Les archives de la RATP l’histoire et la recherche
p. 15-22
Texte intégral
1Il n’est sans doute pas indifférent que mes premières rencontres avec la RATP, dans les années 1984-1985, se soient effectuées avec le service de prospective d’alors, appelé Réseau 2000. À ce moment, la réflexion sur l’avenir a été heureusement conçue au sein de l’entreprise à travers un dialogue avec les chercheurs et les universitaires. Et, non sans pertinence, l’étude des perspectives d’évolution des transports urbains n’a pas été dissociée de la connaissance rigoureuse de leur passé. Cependant, en l’absence d’un service centralisé d’archives et d’un inventaire général, il a fallu solliciter les services eux-mêmes, et en particulier la direction générale, ou faire appel à d’autres fonds, tels ceux des Archives nationales ou des Finances. Les travaux de recherche de cette période reflètent à leur manière ces conditions particulières d’accès aux sources1. Une première synthèse sur l’histoire des entreprises de transports parisiens a pu néanmoins être élaborée2. Mêlant histoire politico-financière des compagnies et histoire socio-culturelle, ce travail, appuyé sur des études relatives aux personnels et aux relations complexes nouées entre transporteurs et collectivités publiques, proposait en particulier une périodisation qui tentait de délimiter à la fois les inerties de temps long et les ruptures majeures.
2La création de la mission Archives par Henri Zuber, déjà évoquée, et le rassemblement des divers fonds en un même lieu ont permis de mesurer l’étendue des sources disponibles, qu’elles soient issues de la RATP ou des anciennes compagnies. Certains fonds ignorés ont alors été retrouvés et, à l’inverse, on a pu alors constater certaines pertes peu remédiables, comme, tout particulièrement, celle des archives de la CMP. Mais l’occasion a été également offerte de mesurer l’intérêt des recoupements avec d’autres sources, notamment avec les archives de la Ville de Paris et de l’ancien département de la Seine et poser ainsi les jalons du futur Guide des sources3. Cela reflète pour partie le fait que les transports publics parisiens ont aussi été l’affaire de la Ville ou du département. Dans le cas du métropolitain, les fonds des collectivités ne peuvent certes suppléer complètement la disparition des papiers des compagnies. Mais, tant il est vrai que le métro a été conçu, dès l’origine, comme la « chose » de la Ville et qu’il l’est encore demeuré jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’examen des sources municipales ou départementales offre un point de vue suffisamment ample sur l’histoire du réseau et de ses relations mouvantes avec les représentants de la Ville ou de l’État pour en éclairer des aspects essentiels4.
3En retour, on le sait bien, l’exploitation dans leur diversité des archives détenues par la RATP nous renseigne sur des réalités qui débordent l’évolution des seuls transports collectifs et s’insèrent dans l’histoire plus large de la ville et des pratiques sociales et culturelles de ses habitants, voire dans l’histoire nationale tout entière. De fait, les transports parisiens dans leur développement sous une forme moderne - c’est-à-dire depuis les années 1830 et l’apparition des compagnies privées d’omnibus- participent d’histoires multiples. Histoire de la ville d’abord, de ses réseaux ainsi que des formes évolutives de la mobilité des résidents, qui elles-mêmes apparaissent tributaires des niveaux et des modes de vie, et particulièrement de l’inscription dans l’espace urbain des modes d’habitat, de travail et de sociabilité. Histoire technique et industrielle ensuite, celle des matériels, des infrastructures et des équipements, avec les inévitables conflits d’intérêts qu’elle comporte. Histoire politique et institutionnelle, on l’a dit, des collectivités territoriales et des administrations locales, mais aussi des assemblées et des administrations nationales puisque les transports parisiens ont été précocement - dès les années 1870 - et sont demeurés depuis l’objet de l’attention des pouvoirs publics. Histoire sociale et culturelle enfin, celle des personnels, à travers leurs métiers, leurs itinéraires professionnels et personnels, leurs relations, leurs conflits, les institutions et organisations dans lesquelles ils se reconnaissent...
4Les transports urbains parisiens forment donc au plein sens du terme un objet d’histoire totale, dont il n’est pas vain aujourd’hui - où la spécialisation peut signifier parfois segmentation appauvrissante des savoirs - de rappeler les mérites, célébrés naguère par des historiens fameux. Deux séries de difficultés cependant ne peuvent être esquivées.
5Tout d’abord, l’histoire des entreprises, si elle apparaît récente dans son objet - la thèse de Jean Bouvier sur le Crédit lyonnais a été publiée il y a quarante ans - ne l’est pas nécessairement dans ses approches ou ses méthodes. Une illusion renaissante pour l’historien dans le traitement des archives d’entreprise le conduit, s’il n’y prend pas garde, à ne pas toujours assez pondérer les discours qu’il y trouve, en particulier ceux émanant des dirigeants. Je n’ai cessé de le constater lors des recherches conduites sur la RATP : les contraintes issues du monde extérieur, qu’il s’agisse des rigidités administratives, institutionnelles, politiques ou financières provenant des tutelles ou de la société en général, sont, à l’intérieur de l’entreprise, fréquemment perçues comme décisives, voire rédhibitoires. Ainsi, dans les années cinquante où, il est vrai, la RATP subissait de lourdes servitudes et n’était guère écoutée par ses interlocuteurs, les responsables de l’entreprise n’ont de cesse, pour rendre compte des difficultés, d’invoquer un environnement défavorable. Au point de minimiser le poids des défaillances internes ou d’esquiver purement et simplement la question. Et à l’inverse, une évolution favorable ou une réalisation réussie est assez naturellement, de l’intérieur de l’entreprise, portée au crédit majeur, voire exclusif de sa direction. La carte orange, par exemple, fréquemment pensée et présentée comme une initiative propre à la Régie, a connu une genèse complexe de 1972 à 1974, résultant dans les faits de l’intervention conjuguée d’acteurs multiples. Le succès inattendu de ce nouveau titre de transports a multiplié, on s’en doute, les affirmations de paternité. Ou encore le RER, réussite incontestable des années 1960-1980, ne doit pas ses premiers développements à la Régie, qui en 1962-1963 connaît, bien au contraire, une grave crise, due à son incapacité d’alors à maîtriser de tels travaux, même si, ensuite, elle parvient à en dominer la progression et à en récolter les bienfaits. Comme en d’autres domaines, mais de manière peut-être encore plus évidente dans le cas de l’histoire de l’entreprise, le croisement des sources apparaît d’autant plus nécessaire qu’il représente une garantie pour le chercheur contre l’illusion d’une indépendance, voire d’une souveraineté excessive de son objet.
6Seconde difficulté, l’inégale richesse des sources selon les domaines abordés et les périodes envisagées. On ne dispose jamais, on le sait bien, de documents aussi complets qu’on le souhaiterait. Ainsi, à propos de la Seconde Guerre mondiale, fortement représentée dans les travaux réunis ici, on ne peut pas toujours répondre, faute de sources, à toutes les questions relatives aux contraintes particulières de l’Occupation. Et souvent nos interrogations d’aujourd’hui s’avèrent en porte-à-faux avec celles des contemporains qui, elles, rendent compte, au moins pour partie, des limites des archives disponibles. Néanmoins, l’ouverture des fonds relatifs aux années 1940-1944 a rendu possible une nette progression de nos connaissances sur cette période pour le moins contradictoire, mais décisive quant aux conditions politiques, institutionnelles et socio-culturelles de la naissance de la RATP, et au-delà, quant à la construction de traits durables de son identité. Cela justifiait déjà qu’on consacre à l’épisode une part importante de cette rencontre. À bien des égards, l’entreprise publique de transports collectifs en région parisienne est fille de la dernière guerre. En particulier, la décision de faire fusionner dans la même entreprise un métropolitain et un réseau de surface - exemple unique parmi les grandes métropoles en France et dans le monde - remonte, dans sa première version à 1941, mais a été confirmée après la Libération et demeure dans la loi de naissance du 21 mars 1948. Exemple type d’une mesure prise sous Vichy et réemployée ensuite dans un contexte et avec un contenu différents. La réunion dans une même entreprise de deux mondes techniques, territoriaux, professionnels, voire de deux cultures aux histoires si distinctes allait laisser des traces durables, probablement jusqu’à aujourd’hui, où se confirment - et peut-être même se confortent - en des termes contemporains deux destins divergents.
7Ainsi, l’intérêt majeur de l’accès aux archives de la RATP et des anciennes compagnies de transports urbains parisiens provient-il largement du fait que ceux-ci peuvent être conçus par les chercheurs simultanément comme acteurs et comme objets de plusieurs histoires plus amples, qu’ils contribuent à éclairer de manière singulière. Mais, et c’est là sans doute le rôle spécifique de l’historien de le mettre en évidence, chacune de ces histoires subit des fluctuations de temporalités différentes, qui se reflètent, non sans déphasages, dans l’évolution même des transports urbains.
8Les travaux historiques se sont développés de manière inégale selon les différentes dimensions de l’histoire des transports parisiens, reflétant en cela aussi bien la plus ou moins grande disponibilité des archives correspondantes mais aussi les évolutions dans les centres d’intérêt des chercheurs. Le présent volume en témoigne. Et les diverses contributions soulignent à leur manière l’intrusion des temporalités multiples propres à chacune de ces dimensions.
9L’histoire des techniques, qui s’est fortement enrichie dans les vingt dernières années, s’est naturellement investie dans l’étude des transports en général et des transports urbains parisiens en particulier5. L’étude de Pascal Désabres établit combien le retard de Paris sur les autres grandes métropoles dans la construction de son chemin de fer métropolitain a pu être mis à profit pour effectuer des choix techniques modernes, mettre en œuvre des procédés et recourir à des matériaux relativement novateurs en ce début de siècle6. Cependant, l’auteur vient nuancer l’idée reçue d’une modernité omniprésente par un examen minutieux des sources, qui démontre combien le vieux s’est mêlé au neuf sur cet immense chantier, où une grande partie du réseau a néanmoins été creusé... à la pioche. En retour, les travaux une fois réalisés, on constate la grande rigidité des choix techniques dans le cas d’un réseau métropolitain souterrain, à la différence de celui des autobus, beaucoup plus souple par nature. Les grandes options techniques initiales du métro, qui pèsent lourdement sur les formes d’exploitation, vont d’ailleurs s’imposer à Paris sur une grande partie du siècle, laissant une marge de manœuvre restreinte aux responsables des compagnies comme de la Ville. Le métro et les techniques qui lui sont associées, qu’il s’agisse des infrastructures ou des matériels, s’interprètent à l’évidence sur un temps plus long que dans le cas de la surface.
10L’histoire urbaine, elle aussi largement renouvelée dans la dernière décennie, interfère dans l’étude de nombreux aspects des transports collectifs. Si, par nature, « la ville n’est presque jamais une table rase »7 et impose les strates successives des réseaux anciens aux plus récents, l’agglomération, elle, entretient des relations complexes avec les transports. La question de savoir si les transports suivent ou précèdent l’urbanisation témoigne bien souvent d’une approche simplificatrice ou artificielle, même si, on le sait, les réseaux parisiens ont, pour l’essentiel et à l’exception de quelques lignes de chemins de fer de banlieue, davantage accompagné qu’anticipé sur le développement de l’agglomération. Dans le cas de l’histoire du dépôt de tramways du Raincy, présentée par Alain Sutour, la mise en place et l’extension du réseau s’imbriquent de manière complexe avec celle de l’agglomération, et en particulier parallèlement à l’expansion des lotissements, forme caractéristique de la périurbanisation parisienne de l’entre-deux-guerres8. Les usagers comme les agents des tramways eux-mêmes participent à ces nouvelles formes d’emprise du territoire. Là aussi, ces interactions ne se mesurent que sur le temps long car elles résultent de l’évolution, nécessairement lente, des formes d’habitat, de mobilité et d’emploi.
11En revanche, l’analyse des comportements perceptibles sur les réseaux lors de l’Occupation allemande, renvoie à un temps plus court, celui d’une conjoncture exceptionnelle par les contraintes matérielles, institutionnelles, socio-politiques et psychologiques - qu’elles imposent aux agents ou aux dirigeants des compagnies comme aux usagers. Les transports urbains reflètent en les déformant, à travers le filtre de leur fonctionnement lui-même affecté par l’événement, les tensions, les peurs et les initiatives de la société urbaine parisienne soumise à des difficultés particulières en ces heures sombres. Il a fallu, non sans ingéniosité, rechercher des sources d’archives adéquates pour tenter d’appréhender ces comportements au quotidien. Qu’il s’agisse de la mise en sommeil de la STCRP, abordée par Pascal Fitzner, des incidents repérés dans le métro, étudiés par Valérie Antelmi, ou des mesures de Défense passive, analysés par Nicolas Didon, les transports parisiens, par le biais de leurs opérateurs ou de leurs utilisateurs, constituent un micro-terrain d’observation des ajustements des comportements entrepris dans leur diversité par la population parisienne.
12Quant à l’histoire politique et institutionnelle des transports, déjà bien défrichée, on l’a dit, en partie grâce au croisement des sources présentes à la RATP et dans les centres d’archives des collectivités publiques, elle offre l’occasion de confronter des temporalités de nature différente. En analysant les conditions d’élaboration et d’application de la décision de réaliser la fusion des réseaux d’autobus et du métro en 1941, Robert Roth articule la mesure des enjeux de court terme tels que rapportés par les contemporains et l’appréciation des effets de plus longue portée, en amont comme en aval de l’événement, sur l’évolution différentielle des deux modes de transports urbains. L’ouvrage en préparation sur L’Histoire des décisions publiques en matière d’aménagement urbain et des transports publics en Ile-de-France du xixe siècle à nos jours devrait apporter des éléments de mise en perspective sur la longue durée9.
13Enfin, une place importante a été réservée à l’histoire socio-culturelle des personnels et de la politique sociale des entreprises. Cela résulte largement de la coopération entre histoire et ethnologie. À cet égard, l’histoire des transports urbains présentent à la fois des traits communs et des traits distinctifs, comme le précise Christian Chevandier en la réinsérant dans les objets, les méthodes et les acquis d’une histoire sociale plus large. L’un des intérêts des entreprises de transports parisiens sous l’éclairage de l’histoire sociale provient notamment de la coexistence en leur sein d’agents d’exploitation (machinistes et receveurs des autobus, conducteurs et chefs de train du métro...), d’employés et d’ouvriers. Les contributions de Robert Kosmann sur l’atelier central de Championnet sur la longue durée -appuyées sur des archives découvertes par lui pour l’occasion - et d’Élisabeth Collin sur les ateliers du métro dans la décennie 1950 nous font pénétrer dans un monde ouvrier à bien des égards comparable à celui que nous livrent les travaux portant sur les entreprises de la construction mécanique parisienne. Avec des similitudes dans les modes d’organisation du travail, les métiers, les pratiques sociales et culturelles, les formes de sociabilité, les cultures syndicales... Mais aussi des différences, qui proviennent pour partie de l’appartenance de ces ouvriers à la RATP. À cet égard, ils bénéficient d’un statut particulier les dotant d’avantages indirects plus favorables que ceux du régime général du travail. Mais ils apparaissent également tributaires de la chronologie propre de l’entreprise, qui, sur le temps long, ne privilégie pas nécessairement en son sein, surtout après 1965, la présence et le développement d’activités industrielles, d’abord subordonnées au service de transports. De même, la politique d’encadrement et d’œuvres sociales de la CMP, qui en partie survit à la RATP à travers Les Enfants du métro, présente des traits bien connus des politiques patronales et paternalistes, avec toutefois, là encore, quelques traits distinctifs tributaires des conditions particulières de ce monde souterrain. Enfin, la contribution d’Élise Feller, issue de sa thèse, exploite, à partir des dossiers de retraite, les outils et méthodes propres aux histoires de la mobilité professionnelle et sociale pour mesurer la place des entreprises de transports urbains dans des parcours de vie à la fois subis et organisés, voire planifiés.
14De nombreux domaines demeurent ouverts, dont certains se trouvent d’ailleurs déjà occupés par des travaux en cours. La récolte de ces deux journées a pu montrer in vivo que les archives des entreprises de transports urbains pouvaient former le lieu de rencontre entre approches différentes aussi bien parmi les historiens que parmi les ethnologues et également le terrain d’échanges entre tous.
Notes de bas de page
1 Cf. les différents rapports publiés en 1987 pour la RATP/Réseau 2000.
2 Cf. M. Margairaz, Histoire de la RATP. La singulière aventure des transports parisiens, Paris, Albin Michel, 1989, 173 p.
3 Guide des sources de l’histoire des transports publics urbains à Paris et en Île-de-France, H. Zuber dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, 354 p.
4 Cf. Métro-cité. Le chemin de fer métropolitain à la conquête de Paris, 1871-1945, F. Gasnault et h. Zuber dir., Paris, Paris-Musées, 1997, 192 p.
5 Voir à ce sujet les travaux de Dominique Larroque.
6 Cf. Cl. Berton, A. Ossadzow, Fulgence Bienvenue et la construction du métropolitain de Paris, Paris, Presses de l’ENPC, 1999.
7 M. Roncayolo, La Ville et ses territoires, Paris, Gallimard, Coll. Folio-Essais, 1990, p. 72.
8 Voir à ce sujet les travaux récents d’Annie Fourcaut.
9 Ouvrage à paraître.
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