Préface
p. 11-14
Texte intégral
1Du Moyen Âge, on attend généralement qu’il nous rassure sur la netteté des identités culturelles et la robustesse des continuités historiques. C’est ainsi qu’au XIXe siècle s’est forgée la légende des peuples qui fait l’unité des nations. Les efforts conjoints des linguistes définissant l’unité territoriale d’un peuple à partir des caractéristiques de sa langue, des archéologues traquant les témoignages matériels qui signeraient ses spécificités culturelles, et des historiens chargés d’en exalter la geste millénaire, faisaient alors des sciences du passé les servantes d’un nationalisme méthodologique fondé sur des bases ethniques. Sans doute ne doit-on pas forcer le trait : s’il ne faut jamais désespérer de la discipline historique, c’est qu’elle est toujours porteuse d’un ferment critique qui en conteste par avance les instrumentalisations les plus véhémentes – c’était déjà largement vrai au temps de ses pionniers. Aussi peut-on aisément retourner la question : dès lors qu’on attend du Moyen Âge qu’il nous conforte dans les certitudes qui font traditionnellement la clôture des sociétés, qu’attendre des médiévistes sinon qu’ils déjouent ces mécanismes d’identification ?
2Songeons par exemple à ce que la culture scolaire a longtemps appelé la « chute » de Constantinople : le 29 mai 1453 cisaille la frise du temps par une date tranchante, faisant tomber de part et d’autre deux pans d’histoire. Car la prise de la capitale de l’Empire byzantin par les armées ottomanes de Mehmed II ne se contente pas de séparer le Moyen Âge des Temps modernes ; elle éloigne l’orient grec d’une Europe entièrement vouée désormais à sa destinée occidentale. Du moins si l’on consent à cette histoire à majuscules qui ne tolère, pour délimiter les périodes ou les continents, que ces contours nets qu’elle prête aux identités et aux continuités. On dira alors que 1453 fait aussi rupture dans l’histoire de la présence des Grecs en Europe occidentale. Ce n’est qu’après cet événement catastrophique faisant de Constantinople la capitale de la douleur européenne que les réfugiés grecs affluent au nord des Alpes, quand déborde le réservoir italien. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement que de migrations ou d’exils : accompagnant et intensifiant la circulation des savoirs, ce grand récit précipite une certaine idée, volontiers dramatisée, de la Renaissance.
3Le livre de Mathieu Couderc donne à lire une tout autre histoire, qui ne s’en laisse pas conter par la force d’intimidation des grandes césures historiques. De part et d’autre de 1453, s’y déploie de manière discrète et réticulaire une histoire profonde des connexions anciennes entre les versants orientaux et occidentaux de l’Europe. À la faveur d’une plongée archivistique admirable de patience et de minutie, traquant avec autant d’inventivité que d’opiniâtreté tous les pièges d’une documentation qui ne cesse de ruser avec l’identification des personnes, Mathieu Couderc réalise ce qui devrait être le rêve de tout historien : rendre visible une présence négligée, celle de ces groupes minoritaires bien plus mobiles qu’on le pense, et formant ce qu’il appelle « l’impossible diaspora grecque d’Europe du Nord-Ouest ». Pourquoi impossible ? Car les modalités de leur distribution spatiale varient en fonction des lieux et des moments, et qu’il n’est pas possible de les ramener au modèle théorique de la circulation diasporique, tel que les sociologues le définissent aujourd’hui.
4Car on partira ici à la rencontre de populations qui s’insèrent davantage qu’elles ne se dispersent. Les Grecs de Londres ne sont pas ceux de Venise : ils s’éparpillent dans la ville au gré des opportunités foncières et des attirances amicales. De là d’ailleurs la difficulté, pour les historiens, à les identifier. Il le faut pourtant, si l’on veut repeupler cette histoire et pluraliser ses composantes humaines. Car Mathieu Couderc ne se contente pas de suivre la trace des grands marchands, des ambassadeurs et des intellectuels les plus en vue en Europe septentrionale, ni de cerner les contours de ce « lobby » grec pressant les cours et les chancelleries d’organiser une croisade contre les Turcs, nouveau fléau du monde. À simplement parcourir les 320 occurrences du répertoire prosopographique issu de la base de données qui forme le socle de l’analyse, on mesurera l’étendue, la profondeur et la diversité du monde social que l’enquête a mis à jour.
5Originaire du « païs de Grece » – en fait de la cité vénitienne de Coron dans le Péloponnèse – Thomas Francos incarne la complexité de ses mobilités tantôt contrariées, tantôt réactivées, de part et d’autre de la Manche. Celui qui devint médecin personnel du roi de France Charles VII en 1451 après avoir servi le duc de Gloucester, puis le prince de Bedford à Salisbury, avait reçu ses lettres de naturalité en 1436. Parfaitement inséré dans la société anglaise, cela ne l’empêche pas d’être régulièrement stigmatisé comme « grec », c’est-à-dire schismatique. Pour lui comme pour tant d’autres, être étranger revient à se soumettre à ce que Simona Cerutti a appelé la condition d’incertitude, car il n’est jamais de réseaux assez puissants ni de manifestations d’appartenance assez explicites pour empêcher que leur intégration ne soit remise en doute au vent changeant des soupçons, des préjugés ou des crispations d’assignation identitaire. De ces années de formation à Constantinople, Francos avait pourtant gardé des amitiés savantes – notamment auprès de Filelfo, actif à la cour de Milan, et son réseau social, relativement étoffé, n’a pas coupé les ponts avec le monde égéen, avec lequel il conserve des liens épistolaires. Comme pour Andronic Kallistos ou Georges Hermonymos, la mémoire de cet humanisme grec devient, pour Francos, « un objet de fierté, de nostalgie, de revendication, expression concrète de l’identité des Grecs : une mémoire qui se transmet, qui se mélange », ainsi que l’écrit Mathieu Couderc – ce qui ne l’empêche pas, on le verra, de « jouer au grec » dans le monde courtisan, endossant le costume d’un certain « folklore », pour incarner le rôle qu’on attend de lui.
6Si Thomas Francos est, avec Georges Bissipat et Démétrios Paléologue, la « tête d’affiche » du casting rassemblé ici par Mathieu Couderc, on sent bien qu’il lui voue une tendresse particulière. Sans doute parce que ce personnage intermédiaire est bien un « fixeur », pour reprendre l’anachronisme contrôlé de Zrinka Stahuljak, qui lui ouvre la voie vers un monde de l’entre-deux. Mais c’est aussi parce que Thomas Francos se situe à mi-pente de l’oubli et de la notoriété, là où l’intelligibilité historique donne sa pleine mesure. Portant sur les mécanismes de l’identification et de la reconnaissance, l’enquête de Mathieu Couderc révèle ici sa dimension éthique, moins pour ce qu’elle proclame que pour ce qu’elle pratique. Car si reconnaissance est le mot-clé de la méthode et de la morale historiennes, c’est précisément parce que l’une et l’autre s’éprouvent dans cet exercice modeste et implacable de mise en lumière et de dénomination.
7Sans doute l’auteur de ces lignes ne peut-il feindre ici l’impavide neutralité qu’on attend peut-être du préfacier. Car il lui est difficile de ne pas dire l’admiration sincère que lui inspire le travail et le parcours de Mathieu Couderc, incarnant toutes les vertus de ce qu’on appellera volontiers, sans emphase mais avec conviction, un engagement intellectuel. La pratique de l’histoire lui fut d’abord une passion et une nécessité, l’une et l’autre arrachée à une vie professionnelle qui ne laissait guère de temps libre pour les assouvir. On peinerait à trouver exemple plus accompli de désintéressement et de ténacité, et pour en avoir suivi les principales étapes depuis la préparation en 2008 de son master sur le voyage de Manuel II Paléologue de 1399 à 1403 jusqu’à la soutenance de sa thèse dix ans plus tard, en 2018 donc, je ne peux exprimer d’autre sentiment que la fierté. Voir son manuscrit, profondément remanié, rejoindre le catalogue des Éditions de la Sorbonne la redouble aujourd’hui, car c’est l’honneur – ou pour le dire plus simplement la raison d’être sociale – de l’université que d’accueillir ces aventures de savoir qui, pour atypiques qu’elles soient, n’en touchent pas moins du cœur vibrant de sa vocation.
8Rejoindre le catalogue d’une bibliothèque, qu’est-ce à dire, sinon participer à cette conversation muette que font les livres entre eux ? Placé au seuil d’une lecture que je m’en voudrais désormais de différer davantage, le lecteur prendra rapidement la mesure du goût de l’archive qui anime Mathieu Couderc, gastronome des festins historiographiques. Car elle lui est indissociable du désir de participer au banquet généreux des significations, où l’enquête empirique prend langue avec la réflexion théorique. Rien n’est ici asséné, la charge de la démonstration étant portée par un récit historique qui se tient toujours au plus près des expériences individuelles et des perceptions des acteurs sociaux eux-mêmes.
9Transportons-nous par exemple, et pour terminer, hors-champ chronologique de cette étude, en 1636, à Clifton en Cornouaille et lisons l’épitaphe d’un soldat mercenaire obligé de quitter l’Italie pour se mettre au service des Stuart. Il s’appelle Theodore Paleologus mais c’est un bon bourgeois anglais « qui épousa Mary fille de William Balls de Hadlye en Suffolk, gentleman », et si son épitaphe rappelle ses origines italiennes, elle se raccroche surtout à une généalogie imaginaire. En quelques mots, tout se dit là de cette institution imaginaire des identités qui constitue le sujet véritable du livre que l’on s’apprête à lire. Il n’y a donc pas d’identité, mais seulement des intentions d’identité ; l’appartenance n’existe pas, seules se manifestent des volontés d’appartenir à quelque chose ou à quelques-uns. Ainsi doit-on lire Identités subies, identités intégrées : à la manière d’une défense et illustration de la discipline historique, envisagée comme méthode critique et exigence morale, pour faire et défaire, dire et dédire, lier et délier les identités, bref pour les soumettre à ce travail du temps qu’on appelle, justement, l’histoire.
Patrick Boucheron
Collège de France
Auteur
Collège de France
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