Manche et à la même époque, Peter et Mattea de Mylan sont des brodeurs suffisamment reconnus dans le microcosme londonien pour compter parmi leurs clients le ministre du roi Thomas Cromwell. Ces Grecs entreprenants occupent parfois des places stratégiques dans les flux des marchandises : Jehan Greke, bien qu’utilisé pour convoyer des personnalités de haut rang, est un capitaine de galée opérant régulièrement la liaison entre Rouen et Pontoise52. À défaut d’une source non encore découverte, aucun indice n’évoque un Grec dans une situation d’exclusion avérée. Les Grecs, quoique souvent en situation difficile, en quête de reclassement, ne peuvent donc être considérés comme des marginaux, sans contact avec les populations. Bien au contraire, les documents mettent en scène des Grecs en relation avec des populations locales, qu’il s’agisse des membres de la haute aristocratie ou bien du monde paysan, artisan, marchand, urbain, au point que ces rapports priment sur les relations internes aux Grecs, moins visibles. Chaque Grec, démographiquement esseulé et confronté aux enjeux de sa propre vie, doit composer avec des locaux, voisins, associés, amis, ennemis, etc. Les cas les plus nets concernent les quelques officiers membres des cours princières. En tant que médecin personnel de Charles VII, Thomas Francos côtoie d’autres courtisans, certains collègues médecins comme Regnault Thierry, qui semble avoir été très proche53. De même, Démétrios Paléologue (3), en tant que concierge de l’hôtel des Tournelles et sommelier de paneterie du roi, gravite dans un monde où apparaissent plusieurs personnalités locales comme Michel Lemaistre et Marc Terrier, également sommeliers de paneterie du roi54. Les transactions, marchandes ou financières amènent nombre de Grecs à entrer en contact avec les populations locales : le monde des travailleurs portuaires londoniens avec les frères Effomatos55 ; le monde paysan avec Démétrios Paléologue (3) de nouveau56 ; la bourgeoisie beauvaisienne avec Georges Bissipat57. Nous laisserons de côté toutes les alliances matrimoniales et les constructions de réseaux de sociabilités avec des personnes importantes d’une région ou d’une ville. Insistons simplement sur leur existence et leur importance dans les relations entretenues avec les locaux.
27Les activités de ces Grecs génèrent donc des échanges. Les contacts ne manquent pas, qu’il s’agisse des actes de piraterie de Georges Bissipat ou bien les ordonnances médicales que ne manquent probablement pas de délivrer des médecins tels que Démétrios de Cerno et Nicolas Rayes en Angleterre ou bien Serapion en Écosse58. Cependant, l’ouverture et l’échange ne sont pas systématiquement d’actualité lorsqu’un Grec s’adresse à un local. Les documents mettant en scène les contacts réels de Grecs avec des populations locales restent minoritaires et il serait hasardeux de vouloir compter parmi eux les sources émanant des chancelleries. Pour une grande majorité de Grecs, les contacts laissent fréquemment apparaître des lacunes, parfois des incompréhensions. La tendance tient avant tout dans des relations qui peuvent s’avérer lointaines, quand elles ne sont pas simplement ténues. Tout est résumé dans le procès entre Alexis Effomatos et Richard Scopham. De même, si l’on n’y prend pas garde, une incompréhension peut naître à vouloir raisonner à partir de cas qui ne sont pas toujours comparables. Nous avons tenté de montrer qu’il existait des degrés variables entre une extranéité complète et une intégration totale. Or, il serait erroné de chercher à comparer l’absence visible de liens avec les locaux de personnes ruinées et jetées sur les routes d’Occident avec des Grecs tels que Démétrios Paléologue (3) suffisamment installés dans leurs nouvelles carrières pour entretenir des relations nombreuses et constantes avec ces mêmes populations.
28La pauvreté actuelle de nos sources incite à la prudence quant à l’existence et la vigueur de ce type des relations. Nous pouvons néanmoins conclure de ce premier ensemble de réflexions que les Grecs ne paraissent pas plus en marge que d’autres issus de sociétés qui se montreraient plus fermées. Extranéité et marginalité sont des termes dont l’association apporte peu au débat.
Entre étrangers
Les étrangers grecs et les autres : rapports de force
29Dans l’espace que nous nous sommes assignés comme champ d’étude, la présence grecque est certes faible mais n’est pas la seule population étrangère existante. Les principaux groupes sont constitués de ressortissants de territoires voisins avec lesquels les Grecs entretiennent des relations. Leur nombre est sans commune mesure avec celui de Grecs. En Angleterre, où l’on dispose de listes d’étrangers plus détaillées qu’ailleurs, les principaux étrangers sont des Écossais (Scotmen), des « Hollandais » (Ducthmen), des « Allemands » (Teutonici), des « Français » (Frenchmen ou bien Gallicani) et des « Italiens » (Lombardi). Exception faite des premiers, les termes sont à comprendre de façon très générale, les précisions sur les provenances réelles manquant souvent. Chaque étranger est ramené à la zone culturelle d’où il provient au moment du recensement ce qui peut parfois semer le doute sur certains cas. En tenant compte des données assez aléatoires fournies par la base de données « England’s Immigrant », il apparaît néanmoins que les ordres de grandeur sont largement en faveur de ces grands groupes d’étrangers. En effet, si l’on considère que les Grecs recensés ne sont pas 53 comme annoncé dans la base de données mais plutôt 150, il n’en reste pas moins que les autres étrangers recensés dépassent largement ce nombre59. Cet ordre de grandeur apparaît également dans les autres registres que nous avons pu dépouiller, dans d’autres espaces : le document BnF ms. fr. 32511, le plus riche en Grecs, ne contient que 60 entrées évoquant un ou plusieurs Grecs quand l’ensemble du registre compte 428 folios. Certains folios concentrent même l’essentiel des présences grecques, correspondant à des périodes particulières60. Pourtant, même dans ces cas-ci, les Grecs restent minoritaires. Nous nous situons ainsi au-dessous des 1 % sur l’ensemble de la période 1400-1570. Nous sommes très loin des milliers de Grecs présents uniquement à Venise, dans le quartier de San Giorgio à la fin du xve siècle. Ce rapport de force impacte nécessairement les comportements de ces Grecs dans leurs rapports avec d’autres étrangers plus solides et forcément mieux organisés et reconnus que les Grecs.
30Si nous changeons de focale jusqu’au niveau du quartier, la disproportion est encore plus flagrante. Certains Grecs de Londres sont noyés dans la masse des autres étrangers. Les recensements étant effectués quartier par quartier, il est vite apparu que, lorsqu’ils étaient présents, les Grecs n’étaient jamais plus de trois ou quatre individus à chaque fois et il s’agit souvent des frères Effomatos ou bien de Thomas Francos et de ses associés. Dans le quartier de Lymestreet en 1483-1484, Alexis Effomatos apparaît en second sur une liste d’étrangers composée entre autres d’Écossais mais surtout de Theotonici ; dans ce même registre, à Bishopsgate, Matheus Grekus se trouve bien seul au milieu des mêmes Scoti et « Allemands »61. Ce sentiment est corroboré en France où le nombre de Grecs recensés est très faible et où chaque personnage semble apparaître indépendamment des autres. Parmi les étrangers, les Grecs sont donc très minoritaires. Mais comment interagissent-ils avec ces autres groupes étrangers ? Deux cas semblent se dégager nettement : les « Italiens » et les « Allemands » – deux termes pris bien évidemment dans leur acception très large et inévitablement imprécise.
Entre partenariat et concurrence : Grecs et Italiens
31Il semble naturel de s’intéresser aux relations des Grecs avec les ressortissants de la péninsule Italienne. En effet, les Grecs arrivent le plus souvent des territoires italiens, mieux connectés au monde méditerranéen oriental. Plusieurs migrants débarquent même dans les bagages d’autres voyageurs italiens : tel est le périple qu’accomplit à Tours en 1480 Jacques Cathacalo/ Katakalos tireur de fil d’or et compagnon d’un groupe d’artisans italiens62. De plus, les activités économiques pratiquées par les Grecs – commerce, marine, artisanat spécialisé dans le textile, etc. – sont également l’affaire des Italiens. Leurs associations ou bien leurs concurrences en terre étrangère représentent donc un grand intérêt.
32Les registres de comptes des arrivées de marchandises dans le port de Londres, conservés aux National Archives dans un état très délabré, constituent un ensemble de notes prises par les scribes royaux au moment où une galère décharge sa cargaison et que le commanditaire prend possession de cette dernière en payant un droit de douane aux autorités. Parmi ces documents, il est toujours intéressant et réjouissant de voir apparaître des marchands grecs, que nous avons déjà eu le loisir d’évoquer. Fréquemment, les produits déchargés ont été convoyés par des marins d’origine italienne. Prenons le cas d’Andronic Effomatos, de loin le plus grand importateur grec de la période. Celui-ci est en affaire avec plusieurs capitaines de galères, tous italiens, plus probablement vénitiens ou génois : Jacomo Barbarigo63, Andrea et Baptista Contarini64, Copyn Lambo, Bartholomeo Daurea (Doria65) et Lodovicus Dedo. D’autres marchands grecs comme Dimetro de Gladra, Dimetro de Napole/ Démétrios de Naples, George de Varana ou Manuel Sybyanos sont également en affaire avec eux. Les associations commerciales ne se limitent pas à des relations de transport. Deux indices suggèrent l’existence d’achats communs de marchandises. Dans le document PRO E 122/73/12, fol. 33v des National Archives de Londres, il est fait mention de marchandises importées par Manuel Sybyanos, « greco ». Celui-ci paye d’abord une première taxe puis une seconde pour un autre chargement, mais le scribe inscrit alors des crochets dans la marge, incluant dans un même ensemble la cargaison payée par un certain Laurenzo Marcoscovo. Les marchandises, réparties entre les deux marchands, étaient arrivées dans le port de Londres en commun, la taxe exigée étant ensuite répartie entre les deux partenaires. Enfin, plusieurs Grecs qui sont mentionnés dans les Subsidies Rolls proviennent de la péninsule Italienne et sont des marchands faisant temporairement escale à Londres avant de repartir66. Les Italiens sont donc des partenaires de premier ordre.
33Toutefois, ce partenariat peut évoluer en concurrence. Dans le port de Londres, les Italiens sont bien sûr très présents, reconnus par le pouvoir et très actifs. Certains marchands grecs se trouvent en concurrence avec d’autres importateurs italiens : Andronic Effomatos côtoie ainsi fréquemment Laurenzo Marcoscovo vu précédemment, mais aussi Ambrosio Pynell, Damyan de Francisco, Marco Traversane, Mateo Barbo, Jacobus Salviate, Johannes de Ponte, Francisco Justinian ou Jeronimus Spynola67. Les domaines d’activité sont communs et évoquent de possibles concurrences entre Grecs et Italiens. Le cas le plus évident vient du textile : Jacques Katakalos est entouré par d’autres artisans de fil d’or, tandis que les frères Effomatos dominent ce même marché associé à celui du drap de Damas. Ce rapport concurrentiel se comprend d’autant mieux que plusieurs Grecs sont originaires d’espaces contrôlés par des Italiens – Gênes et surtout Venise. Les contacts et les rivalités sont inévitables dès lors que l’on se rencontre partout sur les marchés de Méditerranée et d’Europe du Nord. La concurrence peut même s’exacerber et devenir de la rivalité. Revenons sur cette histoire de navires vénitiens capturés par Georges Bissipat en 148568. Le 10 octobre de cette année, une ambassade vénitienne porte une réclamation au roi Charles VIII. Le 21 août, au large du Cap Saint-Vincent au France, George Bissipat et son associé Guillaume de Casenove, dit Coullon, se sont emparés de quatre galères de la Sérénissime. Récents alliés aux Français, les Vénitiens réclament naturellement réparation et la restitution des galères et de leur contenu. Le roi sermonne bien son serviteur, mais de façon tellement faible que le Grec n’en tient pas compte et le roi s’en contente jusqu’à ce que les diplomates vénitiens menacent d’une rupture diplomatique pour qu’on en vienne à parler de dédommagements : le 20 mars 1486, on se perd dans le décompte des marchandises saisies – et toujours manquantes ; le 12 avril, un accord est finalement trouvé et l’affaire s’achève69. Ce cas est certes assez extrême dans les tensions nées entre Vénitiens et Français, mais il est assez éclairant sur les problèmes que peut susciter un corsaire grec, suffisamment connu et craint à Venise pour être nommé uniquement par son ethnonyme. Les galères saisies étaient clairement marchandes et leur saisie perturbe les circuits économiques avec l’Europe du Nord. Le chemin des relations italo-grecques n’est donc pas simple.
Coexistence et cohabitation : les Grecs et les Theotonici de Londres
34Il n’est pas tout de savoir s’associer avec d’autres étrangers, il faut parfois savoir vivre avec. Nous manquons cruellement d’informations valant sur l’ensemble des territoires concernés70. Ici encore, nous sommes réduits à évoquer le cas anglais, et plus particulièrement encore le cadre londonien afin d’évoquer quelques minces pistes. La capitale anglaise recèle en son sein une grande majorité de Frenchmen, Scoti et Lombardi, mais également de Dutchmen et de Theotonici. Ces derniers en particulier vivent dans les quartiers où résident les Grecs que nous observons. En effet, ils sont presque toujours présents dans un registre où apparaissent quelques rares Grecs. La proximité et le poids de la présence germanique imposent aux Grecs des stratégies d’accommodements et d’alliances, justifiées par l’absence de toute instance représentative grecque claire avant le milieu du xvie siècle71. La cohabitation entraîne l’apparition d’intérêts convergents, de rythmes de vie communs entre Grecs et Theotonici. Il est donc logique d’observer des alliances, notamment matrimoniales, se créer. Matheus Grekus, que nous avons eu l’occasion d’observer en 1442 puis en juin 1483, apparaît dans la seconde source comme marié à une Joanna que le registre qualifie de Theotonica72. Ici, l’alliance matrimoniale a très bien pu être conclue à la suite d’une longue cohabitation avec un voisinage allemand. Aucune des sources n’évoque un quelconque statut social enviable de Matheus, sinon que celui-ci était portier et locataire d’un logement en 1442 et qu’il est devenu propriétaire quarante ans plus tard, ce qui paraît assez logique. La famille Effomatos compte un représentant au xvie siècle en la personne d’Everard Effomatos. Celui-ci apparaît dans plusieurs testaments en tant que témoin et scribe entre 1524 et 153873 La littérature scientifique, compte tenu des maigres informations disponibles, n’a pu que suggérer qu’Everard était un descendant de l’un des frères Effomatos, plus probablement Alexis74. Or, dans deux autres documents, Everard apparaît sous la transcription d’Eberhard, graphie qui semble mettre l’accent sur la racine germanique de ce prénom. Notre hypothèse est qu’Everard/Eberhard descend d’un Effomatos et d’une Theotonica. Or, les activités marchandes des frères les amènent à fréquenter le port et des quartiers de Londres où la présence germanique est très forte. Il est tout à fait plausible que l’accès à ces voies du commerce maritime ait été facilité par une alliance avec la communauté germanophone de Londres.
35La cohabitation se double d’associations économiques, parfois de compagnonnages et d’entraides qui poussent, à notre sens, à voir dans les relations gréco-germaniques un cas intéressant d’adaptations aux circonstances imposées par des migrations lointaines, dans des contrées où il est difficile de trouver des compatriotes75. De plus, le poids économique représenté par les Theotonici, ainsi que les Dutchmen, joue un rôle important dans le développement des activités économiques des Grecs : le xve siècle voit en effet les activités économiques entre l’Angleterre et l’espace germanique et flamand prendre un essor considérable. Caroline Barron a pu montrer que cette influence économique s’établissait dans le tissu urbain londonien76. Les ressortissants de ces territoires sont désormais nombreux dans la cité, comme en témoignent les Subsidies Rolls ainsi que les registres de taxes du port de Londres. Il est logique qu’une population aussi numériquement faible que les Grecs s’agrège à l’influence germanique. L’alliance entre une grande famille de marchands tels que les Effomatos et une grande famille de marchands teutons coule de source.
Et les autres ?
36L’examen des Grecs de Londres aux xve et xvie siècles nous interpelle en creux sur l’absence presque totale de relations entretenues avec les autres communautés étrangères actives dans la capitale anglaise. Parmi elles, et non des moindres, les Français et les Écossais. Ceux-ci représentent une part majoritaire de la présence étrangère à Londres. Pourtant, aucun contact n’est observable d’un Grec en affaire avec eux, non pas qu’il n’existe pas de liens hors d’Angleterre – nous n’aurions qu’à invoquer la répartition de la présence grecque que nous avons établie. Néanmoins, les rares éléments observables ne permettent que de rares projections qui tiennent davantage de l’idée vague que de l’hypothèse étayée a minima77. L’état de nos sources encore trop fragmentaires n’a pas permis d’établir de lien avec les Français et les Écossais de Londres.
37Un cas encore plus particulier est celui des Flamands. Ceux-ci ont plusieurs points communs avec les Grecs. Économiquement, ils exercent en majorité des activités de drapiers et de brasseurs78. Or, les Grecs, nous l’avons vu, s’impliquent principalement dans le commerce de tissus et de fil, important des produits luxueux – songeons au fil d’or des frères Effomatos – et exportant de la laine classique anglaise vers l’étranger, surtout en France – Manuel Sybyanos est mentionné dans le port de Londres exportant, entre autres, une cargaison de ce type79. De même, certains Grecs proviennent de l’espace flamand. Parmi eux, James de Greke, marchand venu d’un lieu nommé Huclone en Hollande80, s’installe en Angleterre en avril 1436. Nous le retrouvons douze ans plus tard en fâcheuse posture puisqu’il est condamné à perdre tous ses biens81. Les activités de James ne sont pas précisément connues. Néanmoins, rien n’interdit de penser que le Grec assure un lien économique, peut-être de transport de matières premières, entre le monde flamand et l’Angleterre et qu’il s’appuie sur la communauté flamande présente à Londres pour parvenir à ses fins. D’autres cas de liaisons économiques entre Flandres et Angleterre sont suggérés par des sources encore trop elliptiques. En 1440, un navire de marchandises s’échoue à Southampton : parmi les propriétaires des marchandises qu’il contenait et qui se manifestent afin de récupérer leurs biens apparaît un John Loscart, marchand de Bruges, membre d’une famille grecque – que l’on peut reconstruire le nom en Laskaris – déjà active à l’époque dans le commerce d’épices et dont les descendants font souche dans la société brugeoise82.
38Ces exemples ne sont certes que des indices de contacts entretenus avec le monde flamand et ne présagent pas directement de relations entre les Grecs et les Flamands de Londres. Néanmoins, ces cas permettent en creux de ne pas considérer les relations entre ces groupes étrangers comme inexistants. Les sources fragmentaires dont nous disposons pour l’heure ne révèlent pas expressément des contacts entre Grecs et Français, Écossais ou Flamands de Londres ; toutefois, les cas des Italiens et des Teutonici doivent tempérer ces supposées absences de lien. Rien n’interdit à l’avenir que de nouvelles sources apparaissent et fassent évoluer notre analyse.
Suspicions
39La présence d’étrangers, grecs en l’occurrence, ne se limite bien sûr pas à de simples rencontres positives, teintées d’exotisme et de curiosité. L’Étranger reste celui qui vient d’ailleurs et dont on ne sait rien. Dès lors, s’il est inconnu, pratique une culture différente de celle des sociétés hôtes, sa personne peut devenir suspecte, faire l’objet de rejet. Comment ces sentiments variés se manifestent-ils dans le cas des Grecs ?
L’étrange étranger
40Les Grecs conservent toutefois une aura d’exotisme et d’étrangeté dont leurs ressortissants bénéficient. Il existe bien sûr d’autres étrangers orientaux qui sillonnent l’Europe du Nord-Ouest83. Toutefois, aux xve et xvie siècles, seuls les Grecs constituent un groupe suffisamment dense et homogène pour se distinguer des autres ensembles ethniques orientaux. Il est donc logique que ce soit sur ces personnes que se focalisent les curiosités souvent mêlées d’interrogations.
41Il est intéressant que la remarque faite par Richard Scopham concerne le caractère étranger de la nation et de la langue parlée par Alexis Effomatos. Celle-ci pourrait aussi être comprise comme une référence à la nature étrangère voire insolite de ces mêmes attributs culturels. Ce sont des marques qui doivent inciter à la suspicion ou du moins à la prudence quant à l’honnêteté de tels individus. L’étrangeté d’une culture et d’un monde qui ne sont souvent connus qu’à travers les récits de grands voyageurs s’expose plus largement aux avis d’observateurs directs, curieux ou critiques, constamment tiraillée entre ce que les gens voient et ce qu’on a pu leur conter des Grecs. La curiosité bienveillante d’un Olivier de La Marche envers les attributs physiques – sa barbe notamment – et les capacités athlétiques d’Andronic Karystinos est très révélatrice d’une ouverture aux nouveautés qui, dans son récit, apparaissent bien comme étranges, tout du moins comme curieuses84. De même, les descriptions que donnent Adam of Usk, Jean Jouvenal des Ursins et Michel Pintoin de la visite impériale de Manuel II Paléologue, ont en partage une grande curiosité pour un événement aussi étranger, oscillant cette fois-ci entre approbation enthousiaste, réprobation morale ou consentement tacite. Jean Jouvenal des Ursins en particulier semble enthousiaste dans son récit. Lui et une partie du peuple parisien sont même très curieux d’assister à une messe de rite orthodoxe, exceptionnellement autorisée à la Sainte-Chapelle et ouverte au public85. Le religieux de Saint-Denis évoque quant à lui les fêtes de Pâques célébrées à Saint-Denis, auquel est convié l’empereur. L’auteur note que quelques voix ont pu s’élever pour s’étonner qu’un schismatique ait accès à une messe catholique en présence du roi. Michel Pintoin prend acte de cette défiance mais n’en tient pas compte, l’intérêt supérieur du roi étant en jeu86. Plusieurs attitudes sont donc possibles. Néanmoins, la défiance peut vite apparaître sous des extérieurs neutres, dès lors qu’il s’agit d’en faire un outil de propagande. Ainsi, Janus Rhyndaceus Laskaris ne s’est pas fait que des amis au terme d’une longue carrière au service de plusieurs princes européens.‘ Nous avons pu voir que l’un d’eux, Marino Sanuto, s’en prenait à ses attributs capillaires, tout comme Adam of Usk au sujet des prêtres de Manuel II : quand il s’agit de critiquer, le physique reste toujours une cible de choix. Or, les Grecs, dont l’apparence a très bien pu étonner, dérouter, voire rebuter les non-initiés, sont fréquemment repris sur ces thématiques, preuves visibles de la malhonnêteté de ces personnes : l’habit doit faire le moine87.
La cinquième colonne schismatique
42Cette étrangeté des Grecs se double d’une marque constamment accolée à leur nom : le soupçon d’être de mauvais chrétiens. Depuis la publication des canons du concile de Ferrare-Florence en 1439, catholiques latins et orthodoxes grecs sont en principe réconciliés et l’unité religieuse de la chrétienté est rétablie sous l’égide du pape88. Cependant, l’accord d’abord ratifié par le Basileus Jean VIII Paléologue est rendu inapplicable avant d’être dénoncé. Pourtant, en Occident, ces décisions s’appliquent tout au long du siècle. Donc, théoriquement, tout Grec vivant en Occident n’a pas à obtenir d’autorisation spéciale concernant ses pratiques religieuses puisqu’il est considéré comme catholique et tenu d’assister aux messes de rite romain. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, la persistance des Grecs byzantins puis ottomans à nier les canons du Concile et de poursuivre leur propre voie religieuse traditionnelle depuis 1054, laisser planer un doute sur les Grecs qui migrent en plus grand nombre après le concile : se conformeront-ils aux décisions prises ? Ne risque-t-on pas de favoriser l’existence de chrétiens cryptoorthodoxes au sein de la chrétienté latine face à la vertu des Veri Christiani89 ?
43Le formulaire du Herefordshire daté du 31 mars 1440 est la conséquence des canons décidés par le concile à Florence. L’objet de la première partie du texte est annoncé dès la deuxième ligne : pro felici conversione grecorum90. Si la référence au concile n’apparaît pas directement, l’objet et la date du document plaident pour qu’il s’agisse de l’application au niveau local des décisions conciliaires. Ici, dans le diocèse de Hereford, les Grecs présents doivent se soumettre au concile et changer leurs pratiques religieuses, notamment liturgiques. Pour surveiller et contrôler ces changements, le texte demande la désignation d’un confesseur. Celui-ci est également défini dans le texte : il peut s’agir d’un régulier ou d’un séculier, selon les disponibilités. L’important est que cette charge soit accomplie à plein temps, sans déterminer de terme à celle-ci91. Le confesseur doit s’occuper du salut des âmes des Grecs en les confessant et leur délivrant l’extrême-onction. Le but est d’amener les Grecs à une pleine rémission de leurs péchés92. Cette fonction de confesseur ne vaut que pour les Grecs, toujours suspectés de ne pas se convertir sincèrement, en tout cas correctement. En effet, les chefs religieux orthodoxes s’étant de très mauvaise grâce pliés – quand ils l’ont fait – aux canons de Florence, il est normal de croire que les Grecs d’Angleterre ne sachent plus trop à quel saint se vouer et tendent à conserver leurs rites ancestraux. Le second texte du document découle, selon nous, d’une possible confusion : par le rappel de ce que doit être une confession catholique – et ce qu’elle n’est donc pas, la chancellerie du protonotaire apostolique entend éviter que le confesseur choisi ne se trompe – peut-être en raison de sa propre ignorance. On n’est jamais trop prudent. Les Grecs, bien qu’autorisés à s’installer et à résider en Occident, n’en restent donc pas moins soumis à une forme de surveillance, plus ou moins lâche, de la part des autorités religieuses et séculières. À la différence d’autres étrangers comme les Écossais, les Français ou les Italiens, les Grecs ne sont pas considérés comme des catholiques naturels mais comme des convertis. La nécessité très pragmatique de leur enseigner les bonnes pratiques religieuses s’impose donc, tant que l’on peut surveiller que les Grecs deviennent de bons chrétiens. Ce texte ne prouve bien sûr pas qu’un embryon de communauté grecque ait pu exister en Herefordshire : l’existence de deux types d’écriture suggère plutôt qu’il s’agit de documents génériques, communs à toute la chrétienté. Chaque diocèse doit faire appliquer cette décision, que les Grecs soient présents ou non. Néanmoins, des personnes comme Thomas Francos ou les frères Effomatos sont contemporains de ce type de décision. Il est tout à fait plausible qu’ils aient pu être soumis à ce type de législation. Il est même révélateur que les sanctions décrétées suite au départ de Thomas pour la France, l’accusant à mot couvert d’apostasie, aient été avant tout l’œuvre des autorités religieuses du pays.
44Même si les cas restent rares, il semble clair que l’extranéité grecque se double ici d’un volet religieux qui ne s’efface jamais totalement. Les Grecs ne forment bien sûr pas une cinquième colonne schismatique en Occident. Les sources disponibles ne donnent aucune indication allant dans ce sens – reconnaissons que l’inverse est également vrai. Certes la construction, à partir de 1539, d’une église de rite grec à Venise pourrait nous conforter dans l’idée d’une survie de pratiques orthodoxes en Europe. De fait, on note quelques restes culturels revendiqués par des descendants de Grecs93, mais il s’agit alors de vestiges mémoriels et non religieux. Nous ne pouvons nous laisser aveugler par la persistance de pratiques orthodoxes cachées, basées sur celles des marranes. La question est au centre des interrogations de l’historiographie94. Il est difficile de savoir si les Grecs ont conservé leur religion. L’important est de montrer qu’ils ont su s’adapter.
Des Grecs persécutés ?
45Les Grecs font parfois l’objet d’une méfiance, c’est entendu. Mais sont-ils l’objet de persécutions, de brimades voire de violences plus importantes ? Il ne s’agit pas ici des quelques violences subies ici et là par quelques Hellènes en butte à l’incompréhension ponctuelle d’une population. Sur cette question précise, Alexis Klaudiôtès ou encore Manuel Théodore ont très probablement subi des agressions violentes, le premier de la part des agents du duc de Berry, le second du fait de l’interrogatoire – de la torture – qui lui est infligé avant son exécution95. Les exemples de violences subies par les Grecs ne manquent pas mais ne diffèrent toutefois pas de cas analogues observables dans des contextes politiques et géographiques habitués à une forme de violence quotidienne. La présence grecque pâtit de cette même situation au même titre que d’autres populations. Nous nous intéressons aux violences faites aux Grecs en tant que groupe, si tant est que nous puissions les considérer comme des groupes soudés. Ceux-ci font parfois preuve d’agressivité dans un cadre militaire. Nous avons déjà évoqué la rixe rapportée le 7 mai 1476 par Giovanni Pietro Panigarola, ambassadeur de Milan à la cour de Bourgogne96. Le diplomate écrit au duc Galeazzo Maria Sforza que, la nuit précédente, des heurts ont éclaté entre d’une part des mercenaires italiens et d’autre part des soldats anglais, picards et grecs, au sujet d’une femme, dit-on. Le résultat a été le saccage du camp, sept ou huit morts et plusieurs blessés. Ces Grecs qui participent à la rixe sont bien sûr des stradiotes ; leur comportement s’explique davantage par les conditions de vie militaire et n’induit pas une particulière violence de la part des Grecs. Hormis ce cas particulier, nous n’observons pas d’autre cas de violence des Grecs sur d’autres populations.
46Mais d’autres catégories socioprofessionnelles grecques, comme celle des marchands, font l’objet d’une méfiance et d’une haine plus tenaces. Ce fait n’est pas invraisemblable puisque d’autres populations étrangères, marchandes ou non, ont subi, dans des espaces et à des moments précis, des flambées de violences qui les visaient en particulier. Les Français, Flamands et Allemands de Londres peuvent en faire état. Tout au long xve siècle, la capitale anglaise s’échauffe régulièrement contre une présence étrangère jugée parfois comme intrusive et néfaste à une économie qui en a en fait bien besoin. Les Français, nombreux à Londres, et quoique peu étudiés par l’historiographie moderne, subissent parfois des flambées de violences97. Les Flamands et les Allemands pâtissent davantage de leurs activités marchandes, perçues comme vitales pour le commerce anglais mais aussi comme très concurrentielles pour les marchands locaux. Les Flamands et Allemands trafiquent des matières textiles depuis longtemps avec l’Angleterre, les économies de ses régions sont très liées. Néanmoins, les drapiers flamands, leur emprise sur le port de Londres font qu’ils sont visibles, influents et, en cas de crise et de disette, suspects pour ces populations. Les Flamands subissent ainsi les foudres de la population londonienne en 1381, alors que le royaume est en pleine crise98. De même Italiens et Flamands subissent de nouvelles violences en 1435, 1436, durant les années 1440, et encore en 1455 et 145699.
47Les Grecs, d’après nos sources, ne subissent pas ce genre de brimades. Il existe plusieurs raisons à ce constat. Tout d’abord, la présence grecque est, rappelons-le, trop faible pour avoir une visibilité démographique réelle susceptible de représenter une menace pour les Londoniens. Cette faiblesse démographique implique d’autres stratégies d’implantations locales100 ainsi que des relations avec d’autres communautés comme celle des Allemands. Ensuite, leurs activités, marchandes ou non, ne concurrencent pas un monopole détenu par des populations locales. Les marchands grecs se spécialisent dans l’importation de denrées rares en Occident, comme les épices, le vin de Méditerranée ou des tissus de prix qui n’ont rien à voir avec les productions drapières en Angleterre ou bien en Flandre. Dans le domaine, militaire, les Grecs sont des archers montés ou bien des marins très spécialisés et recherchés. Ils occupent une situation favorable et suscitent certainement moins de jalousies. Enfin, Les Grecs n’ont aucune implication politique dans les affaires nord-européennes. En effet, les ressortissants Français en Angleterre – et inversement – subissent les choix politiques de leurs souverains : dans les années 1440, Français et Flamands subissent des violences lors d’émeutes liées au retournement d’alliance entre Bourguignons et Français aux dépens des Anglais. Les Grecs, eux, ne représentent aucune force politique. Ils ne peuvent donc pas faire l’objet de représailles, sauf à être considérés comme de mauvais chrétiens ou comme des musulmans. Nous ne pouvons donc pas conclure à l’existence de persécutions généralisées et organisées à l’encontre des Grecs dans les royaumes d’Europe du Nord-Ouest.
Étranges interactions
Un mode de vie étranger ?
Adaptation aux pratiques culturelles locales
48Davantage que par leurs différences relevées au hasard des sources, les Grecs brillent surtout par le fait qu’ils ne se font pas particulièrement remarquer. Certes, quelques aspects physiques peuvent étonner un spectateur occasionnel et quelques rituels peuvent éveiller la curiosité de personnes peu habituées à ces pratiques. Pourtant, aucune source n’évoque un quelconque rejet d’un groupe de Grecs fondé sur des aspects culturels en totale opposition avec les coutumes locales. Tout se passe comme si, du fait de leur nombre très restreint, les Grecs parvenaient plus ou moins à se fondre dans le décor, à adopter en société les atours culturels locaux tout en réservant probablement les pratiques ancestrales au cercle de l’intime. Il est ainsi intéressant de noter que Georges Bissipat, quoique surnommé « le Grec » par la documentation, ne fait pas particulièrement étalage de ses origines tout au long de sa carrière. Or, en 1512, l’éloge que Guillaume Crétin rend à son fils Guillaume Bissipat, récemment décédé, évoque la maîtrise d’une langue grecque apprise au sein de la cellule familiale101. En public, George et Guillaume se comportent comme des officiers classiques acculturés au royaume de France. Mais en privé, une double culture subsiste.
49Hormis les quelques cas de barbes allongées ou de grandes robes de soies colorées, peu de distinctions apparaissent dans les sources. Certains aspects peuvent bien sûr apparaître ponctuellement et il semble logique que la maîtrise de langues étrangères par des hommes souvent adultes et d’âge mûr ont laissé subsister quelques accents qui révèlent une origine étrangère, mais les sources se taisent sur ce sujet. Dans une lettre de rémission accordée à Thomas Francos pour un de ses protégés, le médecin et son entourage parlent entre eux en « langage giet » mais savent très bien discuter avec des courtisans français. Leur extranéité linguistique ne semble pas choquer l’auteur de la source102. Ces capacités d’adaptation sont également conditionnées par la nature migratoire de la plupart des arrivées grecques. Exilées, ces populations doivent trouver un refuge permettant une recomposition sociale qui passe par une adaptation rapide aux mœurs locales. Lorsque l’errance dure et que les refuges se succèdent, la nécessité d’adaptation est encore plus grande.
50Démétrios Paléologue (3) ne se comporte pas autrement : ayant accompli plusieurs missions diplomatiques pour le roi jusque vers 1541, nous retrouvons ce personnage marchand de parfums orientaux à la fin de la décennie puis officier du roi et marié quinze ans plus tard aux plus grandes familles de la bourgeoisie parisienne. À ce moment, seul son surnom « le grec », parfois mentionné dans quelques documents, rappelle une origine étrangère pour un quasi-bourgeois parisien103.
Jeux d’apparences : jouer à l’étranger
51L’adaptation aux mœurs locales n’empêche bien sûr pas que l’on puisse faire bon usage de sa propre culture et savoir la mettre en avant le moment venu. Dans la lettre de rémission accordée à Thomas Francos, une contextualisation est donnée en introduction du document104. Le médecin grec effectue une tournée auprès du roi, comme à l’accoutumée. Lorsqu’il rentre dans ses appartements, il trouve en pleine conversation un « neveu », Colin Hermieu, en pleine conversation avec un confrère, le chirurgien du roi Regnault Thierry. L’objet de la discussion est la situation critique de Constantinople face aux Turcs. Thomas et son neveu s’empressent de satisfaire Regnault, montrant la vigueur de leurs réseaux d’informations avec le monde égéen. Toutefois, cet exemple met en scène deux Grecs se comportant comme des relais quasi exclusifs des informations orientales, insistant sur leurs connexions avec l’étranger. Quelques années plus tard, il est tout aussi intéressant d’évoquer le rôle d’intermédiaire que Georges Bissipat joue lors de la réception – finalement avortée – de l’ambassadeur grec du sultan ottoman105 : ce dernier se trouve être opportunément un cousin du capitaine des galères du roi. La rencontre est facilitée par l’existence d’un intermédiaire, dont les origines étrangères sont ainsi réactivées. Plusieurs décennies plus tard, les services rendus par Démétrios Paléologue (3) à François Ier n’ont pas d’autre raison que les origines étrangères de ce dernier. Les avantages que celles-ci peuvent procurer au roi sont à plusieurs reprises évoqués lorsque le Grec sert d’intermédiaire diplomatique – comme intercesseur et interprète – entre l’ambassadeur français et la Porte106. Ces quelques exemples mettent en scène des Grecs qui, apparemment insérés dans le tissu social local, réactivent subitement leurs origines étrangères pour jouer un jeu différent où leurs capacités particulières deviennent importantes. Ce jeu semble devenir une caractéristique des étrangers, en particulier de ces Grecs venus de si loin.
52Quelques ambassades byzantines appliquent parfaitement ce jeu d’apparences où paraître étranger et différent devient un outil politique crucial. L’objectif étant alors d’impressionner et de séduire son interlocuteur, rien n’est trop beau pour plaire, pour dérouter également. C’est alors un défilé de costumes, de rituels qui doivent mettre en spectacle ces rencontres. Le cas le plus marquant est bien entendu la venue de Manuel II Paléologue que nous avons évoquée107. Les descriptions des chroniques italiennes, anglaises et françaises concordent toutes sur la magnificence et le jeu symbolique joué par l’empereur et sa suite. L’Objectif est d’insister sur la rencontre de deux mondes étrangers, mus par une commune opposition aux Turcs. La mémoire de cette France mise en scène et ritualisé trouve son expression dans les deux représentations composées par les frères Limbourg dans les Très Riches Heures du duc de Berry entre 1411 et 1416108. La rencontre diplomatique est transposée dans la scène des Rois mages : tout d’abord une Rencontre des Trois Rois mages, peints sous les traits de Charles VI, de Constantin et de Manuel II ; puis une Adoration des Rois. Outre le fait que ce thème des Mages est très classique pour évoquer les rencontres diplomatiques, cette transposition évoquée également les contacts avec l’étranger, mis en scène et intégrés à l’histoire biblique109. Ce cas est certes exceptionnel mais d’autres exemples existent. Le livre des faits du bon chevalier messire Jacques de Lalaing, résume la venue de Théodore Karystinos en 1442 par la venue d’un « chevalier ambassadeur de par l’empereur de Grèce et de Constantinoble, accompagné jusques à douze personnes atournées et vestues à la mode gregeoise110 ».
53Qu’il s’agisse de visites officielles ou, à des niveaux plus modestes, de relations entre Grecs et populations locales, l’important est de se mettre en scène et de jouer sur des éléments culturels proches mais néanmoins étrangers. Bien qu’étrangères l’une à l’autre, ces personnes marquent leurs différences et leurs points communs. Dès lors, jouer le rôle que chacun attend de l’autre permet une meilleure compréhension, autorise la négociation. C’est en tant qu’étranger que des Grecs peuvent agir, à l’instar de la compagnie de stradiotes grecs décrite par Nicandre de Corcyre : les capacités supposées inhérentes aux étrangers grecs leur confèrent une utilité, un rôle dans les guerres menées par Henry VIII. Nicandre lui-même sait jouer de ces réputations puisqu’il intègre pendant un temps cette compagnie. Pourtant, rien dans son passé ni dans son récit n’indique une quelconque aptitude de sa part à la guerre. Rien n’indique non plus que l’auteur n’ait participé aux combats qu’il décrit. Tout est affaire d’apparences et de laisser croire.
Interactions paritaires
Peer Polity Interaction : une compatibilité ?
54Le chroniqueur anglais Adam ofUsk relate dans ses écrits un épisode insolite survenu à Rome en 1405. Alors qu’une ambassade anglaise se trouve dans la ville afin de parlementer avec le pape, survient une délégation grecque chargée par l’empereur Manuel II de poursuivre les efforts de sensibilisation à la cause byzantine. Les deux ambassades se croisent et entament la conversation. Les tractations avec le souverain pontife sont difficiles, les Grecs étant constamment renvoyés à leurs pratiques religieuses, schismatiques aux yeux des Occidentaux. Néanmoins, rapidement, les diplomates se découvrent des origines communes remontant au troyen Brutus exilé et fondateur de l’antique et mythique royaume de Bretagne111. Une double généalogie mythologique se met en place. D’une part, les origines bretonnes des Anglais remontent au Troyen Brutus, au prix d’un effort d’assimilation et d’un raccourci sémantique, tandis que les Grecs, assimilés aux Romains, descendent des Troyens par l’intermédiaire d’Énée. D’autre part, on insiste sur la mythologie liée au royaume de Bretagne : d’après Geoffroy de Monmouth, parmi les souverains bretons qui gouvernent sur l’île, Constantin le Grand règne quelques années avant de conquérir la couronne impériale romaine. La réalité d’une naissance bretonne, devenue l’histoire d’un règne glorieux, permet non seulement d’établir une double royauté romano-bretonne, mais aussi d’affirmer des origines communes, incarnées par le roi-empereur dont les oncles – maternels – deviennent des chefs bretons : Treharn, Leolyn et Mewyrc112. Enfin, un troisième point commun consiste en la lutte conjointe des Grecs/Romains et des Bretons contre les barbares ennemis de la civilisation, les Tartares/turcs pour les uns et les Saxons pour les autres. Nous avons donc affaire à une fiction mythologique alliant trois éléments d’union entre deux peuples étrangers les uns pour les autres : une communauté d’origines, une communauté de destins et une communauté de combats. Un tel exemple est symptomatique d’une attitude fréquemment observée lors d’échanges entre Grecs et locaux. Quoique perçus comme étrangers, le dialogue permet l’échange et l’évolution de la perception de ce que sont les Grecs. Une méthode commode est de trouver des sujets communs à tous les interlocuteurs, grecs ou locaux, quitte à forcer le trait et créer du récit mythique.
55Prenons un peu de recul et élargissons la focale. Transposons notre regard sur d’autres Grecs en d’autres temps. Dans un article fondateur daté de 2003, John Ma étudie les rapports complexes existant à l’époque hellénistique entre les cités grecques et les pouvoirs souverains issus de l’empire démembré d’Alexandre le Grand113. Partant des relations amicales entretenues entre les cités grecques appartenant à des espaces politiques différents, l’historien américain note tout d’abord le souci pour les deux poleis de trouver un terrain mythologique commun susceptible d’établir un échange diplomatique pérenne. Ce dialogue symbolique permet également d’unir les membres du corps politique des deux cités. Ainsi, en 205 avant JC, la cité de Kytenion en Grèce centrale, parce qu’elle souhaite mettre en valeur ses origines doriennes après un tremblement de terre qu’elle souhaite (ré)activer, entre-en relation avec la cité de Xanthos en Lycie. Les deux cités sont présentées comme parentes et rien ne s’oppose à ce qu’un ressortissant d’une communauté devienne le citoyen d’honneur d’une autre114. John Ma poursuit sa réflexion, en l’élargissant aux rapports entre la plupart des communautés grecques et développe la notion de Peer Polity Interactions ou « interactions paritaires ».
56L’idée maîtresse est claire : afin d’établir un dialogue égalitaire entre des individus ou groupes politiques qui ne le sont pas – un particulier face à une polis ou bien une polis face au pouvoir royal hellénistique – l’activation d’éléments de discours, réels ou fictifs, permet de créer un pont symbolique, de niveler fictivement les hiérarchies et de permettre le dialogue et surtout d’éviter la stasis, c’est-à-dire le désordre115. Tout s’accomplit comme si des communautés, étrangères au premier abord, ont su trouver des éléments de compréhension commune et aplanir leurs différences, sans cependant les abolir. Les relations d’entente culturelle aboutissent même, selon John Ma, à des rapports d’évergétisme existant entre un puissant – le roi – et des dépendants – les cités. Par le biais de faveurs et bienfaits accordés à une communauté de dépendants, le souverain et ses représentants créent un lien de confiance avec leurs sujets, lien qui permet d’entretenir la communication politique royale116. Les comparaisons avec la politique de mise en scène du pouvoir princier au xve siècle obéissent aux mêmes enjeux. Revenons à nos Grecs tardifs. Les travaux de John Ma complètent selon nous parfaitement les réflexions d’Erving Goffman dans la mesure où les rites interactifs paritaires qu’il évoque obéissent aux mêmes types de comportements ritualisés vus plus haut. Ce souci de trouver un terrain idéologique, voire mythologique est clairement à l’œuvre dans la rencontre des ambassadeurs byzantins et anglais : les origines troyennes des deux peuples peuvent tout à fait être prises au sérieux par certains, elles n’en restent pas moins une licence littéraire, un outil métaphorique devenu marque identitaire.
57Les conclusions de John Ma, associées aux travaux antérieurs d’Erving Goffman sur les rites d’interactions117, permettent précisément, selon nous, une mise en perspective de la qualité d’étranger attachée aux Grecs que nous observons. Ceux-ci sont étrangers au corps social qu’ils traversent ou qu’ils tentent d’intégrer mais ils n’en sont pas totalement exclus. Des échanges sont à l’œuvre, des interactions, paritaires ou non, autorisent à replacer des individus au sein d’un tissu social qui semblait, à première vue, vouloir les exclure plutôt que de les intégrer.
Comparaisons
58Qu’observe-t-on comme applications à ces interactions paritaires, en dehors du cas de la rencontre des ambassades de 1405 ? Les rites d’interactions, paritaires ou non, sont observables dans le cas des Grecs confrontés aux populations locales, renvoyés à une extranéité devenue cadre de développement de ces rites. Les récits, plus ou moins réalistes, plus ou moins réécrits, qui sont créés par nos sources notamment autour de la création d’un lien antique entre Bretons et Grecs, mettent en évidence les lignes de conduite décrites par Erving Goffman et John Ma. Chaque Grec pris dans une attitude de l’attente d’une réponse à une demande d’aide ou bien en action au service d’un prince joue un rôle, nous l’avons vu, mais également obéit à un comportement qui impose, selon la situation, une posture adéquate. Ainsi, les Grecs comme Thomas Francos, au contact d’un public qui s’attend à voir évoluer un Grec, jouent leur partition à la perfection : nous serions même tentés d’y voir une forme de sur-jeu réciproque vis-à-vis du prince et de ses courtisans118. De même, Georges Bissipat sait agir en corsaire, en grec ou en officier royal en fonction de la situation : dans le cas où le Grec agit en tant que vicomte de Falaise, seul son surnom trahit ses origines – revendiquées en l’occurrence – mais rien ne le distingue d’un autre officier du roi : son action est conforme à la ligne de conduite attendue. Il n’est donc pas étonnant de voir évoluer des Grecs dans des domaines d’action où leurs compétences sont largement perçues comme conformes à l’image que les sociétés occidentales peuvent s’en faire : un médecin pour Thomas Francos, un marin pour Georges Bissipat, un lettré savant pour Janus Laskaris, un archer pour Démétrios Daugreca119.
59Parmi les postures adoptées par les Grecs, la conservation d’une pratique de la langue grecque par ces populations reste difficile à évaluer compte tenu de nos sources : la méconnaissance de cette langue par les populations locales est large à l’époque malgré le développement de quelques pôles d’enseignement du grec aux nord des Alpes120. Toutefois, si les Occidentaux ne comprennent pas le grec, aucun argument ne permet de croire que les Grecs connaissent systématiquement l’italien, l’anglais, le français, ou encore le latin. Les quelques documents de la pratique – registres de comptes en tête – évoquent parfois en creux la difficulté à comprendre les impétrants et la nécessité de recourir à des interprètes121. D’autres types de sources, plus rares, mettent en scène deux Grecs en conversation : il est alors précisé, comme lors de la discussion entre les serviteurs grecs de Thomas Francos, que leurs échanges se font en grec122 ; d’autres rencontres évoquées par les Grecs euxmêmes précisent l’existence d’échanges, évidemment dans leurs langues communes123. Ces quelques traces peuvent passer relativement inaperçues et n’offrir qu’un intérêt limité au travail de l’historien. Or, Erving Goffman, cherchant à énumérer les situations au cours desquelles des postures servent à « garder la face », évoque la pratique de la langue. En effet, grâce à « l’interaction verbale », la conversation sous-entend des rites, des « précautions rituelles » de la part des « interactants socialisés »124. Les contacts verbaux se ritualisent, obéissent à des codes qui permettent la reconnaissance mutuelle. Or, qu’observe-t-on dans le cas des Grecs ? Un premier jeu s’organise à la cour où les impétrants grecs exposent leurs situations, en grec, quitte à ne pas être compris de l’assistance. Dès 1398, le discours prononcé par l’ambassadeur Théodore Cantacuzène produit un tel effet sur son public qu’un vent d’enthousiasme pour la croisade saisit les courtisans prêts à en découdre avec les Turcs125. Ce même genre de discours se répète tout au long du xve siècle, depuis Manuel II Paléologue jusqu’à André Paléologue parti en tournée en France et en Angleterre, en passant par Théodore Karystinos ou bien Nicolas Agallon126. De même, les nombreux Grecs plus modestes venus demander de l’aide s’expriment en premier lieu dans leur langue natale. Un jeu d’images et de postures se met en place lors de ces rencontres : peu importe qu’un nombre très limité de personnes puissent se comprendre, tout semble s’inscrire dans un rituel où le Grec, afin d’être reconnu comme tel, doit s’exprimer dans sa langue. Les proches de Thomas Francos, son serviteur Georges et son neveu Colin/Nicolas Hermieu, dialoguent en grec afin de confirmer leur identité ethnique avant qu’ils ne soient placés au centre de l’action décrite ultérieurement127. Ainsi, la pratique « verbale » de la langue grecque, au-delà d’une finalité discursive et communicative, devient un enjeu rituel où l’identité de populations étrangères s’établit par son intermédiaire. La langue et sa pratique confirment la « face » affichée que l’on attend d’un Grec.
Proximités
De proches étrangers
60L’impression qui résulte de l’analyse de ces interactions est que les Grecs paraissent être des étrangers cultivant une certaine proximité avec leurs voisins autochtones. Noyées dans la masse démographique des sociétés européennes, les minces populations grecques n’ont pas eu d’autre choix que d’entretenir des liens avec leurs hôtes et donc d’établir des échanges codifiés, ritualisés même, qui ouvrent la voie à la compréhension et à l’acceptation de la part des Occidentaux d’une présence étrangère en leur sein, même si bien sûr rien de va sans heurt.
61Un premier ensemble de remarques tient dans le fait que les interactions observées n’ont que rarement pour objet l’extranéité des uns face à l’allodialité des autres. En effet, nous avons insisté dès l’exergue de ce chapitre sur le fait que l’extranéité n’intervenait qu’en cas de situation exceptionnelle, de conflit entre autochtones et Grecs et que ce statut devenait tâche d’opprobre et marque d’exclusion afin d’appuyer une argumentation allant à l’encontre de nos personnages. Ces quelques cas montrent surtout en creux que la vie quotidienne semble se dérouler sans heurt majeur. Le formulaire du Herefordshire vise à contrôler les pratiques religieuses des Grecs128 ; il n’est en aucun cas question d’un mouvement de mécontentement et de refus de se plier aux pratiques catholiques de la part d’une communauté grecque dont l’existence reste très hypothétique au demeurant dans cette région d’Angleterre. Hors de quelques cas spécifiques, l’évolution des personnages, s’ils peuvent parfois susciter la méfiance passive des communautés, locales, n’éveille l’attention qu’en des situations critiques fortes : la supercherie de Michel Dishypatos envers le duc de Savoie et sa cour129 ; la « trahison » de Thomas Francos envers le roi et le royaume d’Angleterre130 ; les dettes impayées d’Alexis Effomatos131. Concernant d’autres cas, aucune marque d’opprobre ne semble menacer les Grecs : ainsi, la famille Greke, dont certains membres souscrivent aux Subsidies Rolls, apparaît dans des sources judiciaires, en conflit avec des Anglais, à propos d’un héritage contesté : or, l’implantation de la famille en Cornouailles semble telle dans les années 1480 qu’il n’est plus lieu de faire jouer ce lien d’extranéité devenu de fait obsolète132. On pourra également observer qu’en France, au xvie siècle, certains Grecs comme le couple Des Grecs ne semblent pas subir cette comparaison. De même, Démétrios Paléologue (3), s’il s’intitule de lui-même « Grec » dans les documents officiels, n’est pas qualifié d’étranger, même avant l’obtention de lettres de naturalité en 1540.
62Les cas de John Greke (2) ou encore de Démétrios Paléologue (3) permettent de confirmer certaines remarques mises en avant notamment par Simona Cerutti à propos du degré variable d’extranéité en fonction de la proximité et de l’intégration aux sociétés hôtes133. Plus une personne est connue et connectée aux membres d’une société, moins elle est perçue comme étrangère. Certes, le modèle a des limites et ne fonctionne pas de façon aussi claire. Néanmoins, d’après nos sources, la proximité n’efface pas l’extranéité parce que celle-ci ressurgit dès la moindre tension, dès le moindre conflit avec les autorités ou les membres d’une communauté locale. Toutefois, la proximité, la promiscuité même, entre étrangers – grecs ou non – et les « natifs » d’une société, bat quelque peu en brèche l’idée de cloisonnement et d’imperméabilité des échanges entre ces personnes. Au risque de plagier André Vauchez et Patrick Boucheron à propos de la religion civique, nous pourrions croire que « tout se passe comme si » l’on taisait momentanément la condition d’étranger des Grecs134.
Faire « comme si »
63« Comme s’il estoit natif du royaume135 ». Cette injonction du roi Charles VII en faveur de Thomas Francos ordonne la création d’un lien originel fort entre le médecin grec et son nouveau royaume d’adoption. La volonté royale impose à tous de considérer Thomas comme l’un des leurs, comme un sujet naturel du souverain. Bien entendu, nul n’est dupe. Nous avons démontré tout le décalage entre les intentions déclarées à travers ce type de documents et la réalité anthropologique qui maintient vivace les marques qui différencient les étrangers des locaux. Cependant, la volonté initiale du pouvoir politique est d’établir un mont fictif entre deux groupes de personnes amenées à se côtoyer. Peu importe qu’on force le trait en demandant de croire à cette fable : il faut faire « comme si » Thomas Francos avait toujours appartenu au royaume et tenter d’oublier qu’il est d’origine grec et, au passage, qu’il vient tout juste de quitter l’adversaire anglais.
64Cette formule illustre l’existence d’attitudes ambivalentes entre des Grecs classés, comme d’autres en tant qu’étrangers, principalement en fonction de leur « manque d’appartenance136 » aux sociétés locales, et des populations locales « naturellement » insérées dans le tissu social environnant. Nulle part nous n’observons de rejet net des Grecs en raison de leur extranéité ; l’inverse est également observable. Nous nous situons plutôt dans une zone intermédiaire, où la cohabitation et l’acceptation de fait de la présence étrangère imposent le pragmatisme plutôt que des considérations a priori négatives ou positives sur ces populations. Ainsi, nous l’avons dit, les rappels de l’extranéité des Grecs ne se produisent qu’en cas de tensions particulières, alors que ces derniers semblent avoir transgressé certaines règles implicites ou bien s’il s’agit de prévenir d’éventuelles difficultés, notamment d’ordre religieux.
65Michel de Trébizonde n’est de toute évidence pas grec. Il est florentin, mais a longtemps servi l’empereur de Trébizonde137. Néanmoins, Michel n’apparaît jamais dans les sources bourguignonnes comme un Italien : son patronyme est parfois rappelé mais on préfère insister sur sa provenance, Trébizonde. Antoine son fils apparaît même essentiellement sous ce nom138. Voici un autre cas où l’enjeu, politique en l’occurrence, impose de faire « comme si » Michel était grec. Ces doutes nous ont causé quelques difficultés quant à l’attribution à chacun d’un caractère grec. Ils nous permettent cependant d’échafauder l’hypothèse de cette intermittence dans l’évocation de l’extranéité des Grecs. L’évocation de leurs origines dans les sources ne fonde pas systématiquement les bases d’un discours sur l’étranger exclu du corps social. Elle sert plutôt de marqueur établissant de fait une cohabitation entre Grecs étrangers et locaux : dès lors, il suffit de se comporter comme si ceux-ci n’étaient pas étrangers, même si tous ont conscience de l’être.
66Le Grec est-il un étranger comme les autres ? La réponse est positive, à ceci près qu’il vient de plus loin que la plupart des autres étrangers rencontrés. Néanmoins, la réelle question est de savoir si cette extranéité implique un ensemble de contraintes et de barrières inhérentes à une condition trop souvent perçue par l’historiographie à l’orée de notre monde moderne. La réponse serait alors bien plus nuancée.
67L’observation de la documentation amène à établir une première remarque. Si les Grecs, en arrivant en Occident, peuvent être considérés comme des étrangers auxdits territoires traversés, ils n’en sont pas pour autant exclus. Parfois taxés et classés dans des catégories juridiques par des pouvoirs étatiques naissants et en recherche constante de contrôle sur les populations résidant dans leurs royaumes, les étrangers, grecs notamment, ne restent pas indéfiniment dans la même situation. L’objectif, incarné notamment par les lettres de naturalité, est bien de mettre fin à un statut contraignant. Pourtant, l’historiographie a longtemps voulu voir – et cherche toujours à voir pour une partie – dans les lettres une voie royale vers la naturalisation, l’intégration totale au corps social d’un royaume. Or, naturalité et naturalisation sont des notions différentes et le second terme est encore impossible à employer pour le xve siècle ainsi que pour une partie du siècle suivant. Les États se structurent certes mais il est encore prématuré de parler d’étrangers naturalisés pour cette époque. D’autant que les Grecs observés ne deviennent pas pour autant des citoyens égaux aux sujets naturels d’un territoire. La persistance de taxes comme les Alien Subsidies tend bel et bien à relativiser le passage direct d’un statut d’étranger à celui de citoyen de plein droit. De même que les marqueurs culturels tendent à poursuivre d’anciens étrangers – au sens juridique du terme – il semble exister une multitude de statuts intermédiaires.
68Dès lors, s’il ne s’agit pas systématiquement d’un mode pratique de catégorisation, qu’est-ce qu’être étranger ? Dans le sillage d’une historiographie moderne, d’autres marqueurs apparaissent, d’autres critères d’analyse autorisent de nouvelles réflexions sur la condition d’extranéité. Nous avons choisi un aspect qui, selon nous, se révélait pertinent pour l’étude des Grecs : la notion d’incertitude. D’autres approches de vue sont possibles, le débat est encore largement ouvert. Nous avons néanmoins tenté de montrer que les Grecs, étrangers, citoyens ou bien entre deux, ne sont pas en marge des sociétés dans lesquelles ils vivent. Même exclus de certains aspects de celles-ci, ils s’adaptent et parfois savent jouer de leurs différences.
Notes de bas de page
1« Et ledit Richard Scopham étant naturalisé et ledit plaignant un Grec, issu d’une nation étrangère et n’ayant personne de son pays ni de sa langue résidant dans ladite cité, donc ne disposant pas de l’aide de la Common Law ou d’un statut prévoyant un tel cas, il est prévu que ledit plaignant soit condamné et débouté pour toujours de tous ses droits et libertés à moins que votre bonne et gracieuse Seigneurie n’intercède en sa faveur. » PRO C 1/11/294.
2Ces causes résultent de la succession du frère d’Alexis, Andronic, récemment décédé. Richard Scopham, employé de ce dernier, se rend d’abord auprès du mayor de Londres et accuse Alexis de lui devoir 100 sous d’arriérés de paiement pour un travail effectué pour eux. L’affaire est renvoyée devant la King ’s Court où l’on produit des témoins, John Bans et Richard Scraieth, drapiers londoniens et voisins d’Alexis. Le présent document est la réclamation d’Alexis auprès du chancelier d’Angleterre.
3Simona Cerutti, Étrangers, op. cit., en particulier l’introduction où l’historienne propose de poser comme critères d’analyse de l’extranéité la famille, la transmission, la justice ou la propriété plutôt que celui d’un rapport à un territoire : l’expérience de l’extranéité peut est vécue par d’autres personnes que celles « venues d’ailleurs ». Ibid., p. 9-10.
4Peter Sahlins, Unnaturally French : Foreign Citizens in the Old Regime and After, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 2004.
5Hanna Sonkajärvi, Qu’est-ce qu’un étranger ? Frontières et identifications à Strasbourg (1681-1789), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2008, p. 12.
6Francesca Trivellato, Familiarity of Strangers, The Sephardic Diaspora, Livorno, and Cross-Cultural Trade in the Early Modern Period, Yale, Yale University Press, 2009.
7Voir sur cette question le cas du Turc Motta développé par l’historienne. Simona Cerutti, Étrangers, op. cit., p. 150.
8Plusieurs thèses ont récemment été soutenues sur ces thématiques proches des rapports entre une population définie par une norme comme étrangère, et un groupe social régnicole donné. Cédric Quertier, Guerres et richesses des nations. La communauté des marchands florentins dans la Pise du xive siècle, thèse soutenue le 27 mai 2014 ; David Do Paço, L’Orient à Vienne, Oxford, 2015. Plusieurs autres études majeures sont importantes pour la question : Roberto Zaugg, Stranieri di antico regime, Mercanti, giudici e consoli nella Napoli del Settecento, Rome, Viella, 2011 ; Guillaume Calafat, « Être étranger dans un port franc. Droits, privilèges et accès au travail à Livourne (1590-1715) », Cahiers de la Méditerranée, 84, 2012, p. 103-122.
9Notons à ce sujet deux colloques récents, qui ont pris pour objet l’étude des étrangers et de leurs interactions avec les sociétés extérieures, englobant les époques médiévales et modernes et menant la réflexion sur différentes échelles géographiques. Le plus important semble être celui organisé par Francisco Apellaniz, David Do Paço, Cédric Quertier, « Foreigners in the Deep Heart of Medieval and Early Modern Societies », European University Institute, Florence, 18-20 juin 2014. Voir également Mark Ormrod, Joanna Story, Elizabeth Tyler, « Aliens, Foreigners and Strangers in Medieval England c. AD 500-1500 », colloque tenu à la British Academy, Londres, 26 et 17 mars 2015.
10Vat. Reg. vol. 398, 8 mars 1451. Il est vrai, reconnaissons-le, que la nouvelle de sa trahison et de son passage en France, était très mal passée auprès des autorités, laïques comme ecclésiastiques.
11Bernard d’Alteroche, De l’étranger à la Seigneurie à l’étranger au Royaume, xie-xve siècles, Paris, LGDJ, 2002.
12James L. Bolton « La répartition spatiale de la population étrangère à Londres au xve siècle », dans Jacques Bottin, Donatella Calabi (dir.), Les étrangers dans la ville, op. cit.
13AN JJ 181, pièce no 45 ; PRO C 1/1507/31.
14Je me réfère ici aux premiers mots de David Do Paço dans l’introduction aux journées d’études « Foreigners in the Deep Heart of Medieval and Early Modern Societies », p. 1.
15Gabriel Audisio, L’étranger au xvie siècle. France, Provence, Apt, Genève, Droz, 2012, p. 42-43.
16Répertoire prosopographique, no 134, 143, 142.
17Répertoire prosopographique, no 247, 10, 226.
18Nous ignorons si Démétrios Paléologue (3), capitaine des Tournelles sous François Ier et Henri II a eu des héritiers mais il était tout à fait en mesure de le faire. Drague de Comnène, en 1590, revendique une longue filiation de plus d’un siècle et demi, apparemment sans accroc. En Angleterre, ces absences d’utilisation du droit d’aubaine sont encore plus précoces puisque Démétrios de Cerno parvient à faire lever cette hypothèque dès 1424. La Bourgogne semble suivre le même processus, pour le temps que dura son existence et aucune entrave ne semble priver Antoine de Trébizonde de la succession de son père Michel, succession transmissible à de potentiels héritiers. Répertoire prosopographique, no 310, 311 et 313.
19Gabriel Audisio cite Jean Bodin pour justifier ce droit du prince à légiférer sur les étrangers. Gabriel Audisio, L’étranger au xvie siècle, op. cit., p. 43.
20Additional MS. In British Museum, 4604, art. 88.
21Andronic Effomatos se voit assuré du monopole de l’importation, de la fabrication et du commerce de fil d’or et de tissu de Damas qu’il semble importer en quantité importante, si l’on
en croît les comptes du port de Londres pour l’année 1449-1450 ; PRO E 122/73/23, fol. 5v, 16v, 33r, 36r, 40r.
22Bart Lambert, W. Mark Ormrod, « Friendly Foreigners : International Warfare, Resident Aliens and the Early History of Denization in England, c. 1250-c. 1400 », English Historical Review, 130/542, 2015, p. 1-2. Les auteurs montrent notamment comment l’historiographie anglo-saxonne s’est fixé comme point de départ des lettres de naturalité cette période correspondant seulement au moment où celles-ci prennent leur forme définitive. Ils insistent pour leur part sur les deux siècles précédents qui voient les prémices d’une demande de la part d’étrangers résidant dans le royaume et désireux d’obtenir un statut plus favorable, et une autorité royale, influencée par le droit romain, créant ainsi une nouvelle réponse : exemption de taxes, rapprochement de statut avec les sujets anglais, mais persistance de l’extranéité. Voir également Mathieu Couderc, « “Comme s’il estoit natif du royaume”. Utilités et usages des lettres de naturalité par les Grecs (Angleterre, France : xve-milieu xvie siècle) », Hypothèses 2016, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, p. 58-69.
23Werner Paravicini, « La cour, une patrie ? », art. cité, p. 248.
24AN JJ 247, no 33, fol. 23v ; AN JJ 254, no 318, fol. 60v.
25Nicholas Harris Nicolas, Proceedings and Ordinances of the Privy Council, op. cit., t. 3, p. 160-161.
26E. F. Jacob (éd.), The Register of Henry Chichele, vol. 2, op. cit., p. 281.
27Démétrios apparaît dans l’entourage de la duchesse de Kent Lucia Visconti. Calendar of the Patent Rolls preserved in the Public Record Office, Henri VII, vol. 6, 1494-1509, p. 395, membrane 24 ; p. 403, membrane 33.
28W. Mark Ormrod, Bart Lambert et Jonathan Mackman, Immigrant England 1300-1550, Manchester, Manchester University Press, 2018.
29AN JJ 181, pièce XLV.
30Répertoire prosopographique, no 115.
31Voir le Dossier documentaire, no 4.
32Thomas Francos paye l’Alien Subsidy en tant que propriétaire d’une maison située à Broadstreet en 1444, huit ans après avoir reçu ses lettres de naturalité du roi ; PRO E 179/144/52, fol. 9r ; Calendar of the Patent Rolls preserved in the Public Record Office, Henry VI, vol. 2, 1429-1436. Andronic Effomatos apparaît dans le registre, aux côtés de son frère, en 1469, deux ans avant qu’il ne teste, prouvant ainsi qu’il dispose de lettres de naturalité. E 179/144/67.
33Il serait même tentant de voir un lien de filiation entre Antoine et un certain Charles de Trappesonde, enfant légitimé par la duchesse Marie de Bourgogne en 1480. ADN B 1703. Cependant, le lien est bien sûr trop hypothétique pour être certain à ce moment de nos recherches.
34PRO E 179/144/42 26r.
35Alfred Schütz, L’étranger, op. cit., p. 11-12.
36D’autres cas de Grecs vénitiens existent depuis Janus Lascaris que la protection royale amène à la Cour de France dès 1495 jusqu’à Théodore Spandounès, auteur, lui aussi, d’un voyage en France en 1508 puis en 1516. Tous deux expérimentent ce type d’extranéité passagère. Répertoire prosopographique, no 209 et 298.
37Inventaire sommaire, op. cit., p. 13.
38Werner Paravicini, « La cour, une patrie ? », art. cité, p. 247.
39Ibid., p. 265-266.
40Répertoire prosopographique, no 148.
41ADN B 2040, fol. 241v-242r ; ADN B 2064, fol. 209v : ADN B 2040, fol. 244 v-245r ; ADN B 2040, fol. 231v.
42Gabriel Audisio, L’étranger au xvie siècle, op. cit., p. 68-78.
43Ibid., p. 72.
44Nous songeons bien sûr à Démétrios de Cerno.
45Simona Cerutti, Étrangers, op. cit., p. 130.
46BnF ms. fr. 32511, fol. 175v.
47PRO C 1/1507/31.
48Pour le détail de l’affaire, voir le Dossier documentaire, no 2.
49Les deux Michael Greke ou Greeke, associés à Thomas Francos, sont notés de 1441 à 1444 au moins ; Walter Grace et sa femme Agnès, les probables parents de John Greke (2) que nous avons évoqué, sont présents à la même époque. De même, les listes de recensements pour le siècle suivant donnent à voir des Grecs présents sur plusieurs décennies : John Demetrios de 1517 à 1549, Constantin Benet de 1530 à 1559 Stephen de Grace de 1538 à 1571 ou Manuel Demetrios de 1550 à 1571. https://www.englandsimmigrant.com.
50Erving Goffman, Asiles, op. cit. ; Howard Becker, Outsiders, op. cit. Voir Bronislaw Geremek, Les marginaux parisiens, op. cit. ; Nicole Gonthier (dir.), L’exclusion au Moyen Âge. Actes du colloque international organisé les 26 et 27 mai 2005 à l’université Jean-Moulin Lyon 3, Lyon, 2007 ; Giacomo Todeschini, Au pays des sans-nom, op. cit.
51Répertoire prosopographique, no 157.
52Répertoire prosopographique, no 167.
53Regnault Thierry, chirurgien personnel de Charles VII, semble avoir été un ami de Thomas puisqu’il est son exécuteur testamentaire lors du décès du Grec en octobre 1456.
54AN MC/ET/XIX/184 ; AN MC/ET/XIX/172.
55Richard Scopham, évoqué en début de chapitre, n’appartient pas précisément au monde des grands marchands, plutôt à celui des portefaix et des ouvriers portuaires.
56Entre le 15 septembre 1542 et le 15 septembre 1543, Démétrios Paléologue (3) achète pour 85 écus d’or, convertis en 28 muids d’avoine à Nicolas Clément, marchand de grain à Fresnes en Tardenois. Cette avoine est destinée à fournir la nourriture pour les chameaux royaux, dont Démétrios a la charge en tant que gardien du zoo royal sis dans l’Hôtel des Tournelles ; AN MC/ ET/XIX/163.
57Au moment de Pâques 1496, George Bissipat, seigneur de Hannaches en Beauvaisis, prête aux habitants de Beauvais et à ses échevins la somme de 1 200 livres tournois afin que ces derniers puissent s’acquitter d’un impôt exigé par les services fiscaux du royaume. Le remboursement de la somme s’effectue sous la forme d’une rente. Archives municipales de Beauvais (AMB), BB 11.
58Médecin personnel du roi James III d’Écosse, Serapion est envoyé notamment en mission médicale au monastère de Saint-Ninian pour s’occuper de malades. The Exchequer Rolls of Scotland, t. 6, CCXXII Computa custumariorum et ballivorum Burgorum, 1460, p. 625.
59Compte tenu des réserves que nous avons déjà faites au sujet des nationalités présentées, nous trouvons ces écarts : 4 500 « Français », 3 300 « Scots », 2 100 « Normands » et « Dutch », 2 000 « Irlandais », 1 300 « Teutons », 1 800 « Flamands », 500 « Italiens »
60Les principaux folios sont : 8 entrées pour le folio 175v (1454) ; 4 entrées pour le folio 175r (1454) ; 3 entrées pour les folios 190v (1457), 191r (1457), 191v (1457), 192r (1457).
61PRO E 179/269/34.
62Ordonnances des rois de France, vol. 20, p. 592-594. Répertoire prosopographique, no 195.
63La famille Barbarigo est une illustre famille de Venise, qui comptera deux doges à la fin du xve siècle : Marco (1413-1486) et Agostino (1419-1501). Nous trouvons dans les archives vénitiennes un Giacomo Barbarigo, capitaine de la flotte vénitienne lors du conflit opposant la Sérénissime à Milan pour le contrôle de la vallée de Camonica. Ce Giacomo meurt en 1466 lors d’un combat au large de Patras. Peut-être s’agit-il du même Giacomo ou simplement d’un homonyme.
64Illustre famille patricienne de Venise, les Contarini comptent à cette époque déjà trois doges parmi les plus grands : Domenico (doge : 1043-1070), Jacopo (1275-1280) et Andrea (1367-1392).
65La famille Doria, génoise, est alors très réputée dans le domaine maritime. Oberto, premier membre à s’illustrer, est l’amiral génois qui écrase les Pisans en 1284 lors de la bataille navale de Meloria. Son fils Lamba et son descendant Paganino, tous deux amiraux, remportent des victoires décisives contre Venise en 1298 et 1354. Antonio Doria est nommé amiral de France en 1339.
66Ainsi, en 1456, Jeronimus Grace, arrivant de Gênes, est mentionné dans une liste où Alexis Effomatos est présent. Ce schéma se reproduit en 1457, 1464, 1465, 1467 et 1469 ; PRO E 179/235/58, fol. 1 ; E 179/236/74 ; E 179/144/69 ; E 179/236/96, fol. 2 ; E 179/144/67.
67PRO E 122/73/23, fol. 33v ; E 122/73/25, fol. 16v ; E 122/203/3.
68British Library, Add MS 48067, fol. 9r-12v.
69La correspondance de Girolamo Zorzi, op. cit.
70Eric Dursteler évoque les rapports entre Vénitiens et Grecs dans la Constantinople ottomane à l’époque moderne. Venetians in Constantinople. Nation, Identity, and Coexistence in the Early Modern Mediterranean, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006, op. cit.
71En avril 1544 est mentionnée l’existence d’une Grekes House, servant d’accueil pour John Voteyr. Néanmoins, il peut très bien s’agir d’une maison appartenant à une personne s’appelant Greke. Richard Edward Gent, Ernest Kirk, Returns of Aliens, op. cit., vol. 10, p. 94.
72PRO E 179/242/25, fol. 10 ; PRO E 179/144/42.
73Voir par exemple le testament de Stephen Lound, ouvrier dans le textile, document daté du 4 avril 1528 dans lequel Everard Effomatos avec d’autres ouvriers du textile. Peut-être est-ce même Everard qui rédige le testament. PROB 11/23.
74Jonathan Harris, « Two Byzantine Craftsmen in Fifteenth Century London », Journal of Medieval History, 21, 1995, p. 387-403. Voir généalogie no 1.
75Ainsi, nous trouvons un curieux compagnonnage formé d’un grec et d’un Alemano anonymes. Ils demandent et obtiennent l’aide du roi d’Écosse qui leur délivre des lettres ainsi qu’une somme de trois livres. Peut-être s’agit-il d’un exemple d’entraide entre communautés. Rotuli Scaccarii Regum Scotorum, 1455-1460, vol. 6, p. 491.
76Caroline M. Barron, London in the Later Middle Ages. Government and People 1200-1500, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 101.
77On pourra toujours spéculer vainement sur les contacts français que Thomas Francos a pu entretenir lors de sa période anglaise, venu dans l’île grâce à des appuis français et passé de nouveau en France quinze ans plus tard. L’état des sources n’implique jamais le médecin grec avec un membre de la communauté des Français de Londres. De même, la présence et l’activité intense de Sérapion à Édimbourg peuvent légitimement laisser supposer un passage préalable par Londres dans la première moitié du xve siècle. Néanmoins, une fois encore, les sources ne permettent pas de réfléchir plus loin à cette question.
78Mark Ormrod, Bart Lambert, Jonathan Mackman, Immigrant England, op. cit., p. 137 et 139-141.
79Répertoire prosopographique, no 301.
80Peut-être s’agit-il de la ville d’Hoek près de Rotterdam mais rien n’est sûr.
81Calendar of Close Rolls, V, p. 52. Calendar of Patent Rolls, Henry VI, part 2, p. 559. Notons également la présence d’un Gerard Grace venant de Liège qui prête serment de fidélité au roi en 1436. Calendar of the Patent Rolls preserved in the Public Record Office, Henry VI, vol. 2, 1429-1436. De même, un John Grace, venu du Brabant en 1436, prête également serment. Calendar of the Patent Rolls preserved in the Public Record Office, Henry VI, vol. 2, 1429-1436.
82Répertoire prosopographique, no 210.
83Quelques Turcs sont présents en France comme ce Jacques le Turc, esclave racheté par Charles VII à un marchand grec, Manuel ; BnF ms. fr. 32511, fol. 164v. D’autres personnages venus des Balkans apparaissent dans ce même registre comme Alexandre « duc dalbanie » en 1477. Ibid., fol. 373r. Nous avons également déjà évoqué le cas de Georges d’Armegne ou Arménie qui s’avère en fait être un Grec du nom de Georges Doukas Armenes. ADN B 2020, fol. 346r.
84Olivier de La Marche, Mémoires, op. cit., p. 321.
85« Et l’amena le Roy jusques au Palais, et puis le fit mener au Louvre, où il fut logé. Et estoit l’hostel tres bien habillé et paré, et là tenoit son estat aux depens du Roy. Et faisoient le service de Dieu selon leurs manieres et ceremonies, qui sont bien estranges, et les alloit voir qui vouloit ». Jean II Jouvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, roy de France, dans Buchon Jean, Choix de chroniques et mémoires sur l’histoire de France, vol. 8, Imprimerie Grégoire, Paris, 1843, p. 417-418.
86Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denis, op. cit., vol. 2, livre XXI, chap. 8, p. 774.
87Sur ce point, il est saisissant de noter que l’identité des Italo-Grecs du Sud italien aux xiie-xiiie siècles est en grande partie définie par leur aspect physique. Annick Peters-Custot montre bien qu’à partir de la conquête normande la conservation des rites religieux grecs est de plus en plus mise à mal par les autorités politiques et surtout religieuses catholiques. Les Grecs adoptent de plus en plus les pratiques cultuelles romaines. Les seuls éléments qui les différencient encore des Latins tient justement dans une apparence physique des membres du clergé grec, encore porteurs de la barbe notamment. De même, les pratiques onomastiques différencient encore les Italo-Grecs des autres populations d’Italie méridionale, tout comme les Grecs dont nous nous occupons se différencient souvent des locaux par un usage propre des prénoms. Annick Peters-Custot, « Qu’est-ce qu’être “grec” dans l’Italie méridionale médiévale ? », art. cité, p. 218.
88La bibliographie sur la question du concile est très dense. Les travaux les plus récents et les plus novateurs sont l’œuvre de Marie-Hélène Blanchet et Sebastian Kolitz. Marie-Hélène Blanchet, Frédéric Gabriel (dir.), Réduire le schisme ?, op. cit. ; Sebastian Kolditz, Johannes VIII, op. cit.
89Sur l’opposition entre les Veri Christiani et les Grecs schismatiques, voir Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, op. cit., p. 152-153.
90Ibid.
91Semel in vita […] semel in mortis articulo. Ibid.
92Bonam remissionem omnium peccatorum. Ibid.
93La famille Bissipat conserve dans ses armes une croix grecque orthodoxe, mais il s’agit avant tout d’une mémoire familiale.
94Cette question marrane est au centre de l’historiographie emmenée par Francesca Trivellato. Néanmoins, l’accent est mis sur les stratégies marranes jouant des apparences pour apparaître, parfois sous divers noms, comme catholiques pour bénéficier de facilités commerciales par exemple, comme juifs si le besoin de communiquer et échanger avec des coreligionnaires se fait sentir. Francesca Trivellato, Familiarity of Strangers, op. cit., p. 116-139.
95Répertoire prosopographique, no 201 et 310.
96Calendar of State Papers and Manuscript, op. cit., vol. 1, no 337.
97Mark Ormrod et Bart Lambert ont récemment montré que cette présence, en dépit de ces aléas politiques, fluctuait peu selon l’époque. Après 1475, une période de paix relative s’établit mais ne fait pas davantage augmenter les effectifs des ressortissants français dans Londres. Mark Ormrod, Bart Lambert, Jonathan Mackman, Immigrant England, op. cit., p. 100-101.
98Ibid., p. 242.
99Ibid., p. 244-245.
100Il semble qu’une Grekes House existe au début du xvie siècle. Richard Edward Gent, Ernest Kirk, Returns of Aliens, op. cit., vol. 10, p. 94. De plus, les maisons de Thomas Francos puis des frères Effomatos semblent jouer un rôle fédérateur pour les marchands analogues aux maisons de marchands comme le Fondaco dei Tedeschi à Venise et à celui que l’on retrouve à Paris dans les années 1550 à l’Hôtel des Tournelles, géré par Démétrios Paléologue. Sur le Fondaco dei Tedeschi, voir Philippe Braunstein, Les Allemands de Venise, op. cit.. Répertoire prosopographique, no 105, 106 et 259.
101« Bon grecq parloit / Et beau latin aussy quand il vouloit / Du maternel son escript tant valoit / Que ung tout seul mot amander n’y falloit ». Guillaume Crétin, Œuvres poétiques, éd. par K. Chesnay, Paris, 1932, p. 76, poème XXXII : « Plainte », vers 89-93.
102AN, Registres du Trésor des chartes, II, 182, p. 38.
103Répertoire prosopographique, no 259.
104AN, Registres du Trésor des chartes, II, 182, p. 38.
105Nicolas Vatin, op. cit.
106Répertoire prosopographique, no 259.
107Voir supra.
108Frères Limbourg, La Rencontre des trois Rois mages, 1416, miniature enluminée, Très riches heures du duc de Berry, Chantilly, musée Condé, fol. 51v et 52r. Voir le Dossier documentaire, no 2, p. 626. Parmi les premiers historiens à établir ce lien, voir Constantin Marinesco, « Deux empereurs byzantins en Occident : Manuel II et Jean VIII Paléologue », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 101/1, 1957, p. 23-35.
109Sur ce point, voir en particulier Richard C. Trexler, Le voyage des mages à travers l’Histoire, trad. par Marianne Groulez, Paris, 2009, p. 147-148.
110Le livre des faits du bon chevalier messire Jacques de Lalaing, éd. par Chastellain, dans Œuvres, t. 8, Genève, 1971, p. 33.
111Adam of Usk, The Chronicle Adam Usk, op. cit., p. 198-200.
112Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, trad. et commenté par Laurence Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Le récit de Geoffroy de Monmouth fait sienne bien des éléments de l’histoire romaine, réadaptée et modifiée afin de service l’histoire du royaume de Bretagne. Ainsi, le royaume, conquis par César puis Claude avait, bon an mal an, accepté la présence romaine, protectrice des peuples barbares notamment Scots (ibid., p. 88). Se succèdent alors des rois de Bretagne, certains comme Sévère plus ou moins identifiables à des empereurs romains (ibid., p. 110). Une révolte survient contre le roi Asclepiodote, souverain indépendant des Romains, qui meurt dans une bataille (ibid., p. 115). Face à l’absence de souverain, des députés bretons demandent de l’aide et on dépêche le sénateur Constance qui rétablit la paix, épouse la fille du chef des rebelles bretons, nommée Hélène, et prend la couronne. De cette union naît Constantin, Romain par son père, Breton par sa mère (ibid., p. 116). Constance meurt à York et Constantin devient roi de Bretagne. Toutefois, attiré par les troubles de connaît alors l’Empire romain (identifiable avec les guerres civiles qui suivent la désorganisation de la Tétrarchie), Constantin emmène 30 000 Bretons à la conquête de l’empire. Avec lui sa mère et ses oncles maternels Joelinus, Trahern et Marius qui sont faits sénateurs (ibid., p. 117).
113John Ma, « Peer Polity Interaction in the Hellenistic Age », Past and Present, 180, 2003, p. 7-38.
114Ibid., p. 7-10.
115Ibid., p. 21.
116John Ma développe tout particulièrement l’importance de l’évergétisme politique dans l’ouvrage majeur consacré à Antiochos III, Megas (223-187) et ses rapports avec les cités d’Asie Mineure. John Ma, Antiochos III et les cités d’Asie Mineure occidentale, traduit de l’anglais par Serge Bardat, Paris, Belles Lettres, 2004 [éd. orig. 1999].
117Erving Goffman, Les rites d’interaction, trad. de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Éditions de minuit, 1974.
118Telle peut être comprise la relation très cérémonielle entre Thomas Francos et son collègue Regnault Thierry. La nature du document, très officielle, ne contribue pas à donner une image moins stéréotypée de ce genre de rencontres : chacun est à sa place, dans le rôle que l’étiquette curiale a déterminé pour tous. AN, Registres du Trésor des chartes, II, 182, p. 38.
119Répertoire prosopographique, no 115, 28, 209 et 86.
120À ce titre, les enseignements précurseurs de Georges Hermonymos, Andronic Kallistos et Andronic Kontoblakas sont importants puisqu’ils exportent pour la première fois l’apprentissage du grec à Paris, Londres ou Bâle, ouvrant la voie aux futurs lecteurs de grec du roi de France et le développement d’un humanisme au nord des Alpes. Répertoire prosopographique, no 179, 184 et 201.
121Il est difficile pour nous d’imaginer l’arrivée de tous ces Grecs dans les cours bourguignonne ou française et parvenir tant bien que mal à se faire comprendre sans le truchement d’un interprète. Celui-ci n’est pas nécessairement un connaisseur de la langue grecque mais le latin ou l’italien peuvent fort bien être des langues maîtrisées tant par quelques impétrants que par certains membres des chancelleries princières. Il est permis de penser que lors de la mission diplomatique de Nicolas Agallon à Paris en 1454, la présence de Thomas Francos a pu faciliter la rencontre ; BnF ms. fr. 16216, fol. 47-49r et 75v et 76r.
122AN, Registres du Trésor des chartes, II, 182, p. xxxviii.
123Nous avons déjà évoqué la rencontre en Angleterre de Nicandre de Corcyre avec le mercenaire Thomas d’Argos en 1546. Nul doute que leurs échanges, au même titre que le discours prononcé par le chef des stradiotes devant ses hommes afin de les galvaniser, s’effectuent en grec. Nicandre de Corcyre, Le voyage d’Occident, op. cit., p. 107. Également, la rencontre à Paris du même Nicandre avec Angelos Vergekios évoque le même type d’échanges. Ibid.
124Erving Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 33-35.
125Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denis, op. cit., vol. 1, livre VIII, chap. 8, p. 559-563.
126Jean de Vavrin, Anchiennes chroniques d’Angleterre, dans Rerum Britanicarum medii aevi scriptores, Londres, 1857, p. 20 ; BnF ms. fr. 16216, fol. 47-49r et 75v et 76r.
127AN, Registres du Trésor des chartes, II, 182, p. 38.
128PRO E 135/6/50.
129Répertoire prosopographique, no 101.
130Répertoire prosopographique, no 115.
131PRO C 1/11/294.
132Répertoire prosopographique, no 169 et 174.
133Simona Cerutti, Étrangers, op. cit., p. 150.
134Patrick Boucheron, « Religion civique, religion civile, religion séculière. L’ombre d’un doute », Revue de synthèse, 134, 6e série, no 2, 2013, p. 165.
135AN JJ 181, pièce XLV.
136Sur ce point, voir les quelques idées lancées par Marie-Carmen Smyrnelis à propos de la condition d’extranéité. Marie-Carmen Smyrnelis, « En guise de conclusion : quelques pistes de réflexion pour une histoire sociale de l’extranéité », Hypothèses 2016, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 74.
137Répertoire prosopographique, no 4.
138Répertoire prosopographique, no 310.
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