Chapitre 3
Alternatives grecques
p. 141-170
Texte intégral
1Les migrants emportent leur bagage culturel et la mémoire de leurs origines. Ce sont avec ces armes qu’ils doivent se confronter aux cultures rencontrées en Europe occidentale. Alfred Schütz a produit en 1944 un récit de sa propre aventure de migrant viennois confronté à un exil forcé aux ÉtatsUnis intervenu cinq ans plus tôt1. En tant que sociologue, Schütz était habitué à côtoyer un milieu intellectuel de haut niveau appartenant à l’élite de la société viennoise. Pourtant, sa condition juive l’a forcé à fuir les nazis ; il se retrouve alors de l’autre côté de l’Atlantique dans une double position : celle du sociologue qui analyse le phénomène migratoire auquel il participe et celle du cobaye étranger à la langue et aux mœurs de la vie américaine. Il se rend compte que son bagage universitaire autrichien reconnu au niveau international ne lui sert à rien pour s’adapter à ses nouvelles conditions de vie. Les problèmes de compréhension qu’il rencontre font de lui certes un étranger au sein de la société américaine mais surtout une personne différente. Son éducation humaniste universelle devrait lui permettre d’entrer en contact avec les Américains, il partage avec eux des valeurs communes2. Toutefois, il reste un personnage autre et non pas opposé à eux. Les Grecs dont nous nous occupons sont confrontés à des situations comparables.
2Il eût été passionnant de pouvoir réfléchir, à l’instar d’Alfred Schütz, à la manière dont les Grecs ont pu vivre leurs rapports aux populations locales. Hélas, les sources restent muettes sur ce sujet et empêchent toute analyse d’envergure. Néanmoins, une réflexion sur l’altérité des Grecs est possible et nous proposons, avant d’en venir à ce qui définit, ou non, nos sujets d’étude comme des étrangers, de réfléchir à la définition du Grec comme la possibilité d’une alternative à la conception qu’ont les sociétés occidentales d’elles-mêmes. Le Grec peut être envisagé comme un outil de comparaison, implicite ou non, à la disposition des auteurs des sources qui l’emploient souvent dans l’optique d’illustrer le risque d’une dérive ou bien les bienfaits d’une qualité que tout bon chrétien devrait arborer ou adopter. Selon Camille Rouxpetel, dire l’altérité c’est nommer l’autre, lui conférer un nom qui peut correspondre à deux types de définitions : ethnonymiques (Grecs, Syriens, etc.) et religieuses (Jacobites, Maronites, etc.)3.
3La figure du Grec représente une possibilité alternative aux comportements occidentaux. Plusieurs interrogations accompagneront notre propos : être grec signifie-t-il se situer dans un positionnement plus ou moins réel par rapport aux autres groupes sociaux fondamentalement différents et incompatibles ? Quels sont les enjeux de l’emploi fréquent du vocable « Grec » dans une source ? Enfin, le Grec constitue-t-il une catégorie (juridique, économique, politique, sociale mais aussi linguistique via l’usage du terme de Levantin) qui revêtirait une acception plus large et originale que l’on aurait pu supposer ?
Figures de l’altérité
4La question de l’Autre doit être posée en préliminaire, afin d’aborder au mieux ce problème – qui n’en est pas véritablement un pour nous – tout en s’interrogeant sur la position ambiguë des Grecs parfois projetés brutalement au contact des populations occidentales. Entre eux et nous, un ensemble de jugements et de définitions se met en place et ramène inévitablement les nouveaux venus à une condition malaisée d’altérité. Compte tenu d’une littérature scientifique qui se trouve fréquemment remise en question, le cas grec offre à n’en pas douter une belle application à cette notion. Le Grec est-il un Autre conforme aux attentes historiographiques de notre époque ? Ce concept n’implique-t-il pas au contraire de déterminer des nuances qui mettront en cause des certitudes trop facilement établies ?
Une notion controversée
5Une légère mise au point s’avère nécessaire. Nulle part n’est fait mention de Grecs qualifiés d’autres. Ceux-ci se trouvent certes souvent différenciés des populations locales mais ne sont jamais qualifiés d’autres personnes. Nous assumons pleinement que notre objectif en ce début de chapitre ne soit pas d’identifier un objet d’analyse conscient pour les auteurs de l’époque. Ceux-ci ont certes pu considérer les populations étrangères – dont les Grecs – comme socialement différentes de leurs compatriotes. Néanmoins, il n’existe nulle forme de conceptualisation ni de réflexion large sur la notion d’altérité. Nous n’avançons pas seuls sur cette question. D’autres historiens, plus spécifiquement des médiévistes, ont pris à cœur d’évoquer la notion d’altérité comme un phénomène culturel : dans le sillage d’un colloque récent sur l’appréhension de la culture de l’autre4, nous aurons à cœur de nous demander si les Grecs forment une culture alternative vis-à-vis des sociétés occidentales. Pourtant, même si le terme « autre » n’est jamais employé directement, ce paradigme semble néanmoins utile à plus d’un titre. Sans réflexion sur ce concept, les notions d’identité, de diaspora ou d’extranéité ne seraient que partiellement opérantes, voire pas du tout, et n’auraient aucun sens.
Altérité, norme et effet de miroir
6Le 8 mars 1452, la chancellerie pontificale délivre un mandat aux évêques d’Ely et de Bangor en Angleterre5. Ce courrier fait suite à une pétition rédigée par un certain William Darsset, prêtre de son état et docteur en droit. Celui-ci s’était plaint de l’attitude plus que scandaleuse d’un individu que nous connaissons bien, Thomas Francos, alors détenteur des droits sur les revenus de l’église de Bryghtowell dans le diocèse de Salisbury. Darsset écrit que Thomas n’était pas entré dans les ordres dans le délai qui lui avait été imparti dix ans auparavant. De plus, ledit Thomas a apparemment disparu, parti sur le continent. À l’appui de son argumentation, Darsset invoque un nouvel argument : Thomas aurait été « grec ». Le sens de ce terme employé par le prêtre jaloux fournit des indices sur l’évolution de l’identité de Thomas pour ses contemporains occidentaux. Si aucun conflit ne vient tendre les relations entre le Grec et les locaux, celui-ci n’est pas perçu comme différent d’eux : il est simplement « physician ». Mais lorsque la situation se détériore, Thomas est placé dans une position marginale par rapport aux populations locales. Il ne peut être digne de confiance puisqu’il est grec, suspect d’être schismatique. Il se trouve donc rejeté hors de la norme définie pour le plus grand nombre. Ce sujet place une sorte de limite informelle entre des personnes aux statuts particuliers, mal définis, et l’ensemble de la société anglaise qui bénéficie d’une visibilité et d’une respectabilité sociales porteuses de norme. Les Grecs – les étrangers d’une manière générale – deviennent, à leur corps défendant et lorsque la situation l’exige, l’incarnation de ce qui est hors du commun normal, rejetés avec les personnes qui ne se conforment pas à ce modèle dans des zones extérieures à cette norme. Thomas Francos, jusqu’alors bien inséré dans le tissu social anglais – et plus particulièrement salisburien et londonien – est comparé par son accusateur à une personne extérieure à ce microcosme : il devient une autre personne, différente du médecin intégré aux pratiques et valeurs de la société londonienne, propriétaires de biens fonciers au cœur même de la capitale anglaise.
7Pourtant, devons-nous conclure à la marginalisation inévitable de toute population étrangère à une norme ? Ce rapport centre/marge est presque un lieu-commun, même indirect, de la réflexion philosophique et sociologique. Howard Becker a montré dans les années 1960 que des personnes rejetées en marge d’une société du fait de leurs pratiques constitutives de points d’ancrage forts pour leur identité n’en conservaient pas moins des liens avec lesdites sociétés6. Selon lui, les déviants sont étiquetés par ces sociétés comme étrangers au groupe7. Leurs pratiques diffèrent certes de la norme établie par une société afin de définir qui peut en faire partie ou pas. Pourtant, leur rejet s’effectue par rapport à ces normes et ce déficit d’appartenance devient même une condition d’appartenance à ces rejetés : ceux-ci développent leurs propres formes normatives, calquées sur celle de la société dominante8. Nous serions bien entendu tentés de voir dans les Grecs un autre exemple de rejet d’une société du fait du non-respect de certaines normes : pratiques linguistiques, religieuses, vestimentaires, comportements sociaux, etc. Certains subissent les conséquences d’une mauvaise assimilation des codes sociaux communs : Alexis Klaudiôtès en 1408, Michel Dishypatos en 1417, Georges Hermonymos en 1476, Michel Paléologue en 1510 ou encore Hélène Laskarina en 1511 sont tous arrêtés parce qu’ils font l’objet d’une méfiance de la part des autorités qui ne les reconnaissent pas comme agissant conformément à la norme9. Manuel Théodore finit même sur le bûcher en 1457 pour une défiance du même ordre10. Pourtant, ces situations extrêmes ne signifient pas que les Grecs soient hors des sociétés qu’ils traversent. Même si parfois ils n’en comprennent ni les codes ni les normes, ils fréquentent des populations locales et celles-ci les insèrent dans leurs réseaux de relations. Certes, il existe des différences selon les types de groupes grecs que nous rencontrons. Par exemple, les marchands nous apparaissent convenablement intégrés dans le tissu social d’une cité, comme c’est le cas pour les frères Effomatos. Des tensions existent bien et rappellent fréquemment la position particulière des Grecs – et des autres étrangers en général – mais ces jugements n’excluent en rien ces personnages des sociétés qu’ils ont intégrées.
8Dans Le miroir d’Hérodote, François Hartog11 évoque un passage des Histoires d’Hérodote qui met en scène les Scythes, second peuple le plus décrit après les Égyptiens12. Hérodote crée un récit autour de ces populations d’autant plus complexe qu’il est difficile d’identifier avec certitude qui elles peuvent être. Les Scythes sont aux prises avec le roi perse Darius Ier (521-486 avant notre ère) qui entreprend une expédition contre eux mais rien ne se passe comme prévu. Ils refusent le combat, fuient devant les armées perses devenues grâce à la plume d’Hérodote plus hoplitiques que celles des Grecs organisés et civilisés face à la sauvagerie barbare13. François Hartog poursuit son étude des représentations et des schèmes mentaux des Grecs par un chapitre consacré à la question de l’altérité. Celle-ci est définie en préambule par une zone frontière entre deux groupes humains (Grecs/Perses et Scythes), deux modes de vie (sédentaires et nomades). L’altérité s’exprime par une séparation nette, spatiale et culturelle qui place deux ensembles humains face à face, sans contact les uns avec les autres. L’absence de contact crée l’altérité : toute la subtilité du récit de la chasse inversée lancée puis subie par le souverain perse tient dans ces rencontres manquées14.
9Nous pouvons observer quelques concordances avec notre corpus, tout particulièrement lorsqu’un litige oppose un Grec à un autochtone. Les démêlés « magiques » de Michel Dishypatos avec la justice savoyarde en 1417 évoquent des pratiques culturelles équivoques. En effet, les marqueurs culturels grecs sont assimilés à de la magie noire quand il s’agit en fait souvent d’incompréhensions et de malentendus15. La défiance des autorités brosse un portrait de Dishypatos semblable à celui non seulement d’un étranger mais aussi d’un personnage extérieur au monde humain. Thomas Francos, dans sa période anglaise tente de se comporter comme un Anglais, camouflant même ses origines. Sa « trahison » de 1451 déchaîne les rancœurs. Le portrait que l’on brosse de lui rejette Thomas dans une altérité sombre, faite de sournoiseries, de mensonges et de mauvaises mœurs16. Enfin, le discours négatif de Richard Scopham à l’encontre d’Alexis Effomatos se caractérise en premier par le rejet de ce dernier hors de la société anglaise classique, « civilisée », le Grec ne pouvant se revendiquer d’un quelconque lien avec cette même société17. De même, les « mauvaises mœurs » qui conduisent Manuel Théodore au bûcher résultent elles aussi d’une probable mauvaise appréciation de pratiques culturelles et/ou cultuelles grecques assimilées à de la sorcellerie : Manuel se retrouve rejeté de la société, au même titre que les sorciers et hérétiques qui subissent ordinairement ce supplice18.
10Cependant, on saisit rapidement que la démonstration n’est pas satisfaisante : les contacts et les échanges existent bel et bien entre Grecs et autochtones. Nous tâchons depuis le début de mettre au jour toutes les connexions qui se mettent en place entre ces groupes humains : Il paraît contradictoire de conclure à une définition de l’autre grec comme le rapport d’un miroir inversé où les contacts seraient abolis et proscrits.
Altérité et « déficit d’appartenance »
11Simona Cerutti axe une part essentielle de son travail autour de la définition de ceux qui n’appartiennent pas au corps normal des sujets d’un territoire, c’est-à-dire les étrangers19. L’association entre l’étranger et l’autre semble s’appliquer dès lors que l’on considère que l’étranger/autre/différent du sujet se définit par un manque crucial de réseaux d’appartenance qui permettraient de ne plus apparaître comme des personnes extérieures à une société donnée. Ce concept interne à la question de l’extranéité, donc de celle de l’altérité, est clairement défini par Marie-Carmen Smyrnelis qui pose ce déficit d’appartenance comme une possibilité d’une réflexion plus poussée20. L’autre/différent de soi n’est plus alors celui qui vient de loin et qui n’adopte pas les mêmes codes culturels de la majorité d’un groupe mais celui qui ne dispose pas les relais nécessaires à une complète appartenance audit groupe. Selon MarieCarmen Smyrnelis, les limites à l’intégration de l’autre en tant que différent tiennent dans cette « faiblesse de l’appartenance locale au tissu social, l’incompétence des normes locales qui rend difficile pour certains (le mineur, la veuve, le marchand, le noble déchu, le forain, le soldat, le pèlerin, l’orphelin, le paysan) l’accès de plein droit aux ressources locales notamment en matière de transmission de biens, à la propriété urbaine, au travail dans le cadre des corporations de métier, à la justice21 ». En d’autres termes, la personne extérieure à une société est celle qui ne peut justifier de relations avec celle-ci, qui ne peut exister juridiquement non seulement comme individu mais plus encore comme entité appartenant à un corps social reconnu par les membres de ladite société. Or, cette césure entre celui qui dispose de soutiens internes et celui qui en est dépourvu est bien plus pertinente selon nous, tout particulièrement si nous adoptons notre prisme grec. En effet, malgré leur carence en citoyenneté, peut-on raisonnablement établir un rapport identique entre les frères Effomatos, marchands installés de longue date à Londres, dont les activités ont pignon sur rue et sont reconnues par les autorités locales et leurs confrères, anglais ou étrangers eux-mêmes, avec un Nicolas Georgiadès, simplement de passage dans les îles Britanniques et dont les connexions avec les locaux sont à l’évidence faibles22 ? À cette époque, en 1459, ces Grecs ne sont pas perçus de la même manière et l’insertion des Effomatos dans un tissu social local joue pour beaucoup dans ces rapports.
12L’importance du « déficit d’appartenance » est particulièrement sensible dès lors qu’apparaissent des différences dans les types et niveaux de langue employés par les Grecs. Bernard Lahire a évoqué la maîtrise de plusieurs langues ou bien de plusieurs niveaux de langue comme un élément fort permettant à un individu de se projeter dans une situation particulière et de s’adapter à celle-ci23. Or, la pratique d’une double langue et, peut-être, de différents niveaux de langue est observable dans nos sources et met fréquemment aux prises des Grecs avec des interlocuteurs locaux. La lettre de rémission obtenue par Thomas Francos au profit de son serviteur met au préalable en scène le médecin du roi, effectuant sa visite quotidienne au roi24. De retour dans ses appartements, le Grec trouve son collègue et ami Regnault Thierry en conversation avec des membres grecs de l’entourage de Thomas, Colin/ Nicolas d’Hermeu et André de Frans dit Sac. L’objet de la discussion porte sur la situation politique critique qui se déroule en mer Égée à la suite de la prise de Constantinople par les Turcs. La conversation reprend avec Thomas mais le texte nous informe qu’André de Frans profite alors du changement d’interlocuteur pour appeler un serviteur grec, Georges, et lui parler en « giet »25. La capacité des deux hommes et probablement du reste des proches de Thomas à jouer avec différentes langues26 et différents registres de langue – avec un confrère ou bien un serviteur – fournit l’occasion de placer ces hommes en décalage par rapport à la norme des courtisans. Ce décalage n’implique, semble-t-il, aucun jugement de la part de la source émettrice ou bien des personnages locaux présents. Or, il peut arriver qu’une mauvaise adaptation à une situation langagière ait de plus fâcheuses conséquences. Le destin tragique de Manuel Théodore, condamné au bûcher est la conséquence d’une mauvaise pratique de la langue locale. En effet, le Grec parvient aisément à obtenir quelques subsides du comte de Charolais, en association avec un compatriote. Mais à Douai, seul et condamné, Manuel est confronté à un grand malentendu quant à son comportement social. Il est accusé de mauvaises mœurs et doit être interrogé en grec. Nous ignorons si Manuel connaissait quelques mots de français ou au moins de latin, mais il semble pâtir d’un déficit de la pratique d’une langue locale. De ce fait, un décalage se crée puisqu’aucun lien d’appartenance avec les sociétés rencontrées ne peut être établi.
13Toutefois, l’altérité mise en évidence par ce manque de relationnel n’implique pas nécessairement un rejet de l’autre dans une opposition radicale et permanente. Qu’il s’agisse de l’entourage de Thomas Francos ou bien des itinérants des années 1450, les Grecs sont certes perçus et catégorisés hors des liens traditionnels qui unissent une société, mais cela n’a rien de permanent d’une part et n’exclut pas les Grecs de rapports sociaux avec les membres desdites sociétés d’autre part. Il nous faut donc nous affranchir de cette notion d’altérité et réfléchir à d’autres formes de modélisations du Grec, notamment son emploi dans la littérature occidentale. Peut-on apporter quelques nuances à une figure du Grec devenue la forme stylisée de l’anti-occidental, antichrétien et d’antilatin ?
Le Grec à l’envers du Latin ?
14Il nous faut donc tenter un nouveau pas de côté et poser la question centrale qui sous-tend toute la modélisation de la figure de l’autre grec. Nous ne pouvons pas systématiquement lire le grec de nos sources comme le résultat d’une inversion stylistique, de l’expression d’un rejet par à une norme impossible à atteindre ou bien par une non-conformité à des codes sociaux tout aussi inatteignables. Néanmoins, nous devons remettre en cause le logiciel opposant l’Occidental à l’Oriental, le Grec au Latin. D’une réalité sociale au discours littéraire sur les Grecs, nous présenterons de nouvelles hypothèses quant à la manière de forger un modèle grec plus conforme aux représentations renvoyées par nos sources.
Une lecture de l’altérité intégrée aux sociétés occidentales
15Qu’ils soient différents, étrangers à une société donnée ou bien marginalisés par rapport à une norme sociétale, les individus renvoyés dans leur altérité par rapport aux populations conformes n’en appartiennent pas moins à ces sociétés. La marque parfois stigmatise l’Autre mais ne le met pas au ban des rapports sociaux. Bien que les Subsidies Rolls classent les étrangers contraints de payer une taxe qui les place dans une situation spéciale, à mi-chemin entre une sujétion pleine et entière au souverain et une exclusion de sa domination, les Grecs observés n’en conservent pas moins leurs activités classiques parfois fortement en prise avec les réalités du quotidien londonien. Andronic Effomatos, Thomas Francos ou même Jeronimus Grace y figurent fréquemment sans que nous puissions penser un instant qu’ils vivent en parias. Dès lors, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur l’Autre au prisme même de ces sociétés occidentales.
16Les Grecs ne sont jamais aussi bien replacés dans une position d’extériorité par rapport à une société qu’au moment de la prise de contact. Tout particulièrement, les visites diplomatiques, aussi longtemps que durent les relations avec l’Empire byzantin, deviennent des objets d’études très importantes pour nous. Le voyage de Manuel II Paléologue a, nous l’avons déjà évoqué plusieurs fois, généré une documentation sans commune mesure avec le reste des Grecs que nous étudions. Les sources doivent relater une rencontre entre deux univers, avec une suite impériale aux codes culturels différents de ceux des cours européennes. Adam of Usk traite comme ses confrères anglais de la venue de l’empereur Manuel II et mentionne l’essentiel des étapes de la visite impériale en Angleterre. Très vite, le récit bifurque sur les mœurs étranges des membres de la suite impériale : barbes démesurément longues, dévotions religieuses particulièrement expressives, chants aux intonations particulières… c’est-à-dire des éléments culturels qui marquent la différence avec les sociétés locales. Les Byzantins ne sont pas exclus pour autant27. Cette question religieuse fait l’objet d’une critique énoncée chez le religieux de Saint-Denis par un courtisan de Charles VI pour qui fêter Pâques avec des schismatiques serait peut-être de mauvais goût28. Le chroniqueur réfute cette remarque, considérant que l’intérêt supérieur du roi doit primer. Nous pourrions multiplier les exemples de sources qui se copient plus ou moins les unes les autres, mais qui retranscrivent fréquemment des éléments supposés créer de la distance entre Byzantins et locaux29. Or, la rencontre n’achoppe jamais, les réceptions sont grandioses, tous affichent un large contentement à participer à cet événement, et les chroniques à les relater. La Chronique du bon duc Loys de Bourbon relate ainsi la participation à Paris de l’empereur au mariage de son fils le comte de Clermont avec la fille du duc de Berry : Manuel II Paléologue est richement reçu par le roi, tout comme l’avait été précédemment le roi de Petite-Arménie, et sa participation rehausse la cérémonie d’un éclat supplémentaire empreint d’exotisme et de majesté, sans que quelque forme de critique ou de rejet soit exprimée30. Nous pourrions objecter que l’empereur est un personnage d’importance qu’on ne traite pas comme un marginal mais qu’au contraire on intègre à sa société. Néanmoins, l’observation vaut pour les Grecs qui restent donc inclus, même pour un temps, dans les sociétés qu’ils traversent sans toutefois en faire partie pleinement. Ce type de rapport est un modèle que nous estimons opérant dans diverses situations de rencontres entre des Grecs, tous plus modestes qu’un empereur, et les sociétés occidentales : une rencontre originale, voire incongrue ; une évaluation de l’impétrant ; une mise à distance par l’évocation d’une particularité de l’individu différente d’une situation normale ; l’absence, à quelques exceptions près, d’un rejet de la part des sociétés concernées.
À côté plutôt qu’à l’envers
17L’altérité, comme modèle opposable à un discours central, ne fonctionne pas pleinement avec notre objet d’étude. La raison tient peut-être précisément dans ce modèle opposable que l’on ne peut dessiner ici. Les Grecs sont-ils nécessairement mis en scène comme des images inverses du public qui est visé par ce discours ? Plutôt qu’à l’opposé strict de l’Occidental, le Grec ne pourrait-il pas devenir un modèle double, une possibilité d’évolution – dans un sens néfaste bien entendu – que le lecteur consciencieux devra se garder de devenir ?
18Notre hypothèse tient en un simple changement de point de vue : puisque les Grecs sont tantôt décriés tantôt admirés, tantôt répugnants tantôt fascinants pour l’œil d’un Occidental, alors les modèles proposés de Grecs doivent servir d’exemples utiles à une bonne conduite qui doit sans cesse s’approcher de la perfection. Les descriptions des Grecs présents en Europe occidentale sont autant d’exemples vivants propices à ce type de réflexion. Bien entendu, les registres de lecture et les degrés d’attitudes à observer évoluent en fonction de la condition de l’individu concerné. Ainsi, Manuel II Paléologue et les principaux diplomates qui sont envoyés dans la chrétienté latine font le plus souvent l’objet de remarques élogieuses et les différences observées sont jugées exotiques, amusantes et même instructives31. Dès lors que des Grecs de conditions plus modestes apparaissent, les travers surgissent des textes et sont instrumentalisés, les différentes (mauvaises) facettes d’un comportement sont mises en exergue afin de justifier le jugement défavorable que tout un chacun appliquera au pauvre Grec qui subit l’opprobre. Néanmoins, la présence au quotidien de personnes aux pratiques culturelles différentes joue parfois ce rôle d’exemple sur les populations locales qui les côtoient. Revenons à l’empereur Manuel II. La représentation qui est donnée de lui dans les Riches Heures du duc de Berry est un brillant exemple de programme politique dans lequel la représentation idéalisée de l’empereur tient son rôle de modèle : l’empereur est Balthazar, le vieux souverain qui vient à la rencontre de Gaspard/Constantin, symbole de Rome, et de Melchior/Charles VI, appelé à prendre la succession impériale32. À la fin du xve siècle, Charles VIII reprend la même idéologie politique pour justifier le rachat des droits sur l’Empire byzantin à André Paléologue : les Grecs ont failli mais, en tant que derniers représentants de la dignité impériale, ils persistent à être pensés comme des intermédiaires avec l’antique Rome impériale33. De même, les multiples interactions que nous avons maintes fois observées entre Grecs et locaux, depuis Thomas Francos jusqu’à Démétrios Paléologue (3), ne montrent pas non plus de réactions répulsives systématiques de la part des autochtones, bien au contraire : on s’attache à eux, on cherche à les marier, à les faire entrer dans un réseau de relations. Nul doute que l’aura grecque d’un Georges Bissipat, dont le patronyme mal compris de Paléologue aura pu être un atout, facilitera l’entrée dans la famille de Poix, de noblesse moyenne. Nul doute non plus que les ancêtres grecs de Drague de Comnène auront également su profiter de leurs (supposés) liens impériaux pour intégrer la société française du milieu du xve siècle.
19Tout est donc question de point de vue, mais nous observons que le modèle du Grec est bien plus opérant si nous le considérons comme un étai à la définition du bon modèle occidental latin et catholique, plutôt qu’une image inversée et pervertie de celui-ci.
Un autre cas d’altérité grecque en Europe occidentale : les Grecs d’Italie du Sud
20Les rapports des Grecs d’Italie du Sud, ou Italo-Grecs, avec les différentes sociétés qui s’implantent successivement en Calabre, en Basilicate et dans les Pouilles, nous offrent un point de comparaison fort utile à notre propos. Annick Peters-Custot axe une part essentielle de ses différents travaux sur les populations autochtones grecques aux prises avec les différentes populations latines – lombardes, normandes, voire souabes – à étudier les formes de reconnaissance de la culture grecque par les autorités et les sociétés qui dominent les Hellènes à partir des années 1040-1070 et cohabitent avec eux. Dans un article de 2018, l’historienne tente d’analyser les différentes acceptions possibles du terme « grec » dans les différentes sources disponibles, principalement latines34. Elle remarque tout d’abord que le sens de ce vocable n’est pas figé, qu’il évolue non seulement en fonction du temps, mais aussi selon la nature de l’auteur de la source ainsi que le sens qui y est associé. Ainsi, pour un Grec d’Italie du Sud au milieu du xie siècle, il faut, pour être considéré comme grec, obéir à trois principes : adopter la langue grecque tant dans son usage quotidien que dans la pratique de l’écrit, littéraire ou administratif ; se revendiquer comme dépendant du droit byzantin tel qu’il est appliqué dans l’empire ; respecter les rites religieux grecs et assumer la tutelle, même formelle du patriarcat de Constantinople. Contrairement à ce que l’historiographie classique a longtemps pensé, il s’avère que la conquête normande ne met en aucun cas fin à ces trois pratiques. Au contraire, elles ont pu se conserver dans certaines régions, moyennant quelques adaptations – comme la reconnaissance du pouvoir souverain normand ou celle de l’obédience romaine. Toutefois, avec le temps et le passage à la domination souabe puis angevine au milieu du xiiie siècle, ces trois aspects ont progressivement disparu, le dernier étant l’importance des rites religieux grecs.
21Or, Annick Peters-Custot insiste sur le fait que l’emploi du terme Grecus, n’est pas d’usage interne aux Italo-Grecs mais est plutôt le fait d’une mise à distance par les sources latines, émanant principalement de l’Église romaine35. En effet, pour celle-ci les Grecs, et en particulier les Italo-Grecs à partir du xiiie siècle, sont ramenés à leurs pratiques liturgiques différentes de celles de la grande majorité des Latins. Cet accent mis sur le caractère religieux du terme Grecus tend donc à vouloir établir une altérité, même factice, entre Grecs et Occidentaux. Pourtant, les Italo-Grecs ne sont pas nécessairement perçus ainsi. Au contraire, selon le type de source, ces populations sont à peine différenciées des autres habitants du royaume sicilien. Parfois, les enjeux idéologiques du pouvoir normand tendent effectivement à établir une distinction – administrative, liturgique et politique – entre Grecs et Latins afin de justifier une indépendance du royaume des Hauteville vis-à-vis de la Papauté.
22Cette altérité à géométrie variable présente donc des points communs très intéressants avec les cas des Grecs issus de nos sources. Eux non plus ne sont pas perçus de la même manière selon le type de source, le contexte politique et culturel ou la période chronologique considérée. Eux non plus ne sont pas systématiquement placés dans une situation négative où le Grec n’impliquerait que des considérations dépréciatives gratuites. Bien au contraire, parmi la grande variété des altérités grecques, certaines peuvent n’avoir aucune implication morale particulière, alors que d’autres acquièrent une portée symbolique, positive ou non, afin de constituer un modèle utile aux Occidentaux.
Un Exemplum inversé
23Qu’ils soient décrits, et parfois décriés, dans les diverses œuvres littéraires occidentales ou bien simplement mentionnés dans les sources de la pratique, les Grecs ne peuvent aisément dissimuler leurs origines étrangères, leurs pratiques culturelles divergentes de celles des sociétés qui les accueillent. Nous avons pu voir que quel que soit le support, le regard porté et mis par écrit rend compte de ces différences et, le cas échéant, porte un jugement sur les Grecs. Ceux-ci deviennent fréquemment des figures d’altérité au contact des Occidentaux. Or, ces figures résultent d’entreprises discursives, de mises en récit qui ne sont pas neutres : les Grecs, du fait de leurs qualités et de leurs défauts, servent à une argumentation forte destinée aux populations autochtones. Cette figure stylistique, qu’elle soit littéraire ou encore imagière, prend la forme de l’exemplum.
24Jacques Le Goff désignait l’exemplum comme « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire36 ». Marie-Anne Polo de Beaulieu et Pierre-Olivier Dittmar poursuivent cette définition, d’une part en faisant sortir l’exemplum d’une gangue trop littéraire, d’autre part en conférant trois objectifs majeurs – trois « tensions » – à ces œuvres : un modèle à suivre ; une figure de rhétorique qui cherche à fournir un modèle afin de convaincre ; un récit qui sert de support à cette argumentation37. L’exemplum tire ses origines de l’Antiquité. En effet, Aristote puis les auteurs latins qui l’ont suivi comme Cicéron ont insisté sur l’importance de l’aspect argumentatif de l’exemplum compris dans un sens illustratif concret d’un argument abstrait38. Cette logique didactique, reprise en grande partie par l’historiographie contemporaine, fournit un cadre très large du développement des exempla qui peuvent être de nature très diverses39. Plus important encore, surtout pour notre propos, un certain type d’exemplum, le quidam, est véhiculé notamment par la prédication mendiante et a pour objectif de toucher à la société laïc en prenant des exemples parmi eux. Ces exemples peuvent être des modèles, ou non.
25Nous en venons donc à notre hypothèse. Les diverses mises en récits orchestrées autour des Grecs, présents et vivants au quotidien avec la population locale, peuvent-elles servir d’exempla, de modèles de morale à suivre, ou plus souvent à ne pas suivre ?
Des malheurs des Grecs : généralisations et réécritures
26Revenons quelques instants sur les procédés de mises en récit des malheurs subis par les Grecs, tout au long des xive et xve siècles, et que les chroniques, mais aussi des documents plus arides comme les registres de compte, se complaisent parfois à rappeler. Il est fréquent de trouver chez un chroniqueur tel que Jean Froissart ou plus tard Philippe de Commynes, des apartés dans leurs récits où un point est effectué sur les grands événements internationaux qui touchent, directement ou non les protagonistes de leurs récits. Dans ces incises, les Grecs et leurs déboires face aux Turcs y ont fréquemment la part belle, du moins tant que subsistent des territoires grecs. Certains documents officiels prennent en compte les événements égéens afin de motiver leur décision. Ainsi, la demande d’aide exprimée par Nicolas Agallon devant Charles VII est précédée d’un long exposé sur la chute de Constantinople et sur les circonstances qui ont mené à cette situation critique pour les chrétiens40. Repris et réécris, ces événements sont généralisés afin de servir d’outils explicatifs pratiques tant par les scribes de la chancellerie que par les chroniqueurs plus habitués aux tournures de style.
27Il existe une forme de topoi littéraires qui consiste à créer un discours insistant sur le pathos de la condition des Grecs en Méditerranée orientale, sur leurs erreurs politiques et religieuses, et surtout sur le fait qu’ils l’ont mérité. Notre chronologie s’ouvre sur les conséquences du désastre de la bataille de Nicopolis (1396) et sur le siège que subit Constantinople entre 1397 et 1402 – siège qui motive le voyage de Manuel II Paléologue. Déjà en 1398, la visite de Théodore Cantacuzène en France, prélude au déplacement impérial, avait habilement su tirer parti de la situation désastreuse que connaissait l’empire pour défendre la cause grecque. Or cet argumentaire est repris par le religieux de Saint-Denis qui ouvre alors une incise dans son récit en reproduisant la lettre apportée par le diplomate, permettant au chroniqueur d’expliquer le recul des Grecs et l’avancée irrésistible des Turcs41. Dès lors, les événements qui marquent le monde égéen et qui trouvent un écho suffisant en Occident pour être mentionnés fournissent autant d’occasions à des commentaires sur les attitudes des Grecs et des Occidentaux face à l’avancée turque. Ainsi, l’ambassade de Théodore Karystinos en 1443 puis en 1458 à la cour de Bourgogne est l’occasion pour les chroniques d’évoquer le souci constant, sans cesse remis, de répondre favorablement à l’aide demandée42.
28L’apogée de cette tension entre les malheurs des Grecs d’un côté et la réaction des Occidentaux de l’autre est atteint lors du Banquet du faisan (1454), que nous avons déjà évoqué. Ce banquet ritualisé fonde la prétention politique du duc de Bourgogne et mener la croisade contre les Infidèles ; or, le discours sur les Grecs est présenté comme l’élément déclencheur de la succession des vœux prononcés par l’assemblée43. Plus tard, Philippe de Commynes peut encore insister sur la conquête de la Grèce par les Turcs pour expliquer les entreprises guerrières de Charles VIII44 et cet argument littéraire, devenu un classique, se perpétue au siècle suivant, même si la menace ottomane touche d’autres terrains et que les malheurs des Grecs passent au second plan.
29Les mentions des Grecs et de leurs déboires n’interviennent jamais dans les sources de façon inopinée. Qu’il s’agisse d’une chronique ou bien d’un document administratif, l’objectif est de poser une situation intelligible face à un événement survenu en Méditerranée orientale. Il s’agit également de poser un jugement moral sur les lecteurs potentiels de ces documents : il peut s’agir de comparer des événements orientaux à d’autres en suggérant qu’une telle situation pourrait se produire en Occident ; on peut également insister sur les erreurs à ne pas commettre ; on emploie surtout l’argument grec pour mettre en valeur la grandeur des sociétés occidentales face à la bassesse dans laquelle se sont abîmés les Grecs.
Un discours religieux sur les Grecs ?
30L’évocation des Grecs donne-t-elle aux divers scribes occidentaux l’occasion de dériver vers des questions religieuses ? Selon eux, les Grecs semblaient faire planer un risque sur les bonnes âmes catholiques. Or, ce prétexte paraît également fournir une opportunité pour le développement d’un discours sur les dissensions religieuses et la mauvaise pratique religieuse des ouailles occidentales.
31La venue des Grecs offre néanmoins un bel outil de propagande pour l’éducation et l’édification des consciences chrétiennes en Occident. Plusieurs chroniques illustrent leur propos par l’exemple des insuffisances et des errements grecs. Progressivement, la Grèce et les Grecs sont de plus en plus liés à un état de sujétion vis-à-vis des Turcs : Jean Froissart est très critique à leur encontre au moment où il évoque la bataille de Nicopolis45 ; les Chroniques du roi Charles VII de Gilles le Bouvier actent même dans la seconde moitié du xve siècle que la Grèce est perdue pour la chrétienté, conquise par les Ottomans et soumise à leur joug au même titre que d’autres provinces comme la Valachie46. Les chroniques anglaises semblent être les plus critiques à l’égard des Byzantins, perçus comme dépravés même si on espère toujours une miraculeuse conversion47. Cette mise en exergue de la situation critique des chrétiens en Grèce est fréquemment l’occasion de susciter le réveil des chrétiens d’Occident. Nous observons les mêmes techniques argumentaires que lors des visites diplomatiques de Théodore Cantacuzène, de Manuel II Paléologue et encore de Théodore Karystinos, toutes employant le fait religieux comme un outil comparatif commode entre une chrétienté latine menacée et une chrétienté orientale sur le point de succomber.
32L’irruption du modèle discursif sur les Grecs, présent dans les différents textes littéraires d’Occident, génère des modèles que nous retrouvons, même de manière allusive, dans des sources plus sèches comme les registres de compte ou autres documents administratifs. Revenons quelques instants sur le formulaire d’attribution d’un confesseur des Grecs du Herefordshire de 144048. Ce texte affirme que son objectif premier est de s’assurer du bon comportement catholique des nouveaux arrivants grecs, signe qu’un doute peut toujours subsister quant à la sincérité de leur conversion49. Pourtant, il n’est pas laissé aux Grecs la possibilité de se choisir un représentant chargé de cette vérification et de l’enseignement du catéchisme. Cette charge est confiée à John Delabere, clerc, membre d’une des plus puissantes familles du comté, au-dessus de tout soupçon d’hérésie ou de schisme50. Les Grecs ne sont pas rejetés hors de la société anglaise, ils y font l’objet d’une campagne d’éducation qui vise autant leurs voisins locaux que l’on cherche à préserver d’une éventuelle contamination schismatique. Nous avons évoqué la polysémie du terme « Grec » : son sens religieux implique que l’emploi du terme seul induit un avis religieux. De fait, Thomas Francos est dénoncé comme grec, donc schismatique. Or, la plainte du prieur à son encontre insiste sur le risque de perversion religieuse qu’une telle tutelle représente sur les âmes des fidèles de l’église de Brightowell51. Il est cependant vrai que ce souci d’une édification par le religieux disparaît de la documentation du xvie siècle confronté au conflit entre catholiques et réformés, employant le vocable « Grec » comme un outil désignant plutôt une origine géographique, une aptitude technique – notamment militaire – et progressivement aussi une assimilation au monde ottoman, donc musulman.
33Nous pouvons donc conclure à l’existence d’une littérature religieuse concernant les Grecs, du fait de leur histoire récente – avec la fin de Byzance – ou bien par leur présence au quotidien dans les sociétés occidentales, exempla vivants des enjeux religieux qui touchent les sociétés occidentales à la charnière de deux siècles tumultueux pour les âmes des fidèles.
Une image moralisante du Grec à destination des Occidentaux
34Les différentes facettes du portrait type du Grec, de ses caractéristiques tant physiques que morales ou sociales, sont donc reprises dans la littérature occidentale des xve et xvie siècles sans qu’apparaisse un réel souci de réalisme de la part des auteurs de ces documents. La raison d’un tel montage intellectuel est à première vue assez simple : la représentation du Grec, souvent négative, permet de fournir une morale aux différents textes. De même que tout exemplum doit porter en lui une leçon morale bénéfique pour le lecteur, le fait de mettre en scène les malheurs des Grecs permet d’établir une leçon sur ce qu’il faut faire ou non.
35Les récits de voyage sont des sources particulièrement utiles sur ce point. Lors de ces périples, un voyageur du xve ou du xvie siècle ne manquera pas, même s’il s’en défend, de porter un jugement sur les populations qu’il rencontre. Les Grecs occupent une place non négligeable dans les récits d’un Johannes Schiltberger ou bien d’un Bertrandon de La Broquère : à la croisée des chemins entre les chrétiens latins et les musulmans, les Grecs sont souvent décrits dans des situations de dialogue avec leurs maîtres turcs ou mamelouks. Le point de vue des auteurs peut donc exprimer l’interrogation, parfois l’admiration, le plus souvent la sévérité. Il sert néanmoins d’exemple de conduite pour leurs lecteurs. Johannes Schiltberger insiste sur les pratiques confessionnelles grecques et les compare avec les pratiques occidentales. L’auteur allemand débute son chapitre consacré à la religion des Grecs en affirmant, étrangement, que les Grecs ne croient pas en la Trinité, refusent l’autorité du pape et prétendent que leur patriarche est l’égal de ce dernier52. La description se poursuit par l’état des lieux des rites grecs que Schiltberger juge assez sévèrement : les messes, la possession des églises, les funérailles, etc. Ces questions sont alors comparées avec les pratiques occidentales53. De son côté, Bertrandon de La Broquère distille quelques considérations sur les Grecs qu’il rencontre. Ainsi, lorsqu’il parvient sur les rives du Bosphore, en vue de Constantinople, l’auteur bourguignon écrit que les Grecs haïssent davantage les Latins que les Turcs54. Ceux-ci sont même dénigrés dans leurs pratiques alimentaires puisqu’à Brousse ils acceptent de consommer une huile d’olive si mauvaise que personne n’en voulait55. On notera l’existence du même type de démarche chez Nicandre de Corcyre qui, lui, écrit pour ses compatriotes grecs de Venise56. Quoi qu’il en soit, les personnes décrites ne sont pas systématiquement placées dans une situation d’opposition radicale avec le comportement jugé adéquat que doit adopter le lecteur de ces œuvres. Ces cas incarnent plutôt une variante de possibilités qui s’offrent au regard de l’observateur et suscitent la réflexion autour de ce qui doit, ou ne doit pas, être accepté en matière de comportement social, politique ou religieux.
De la figure du Grec à celle du Levantin
36Parmi les découvertes passionnantes que nous avons pu faire durant notre enquête, l’une des plus palpitantes fut d’avoir vu apparaître des personnages jusqu’alors inconnus de l’historiographie classique. Les raisons sont en premier lieu les fréquents choix de bornes chronologiques trop restreintes. N’y revenons pas. Des Grecs nouveaux sont donc apparus et ont permis d’aborder la question grecque sous un nouvel angle, d’apporter de nouveaux arguments à nos hypothèses. Parmi ces nouveautés nous trouvons Marguerite « la Grecque » ou « du Levant » selon les sources. Nous la connaissons déjà mais nous avons peu insisté sur son cas. Nous avons la chance de découvrir Marguerite « la Grecque » entre 1539 et 158757. Cette femme occupe la fonction de femme de chambre de Catherine de Médicis et appartient à sa maison au même titre que d’autres grecques comme Catherine « la Grecque », Madeleine Balby ou Hélène Bissipat58. Dès juin 1539, Marguerite obtient des lettres de naturalité, donnant ici un indice d’une présence plus ancienne à la cour de France. En 1560, Marguerite voit ses gages passer de 80 à 120 livres annuelles, ce qui établit une progression dans sa carrière courtisane59. Onze ans plus tard, les faveurs de Catherine de Médicis profitent toujours à Marguerite60. Ce cursus est en lui-même caractéristique d’un processus d’insertion de populations grecques dans le tissu social local. Néanmoins, la façon de désigner Marguerite nous intéresse en particulier : en juin 1539, Marguerite est dite « du Levant, native de Grèce » ; en 1560, la femme de chambre est qualifiée de « grecque » ; fin août 1571, Marguerite est de nouveau dite « du Levant » ; en décembre 1572, elle redevient « grecque »61. La confusion entre Grèce et Levant pose en filigrane le problème de la dénomination des populations grecques par les sociétés occidentales. Compte tenu des difficultés que nous avons pu avoir à donner une définition claire du Grec, les variations sémantiques que connaît l’époque offrent peut-être quelques éclaircissements.
Sociologie du Levantin (XIIe-XIXe siècle)
37Notre travail, quoique défini par des bornes chronologiques et spatiales établies et justifiées, n’est pas conçu comme une étude isolée, cloisonnée entre deux époques – médiévale et moderne – et deux espaces – Occident et Orient. Nous nourrissons notre propos des phénomènes historiques observés pour d’autres périodes et d’autres espaces. Le dépouillement des sources et la lecture de l’historiographie touchant de manière large à notre sujet ont rapidement mis en évidence l’emploi du terme de Levant et de son adjectif Levantin par l’ensemble de la recherche historique et sociologique des époques moderne et contemporaine62.
38L’histoire du terme « Levantin » est hélas lacunaire. Heureusement, nous bénéficions d’une part des travaux de Marie-Carmen Smyrnelis sur les communautés de Smyrne aux xviiie et xixe siècles63 et d’autre part d’une réflexion de la part d’Oliver Schmitt, bornée toutefois au xixe siècle, mais avec de très intéressantes remarques sur les deux siècles précédents64. Selon lui, l’usage du terme « Levantin » doit avant tout être replacé dans une vaste réflexion sur les manières de désigner les populations orientales, tant de la part des Européens que de celles des autorités musulmanes, surtout ottomanes, qui régissent ces populations. « Francs », « Latins », « Pérotes » ou « Catholiques » sont autant d’appellations possibles pour des Levantins. Tout débute bel et bien par une question d’appellation. Il semble que l’origine du vocable soit la conséquence d’un regard occidental sur une population orientale : il s’agirait en effet, d’après l’expérience des marchands italiens, des habitants des villes portuaires de Méditerranée orientale65.
39Si le Levantin semble devenir une réalité tout du moins sémantique à la fin du xvie siècle, il faut attendre le xviiie et surtout le xixe siècle pour que la notion entre de plain-pied dans le lexique des historiens, sociologues et ethnologues spécialisés dans les populations de Méditerranée orientale. Dès les premiers observateurs et voyageurs, le Levantin, souvent associé au Franc, se démarque des locaux par ses rapports ambigus avec les deux cultures auxquelles il est confronté : originaire d’Europe et, du moins théoriquement, protégé par les puissances occidentales, le Levantin se comporte souvent à l’orientale, du moins selon le schéma de pensée d’un compilateur tel que Friedrich Mürhard66. La naissance du Levantin est bien concomitante de l’apparition de l’engouement européen pour l’orientalisme qui touche tant la littérature scientifique que classique67. La recherche récente, au-delà des travaux d’Edward Saïd, a démontré que les espaces concernés par le discours orientaliste sont avant tout des domaines de frontière, de contacts parfois incertains, entre Occident chrétien et Orient musulman : ce sont les Balkans évoqués par Maria Todorova, mais également les zones portuaires comme Péra, Smyrne ou Alexandrie68. Selon l’historienne, le regard porté sur ces populations de l’entre-deux cristallise certes des fantasmes et des attentes exotiques, mais également des inquiétudes concernant leur position incertaine69.
40Malgré toute la réalité que certains comme Brayer ont voulu donner à la notion de Levantin, notamment en lui accolant une identité nationale très abstraite, nous butons sur l’incapacité à conférer à ce « groupe » une consistance sociale. Oliver Schmitt insiste sur le fait que les Levantins du xixe siècle forment un agglomérat de personnes dont les critères culturels – si tant est qu’ils soient aisément définissables en ces termes – et juridiques diffèrent sans qu’un territoire propre puisse leur être assigné avec certitude70. Seules les relations sociales, familiales ou bien les réseaux de dépendance donnent corps à ce concept, les solidarités fonctionnant entre des populations minoritaires, soumises aux aléas et ressentant la nécessité de se protéger. Nous avons donc affaire à une commodité sémantique pratique pour décrire un ensemble assez hétéroclite de populations qui ne s’y trouvent incluses que par un effort discursif extérieur, ottoman et/ou européen en règle générale71.
41À cette sémantique assez vague et cet emploi mal défini dans l’historiographique moderne et contemporaine correspond une curieuse absence de l’emploi de ce terme de nos sources qui couvrent l’essentiel des xve et xvie siècles, au point de s’interroger sur la réalité du phénomène à cette époque. Un nouveau détour par notre documentation s’impose donc et doit permettre de poser le problème de l’emploi d’un terme global désignant les chrétiens de Méditerranée orientale. En effet, hormis le cas de Marguerite, nous n’avons observé pour le moment aucune mention de Levantins dans les sources anglaises, bourguignonnes et françaises des siècles concernés. Bien entendu, l’étendue des recherches encore à accomplir n’exclut pas de potentielles découvertes, mais celles-ci semblent tout de même peu probables. Il est toutefois caractéristique qu’en creux l’absence de mentions de Levantins dans les sources détermine probablement une absence de conceptualisation d’une population chrétienne de Méditerranée orientale qui serait pensée globalement.
42Doit-on pour autant conclure à une absence d’une présence orientale dans les sources que nous avons à disposition ? Non bien entendu. Le vocabulaire employé est certes moins fréquent, mais présent : parfois apparaissent des mentions d’Albanais, d’Arméniens ou même de Turcs. Nous trouvons par exemple dans le registre BnF ms. fr. 32511 un Alexandre duc « dalbanie » sur lequel nous reviendrons plus largement72. De même, la référence aux Turcs et à la Turquie peut avoir une double signification, l’une ethnique et l’autre géographique : la première est plutôt rare et seule la mention en 1453 d’un ancien esclave turc converti racheté à un marchand grec par Charles VII est apparue dans nos recherches73 ; la seconde est un peu plus fréquente mais ne concerne pas nécessairement un personnage originaire d’Asie Mineure mais plutôt un individu arrivant de ce territoire aux contours assez flous. Le cas des Arméniens ne désigne pas nécessairement de véritables Arméniens, le cas de Georges Armenes dit « d’Armègne » en faisant foi. Mais ici encore, la pauvreté de la collecte de ces mentions, pour extérieures qu’elles soient à notre sujet, semble donc laisser le terme « grec » dans une situation de quasimonopole, du moins dans le vocabulaire des scribes de la chancellerie royale. Bien entendu, les autres types de documents sur lesquels nous nous appuyons pourront être plus diserts et variés. Nous laissons de côté les récits de voyage, par essence plus attentifs aux populations rencontrées mais moins susceptibles de rendre compte d’une appréhension directe des Orientaux dans les sociétés d’Europe du Nord-Ouest.
43Il semble en effet clair que les Orientaux ne sont pas absents des registres de comptes ou des autres types de documents analysés. Néanmoins, la manière dominante de les nommer reste le renvoi à la sphère culturelle grecque, moins mal connue d’un scribe de chancellerie plus habitué à côtoyer des ressortissants des pays voisins, plutôt qu’à différencier finement un Arménien d’un Géorgien, d’un Syriaque ou d’un Grec. Le plus courant, compte tenu de la culture classique minimale dont doivent disposer ces écrivains, le vocable « Grec » est plus familier, même si, fréquemment, les idées reçues et fantasmes concernant les Grecs divergent de la réalité historique.
Le Grec comme précurseur du Levantin
44Puisque les sources restent très silencieuses en ce qui concerne l’usage du terme « Levantin » avant le début-milieu du xvie siècle, une hypothèse a naturellement germé afin de tenter de comprendre cette lacune. Dès lors que le « Grec » est devenu autant une figure de style littéraire qu’une réalité anthropologique, et que ce terme est présent de longue date dans le vocabulaire occidental, il semble logique de penser que cet emploi précède celui de « Levantin » afin de désigner des groupes humains assez lâches. Nous défendons donc l’idée du passage d’une appellation à une autre toujours dans l’optique de qualifier une population chrétienne d’Orient.
Le Grec, une appellation globale
45L’usage du terme « Grec » s’avère parfois inapproprié face à une réalité souvent plus nuancée. Grégoire Tifernas n’était pas grec, n’en déplaise aux autorités du Châtelet74. De même, de sérieux doutes peuvent planer sur les origines proprement grecques de certains enfants métisses mentionnés dans les registres anglais : par exemple, Angeletta Villachio, mère d’Edward Castellyn et originaire de Chio peut être grecque comme mentionnée mais aussi génoise75. Les adultes ne sont pas en reste et des doutes peuvent subsister quant à leurs origines réelles. Peter Mylan, originaire d’Héraklion en Crète, est mentionné au moins à une reprise comme Grecyan, tout comme son épouse76. Toutefois, la Crète étant sous domination vénitienne et Peter exerçant la profession de brodeur, ce personnage pourrait fort bien être d’origine italienne et implanté dans l’île. De même, dans l’entourage de Catherine de Médicis, plusieurs femmes de chambre et de compagnie sont originaires de Grèce sans plus de précision. Parmi elles, Hélène Comnène, castellane de Milan, occupe une place particulière : cette femme est reconnue par l’ensemble de la bonne société d’Italie et de France comme une princesse originaire de Macédoine77. Or, outre qu’il est curieux de trouver une grande aristocrate authentiquement grecque dans les années 1560-157078, la Macédoine n’est plus à cette époque une terre authentiquement grecque : certes, Thessalonique reste en majorité grecque, mais d’autres localités comme Serres ont connu des peuplements bulgares, serbes puis ottomans tout au long des derniers siècles. Il est donc difficile d’établir qu’Hélène Comnène soit bien grecque. Ce flou dans lequel nous évoluons depuis un certain temps79 est inévitable mais pas nécessairement handicapant pour notre réflexion, au contraire. Plutôt que de conclure systématiquement à l’erreur d’appréciation d’un scribe peu au fait des réalités géopolitiques, une autre voie semble possible qui ferait la part belle à une identification plus globalisante par l’emploi du vocable « Grec » et, dans une moindre mesure, par l’usage des termes géographiques – « Grèce », mais aussi « Constantinople », « Trébizonde » ou même « Rhodes » – qui lui sont attachés.
46Vraisemblablement, le champ sémantique de la Grèce ne peut renvoyer à l’idée précise d’une zone délimitée précisément. Le lexique de la grécité, employé aussi vaguement, opère un effet globalisant sur le lecteur, ce qui permet au scribe de donner à bon compte une précision géographique ou culturelle, sans que celle-ci soit précise. Comme la Grèce n’existe pas politiquement dans des frontières conformes aux limites culturelles, et qu’après les années 1460, l’espoir de voir renaître un royaume grec fait long feu, l’emploi d’un tel lexique devient global.
Recentrage sémantique et élargissement géographique
47Marguerite fut-elle grecque ou levantine ? À moins qu’elle ne fût les deux en même temps ? Ou bien qu’aucune de ces identités ne lui ait réellement correspondu ? La femme de chambre de Catherine de Médicis est alternativement qualifiée par ces deux adjectifs sans que ceux-ci éclairent une origine géographique précise : lorsqu’elle est levantine, la source s’empresse de rajouter qu’elle vient de Grèce. Mais qu’est-ce que la Grèce dans les mentalités françaises de la seconde moitié du xvie siècle ? Avant tout un terme géographique en phase de mutation sémantique qui tend à définir une zone dont les frontières restent encore floues. Marguerite du Levant porte un prénom occidental mais est dite « grecque » et « originaire du Levant ». Elle n’est toutefois pas la seule dans ce cas80. Devant l’emploi de ce vocable dont nous avons montré l’apparition tardive et l’acception large qui doit en être faite, il est alors possible de considérer cette qualification grecque comme un terme global large.
48Lorsqu’il entreprend de définir les clichés qui ont longtemps tenu sur les Levantins, topoi véhiculés en grande partie par l’historiographie occidentale du milieu du xxe siècle, Oliver Schmitt évoque comme point d’origine un ouvrage de fiction d’Eric Ambler intitulé The Levanter, rédigé en 197281. Le personnage principal se nomme Michael Howell, marchand négociant résidant en Syrie, né d’un père anglais et d’une mère grecque. Michael devient ainsi l’archétype du Levantin, personnage économiquement actif, culturellement entre deux eaux, entre deux cultures, entre deux allégeances. Or, que sont Richard Bye, Edward Castellyn, Denis Chevrier, Antoine Cressin ou encore Georges Giguet82, sinon d’autres Michael Howell vivant pour leur part au milieu du xvie siècle ? Nés de pères occidentaux et de mères grecques, ils ne sont pas qualifiés de levantins. Seulement certains sont qualifiés explicitement de Grecs83 mais tous cherchent et obtiennent des lettres de naturalité dans les royaumes d’origine de leurs pères respectifs. Ici encore, nous oscillons entre une tendance à vouloir les considérer réellement comme des Grecs, du moins selon le point de vue des sources, et une autre qui comprendrait le terme « Grec » comme un vocable global, au champ sémantique plus large qu’une simple appartenance ethnique. Dès lors, il est tentant, à l’instar de Michael « le Levantin », de trouver des caractéristiques communes à ces Grecs d’un genre particulier et de les comparer avec les modèles levantins de l’époque moderne. Hélas, les sources sont bien trop minces.
49Ces cas, associés à celui de Marguerite du Levant, illustrent le double processus que nous tentons d’expliquer, à savoir le recentrage sémantique quant à l’emploi du terme « grec », corrélé avec son usage géographique élargi. Un Grec peut paraître à la fois comme un personnage strictement défini mais aussi comme un individu émanant d’une sphère géographique encore lâche, à l’instar de ce que deviendra le Levantin. Un vocable d’occidental destiné à qualifier toute une frange d’une population chrétienne orientale dont on sait peu de choses. Que Marguerite vienne de Grèce et/ou du Levant ne semble pas poser de problème en particulier. Tous les Grecs, réels ou supposés, paraissent traîner à leur suite une aura d’incertitude qui ne semble pas choquer les personnes amenées à les rencontrer. Certes, ces Grecs incertains sont classés parmi les autres étrangers mais on ne se soucie guère de conférer une définition plus claire de leur provenance. On répète ce que l’on croit entendre et comprendre, surtout on attribue un vocable large qui est commode à défaut d’être toujours pertinent : ainsi Grégoire Tifernas peut-il profiter de ces hésitations sémantiques au milieu du xve siècle84 ; d’autres authentiques migrants, mais originaires de territoires grecs sous contrôle étranger, comme la Crète, se drapent de cette identité vague et nous empêchent de percer à jour leurs origines propres85. Peu importe conviendrons-nous : l’important réside dans la manière de les désigner, de les identifier, non de mettre à jour leur sentiment d’appartenance86.
Continuités
50Ainsi, nous en arrivons à notre hypothèse : l’emploi du terme « Grec » précède celui de « Levantin » dans la désignation des chrétiens orientaux. Tout du moins, il en a la même fonction qualificative. Circonscrit au cadre géographique que nous nous sommes fixé, c’est-à-dire à l’ensemble politiquement et culturellement cohérent que constituent l’Angleterre, la Bourgogne et la France, notre argumentaire découle de l’observation d’une part de la fréquence de l’emploi du premier terme dans un registre souvent vague, et d’autre part de l’absence de l’usage du second qui aurait pourtant pu se révéler être une alternative sémantique tout à fait significative. Notre hypothèse n’a pas pour objectif de proposer un modèle alternatif au champ lexical ciblant une population perçue comme lointaine, étrangère, presque chrétienne sans l’être totalement aux yeux d’un Anglais ou bien d’un Français. Les points de comparaison seront à n’en pas douter forts avec les observations qui ont pu être faites à propos d’autres régions européennes, principalement italiennes et à d’autres époques.
51Le terme « Levantin » n’apparaissant pas dans notre spectre documentaire. La conséquence n’est pourtant pas de croire à l’absence du besoin de nommer ces personnes étrangères venues de très loin et dont les pratiques religieuses sont jugées à la fois proches et différentes. Les différents pouvoirs, en perpétuelle quête de légitimité et d’ascendant sur leurs sujets, doivent pouvoir nommer aisément les étrangers, les différencier commodément : nous en avons maints exemples dans les Subsidies Rolls anglais87. Dans cette même logique, il importe de pouvoir qualifier ces autres populations originaires de contrées plus éloignées encore des rives orientales de la Méditerranée. La majorité d’entre elles sont grecques, mais pas toutes. Il est très compliqué pour un scribe, issu d’une chancellerie occidentale largement peu informée des subtilités ethniques des régions balkaniques et orientales de la Méditerranée, de retranscrire toutes les identités, toutes les sensibilités culturelles. La logique est souvent de se rattacher au groupe le plus important : celui des Grecs. Certes, quelques Albanais peuvent apparaître dans les sources et être nommés comme tels. Mais ces mentions sont très rares : dans le document BnF ms. fr. 32511, nous n’avons relevé que la présence d’Alexandre, « duc dalbanie » à Paris en 147788 ; nous ne trouvons pas davantage de références à un terme « Grec » lors de l’ambassade globale menée en 1460 par les représentants des princes chrétiens de l’est de la mer Noire, Géorgie et Trébizonde notamment, bien que cette dernière soit à forte composante grecque89. L’usage du terme « Grec » reste le plus fréquent qu’il qualifie effectivement ou non une personne grecque. Tout au long du xve siècle, il devient un terme générique, polysémique et variable. Ainsi, ce vocable peut fort bien encore désigner un sujet constantinopolitain ou moréote de l’empereur puis un simple résident de l’espace culturel grec – ou supposé tel.
52Mathieu Grenet évoque la progressive « ottomanisation » des Grecs à partir du xviie siècle, au point que le terme « grec », dans le vocabulaire diplomatique de l’époque, renvoie aux sujets chrétiens du sultan90. Bien évidemment, la plupart des sujets ottomans chrétiens sont dans un premier temps des Grecs exclusivement. Peu à peu, d’autres chrétiens sont entrés dans l’orbite turque et la composition ethnique des populations chrétiennes ottomanes évolue. Au xvie siècle, en l’absence quasi générale dans les sources d’autres populations chrétiennes orientales distinguées, à l’exception et de quelques Albanais donc, il est tout à fait plausible de comprendre l’emploi, parfois excessif, du terme « Grec » comme un usage global concernant les chrétiens orientaux. Ce vocable s’inscrit donc, selon nous, dans une continuité sémantique qui le fait précéder « Levantin », plus tardif et correspondant à des réalités sociales différentes. Telle est notre hypothèse. Être grec, comme l’on pourrait être levantin, participe de la définition des populations grecques comme étrangères par rapport aux sociétés occidentales locales. Mais de quel type d’extranéité parlons-nous ?
53Le concept d’altérité, pour complexe et anachronique qu’il puisse être, offre une ouverture sur des modes de raisonnement qu’une simple analyse d’une population étrangère ramènerait à définir simplement dans un rapport dans/ hors d’une société. Au contraire, le discours produit sur les Grecs montre que se joue, au niveau des mots et des idées, des enjeux stratégiques qui cantonnent ces derniers dans une catégorie, certes à part par rapport aux populations locales, mais centrale dès lors qu’il s’agit de définir ce qui diffère de celles-ci. Le terme « Grec » renvoie à un ensemble de considérations sur les Grecs qui éclairent sur ce que pourraient être les sociétés d’Europe occidentale et sur leur façon de comprendre le monde éloigné de l’horizon auquel elles sont habituées. Le « Grec » est devenu un personnage autre, dans le sens d’une possibilité de l’autre, non pas un opposé, mais un exemple à côté des modèles classiques. Son acceptation est devenue globale – du moins jusqu’à son remplacement par le « Levantin » – et tend à jouer un rôle sur l’appréciation des populations grecques qui arrivent physiquement en Europe du Nord-Ouest et sont donc confrontés à cette altérité grecque.
Notes de bas de page
1Alfred Schütz, L’étranger. Un essai de psychologie sociale, trad. par Bruce Bégout, Paris, Allia, 2010 [éd. orig. 1944], p. 7-39. Je souhaite remercier madame Marie-Carmen Smyrnelis pour cette précieuse référence.
2Ibid., p. 11-12.
3Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, op. cit., p. 94. Nous pourrions peutêtre objecter que ces deux catégories peuvent fort bien se coupler et renvoyer à une même réalité, comme celle de Grec.
4Viviane Griveau-Genest, Pauline Guéna (dir.), Culture de l’autre. Rencontre, rejet, échange, Questes, 35, 2017.
5Vat Reg CCCXCVIII fol. 164v.
6Howard Becker, Outsiders, op. cit., p. 32.
7Ibid., p. 33.
8Ibid., p. 39.
9Dossier documentaire, no 4. Répertoire prosopographique, no 101, 178, 266 et 202.
10Répertoire prosopographique, no 305.
11François Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard (NRF), 1980.
12Hérodote, Histoires, livre IV, trad. Ph.-E. Legrand, Paris, Les Belles Lettres, 6e éd., 2017, p. 47-133.
13François Hartog, Le miroir d’Hérodote, op. cit., p. 99-106.
14Ibid., p. 108-110.
15Songeons aux parchemins saisis chez lui et assimilés à des formules magiques alors qu’ils étaient rédigés en grec. Reconnaissons que Michel Dishypatos avait laissé entendre que ces documents étaient effectivement magiques, comptant jouer de la crédulité de ses clients afin d’assurer la réussite de son entreprise frauduleuse. Répertoire prosopographique, no 102.
16Lat. Reg CCCLXXXII fol. 297. Lat. Reg CClXXIII.
17PRO C 1/11/294. Nous reviendrons plus en détail sur cette affaire. Voir infra, p. 171.
18AMD CC 226, fol. 77v.
19Voir tout particulièrement les conclusions de l’historienne qui insiste sur l’incompatibilité fondamentale entre les concepts d’étranger et d’altérité. Selon elle, « le masque de “l’autre” […] cacherait des différences irréductibles, à l’origine de la peur et de la suspicion. […] L’étranger n’est ainsi pas “l’autre” ; et, parallèlement, dans ces sociétés de l’époque moderne, le processus d’intégration n’implique pas une renonciation ou bien une “dissolution” de l’altérité. » Simona Cerutti, Étrangers, op. cit., p. 294.
20Marie-Carmen Smyrnelis, « En guise de conclusion : quelques pistes de réflexion pour une histoire sociale de l’extranéité », Hypothèses 2016, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 74.
21Ibid. Voir également Simona Cerutti, Étrangers, op. cit., p. 18-23.
22Répertoire prosopographique, no 104, 105 et 123.
23Bernard Lahire, La culture des individus, op. cit., p. 109-110.
24AN JJ 182, p. xxxviii.
25Ibid.
26Il est peu probable que Thomas et ses serviteurs parlent avec Regnault Thierry en Français. En effet, le médecin grec n’est présent en France que depuis deux ans, ayant passé l’essentiel de sa carrière en Angleterre. Il possède peut-être des rudiments de langue mais la conversation s’effectue probablement en Latin, langue commune aux Lettrés de tout bord. Nous ignorons tout de Colin d’Hermeu et André Sac. Il n’est cependant pas obligatoire qu’ils aient suivi leur maître depuis Londres, ils pouvaient fort bien avoir connu des itinéraires différents et être présents en France depuis plus longtemps. Néanmoins, eux aussi maîtrisent plusieurs langues ainsi que les niveaux de langue nécessaire à une vie curiale.
27Adam of Usk, The Chronicle Adam Usk, op. cit., p. 120.
28Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denis, trad. par M. L. Bellaguet, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1994, vol. 2, p. 774.
29Ce phénomène est avant tout le fait des sources anglaises. Ainsi les Abbreuacion of chronicles de John Capgrave fondent leur récit sur les Annales Ricardi Secundi et Henrici Quarti de Thomas Walsingham. John Capgrave, Abbreuacion of chronicles, éd. par Hingeston, Londres, 1858, p. 217218. Thomas Walsingham, Annales Ricardi Secundi et Henrici Quarti, éd. par H.T. Riley, Rolls Series, Londres, 1866, p. 334-335, 336-337.
30Jean Cabaret d’Orronville, Chronique du bon duc Loys de bourbon, op. cit., p. 269-270.
31Le portrait de l’empereur, vieux sage, incarnant au mieux la majesté impériale, est présenté dans les sources comme un modèle potentiel pour les sociétés occidentales. Rappelons qu’à cette époque, l’empereur germanique Wenceslas est contesté puis déposé en 1400.
32Raymond Cazelles, Les très riches heures du duc de Berry, op. cit., fol. 22r, 51v, et 52r.
33La diatribe rédigée par Adam of Usk à propos de la défaillance des Grecs, anciens dépositaires de la dignité impériale romaine, est empreinte de regrets quant à un peuple qui aurait pu, qui aurait dû, maintenir le prestige de Rome. Adam of Usk, The Chronicle Adam Usk, op. cit., p. 120.
34Annick Peters-Custot, « Qu’est-ce qu’être “grec” dans l’Italie méridionale médiévale ? », art. cité.
35Ibid., p. 231. Voir également Ead., « Grecs et Byzantins dans les sources de l’Italie (ixe-xie siècle) », art. cité, p. 184-188.
36Cité par Marie-Anne Polo de Beaulieu, Pierre-Olivier Dittmar, « Polysémie de l’exemplum : modèle moral, modèle iconographique », dans Apprendre, produire, se conduire. Le modèle au Moyen Âge. XLVe congrès de la SHMESP (Nancy-Metz, 22 mai-25 mai 2014), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, p. 285.
37Ibid., p. 286.
38Ibid., p. 287.
39Ibid., p. 289-290.
40BnF ms. fr. 16216, fol. 47-49r.
41Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denis, op. cit., vol. 3, p. 558-565.
42Jean de Wavrin évoque le discours prononcé par Théodore. « Et remoustra ledit Theodore au duc en quele chetivete lempereur vivoit dessoubz le Turcq, en luy disant : « O tres noble prince, pense en ton corage se toy et tes subgectz esties en pareille mendicite et subgection des parvers annemis de la foy tu requerrois et prierois destres secouru ; ainsi nostre empereur et tout son peuple christien de par dela cryent aprez toy comme prince puissant et de pitie renomme, que tu les voeilles secourir ». Jean de Wavrin, Anchiennes chroniques d’Angleterre, dans Rerum Britanicarum medii aevi scriptores, Londres, 1857, p. 20. Le livre des faits du bon chevalier messire Jacques de Lalaing (éd. par Chastellain, dans Œuvres, t. 8, Genève, Slatkine Reprints, 1971, p. 32-34) est plus subtil. Après avoir mis en scène le duc de Bourgogne réunissant ses fidèles et vassaux à une grande fête, la chronique fait opportunément apparaître Théodore Karystinos qui profite de cette assemblée, en tous points chevaleresque, pour exposer la situation politique de son pays. La réponse est également conforme au topos du parfait chevalier : on s’enthousiasme pour la croisade, on promet des hommes, des navires, de l’argent. Mais finalement, rien ne vient si ce n’est une petite expédition menée par Wavrin. Le livre des faits du bon chevalier messire Jacques de Lalaing, op. cit., p. 32-34.
43Marie-Thérèse Caron, Les vœux du Faisan. Noblesse en fête, esprit de croisade. Le manuscrit français 11594 de la Bibliothèque nationale de France, Turnhout, Brepols, 2003.
44Philippe de Commynes, Mémoires, op. cit., p. 502.
45Jean Froissart, Chroniques, Paris, Librairie générale française, 2004, p. 552. Voir MarieGaëtane Martenet, « Le récit de la bataille de Nicopolis (1396) dans les Chroniques de Jean Froissart : de l’échec à la gloire », Questes, 30, 2015, p. 125-140.
46Gilles Le Bouvier, Les chroniques du roi Charles VII, éd. par Henri Courteault et Léonce Celier, Paris, Klincksieck, 1979, p. 266-267 et 271-272.
47Thomas Walsingham mentionne les dérives religieuses des Grecs tout en se réjouissant de la (fausse) nouvelle de la conversion au christianisme de Tamerlan ; Adam of Usk estime que Rome s’est abîmée dans les erreurs religieuses ; le moine d’Evesham se montre encore plus scandalisé par l’attitude religieuse de Manuel II Paléologue en visite et insiste tout particulièrement sur les pratiques oratoires des Grecs, proches des usages dans certains aspects, profondément différents, et choquants, dans d’autres. Thomas Walsingham, Annales Ricardi Secundi et Henrici Quarti, éd. par H. T. Riley, Rolls Series, Londres, 1866, p. 334-335 et 336-337 ; Adam of Usk, The Chronicle Adam Usk, op. cit., p. 120 ; Le moine d’Evesham, Historia vitae et regni Riccardi II Angliae Regis, Oxoniae, Thomas Hearne, 1729, p. 173-174.
48PRO E 135/6/50.
49Ibid., l. 2.
50Ibid., l. 10.
51ASV Reg. vat. 398, fol. 164v.
52Johannes Schiltberger, Captif des tatars, op. cit., p. 165.
53Ibid., p. 166-168.
54Bertrandon de La Broquère, Le voyage d’Orient, op. cit., p. 130.
55Ibid., p. 127.
56Nicandre début ainsi son récit en s’adressant à une correspondant anonyme: « J’ai décidé de confier à l’écriture le récit du voyage qui m’a porté d’Italie en Allemagne et dans les îles Britanniques. » Nicandre de Corcyre, Le voyage d’Occident, op. cit., p. 49.
57Répertoire prosopographique, no 225.
58Répertoire prosopographique, no 16, 29 et 158. Notons qu’Hélène Bissipat n’est pas retenue dans l’entourage de Catherine de Médicis en tant que femme de chambre mais comme dame de compagnie, montrant une probable différence de niveau social avec des autres femmes grecques de la cour.
59AN X 8629, fol. 166v.
60La femme de chambre obtient par exemple, par l’entremise de la reine mère, les biens confisqués au seigneur de Lorailles. Marguerite obtient des terres et un statut qui consacre une carrière apparemment réussie. Lettres de Catherine de Médicis, op. cit., t. 10, p. 517.
61Répertoire prosopographique, no 226.
62Voir Oliver Jens Schmitt, Marie-Carmen Smyrnelis et Bernard Heyberger. Oliver Jens Schmitt, Les Levantins. Cadres de vie et identités d’un groupe ethno-confessionnel de l’Empire ottoman au « long » xixe siècle, trad. par Jean-François de Andria, Istanbul, The Isis Press (Cahiers du Bosphore no 47), 2008 [éd. orig. allemande 2005] ; Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux xviiie et xixe siècles, Paris/Louvain (Turcica, 10), 2005 ; Bernard Heyberger, Les chrétiens du proche-Orient au temps de la Réforme catholique (Syrie, Liban, Palestine, xviie-xviiie siècle), Rome, École française de Rome, 1994. Leur confrontation s’avère d’autant plus intéressante que le terme reste difficile à définir, chaque auteur ayant une facette du problème à éclairer.
63Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi, op. cit.
64Oliver Jens Schmitt, Les Levantins, op. cit.
65Ibid., p. 60.
66Ibid., p. 69.
67Ibid., p. 66.
68Ibid., p. 66-67.
69Ibid. Nous renvoyons une nouvelle fois aux passages que nous avons déjà évoqués au sujet de la notion d’incertitude.
70Oliver Jens Schmitt, Les Levantins, op. cit., p. 91.
71Néanmoins, Oliver Schmitt et Marie-Carmen Smyrnelis ont montré qu’il existe une réalité sociologique du Levantin pour l’époque contemporaine, réalité qui sort du cadre de notre réflexion. Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi, op. cit., p. 70-72 ; Jean Oliver Schmitt, Les Levantins, op. cit., p. 130. Il s’agit alors d’une catégorie juridique ottomane intermédiaire qui prend en compte des étrangers qui ne sont plus considérés comme ressortissants des États européens mais pas au point de devenir des dhimmîs.
72Voir infra.
73BnF ms. fr. 32511, fol. 164v.
74AN X A 1484, fol. 27v.
75William Page (éd.), Letters of Denization and Acts of Naturalization for Aliens in England, op. cit., p. 43. Voir tableau 5.
76Richard Edward Gent, Ernest Kirk, Returns of Aliens, op. cit., vol. 10, p. 94. Voir tableau 5.
77Répertoire prosopographique, no 60.
78Les Comnènes ont presque tous disparu, en tout cas en Occident, et les derniers tenants de ces patronymes résident souvent dans les principautés valaques ou serbes. Il peut également s’agir de personnes de niveau inférieur qui ont jugé avantageux de reprendre ces noms prestigieux. « Drague de Comnène » en est l’expression la plus parlante.
79Nous avons largement évoqué les manques inhérents aux identifications modernes des origines des étrangers mentionnés dans les Subsidies Rolls. La difficulté est réelle quant à la catégorisation de Grecs venus de France ou bien des Flandres.
80Parmi les femmes de chambre de la reine mère qui sont qualifiées de grecques, Madeleine Balby dispose également d’un prénom que la forme et l’usage semble lier à l’ère culturelle française. Répertoire prosopographique, no 16. Néanmoins, les soucis que nous avons rencontrés quant à la compréhension et à la graphie des patronymes nous incite à la plus grande prudence. En effet, rien n’indique que Madeleine et Marguerite aient reçu ce prénom à la naissance, que ce dernier a fort bien pu être adapté aux sonorités occidentales, qu’une source ait mal compris un prénom grec inédit ou bien que les deux femmes aient de leur plein gré choisi d’adopter un prénom occidental. Elles peuvent également appartenir à une seconde génération, plus occidentalisée, comme ce fut le cas avec les Bissipat, ou encore que leur famille ait été d’origine occidentale, implantée dans le monde méditerranéen oriental depuis plusieurs générations. Nous devons appréhender cette question avec la plus grande circonspection.
81Oliver Jens Schmitt, Les Levantins, op. cit., p. 65.
82Richard Bye est fils d’un Anglais et d’une mère grecque inconnue. Edward Castellyn est également le fils d’un Anglais et d’Angeletta Villachio, originaire de Chio. Celle-ci apparaissant dans les sources doit disposer d’une assise sociale suffisante pour que le document la mentionne. Denis Chevrier est le fils d’un chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Rhodes et d’une Rhodienne grecque. Antoine Cressin est le fils d’un Bourguignon, lui aussi chevalier des Hospitaliers de Rhodes, et d’une Grecque, probablement rhodienne également. Enfin, Georges Giguet est le fils d’un Français inconnu et d’une Diane, grecque. Répertoire prosopographique, no 39, 48, 51, 79 et 125.
83Richard Bye est explicitement qualifié de grec.
84CUP, Auctarium, t. II (1897), p. 934, Liber receptorum nationis alemanniae, fol. 129v.
85Manuel Karystinos en 1442 et Pierre Mylan dans les années 1530-1540 sont originaires de Crète, un John vient d’Armorgos en 1544, une île sous domination vénitienne, et même notre médecin Thomas Francos est né à Coron, cité vénitienne du Péloponnèse : ces cas peuvent également poser question. Tous sont dits grecs dans au moins une de leurs apparitions, sans que nous puissions établir avec assurance la vérité de ces identités. Nous laissons volontairement de côté la question des Rhodiens et des quelques Chypriotes de notre registre, cas plus complexes du fait de la présence ancienne des Latins dans ces îles. Répertoire prosopographique, no 188, 237, 5 et 115.
86Martina Avanza et Gilles Laferté, « Dépasser la “construction des identités” ? », art. cité, p. 144-146.
87Nous nous sommes largement étendu sur la nécessité de reprendre l’analyse des origines des étrangers présents dans la base de données EnglandsImmigrant.com. Insistons néanmoins sur l’absence fréquent de liens établis entre un patronyme et une provenance géographique, trop souvent comprise comme une origine ethnique. Dès lors, un Grec, nommé dans les Subsidies Rolls sous des formes aussi variées que Greke, Greco, Grece, Gracyan mais également Grace, pourra être « nationalisé » et devenir un Italien d’origine, alors qu’il ne l’était que de provenance. Jeronimus Grace en est une bonne illustration, ses « origines italiennes » passant de Venise à Gênes puis Lucques, sans que cela interpelle. Répertoire prosopographique, no 135.
88BnF ms. fr. 32511, fol. 373r. Nous ne savons rien de cet Alexandre. Nous ignorons même la signification de l’Albanie dont il semble avoir été le duc. Plutôt que de la région des Balkans, il peut probablement s’agir de l’Albanie en tant que région centrale du Caucase, habituellement partie intégrante du royaume de Géorgie, alors en pleine décomposition politique. En effet, la région fait partie de la Kakhétie, siège d’un royaume aux mains d’une branche déchue de la famille royale des Bagratides. Or, Georges VIII (1446-1465), ex-roi de Géorgie, règne dans cette partie du Caucase jusqu’en 1476, date à laquelle lui succède son fils Alexandre Ier (mort en 1511), rapidement contraint de se soumettre aux Turcomans. Il peut donc s’agir de notre personnage.
89Jean Richard, Louis de Bologne, op. cit., p. 63-69.
90Mathieu Grenet, « Grecs de nation, sujets ottomans : expérience diasporique et entre-deux identitaires, v. 1770-v. 1830 », dans Les musulmans dans l’histoire de l’Europe, t. 2, Passages et contacts en Méditerranée, p. 311-344.
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