Introduction de la première partie
p. 39-41
Texte intégral
1Dans l’ouvrage qu’elle consacre à la représentation des chrétiens d’Orient par les pèlerins occidentaux aux xie et xive siècles, Camille Rouxpetel évoque la curiositas comme l’élément moteur du voyage (peregrinatio) des Occidentaux en Terre sainte1. La combinaison du périple et de la curiosité pour les espaces et les populations rencontrées justifie le récit que ces hommes produisent sur les chrétiens orientaux, que ce récit soit positif, négatif, ou plus souvent neutre. Cette association est très pertinente dans le cadre de nos recherches, à une nuance près : si la curiositas est bien réelle dans les récits sur les Grecs qui nous occupent, nulle peregrinatio n’a été nécessaire. En effet, les Grecs se donnent à voir à domicile. Ils doivent être envisagés non pas comme une population autochtone visitée – ou plutôt conquise dans le cas du sujet de Camille Rouxpetel – par une autre. Ici, le paradigme s’inverse et ce sont les populations décrites qui abordent les populations locales.
2Le chantier qui s’offre à nous est à faire, voire à refaire. Les Grecs présents au nord des Alpes ont fait l’objet d’une marginalisation, plus ou moins volontaire, ce qui a biaisé l’analyse plus générale des Grecs en Occident aux xve et xvie siècles. Les quelques études qui ont pris en compte l’Angleterre, la Bourgogne et la France2 n’ont accordé à ces Grecs qu’une place marginale dans leur récit, les réduisant à l’état de cas particuliers, intéressants mais non porteurs d’une réflexion de portée générale. De plus, l’examen des sources laisse à désirer, tant du point de vue de l’approfondissement de leur contenu3, que de l’ensemble des sources dépouillées4.
3Pour ce faire, les trois chapitres qui constituent l’ossature de cette première partie, entendent poser les bases fondamentales d’une analyse qui propose de partir des individus qui peuplent nos sources. Qui sont-ils? d’où viennent-ils? que font-ils? Nous montrerons qu’une analyse prosopographique des Grecs dans l’Europe du Nord-Ouest est possible malgré la minceur de la documentation. Les trois temps de cette ouverture démontrent toute la validité d’un ensemble cohérent malgré des différences internes, inévitables mais en aucun cas rédhibitoires.
4Le premier chapitre s’attache à dresser une lecture descriptive des éléments humains regroupés sous l’appellation de Grecs. L’enjeu principal est de préciser, si cela est possible, l’ampleur démographique de ce phénomène. Notre démarche tend ensuite à établir des axes de réflexion prosopographique autour d’individus qui n’apparaissent pas de la même manière en fonction du temps, de l’espace ou des réalités sociologiques qui encadrent cette présence. Leurs principales caractéristiques en tant qu’individus – âge, sexe, milieu social, etc. – sont passées au crible, dans la limite des informations que les sources proposent. L’analyse de la présence grecque se double également d’une analyse de leurs activités. En effet, les Grecs ne restent pas inactifs une fois entrés dans le champ de notre analyse : comme certainement avant ou après leur passage – en Italie en plus souvent – les Grecs agissent sur leur environnement et interagissent avec les personnes qu’ils rencontrent. Or, nous ne pouvons faire l’économie des activités des Grecs en Occident dès lors qu’il s’agit de les appréhender de la manière la plus juste possible dans leurs nouvelles conditions de vie.
5Le second chapitre présente une analyse des mobilités de ces populations. Cet aspect de la définition des populations grecques est fondamental et constitue même le premier dénominateur commun à toutes les personnes – si nous excluons les descendants de ces migrants – présentes dans notre corpus. La capacité des populations migrantes à parcourir les routes d’Occident est une caractéristique essentielle de ces individus: puisqu’ils sont originaires d’espaces très éloignés des zones qui nous concernent, il nous paraît complètement légitime de questionner les processus qui ont permis le voyage d’êtres humains dans des conditions parfois très semblables, sur des distances très variables et dans des temporalités elles aussi très changeantes selon le profil de chacun. Depuis leurs lieux d’origine, qu’il est parfois difficile de cerner, nous tenterons de reconstituer dans ce chapitre les routes qu’empruntent les Grecs pour passer de la péninsule Italienne – et plus largement du monde méditerranéen – vers les régions outre-alpines. Toutefois, la question de l’arrivée dans les destinations occidentales et de leur fixation ou non dans une région en particulier permet la remise en cause d’anciens stéréotypes qui pèsent toujours sur ces migrants grecs, le principal étant celui d’une instabilité géographique chronique de ces personnes.
6Le troisième chapitre permet de passer un premier palier dans l’analyse et de s’intéresser à la problématique de l’extranéité des Grecs. Il s’agit en effet de la première forme identitaire notée par les sources et appliquée à ces groupes humains. En effet, les formes littéraires peuvent parfois évoluer et être porteuses de plus moins de sens. Les Grecs sont très fréquemment renvoyés à leur position initiale d’étrangers évoluant dans des sociétés différentes des mœurs qu’ils connaissent. Toutefois, il ne s’agit pas d’évoquer le sentiment d’extranéité ressenti par ces Grecs, les sources faisant une nouvelle fois défaut. Au contraire, ces dernières proposent de réfléchir sur la manière dont ces mêmes sociétés qui servent d’asile pour les Grecs perçoivent des personnes et, ce faisant les catégorise. Néanmoins, les stéréotypes ayant la vie dure, nous tenterons de montrer que ces manières de faire des Grecs des étrangers peuvent parfois prendre des itinéraires radicalement différents, allant d’une perception pessimiste de ces ensembles humains à des considérations plus favorables et évolutives.
Notes de bas de page
1Camille Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’Orient chrétien, op. cit., p. 21.
2Jonathan Harris, Greek Emigres in the West, op. cit.
3Certains registres de comptes comme BnF ms. fr. 32511 n’ont pas livré tous leurs secrets : notre propre examen a mis au jour de nouvelles apparitions de Grecs que les diverses publications ne mentionnent pas.
4Quelques documents inédits sont repris en fin de volume. Voir Dossier documentaire, no 4.
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