Écrire l’histoire des personnels des transports en commun parisiens
p. 23-33
Texte intégral
Paris, la France, le monde
1Signe du dynamisme de la RATP qui a su impulser une politique de recherches universitaires, signe aussi de l’ouverture de l’Université qui a su, sans sacrifier ses problématiques, user au mieux des possibilités, notamment d’accès aux sources, que lui offrait une grande entreprise, ce colloque me semble aussi exemplaire par la nature de certaines communications. De nombreux auteurs exposent ici les résultats des recherches menées lors de la préparation d’une maîtrise dans une université de la région parisienne. Si on considère la région Rhône-Alpes, par exemple, où de telles maîtrises sont soutenues dans quatre universités (Grenoble II, Lyon II, Lyon III et Saint-Etienne), c’est d’indigence qu’il faudrait parler. Sur 230 mémoires de DES ou de maîtrises d’histoire moderne ou contemporaine économique et sociale ou de géographie économique soutenus en un demi-siècle depuis la Libération, deux seulement ont traité des transports en commun urbains, n’accordant d’ailleurs qu’une place très réduite à leur personnel, et le réseau lyonnais est singulièrement absent1.
2Dans l’ensemble du pays, il ne semble pas que les transports urbains furent un thème d’étude privilégié en histoire d’entreprise. Ainsi, sur plus de 550 mémoires sur l’histoire industrielle soutenus entre 1981 et 1990 et recensés par le ministère de l’Industrie2, un seul, consacré à la Compagnie des tramways de Rouen3, se rapporte à notre sujet. Quant à la bibliographie de 830 titres de Business History française établie il y a plus de dix ans par Jean-Pierre Daviet4, elle ne répertorie que cinq études qui concernent les transports urbains parisiens5 et mulhousiens6 sans que l’histoire des personnels y soit véritablement traitée.
3La consultation des articles parus ces dix-huit dernières années dans Le Mouvement social, revue de référence dans notre domaine, confirme bien cette relative discrétion des travailleurs des transports en commun urbains, cet intérêt restreint qui leur est manifesté. Alors que six articles permettent de mieux connaître les cheminots, cinq les mineurs, cinq les travailleurs de l’automobile, cinq encore les métallurgistes, un seul nous permet d’aborder, grâce aux traminots algérois des années trente7, les travailleurs des transports urbains, deux si l’on inclut l’article consacré aux cochers de fiacre8.
4La première incitation renvoie à cette distorsion : le personnel des transports en commun parisiens est connu tandis que demeurent bien des incertitudes pour celui des transports urbains de province. Or, une approche comparative apparaît ici indispensable. Mettre en évidence d’éventuelles spécificités parisiennes permettrait d’éviter de généraliser abusivement, tentation qui peut être parfois bien forte, et aussi de percevoir les particularités de la grande ville. Dans un deuxième temps, d’éventuelles différences entre les corps d’employés de transports urbains permettraient de déterminer l’influence de certains facteurs (taille de la ville ou de l’agglomération, proximité de Paris, d’un autre centre urbain). Enfin, cette approche nationale ne nous dispense pas d’une étude comparative internationale, sans demeurer sur notre continent : les transports urbains d’Amérique du Nord ont été suffisamment étudiés pour que des pistes puissent être aisément explorées.
Une histoire sociale
5L’approche comparative doit aussi mettre en rapport travailleurs des transports en commun parisiens et autres groupes professionnels. L’étude sociale classique, de mobilité sociale et de formation d’une population déterminée par son appartenance à une entreprise ou un secteur d’activité, doit être approfondie. L’apport de la population parisienne au groupe des travailleurs des transports urbains fut restreint. Les natifs de province composaient quatre-vingts pour cent des effectifs dans l’entre-deux-guerres9 et le sont encore en 1960. Lorsque six employés sur dix sont provinciaux, la moitié vient de l’Ouest10. « Après la région parisienne, c’est la Bretagne qui est la mieux représentée dans l’entreprise. Le premier Breton du métro en est d’ailleurs le fondateur, Fulgence Bienvenue. »11 Ce recrutement extérieur à la ville, à l’agglomération, est riche d’enseignements en termes de construction d’un espace imaginé ou d’implantation dans la cité. Pour ces « immigrés », il convient de percevoir précisément, dans une perspective dynamique, les origines, les itinéraires, de les périodiser, de mettre en évidence l’existence de réseaux de recrutement. Le groupe de Parisiens de naissance a un autre ancrage dans la ville, qu’il est nécessaire de recouper avec divers indicateurs, comme l’inscription sur les listes électorales et la mobilité géographique.
6Une telle étude nécessiterait une approche des sociabilités et la démographie historique serait au rendez-vous. La richesse des sources tout comme les performances de l’outil informatique permettent d’avoir des résultats assez précis pour que des interprétations fines soient pertinentes. On pourrait peut-être déterminer si des « cultures de ligne » ont existé, établir des corrélations entre type de lignes du métropolitain (entièrement souterraines ou partiellement aériennes) et comportements démographiques. Cela permettrait, par ailleurs, de faire quantitativement le point sur la véracité de certaines données présentées comme factuelles, telle cette endogamie des équipes du réseau routier, lorsque « machiniste et receveur étaient parfois mari et femme »12. Que pareille démarche soit très classique en histoire sociale ne doit pas occulter le fait que connaître ces aspects de l’histoire des personnels des transports parisiens est primordial. La nature même de l’activité de la population ainsi étudiée et son rapport à l’espace et à l’habitat urbain rendent cette recherche indispensable. À cet égard, l’étude d’Élise Feller est fort précieuse13, principalement cette approche longitudinale qui permet de ne pas fixer l’individu étudié à un moment de sa vie, prenant enfin en compte la dimension de ce que Bernard Lahire dénomme l’homme pluriel14. Connaître le personnel des transports parisiens est aussi une manière d’appréhender la réalité de la population parisienne, la construction de la ville.
Une histoire des métiers
7Il est une histoire des métiers à écrire, toujours dans la perspective d’une approche comparative. Les mécaniciens, les conducteurs doivent être perçus au sein de la société et de la compagnie, puis de la Régie. Mais ils doivent aussi être confrontés à d’autres populations semblables en bien des composantes. Ainsi, les conducteurs de tramway et les chauffeurs et mécaniciens de chemins de fer présentent assez de points communs pour que se pose la question de leur spécificité, voire qu’une unicité soit présumée, comme le firent les statisticiens de la Statistique générale de la France pour le recensement de 1911 où furent regroupés dans la même rubrique B.5.5 travailleurs des tramways et des chemins de fer, à l’exception des chauffeurs et mécaniciens des chemins de fer, agrégés dans la sous-rubrique B.5.5515.
8Mais les métiers rois ne doivent pas cacher les autres professions. Dans ses mémoires, Édouard Bled évoque les décrotteurs de rails des tramways de son enfance : « Périodiquement, on voyait apparaître la silhouette voûtée du décrotteur de rails. Il poussait un outil à long manche qui prenait appui sur les rails et comportait au milieu une sorte de dent qui s’enfonçait dans la rainure et la dégageait de ce qui l’encombrait. Avec un petit outil à main, il parfaisait son travail. [...] Petit métier, utile à un ensemble d’activités comme le sont tous les petits métiers dont on ne perçoit pas toujours l’importance, le décrotteur de rails n’était pas seulement un personnage familier de notre horizon, mais aussi de toutes les villes et de toutes les banlieues où circulaient des tramways électriques. »16 Il y a bien une histoire du décrotteur de rail à écrire, recoupant l’histoire des perceptions, des représentations, car en ce tournant du siècle les effluves du crottin de cheval sont omniprésentes17. Ce sont bien les rapports entre ces travailleurs et l’ensemble du personnel de la compagnie qui méritent l’attention : quel statut avaient ces possibles intouchables alors qu’une activité consistant à éliminer des résidus de déjections est « classée au plus bas lorsqu’elle est effectuée dans le secteur professionnel »18. Statut professionnel certes, mais aussi participation au lien social. Ce sont leurs carrières qui sont à étudier, mettant en perpective tout autant les mobilités sociales intergénérationnelles que les mobilités professionnelles intragénérationnelles. Les pratiques matrimoniales, notamment l’endogamie d’entreprise, le choix des conjoints comme celui des témoins, doivent être appréhendées, sans que soit oublié l’aspect professionnel de la lutte sociale et syndicale. Y avait-il des revendications spécifiques, une section syndicale réservée, quelle était la carrière syndicale de ces décrotteurs, tous éléments égaux par ailleurs, notamment le niveau de qualification et les origines sociales et géographiques ? Ainsi connue, ainsi perçue, l’histoire des décrotteurs de rails serait précieuse hors même du domaine de l’histoire sociale des personnels d’entreprise.
9La dénomination des métiers n’est pas neutre. De l’équipe du cocher et du conducteur à celle du machiniste et du receveur, la dynamique des rapports s’inscrit tout autant dans la technologie que dans la taxinomie. Et puisqu’il s’agit d’appellation, relevons pour un de ces groupes à la marge l’usage du syntagme Grand frère pour désigner un employé tentant de jouer une partie du rôle du receveur à l’ancienne en étant dépouillé de toute autorité. L’appartenance symbolique à une fratrie, revendiquée hors de tout contexte religieux, mérite pour le moins d’être soulignée et n’est sans doute pas étrangère à l’hostilité du personnel à statut à ce type d’emploi19.
Une histoire de l’identité : le routier et le ferré
10En héritage de la STCRP et de la Compagnie du métropolitain, la RATP est dotée d’une double culture, de deux esprits maison. Michel Margairaz insiste sur l’existence « d’une communauté et une culture dualiste », au point de titrer ainsi une des parties consacrées à l’après 194820. On assiste à la transformation d’un élément constitutif d’une identité professionnelle : la culture d’entreprise, destinée à être unificatrice, devient facteur de fractionnement d’une identité de corps. C’est ce passage qu’il conviendrait d’étudier plus précisément, tant le changement de fonction d’éléments identitaires peut apporter de compréhension sur les réelles finalités de ceux-ci. Là encore, il ne faudrait pas sous-estimer l’usage de certaines expressions fortement connotées. La « descente au ferré » des anciens receveurs reconvertis dans un service du réseau ferré n’est pas qu’une allusion plaisante fondée sur l’équivoque que crée la ressemblance phonétique.
11Toujours au carrefour de l’identité et de la spécificité, il y a les interactions de ces éléments et leurs effets sur d’autres groupes, notamment celui des cheminots. Le partage de l’exploitation du RER, entre la SNCF et la RATP, donne bien des possibilités d’approche. L’ironie condescendante des ingénieurs de la RATP, évoquant les mésaventures de leurs collègues de la SNCF lors du percement de la ligne ÉOLE, renvoie à ces démarches de distinction. Mais il est des dissemblances plus surprenantes. L’absence de références au statut de la RATP dans les revendications des cheminots, par rapport aux dispositions prises pour les travailleurs de la RATP qui effectuent leur service en souterrain, surprend d’autant plus qu’à Saint-Michel ou à la gare du Nord, les réseaux se croisent, les personnels se côtoient. Quant à la CGT de la RATP, elle s’appuya sur le statut des mineurs et non sur celui de la SNCF pour négocier le statut21. L’interface SNCF/RATP semble atténuer, diluer comme si ces identités de groupe étaient avant tout d’exclusion parce que trop proches. Le protocole d’accord pour la modernisation, signé en juillet 1970 par la plupart des syndicats de la RATP22, peut être considéré comme exemplaire lorsque des agents doivent être reclassés. Et il l’est, quand les syndicats de la RATP en demandent, après plus de vingt ans, l’application lors de restructurations. Mais la notoriété de ce texte, qui considérait la formation professionnelle comme un point primordial de toute opération de reconversion et ne négligeait pas les primes dans le maintien du salaire des agents reconvertis, n’a pas dépassé la corporation.
12Il faudrait s’abstenir de débusquer des spécificités qui n’existent pas. La « nostalgie de l’équipe » machiniste-receveur renvoie à d’autres perceptions analogues : les cheminots sont nostalgiques des équipes mécanicien-chauffeur, les policiers de l’ancienne composition des patrouilles et les travailleurs hospitaliers des équipes de soins antérieures. La nostalgie, le discours sur la décadence sont constitutifs de toute identité, en ce cas des identités de groupe professionnel ou d’appartenance à une entreprise.
Une histoire de l’identité : personnels à statut et sans ce statut
13Les conflits sociaux dans les transports parisiens donnent droit à diverses variations sur le corporatisme, qui ne font que reprendre des discours très anciens. Le Journal des Débats fustigeait en 1901 les grévistes du métropolitain : « Le service a tout d’un coup été suspendu par le caprice d’agents très privilégiés, qui ont été traités en véritables enfants gâtés, et qui en ont abusé pour mettre en avant des exigences toujours plus grandes, inadmissibles, intolérables. »23 L’attachement des personnels au statut, et particulièrement à ce qu’il prévoit dans le domaine de la retraite, est au centre des dénonciations. L’approche la plus pertinente de cet aspect est celle d’Olivier Schwartz : « En s’attaquant à la retraite, le gouvernement touchait à l’intouchable. Le régime de retraite des personnels RATP fait partie d’un statut. Peu nous importe ici quelles furent les raisons historiques précises de son apparition : beaucoup plus importante pour nous est la manière dont il est pensé par les agents. Le statut représente à leurs yeux un engagement pris par leur entreprise à leur égard, en contrepartie des obligations et des sujétions spécifiques auxquelles ils sont soumis compte tenu de l’exigence de continuité du service public : travail des dimanches et jours fériés, horaires et jours de repos "décalés", services "en deux fois". »24 Et, tout autant que l’histoire, administrative, politique, syndicale, juridique25 du statut, c’est celle de sa perception qui doit être écrite26 : comment cet engagement de l’entreprise s’est-il construit dans la représentation des rapports des travailleurs de la RATP à leur employeur ?
14Hors de l’exploitation et de l’entretien, l’histoire des travailleurs des chantiers du métropolitain, en donnant une unité de lieu et de temps à l’action, pourrait permettre une approche en bien des points plus riche. Ces travailleurs étaient insérés dans la ville, éloignés en cela des ouvriers et manœuvres des chantiers Freycinet. Ainsi, au début du siècle, l’ouvrier qui servit de modèle au personnage joué par Serge Reggiani, dans Casque d’or n’était pas menuisier mais découpeur de métaux sur un chantier du métropolitain. Que devinrent ensuite ces travailleurs ? Furent-ils, comme les manœuvres des chantiers Freycinet, embauchés par la compagnie exploitant le réseau qu’ils avaient créé27 ? Comment expliquer le résultat auquel nous serons confrontés ? Quel serait le poids de la grande ville dans une continuité ou une rupture ? Les travailleurs du bâtiment et des travaux publics - dont l’histoire sociale est si mal connue28 -, peuvent ainsi être observés, étudiés, perçus, comparés. Toujours à la périphérie du monde des travailleurs de la RATP ou des organismes l’ayant précédée, les employés des entreprises sous-traitantes ne peuvent être omis. Ainsi, la grève des employés de l’entreprise de nettoyage du RER, lors de l’hiver 1988-1989, est un sujet de choix. Ne bénéficiant pas du statut des employés de la RATP, ils cumulaient nombre de handicaps : pour la plupart travailleurs immigrés, originaires d’Afrique sub-saharienne, analphabètes, soutenus de surcroît par des organisations minoritaires à la RATP (la CFDT, Force ouvrière, et même la CNT). L’éventuel soutien que leur auraient apporté les agents de la RATP ou le désintérêt dont ils auraient fait preuve serait significatif des phénomènes identitaires au sein du personnel de la Régie. Mais ce conflit social a été occulté par la grève menée, ce même hiver, par les ouvriers des ateliers d’entretien de la RATP. Une recherche sur le conflit des nettoyeurs effectuée dans la presse à l’aide de différents index renvoie systématiquement à la grève des ateliers.
Une histoire des sensibilités et des perceptions
15De l’édition du Patrimoine de la RATP29 à la collaboration soutenue avec Noëlle Gérôme, la RATP a été particulièrement intéressée à ces archives sensibles et à leurs richesses pour que cela rende inutile tout développement à ce sujet. Le travail effectué sur les monuments aux morts de la RATP est à cet égard exemplaire30. L’histoire des corps à la RATP, l’histoire du corps, corps de l’usager, corps de l’agent, n’a été qu’ébauchée31 et doit être approfondie à l’aide des derniers apports des sciences sociales.
16Il faut insister sur un sujet qui mérite que l’on s’y attarde : le sentiment d’insécurité des travailleurs des transports en commun urbains. Il ne s’agit pas de sacrifier à l’actualité, à ces mouvements de grève en réaction à des agressions. Tout cela semble, parce que relevant du classique (quoique contesté) burn ont, significatif de la place primordiale de l’aspect relationnel de ces métiers. François Dubet note que : « Se développe une sensibilité populiste défensive face à un métier qui ne consiste plus seulement à transporter des usagers, mais aussi à gérer un problème social. »32 Cette préoccupation semble exister de longue date. Un mémoire de maîtrise, écrit il y a plus de douze ans, relevait que « la plupart des machinistes [...] pensent que l’insécurité [...] s’est intensifiée depuis quelques années »33. La même année, Philippe Essig étudiait, dans la revue Études, « l’insécurité dans le métro »34. Au printemps dernier, un spécialiste de la sûreté urbaine évoquait la « criminalité sur la première ligne du métro dès son ouverture, en 1900 »35. Il est normal d’écrire une histoire du sentiment d’insécurité ressenti par les personnels des transports en commun parisiens. Située en rapport avec la réalité que livreraient archives internes et judiciaires, une mise en perspective historique n’aurait pas que des mobiles d’érudition, comme l’a démontré l’intervention de Robert Sammut lors de l’ouverture du colloque. Il est commun, aujourd’hui, de mettre en rapport insécurité et réduction du nombre des agents36. Depuis quand une telle explication est-elle donnée ? Était-ce le cas lorsque ces suppressions ont été envisagées ?
Des approches multiples, larges et potentiellement fécondes
17La publication du Guide des sources représente un événement important. Le prochain colloque, dans quelques années, sera riche de tous les travaux qu’il aura permis. Mais il semble pouvoir donner la possibilité d’une approche méthodologique expérimentale, dont les praticiens des sciences sociales sont largement frustrés. Les études sur la mobilité sociale des personnels d’entreprise font largement appel, faute de sources internes, aux listes nominatives du recensement. Telle l’enquête menée actuellement sur les origines sociales et géographiques des cheminots d’avant la Première Guerre mondiale dans le cadre de la commission d’histoire sociale de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France37, mais d’autres travaux ont dû, peu ou prou, avoir recours aux recensements et à l’état civil pour déterminer les origines de personnels de différents secteurs. Il y a la possibilité d’effectuer ce que les thérapeutes nomment une étude en double aveugle, lorsque sont essayées diverses médications aux résultats peu ou mal connus. Si, pour une même population (les employés d’un site déterminé, une année précisée), deux recherches sont effectuées par des historiens n’ayant pas à ce propos le moindre échange, l’un utilisant les archives de la RATP ou les dossiers de retraite, l’autre le dénombrement de la population et l’état civil, l’approche comparée des résultats de ces travaux pourrait permettre de percevoir l’influence de la nature, interne ou non, du dépôt d’archives utilisé sur les résultats des études de mobilité sociale.
18Pour mémoire, une histoire de la RATP est précieuse pour appréhender l’histoire du monde du travail parisien, tout simplement parce que le travailleur de l’Île-de-France commence sa journée de labeur en empruntant les transports en commun, et que la répartition du temps travaillé influence largement la fréquentation du métro et des bus. Michel Margairaz note que les pointes de trafic, dans les années cinquante, se situaient encore à la mi-journée, et que ce fut au milieu des années soixante que « la semaine de cinq jours se généralis[a], entraînant une chute de l’ordre de cinquante pour cent des trafics des samedi et dimanche. De même, la pointe de midi et de quatorze heures s’estomp[ait], parallèlement à l’extension de la journée continue. »38
19On ne peut que se féliciter du chantier entrepris. Il reste nombre de domaines à approfondir dans l’étude des personnels des transports urbains parisiens. Mais il faut insister sur la richesse des possibilités. Pour ne citer qu’un mémoire de maîtrise, celui de Marc Prévost, consacré à la suppression du poste de receveur dans les autobus parisiens39, il utilise l’approche de l’histoire urbaine, de l’histoire sociale, de l’histoire économique, de l’histoire des métiers, de l’histoire de la formation professionnelle, de l’histoire des représentations, de l’histoire des techniques et de la technologie. 11 apporte des éléments de premier plan sur la nécessaire simplification de la politique tarifaire, résolution par la Régie d’un problème créé tout autant par l’héritage des anciennes structures que par l’intervention des différentes instances ayant, sur ce sujet, leur mot à dire. Car si on a souvent tendance à ne voir que l’apport partiel, et forcément limité, que présentent ces monographies, c’est faute de se souvenir qu’un tel exercice, correctement effectué, peut se révéler une démarche d’histoire totale.
Notes de bas de page
1 M. Bérard, « Les transports en commun à Saint-Étienne », DES, Université de Lyon, 1947 ; F. Michallat, « 1896-1851 : cinquante-cinq ans de vie commune entre Grenoble et le tramway électrique », mémoire de maîtrise, Université Grenoble II, H. Morse 1 dir., 1991. Cités in F. Robert, « Références bibliographiques des travaux universitaires se rapportant à l’histoire des entreprises en Rhône-Alpes », Bulletin du centre Pierre Léon, 1994/4, Entreprises (xixe-xxe siècles).
2 Ministère de l’Industrie, des Postes et Télécommunications et du Commerce extérieur. Mission des Archives nationales, Comité d’histoire industrielle, Mémoires de maîtrise sur l’histoire industrielle soutenus entre 1981 et 1990, 1993, 8 + 88 p. Cette liste n’est pas exhaustive, puisque le taux de réponse de l’enquête est estimé à 70 %. Alain Plessis, qui la dirigeait, explique que « les mémoires relatifs à l’histoire sociale n’ont été retenus que dans la mesure où ils évoquaient les rapports sociaux dans l’industrie, les ouvriers d’une entreprise ou la personnalité des chefs d’entreprises industrielles ; les monographies locales ont été conservées si elles paraissaient comporter un volet économique ».
3 Th. Vason, « La Compagnie des tramways de Rouen (1871-1953) », Université de Rouen, A. Leménorel dir., 1990.
4 J.-P. Daviet, « Existe-t-il une Business History française ? », Annali di Storia dell’impresa, 1987, p. 429-484.
5 D. Larroque, « Analyse historique de l’évolution des transports en commun dans la région parisienne de 1855 à 1939 », rapport dactylographié, ministère des Transports, 1977 ; « Les transports en commun dans la région parisienne. Enjeux politiques et financiers », thèse de 3e cycle, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1980 ; « Les enjeux politiques et financiers autours d’une technique urbaine : le cas des transports en commun de la région parisienne », Annales de la recherche urbaine, avril 1982 ; « Économie et politique des transports urbains, 1855-1939 », Annales de la recherche urbaine, juillet 1984.
6 R. Oberlé, « Cent ans de transports en commun à Mulhouse, 1882 -1982 », Bulletin du musée historique de Mulhouse, 1982.
7 Le Mouvement social, n° 146.
8 Le Mouvement social, n° 132.
9 Voir dans cet ouvrage la contribution d’Élise Feller.
10 Ch. Tillie, Trajectoires sociales et cultures d’entreprise à la RATP, MRT-RATP/Réseau 2000, mai 1987.
11 M. Margairaz, Histoire de la RATP. La singulière aventure des transports parisiens, Paris, Albin Michel, 1989, p. 98.
12 M. Prévost, « La suppression du poste de receveur dans les autobus parisiens », mémoire de maîtrise, A. Prost dir., Université Paris I, 1985, p. 102.
13 Et significative des potentialités des archives des caisses de retraite.
14 B. Lahire, L’Homme pluriel, Paris, Armand Colin, 1997.
15 Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, Statistique générale de la France, Résultats statistiques du recensement général de la population effectué le 5 mars 1911, t. II, p. 230-344 et tableau n° V. Cité in F. Robert, Population active et entreprise en Rhône-Alpes, 1840-1939, Publications de l’INSEE/Presses universitaires de Lyon, 1999.
16 E. Bled, J’avais un an en 1900, Paris, Fayard, 1987, p. 23-24.
17 A. Corbin, « Dénouement. Les odeurs de Paris », Le Miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 1986, p. 259-266.
18 J.-C. Kaufmann, Le Cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan, 1997, p. 123. Voir aussi, par l’auteur des Mémoires du métro, R.-H. Guerrand, Les Lieux. Histoire des commodités, Paris, La Découverte, 1986.
19 E. Macé, « Transports publics et insécurité urbaine », Sociologie du travail, XIX 4/97, octobre-décembre 1997, p. 473-498. La dimension taxinomique n’est pas abordée dans cet article.
20 Op. cit., p. 96.
21 M. Margairaz, in « Actes de la première rencontre de la Commission d’histoire sociale de l’Association pour l’histoire des chemins de fer », à paraître dans la Revue d’histoire des chemins de fer.
22 À l’exception du syndicat d’Union Force ouvrière des administratifs, techniciens, maîtrise et cadres de la RATP et du syndicat CFDT du personnel de la RATP, M. Prévost, op. cit., p. 84.
23 Cité par R.-H. Guerrand, Mémoires du métro, Paris, La Table Ronde, 1961, p. 143.
24 O. Schwartz, « Sur la question corporative dans le mouvement social de décembre 1995 », Sociologie du travail, XIX 4/97, octobre-décembre 1997, p. 449-472.
25 Les thèses de droit sont une source de choix pour cette histoire, telle celle de Marcel Bezaçon, Condition du personnel du chemin de fer métropolitain de Paris, Faculté de droit de l’Université de Paris, 1910.
26 Ce qui fut le cas pour les statuts des employés des chemins de fer, Ch. Chevandier, A. Fujasawa, G. Ribeill, « Les cheminots, un statut toujours en débat », in Transports 93, professions en devenir, G. Ribeill, Cl. Vauclare dir., Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 1992, p. 41-64.
27 G. Ribeill, Les Cheminots, Paris, La Découverte, 1984, p. 91-93 et J.-L. Depretto, Les Ouvriers en URSS, 1928-1941, Paris, Publications de la Sorbonne/lnstitut d’études slaves, 1997, p. 236.
28 Ce n’est plus tout à fait le cas de leur histoire politique, cf. Yong-Jae Lee, « Syndicalisme de métier et syndicalisme d’industrie, mutations et identités des ouvriers du bâtiment dans les années 1880-1914 », thèse de doctorat sous la direction de Jean-Louis Robert, Université Paris I, 1998, ainsi que, dans un cadre plus large redonnant leur place aux militants anarchistes au sein du mouvement ouvrier, les travaux de Claire Auzias et de Daniel Colson.
29 H. Zuber, Cl. Berton, Ph. Martin, J. Tricoire, M. Le Coënt, Le Patrimoine de la RATP, Paris, Flohic, 1998.
30 N. Gérôme, « L’industrie et la mort, les monuments commémoratifs des entreprises. Le cas de la RATP », in Archives sensibles. Images et objets du monde industriel et ouvrier, Noëlle Gérôme dir., Paris, Éditions de l’École normale supérieure de Cachan, 1992, p. 284-306 et N. Gérôme, Le Deuil en hommage. Monuments et plaques commémoratives de la RATP, Paris, Créaphis, 1995.
31 J. Tissanié-Noir, « Corps à corps à la RATP, Histoire et anthropologie de la santé dans une grande entreprise de la région parisienne », mémoire. École des hautes études en sciences sociales, 1990.
32 Introduction de Sociologie du travail, XIX 4/97, numéro spécial consacré aux grèves de l’automne 1995, octobre-décembre 1997, p. 394, à propos de l’article d’Éric Macé.
33 M. Prévost, op. cit., p. 116.
34 Ph. Essig, « L’insécurité dans le métro », Études, n° 363/6, décembre 1985, p. 595-602.
35 A. Bauer, « Une pléthore d’oranges mécaniques », Le Monde, 2 juin 1998.
36 Voir, par exemple, « L’insécurité dans les transports, tribune du groupe des Indépendants au conseil municipal », Paris le journal, magazine d’informations de la Ville de Paris, novembre 1998 : « Il faut d’abord du personnel et paradoxalement les « progrès » techniques qui ont amené la suppression des contrôleurs et autres poinçonneurs, de même que l’absence de tout personnel humain dans Météor, véritable merveille technologique, sont des obstacles au rétablissement de la sécurité et provoquent la perte de milliers d’emplois. » À noter l’usage de l’expression « personnel humain » et l’utilisation du terme « contrôleur » pour désigner les receveurs.
37 Les résultats de cette recherche ont été exposés lors d’une journée scientifique qui s’est tenue le 8 avril 1999 dans l’amphithéâtre du centre Malher de l’Université Paris I. Les actes en seront publiés dans un numéro de la Revue d’histoire des chemins de fer.
38 M. Margairaz, op. cit., p. 129.
39 M. Prévost, op. cit.
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