Chapitre 8. Résonances et convergences entre constitutionnalisme ordolibéral et constitutionnalisme hamiltonien
p. 171-188
Texte intégral
Je voudrais vous parler encore de votre livre, des belles pages sur l’esprit du XVIIIe siècle, sur la « Vermassung » et sur tous ces passages qui font l’importance et le charme de votre ouvrage.
Altiero Spinelli, lettre à Wilhelm Ropke, 24 novembre 1943.
1La première lettre que Spinelli envoie à Ropke est datée du 24 novembre 19431. Le résistant italien vient de quitter l’île de Ventotene. Il vit à Bellinzona, en Suisse italienne. Quant à Ropke, il réside à Genève depuis 1937, après avoir connu quatre ans d’exil à Istanbul. C’est également en Suisse, alors patrie des exilés et des militants fédéralistes, que le coauteur du Manifeste de Ventotene, Ernesto Rossi, débute une importante correspondance avec Ropke2. Ces lettres incarnent une forme de fédéralisme intellectuel. Il y est question d’exil, de lectures, de conseils de lecture, d’échanges d’articles, de tracts ou de mémorandums et surtout de traduction. Il s’agit de communaliser et de traduire les problèmes allemand, français, italien avec « des penseurs qui parlent non pas allemand ou français, mais européen3 ». La lettre devient alors l’espace métonymique de cette transnationalisation des combats régionaux. La lettre du 24 novembre 1943 incarne parfaitement cet esprit. Spinelli commence par mentionner l’intermédiaire qui a rendu possible cet échange : son oncle, Umberto Ricci, exilé à « Constantinople ». Puis, Spinelli évoque la lecture, à Ventotene, de Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart, ouvrage publié par Ropke en 1942. Il précise que le livre a donné lieu à de nombreuses recensions en Italie et que lui-même avait commencé de le traduire tellement il lui avait plu*. Ainsi ajoute-t-il : « C’est un des livres contemporains qui nous obligent le plus à méditer sur les problèmes de notre temps45. » Après une « exposition, certainement insuffisante de [sa] pensée », Spinelli explique « pourquoi [il] a lu avec tant d’intérêt [le] livre » de Ropke6. Il revient notamment sur deux points : le manque d’autonomie du système économique libéral7 et la nécessité de démolir « l’hypertrophie capitaliste ». Mais c’est dans sa vision de la société qu’il paraît le plus proche du très conservateur Ropke. Ainsi Spinelli rejoint-il le penseur du retour à l’ordre sur le constat d’une « grégarisation (Vermassung) » de la société qui aurait mis en danger ce qu’il faut « au contraire défendre et sauver à tout prix [...] : la “Personlichkeitszivilisation” ». Contre ces « masses [...] irrésistiblement attirées [...] par quelque nouvelle statolatrie », il appelle à ce que des « personnes raisonnable [...] aient la possibilité, pour ainsi dire matérielle, de rééduquer ces sauvages fournis de radios et d’aéroplanes que sont les Européens d’aujourd’hui »8. Bien que l’on ne puisse nier la part de calcul tactique qui prévaut à la rédaction d’une première prise de contact, force est du moins de constater qu’opposer schématiquement fédéralistes « de gauche » et ordolibéraux « de droite » ne résiste pas aux faits9. D’autant qu’à l’heure où Spinelli écrit à Ropke, cinq ans ont passé depuis le congrès Lippmann. Même confiné à Ventotene, Spinelli ne peut ignorer les orientations politiques et socio-économiques des penseurs ordolibéraux ; et ce d’autant moins qu’il est maintenu informé par Robbins et Einaudi. D’ailleurs, tout au long de sa correspondance avec Ropke, il semble que ce soit moins des différences de fond que de degrés qui séparent les convictions de l’un et de l’autre. Par exemple, quand Ropke fait de la déprolétarisation de la société un enjeu majeur de la crise socio-économique, Spinelli ne conteste pas l’observation mais doute que cela soit pragmatiquement irréalisable. Qu’il y ait donc eu une influence, une circulation, voire une convergence entre l’ordolibéralisme de Ropke et le fédéralisme constitutionnel de Spinelli ou de Rossi, cela fait peu de doute10. De là à supposer qu’il y ait eu conversion de l’un vers l’autre, il y a un pas que nous nous garderons ici de franchir. C’est pourquoi nous nous contenterons, dans ce chapitre, d’analyser la manière dont le « marché » a pu représenter, pour ainsi dire, la zone de subduction entre deux idéologies que tout séparait en apparence : l’ordolibéralisme, élitiste et conservateur, et le fédéralisme, progressiste et populaire.
2Afin de déterminer dans quelle mesure l’« Europe par le marché » peut être assimilée à une traduction du projet fédéraliste par les thèses ordolibérales, nous analyserons la manière dont celles-ci résonnent avec les fondements constitutionnalistes du projet hamiltonien. Pour cela, nous assumerons de nombreux allers-retours entre l’Europe des années 1930 et l’Union européenne des années 1980-1990 de manière à cerner la montée en puissance des théories ordolibérales. Premièrement, nous verrons ce qu’implique la substitution d’une « constitution économique » au projet de « constitution politique » notamment porté par Spinelli depuis le Manifeste de Ventotene. Il s’agira alors d’analyser la manière dont la politique de l’ordre qu’entend construire l’ordolibéralisme s’inscrit dans le sillage d’une vision « inquiète » du politique et dans la recherche d’un expédient capable de neutraliser sa dimension belliqueuse. Nous montrerons ensuite que le « marché institutionnel », que Jacques Rueff appelait déjà de ses vœux en 1958, s’est accompagné d’une distribution inédite des pouvoirs au sein du design institutionnel de l’Union. Enfin, nous aborderons ce qui constitue l’alpha et l’oméga de la « constitution économique » : la protection de l’ordre de la concurrence. En quoi la constitutionnalisation de la concurrence à laquelle se rallient progressivement les fédéralistes érode-t-elle le projet hamiltonien d’une solidarité d’épreuves et de destin ?
Constitution politique et constitution économique
3Comme nous l’avons vu précédemment, le constitutionnalisme politique représente l’un des principes fondateurs du fédéralisme hamiltonien dont Spinelli et Albertini sont les plus fervents représentants. Si un premier projet de constitution politique (CPE) échoue en 1954 avec la non-ratification par la France du traité établissant la CED, Spinelli tente vainement de remettre ce projet à l’ordre du jour trente ans plus tard avec le Projet de traité établissant l’Union européenne. Ces tentatives, qui visent à donner un contenu juridique concret et contraignant aux principes hamiltoniens, sont peu soutenues par l’opinion publique et ne retiennent pas davantage l’attention des dirigeants européens, communautaires ou nationaux. De fait, une autre forme de constitutionnalisme semble mieux correspondre à la singularité de l’unification continentale : un constitutionnalisme économique jalonne ainsi les grands moments de l’histoire communautaire, depuis le traité CECA (1951) jusqu’à l’Acte unique (1986) et le traité de Maastricht (1992). Bien que ces textes soient des « traités », tous paraissent s’inscrire dans le sillage du concept de « constitution économique11 » , apparu, dans les travaux de Franz Bohm12 et de Walter Eucken13, au cours des années 1930 dans la pensée ordolibérale allemande. Comme le résument Pierre Dardot et Christian Laval :
En premier lieu, il faut préciser que cette constitution, formée d’un ensemble de règles juridiques fondamentales, est strictement conçue par analogie avec une constitution politique. De même qu’une constitution politique a pour fonction de garantir, au moyen d’un certain nombre de règles de base, la compatibilité des droits individuels reconnus aux citoyens avec l’intérêt politique général, une constitution économique doit définir les règles économiques de base permettant de concilier les libertés économiques individuelles avec l’intérêt économique général.
Au nombre des principes constitutionnels fondant ces libertés économiques, il faut compter la propriété privée, la liberté des contrats et la libre concurrence14.
4Dans la pensée d’Eucken, la « constitution économique » permet de sanctuariser un certain nombre de principes économiques en les gravant dans le marbre de la loi fondamentale. De sorte qu’ils échappent de facto à l’instabilité gouvernementale des divers mandats ou régimes politiques. Cette idée intervient dans un contexte singulier : l’État impérial nazi est parvenu au pouvoir par la voie démocratique, en défiant les règles libérales de la concurrence et en privilégiant le soutien des Konzerns qui l’ont payé en retour par une loyauté indéfectible. Dans la pensée ordolibérale telle qu’elle s’informe dans les années 1930-1940, la constitutionnalisation de la concurrence est alors perçue comme une digue permettant d’immuniser les droits individuels contre toute captation du pouvoir par une masse antilibérale et antidémocratique. Là où le constitutionnalisme politique des fédéralistes entend sanctuariser un droit au pluralisme et à la résistance antinationaliste par le biais d’une séparation des pouvoirs institutionnels, la « constitution économique » d’Eucken entend passer par la juridicisation de l’économie pour protéger le politique de lui-même. Le parallélisme est indéniable, mais il ne doit pas dissimuler d’importantes différences dans les objectifs de ces deux constitutionnalismes qui finissent par converger à partir du milieu des années 1980.
Protéger le politique du politique : ordre et stabilité
5La principale différence entre le fédéralisme constitutionnel et le constitutionnalisme économique concerne son rapport au politique. Premièrement, si, à l’instar des FoundingFathers, les fédéralistes hamiltoniens se présentent comme des « constructeurs d’institutions », les penseurs de Fribourg15 voient davantage dans le moment constitutionnel la sauvegarde, par le droit, d’un ordre et de normes existants. Il s’agit dès lors moins de créer que de protéger, moins d’inventer que de sanctuariser. C’est la raison pour laquelle, si l’on peut qualifier le fédéralisme hamiltonien de progressiste – en tant qu’il est orienté vers l’avenir et la fondation d’un nouveau type d’agir politique –, le constitutionnalisme ordolibéral est souvent classé parmi les pensées conservatrices16. Et de fait, la constitution est davantage perçue comme le moyen de résister et de s’immuniser contre le changement que le medium par lequel celui-ci s’informe politiquement.
6Deuxièmement, si pour les fédéralistes hamiltoniens la Constitution n’est que le résultat formel d’une constituante dont les membres sont élus démocratiquement, pour les ordolibéraux de Fribourg, la fixation de règles en principes constitutionnels ne peut venir que d’« en haut » : seuls les individus dont la compétence et l’indépendance ne sont plus à démontrer, ces « aristocrates de l’esprit civique17 », sont susceptibles d’assumer la « décision constitutionnelle18 ».
7Enfin, si le fédéralisme constitutionnel et le constitutionnalisme ordolibéral se rejoignent davantage concernant leur vision de l’État – dont la vocation fondamentale consiste à veiller à la préservation de l’ordre constitutionnel contre les aléas de l’histoire et des mutations politiques –, leurs interprétations de la relation entre le politique et l’économique diffèrent. Si, pour les hamiltoniens, seul le pouvoir politique, en tant qu’émanation du peuple et figuration des institutions, est à même de donner un cap aux grandes orientations économiques – l’économique s’alignant donc sur la fixité du pouvoir politique démocratique –, pour les ordolibéraux, il revient au pouvoir économique de stabiliser le pouvoir politique en lui imposant un carcan juridique qui limite sa versatilité et sa soumission au « Nombre » et aux groupes d’influence.
8Pour expliciter chacun de ces points, nous reviendrons tout d’abord sur le rôle qu’est appelée à jouer la puissance publique de l’État dans l’ordre constitutionnel ordolibéral, puis nous analyserons l’impact de ce courant de pensée sur l’intégration européenne : en quoi le constitutionnalisme ordolibéral a-t-il pu favoriser une gouvernance régulatrice aux dépens d’un éventuel « gouvernement économique » de l’Union ?
« État fort », gouvernement faible : quelle place pour la puissance
publique dans la « constitution économique » ordolibérale ?
9En tant qu’hypothèse de réponse à la crise que traverse le libéralisme classique dans les années 1930, le néolibéralisme ordolibéral de l’École de Fribourg s’attelle à repenser le rôle et la place de l’État dans le système politique et économique allemand. Opposés à l’État planificateur du modèle communiste, mais conscients que l’État faible libéral est incapable de réguler la vie politique et économique nationale19, les penseurs de Fribourg défendent une troisième voie dans laquelle l’État est à la fois « fort20 » et impuissant, à la fois autoritaire et non souverain. En apparence paradoxales, ces caractéristiques ne sont compréhensibles qu’à l’aune de la place centrale qu’occupe la Constitution. Dans la pensée de Bohm et d’Eucken, qu’il convient de resituer dans le contexte d’un développement de l’impérialisme nazi21, l’« ultime souverain » ne peut être que la Constitution dans la mesure où elle seule préserve l’inviolabilité des principes fondateurs de la nation. Si l’État est fort, c’est qu’il lui revient le rôle de veiller à la préservation de cet ordre constitutionnel. En revanche, entièrement dévoué à cette tâche, l’État n’est pas supposé dicter les grandes orientations politique, sociale ou économique aux forces vives de la nation. L’État ne planifie pas, il veille à la conformité constitutionnelle des politiques menées par ses administrés ; il ne gouverne pas, puisqu’il n’oriente pas, il contrôle et régule. Comme le résume Joseph Drexl :
Dans la pensée ordolibérale, l’État joue un rôle essentiel dans le bon fonctionnement de l’économie [...]. C’est à [lui que revient la tâche] de fournir et de garantir le cadre nécessaire pour que les acteurs économiques puissent librement poursuivre leurs intérêts économiques et pour que les relations des acteurs ne soient pas dirigées par le principe de la subordination, mais de la coordination [...]. Selon le concept de l’« Ordnungspolitik » ordolibérale, l’État est tenu de définir les règles du jeu et de contrôler le respect de ces règles tandis que les résultats du processus économique proviennent de la coordination des préférences individuelles sur le marché libre22.
10Pour que l’État puisse « contrôler le respect » des « règles du jeu », Eucken a imaginé un certain nombre de « principes régulateurs » destinés à guider son évaluation du respect des « principes constitutifs »23. Ces derniers étant tout entiers tournés vers la préservation de l’ordre concurrentiel, les principes régulateurs sont les mécanismes par lesquels l’État s’assure que la concurrence mais également la propriété privée, la liberté contractuelle et le contrôle de l’inflation sera maintenue « libre et non faussée24 ». Or et c’est là qu’il est important de ne pas perdre de vue la dimension éminemment politique de l’ordolibéralisme cette régulation par la concurrence ne s’arrête pas à la sphère économique : en théorie, c’est au nom d’un respect du pluralisme radical et des libertés individuelles que l’État ordolibéral entend s’élever contre le corporatisme et l’esprit de chapelle. Seule la concurrence est supposée prévenir la mise sous quarantaine des droits individuels par le pouvoir des masses populaires. Pour résumer, l’État ordolibéral est fort (puisqu’il dispose d’une compétence exclusive en matière de protection de l’ordre constitutionnel), non interventionniste (puisqu’il n’exerce aucune influence directe dans l’économie et ne mène pas de politiques industrielles favorisant tel ou tel secteur) et normatif (puisqu’il construit et sanctuarise les valeurs politiques qu’il entend défendre a posteriori par le biais du medium économique). En quel sens ce modèle a-t-il influencé la construction communautaire en favorisant l’émergence d’un « pouvoir public » européen essentiellement régulateur ?
Le rôle des « pouvoirs publics » européens :
du « gouvernement économique » à la gouvernance régulatrice
11À première vue, le fait que la théorie ordolibérale repose sur un État fort et une Constitution rend la comparaison avec l’Union européenne improbable ; celle-ci n’est pas un État et elle ne repose pas sur une Constitution. Comment, dès lors, expliquer cette analogie ?
12Tout d’abord, par de nombreux aspects, les traités européens sont comparables à des textes constitutionnels, notamment aux « constitutions économiques » que décrivent Bohm et Eucken25. Si, comme le rappelle Drexl, le traité de Rome était déjà présenté comme « l’acte constitutionnel » de la Communauté européenne, le TUE et le TFUE du traité de Maastricht peuvent, à leur tour, être considérés comme les documents « constitutionnels » de la nouvelle Union européenne26. De fait, au fil des traités auxquels il conviendrait d’ajouter le droit dérivé jurisprudentiel -, un certain nombre de règles économiques ont progressivement été fixées puis élevées au rang de principes constitutionnels dans le corpus juridique contraignant de l’Union. On pense par exemple aux règles liées à la concurrence « libre et non faussée », aux règles liées aux libertés de circulations, à celles établissant les pratiques « saines » des politiques monétaires. Cette « révolution tranquille27 » visant à redéfinir la manière de coordonner politiques publiques et politiques économiques s’avère capitale : alors que dans la plupart des États fondateurs les politiques économiques relevaient de décisions gouvernementales et se réformaient donc au gré des changements de majorité -, le modèle ordolibéral parvient, en quelques décennies, à faire de la « décision constitutionnelle » le paradigme de l’action publique européenne.
13Jusque dans les années 1980, ce modèle hégémonique est régulièrement remis en cause par la France de De Gaulle et de Pompidou qui revendiquent la nécessité de donner un « gouvernement économique » à l’Europe28. Dans la conception française, de tradition « jacobine », seul le pouvoir politique en tant qu’instance légitimée par le peuple est susceptible de déterminer les grandes orientations du processus d’intégration. Plutôt que de se conformer à des règles qui limitent la marge de manœuvre des dirigeants nationaux et restreignent la faculté d’adaptation aux fluctuations politiques et économiques mondiales, les défenseurs d’un interventionnisme intergouvememental entendent pouvoir réagir souverainement, et s’il le faut de manière discrétionnaire, aux soubresauts du système économique intégré. Mais face au danger de voir l’Allemagne s’arroger unilatéralement le rôle de leader économique celle-ci s’étant mieux sortie que la France des crises des années 1970 -, Mitterrand s’aligne sur le modèle ordolibéral d’une constitutionnalisation croissante des politiques économiques européennes. Alors qu’en 1985, la Commission appelle à poursuivre l’intégration économique vers la constitution d’un « marché unique » puis d’une « monnaie unique », le droit communautaire favorise l’émergence d’une gouvernance régulatrice visant à s’assurer, par le biais d’agences indépendantes, que les États nationaux et les entreprises se conforment effectivement aux règles des traités. À partir de là, les instances communautaires et les pouvoirs publics nationaux veillent davantage à ce que la mise en place du marché unique ne s’accompagne pas d’un retour des politiques anticoncurrentielles qu’à la nécessité d’instaurer des mesures visant à rééquilibrer ou à réparer les inégalités provoquées par le parachèvement du marché intérieur. L’UE semble donc bien s’être appropriée les principes de l’ordolibéralisme : en favorisant l’émergence d’une puissance « régulatrice » postnationale29, façonnée par un réseau d’agences décentralisées, l’intégration européenne a contribué à déresponsabiliser l’État dans sa gestion des affaires publiques, celui-ci n’ayant plus que pour rôle principal de s’assurer qu’il agit en conformité avec des textes « constitutionnels » désormais souverains.
Fédéralisme hamiltonien et « marché institutionnel » européen
14Avant d’étudier plus en détail la manière dont l’inspiration ordolibérale de la construction européenne a sanctuarisé l’ordre concurrentiel dans le marché commun/unique européen, nous avons souhaité revenir sur une notion selon nous essentielle mais jusqu’à présent peu étudiée, celle de « marché institutionnel » européen. On doit cette expression à Jacques Rueff, un ancien ministre et économiste libéral français qui a beaucoup œuvré à l’approfondissement d’une intégration économique de l’Europe dès la fin des années 1950. Dans un texte daté de 1958 et publié au Monde économique et financier, Rueff présente les « Communautés européennes » (CEE et Euratom) comme un « marché institutionnel30 ». Pour ce penseur proche de l’ordolibéralisme31, les « institutions communautaires [doivent être] dotées de pouvoirs définis une fois pour toutes [afin de] créer le Marché commun et de le défendre contre les entreprises tendant à en tourner les dispositions32 ». À suivre cet économiste, les Communautés européennes ne doivent donc plus seulement reposer sur une constitution (économique) mais également fonctionner sur le modèle d’un système institutionnel dans lequel les pouvoirs marchent certes de concert à la réalisation des objectifs du traité mais de manière foncièrement indépendante. L’ordolibéralisme emprunte ainsi au libéralisme politique classique le principe de la séparation des pouvoirs pour l’appliquer aux objectifs de la « constitution économique » européenne. Or, si la séparation des pouvoirs européens est parfois jugée incomplète, dans quelle mesure l’institutionnalisation du marché européen a-t-elle abouti à la création d’un quatrième pouvoir monétaire autonome et souverain ?
Le « marché institutionnel » des Communautés européennes
15Pour comprendre en quoi les Communautés européennes représentent, pour Rueff, la concrétisation inédite d’un « marché institutionnel », il faut d’abord s’arrêter sur la manière dont l’économiste envisage la notion d’« institution ». Dans ses propres mots, les institutions renvoient à « l’ensemble des règles de droit que l’organisme institué a mission de mettre en œuvre33 ». Schématiquement, le cadre constitutionnel fixe un certain nombre de règles et d’objectifs inamovibles que les organismes « institués » ont ensuite pour « mission » de faire respecter de manière indépendante et régulière. Mais Rueff ne se contente pas de cette analyse formelle du système institutionnel. Pour lui, la médiation contraignante des institutions est ce par quoi la liberté s’actualise pleinement. Là où la liberté sans entrave (« laissez-faire ») du modèle « manchestérien » se retourne nécessairement contre elle-même en ce qu’elle permet également aux acteurs de se jouer librement des règles instituées, la « liberté contrainte » du « laissez-passer » ordolibéral canalise les libertés individuelles de manière à les maintenir dans les strictes limites définies par l’ordre en vigueur. Dans cette vision, les institutions prennent donc l’aspect de digues fondées à s’assurer que les libertés ne débordent pas du cadre institué en amont par la Constitution. De la même manière que les institutions hamiltoniennes devaient veiller à ce que la vague « égalibérale » de la démocratie ne mène pas à l’anarchie politique, les institutions ordolibérales sont censées contrôler que les libertés économiques ne facilitent pas la concentration des richesses dans un petit nombre de puissants groupes industriels. Marqués par un pessimisme anthropologique que ne partageaient pas les libéraux classiques34, les néolibéraux ne croient plus dans la « génération spontanée » de la liberté : celle-ci doit faire l’objet de mesures volontaristes d’où le caractère éminemment politique de l’ordolibéralisme et d’un contrôle strict. Paradoxalement, seul le pouvoir contraignant des institutions est à même d’apprendre à l’homme à devenir et demeurer libre.
16Partant de ce constat, Rueffvoit dans l’expérience européenne l’occasion de réformer le libéralisme manchestérien en lui appliquant le cadre régulateur du système institutionnel. Puisque le marché libéral n’aurait pas su pérenniser l’ordre concurrentiel régi par le « mécanisme des prix » ce qui, selon Rueff, se serait soldé par un retour au néoféodalisme corporatiste profitant aux seuls grands groupes industriels -, seul un « marché institutionnel » fondé sur la préservation de la concurrence « libre et non faussée » serait à même de sauver les objectifs du libre-échange. À cet effet, les institutions doivent être « pourvues de pouvoirs fixés une fois pour toutes » et souveraines dans leurs marges de manœuvre. Concrètement, il s’agit de les immuniser contre toute forme d’influence extérieure, notamment si celle-ci provient des pouvoirs publics élus ou des entreprises elles-mêmes. Dans les deux cas, l’ingérence de ces acteurs nuirait à l’indépendance des institutions et déstabiliserait un système présenté comme immuable. Les institutions sont donc progressivement retirées de l’espace politique public jusqu’à être suffisamment puissantes pour lui opposer une résistance crédible. Ces organes veillent alors à conserver ce que les entreprises et le pouvoir politique sont tentés d’adapter pour satisfaire leurs intérêts propres35. En ce sens, les institutions sont perçues comme les garantes de l’intérêt général : si l’on reprend l’exemple du « marché institutionnel » européen, seules les institutions sont susceptibles de garantir aux consommateurs que leurs intérêts seront préservés indépendamment de tout changement de conjoncture politique. Parce que l’intégration européenne permet véritablement de libérer le système institutionnel supranational de son inféodation aux pouvoirs publics nationaux, Rueff y voit l’opportunité historique36 de créer un marché qui ne soit ni totalement libre, ni indirectement orienté par les groupes d’influence politiques ou industriels ; en somme, un marché ordonné, et obéissant, au nom de l’intérêt général, strictement aux règles qui lui ont été conférées ou qu’il s’est lui-même donné par voie constitutionnelle.
L’actualité du « marché institutionnel » européen à l’heure de l’achèvement du marché intérieur
17Comment l’intuition de Rueff a-t-elle évolué au fil des décennies qui ont vu se poursuivre l’intégration européenne ? Si l’expression « marché institutionnel » n’est guère employée depuis lui, comment évaluer la pertinence du paradigme institutionnel pour analyser la singularité du marché européen, tant d’un point de vue économique que politique et juridique ? Deux faits doivent retenir notre attention : l’autonomisation croissante des agences de régulation et l’émergence inédite d’un pouvoir monétaire indépendant à l’échelle supranationale.
18Chargées de mettre en œuvre les missions explicites et implicites du traité de Rome au premier rang desquelles figure la création d’un marché unique et compétitif dans lequel circulent librement biens, travailleurs, services et capitaux -, les institutions communautaires ont rapidement été submergées par l’ampleur de la législation à produire et faire respecter. D’autant que les compétences du Parlement étant demeurées limitées jusqu’à Maastricht, l’ensemble du travail législatif incombait théoriquement à la Commission et au Conseil. Afin de gagner en efficacité, les fonctionnaires européens ont alors eu l’idée de rejouer le principe de la séparation des pouvoirs au sein même du système institutionnel communautaire. Si le modèle-cadre demeure la Commission propose des normes que le Parlement et le Conseil acceptent ou amendent, et que la Cour s’applique à faire respecter -, il est complété par un fonctionnement paraou infra-institutionnel composé d’agences indépendantes qui préparent les textes législatifs et surveillent leur application37. Or, si ces « agences décentralisées », dont la plupart œuvrent à l’optimisation du marché commun/unique, nous semblent directement découler du paradigme que décrivait Rueff en 1958, c’est qu’elles représentent autant de digues ou de renforts de digues au contournement par les États et les entreprises des règles des traités. Là où le « carré institutionnel » risquait de s’avérer impuissant à tout contrôler, les « agences décentralisées » leur ont offert la possibilité d’une veille continue, en amont et en aval de la production législative. En outre, parfaitement indépendantes des pouvoirs publics, « décentralisées », et hautement spécialisées, ces agences n’offrent que peu de prise à l’influence ou à l’ingérence des secteurs public ou privé nationaux38.
19Le second élément que nous souhaiterions ici aborder concerne ce que Pierre Dardot et Christian Laval désignent comme l’émergence, au sein du « marché institutionnel » européen, d’un quatrième pouvoir indépendant des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire : le « pouvoir monétaire » de la Banque centrale européenne39. Alors que traditionnellement le pouvoir de battre monnaie dépend entièrement de la souveraineté de l’État, l’intégration européenne a progressivement libéré cette mission de son assise politique de manière à la transférer à un organe technique, indépendant, dont la neutralité est censée garantir à chacun le respect de l’intérêt général. De fait, si un premier organisme, l’Institut monétaire européen (IME), remplace l’ancien
20Fonds européen de coopération monétaire (Fecom) en 1995 au moment où l’Union économique et monétaire (UEM) prépare la mise en place de la monnaie unique -, lui est bientôt substituée la BCE en 1998. D’abord simple agence de coordination des banques centrales nationales, la BCE voit rapidement s’accroître ses compétences jusqu’à obtenir la personnalité juridique avec la ratification du traité de Lisbonne (art. 282 § 3 TFUE). La BCE fait donc désormais partie des institutions officielles de l’Union. Pour de nombreux observateurs, cette évolution était prévisible dans la mesure où, conçue sur le modèle de la Bundesbank allemande40, la BCE devait dès l’origine disposer d’une grande indépendance vis-à-vis des États membres et des autres organes de l’UE afin de garantir la stabilité des prix et la valeur de la monnaie commune. Pour Dardot et Laval, l’indépendance du pouvoir monétaire de la BCE se serait construite sur le paradigme hamiltonien de la séparation des pouvoirs ; de sorte que ce serait au nom de l’un des principes fondamentaux de la démocratie libérale que les acteurs communautaires auraient décidé de transformer un organe de coopération bancaire en institution souveraine. Comme le précisent les auteurs :
L’analogie entre ordre monétaire et ordre juridique intervient à point nommé pour justifier [l’indépendance de la banque centrale]. Elle emprunte au vocabulaire du constitutionnalisme politique le plus classique en invoquant le principe de la séparation des pouvoirs. À suivre cette argumentation, puisque la démocratie interdit par principe que le pouvoir politique soit juge et partie, donc qu’un même organe ait compétence à la fois pour définir le droit et pour l’appliquer, cette interdiction doit valoir également pour la monnaie. [...] On a là un argument théorique tout à fait central : à ceux qui objectent que cette indépendance heurte le principe de la démocratie, les ordolibéraux répondent qu’elle est seule en mesure de faire entrer le principe démocratique de la séparation des pouvoirs dans la régulation de l’économie41.
21Sans aller jusqu’à faire de la souveraineté de la BCE la conséquence flagrante du constitutionnalisme politique dont se revendiquaient les premiers fédéralistes européens, il est intéressant de noter le parallélisme qui, bien que théoriquement contestable, sert de stratégie discursive à la justification démocratique d’une banque centrale forte et indépendante au cœur de la zone euro.
22Enfin, en s’évertuant à protéger un ordre économique régi par le « mécanisme des prix », le « marché institutionnel » européen vise à agir sur deux fronts distincts mais complémentaires : la défense de l’ordre concurrentiel et la lutte contre l’inflation. Nous nous concentrerons ici sur les justifications théoriques et les mécanismes pratiques qui ont contribué à faire de la protection de la concurrence l’un des principaux objectifs de l’intégration européenne42. Si nous avons déjà abordé le motif de la concurrence à plusieurs reprises dans ce chapitre, il s’avère à présent nécessaire de comprendre comment cet objet a pu devenir l’emblème longtemps incontesté des fédéralistes européens jusqu’au tournant des années 2000. Par-delà sa dimension strictement économique, l’ordre concurrentiel a en effet imposé une vision du monde et un partage du sensible fondés à la fois sur la liberté et la contrainte, l’égalité et la compétition qui ont durablement marqué la « philosophie » des Communautés européennes.
Entre planification et « laissez-faire » : le principe de « l’ordre concurrentiel »
23La politique concurrentielle est au cœur du débat néolibéral dans les années 1930 où elle demeure un objet controversé. Si, pour les théoriciens de l’École de Chicago, elle s’exerce, pour ainsi dire naturellement, dans un marché libre et non faussé, pour les penseurs ordolibéraux de Fribourg, la concurrence est avant le tout le produit d’une politique volontariste de la part de l’administration publique et des instances juridiques. Pour ces derniers, la concurrence est incapable de se maintenir par les simples lois positives du marché ; bien au contraire, plus le marché est autonome – au sens où il se donne sa propre loi –, plus il permet aux entreprises les plus performantes de se constituer en groupes monopolistiques ou oligopolistiques. La concurrence fuyant la concurrence, les ordolibéraux dénoncent le principe d’un marché « naturellement » autorégulateur dans lequel les entreprises ne chercheraient pas à sortir du schéma compétitif si elles en avaient les capacités et la liberté. De sorte que si la « libre concurrence » s’accompagne nécessairement de résistances, il s’agit pour les ordolibéraux de réfléchir à un système dans lequel les stratégies d’évitement mises en place par les entreprises seraient non seulement prévues mais immédiatement contrées.
24Ce système, les penseurs de Fribourg le nomment « ordre concurrentiel » : à égale distance de la planification et du libéralisme manchestérien, les ordolibéraux affirment que la concurrence ne doit plus être pensée comme le résultat spontané du « laissez-faire » mais comme la conséquence d’un ordre régulateur volontariste43. Il s’agit alors de défendre le principe concurrentiel et d’en faire l’objet d’une « décision constitutionnelle ». Puisque la concurrence est par essence éphémère, l’État doit se présenter comme le garant d’un marché véritablement compétitif qui profite tout autant aux consommateurs et aux petits entrepreneurs qu’aux grands groupes industriels. Dans cette conception volontariste mais non interventionniste, la concurrence est ce par quoi s’actualise le principe égalitaire dans les relations économiques interindividuelles. Puisque, pour les ordolibéraux, les acteurs économiques ne sont pas égaux ce qu’ignore ou feindrait d’ignorer le libéralisme classique -, les pouvoirs publics doivent instituer les règles du jeu qu’ils s’engageront ensuite à faire respecter de manière universelle et équitable.
25Là encore, le rapport de la théorie ordolibérale à la démocratie libérale n’est pas dénué d’ambiguïté44 : si l’ordolibéralisme voit dans la « constitution économique » la promesse d’une préservation du pluralisme politique et institutionnel, il entend également justifier sa correction des failles libérales au nom d’une garantie des acquis individuels en matière de liberté et d’égalité45. En ce sens, l’ordre concurrentiel radical des ordolibéraux vise à maintenir ouverte la possibilité d’une émulation régulée au sein de laquelle tous peuvent toujours lutter contre tous dans la mesure où personne n’est autorisé à changer les règles ou à proclamer la fin du jeu. Cela explique pourquoi, jusqu’au tournant des années 2000, les sociaux-démocrates ont défendu plutôt que condamné le principe d’une concurrence équitable à laquelle tous les acteurs, et non seulement les plus précaires, devaient se conformer46. En luttant contre les privilèges des grandes entreprises, les défenseurs de l’ordre concurrentiel entendaient rééquilibrer la situation des consommateurs et des petits entrepreneurs, notamment des petites et moyennes entreprises (PME), jusqu’alors à la merci des puissantes corporations industrielles47.
L’ordre concurrentiel européen : une troisième voie consensuelle ?
26Si l’objectif de créer un marché libre de toute entrave commerciale tarifaire et non tarifaire figure déjà dans le traité de Rome, la lutte contre les diverses formes de politiques anticoncurrentielles se renforce à partir des années 1980. En 1991, un arrêt de la CJCE vient confirmer cette orientation de manière spectaculaire. Alors que le constructeur aéronautique franco-italien ATR prévoit de racheter le groupe canadien De Havilland, la Commission interdit cette fusion au nom du risque de position dominante que ce rachat fait peser sur le marché aéronautique européen48. Cette décision revêt une importance symbolique considérable puisqu’elle affirme publiquement que la Constitution, au sein du marché communautaire, d’un « champion européen », est incompatible avec les objectifs des traités. Préférant développer un marché concurrentiel plutôt que permettre aux États de développer leur politique industrielle49 ce qui serait certes périlleux pour les concurrents européens mais bénéfique pour la croissance et l’emploi du pays concerné -, la Commission50 consacre l’alignement de la politique économique européenne sur le modèle ordolibéral de « l’ordre concurrentiel ».
27Le marché concurrentiel satisfait donc des revendications politiques (la relance du fédéralisme), économiques (la recherche d’une meilleure performance commerciale) et sociales (la défense de ceux dont les intérêts sont les plus précaires). Cela explique que, malgré la multiplication de contestations nationales visant une libéralisation aveugle et destructrice d’emplois51, les européistes au premier rang desquels le communiste Spinelli52 et le socialiste Delors voient dans la défense de l’ordre concurrentiel le moyen de négocier avec la montée en puissance d’un capitalisme « sauvage ». Stratégiquement, la concurrence devient un objet de compromis entre ceux qui y voient une fin en soi et ceux qui y voient à la fois le moyen de lutter contre un retour du nationalisme (économique) et celui de réguler les inégalités entre « puissants » (patronat, grands groupes et monopoles publics) et « précaires » (PME, indépendants et consommateurs).
Notes de bas de page
1Lettre d’Altiero Spinelli à Wilhelm Ropke, Bellinzona, 24 novembre 1943, AHUE, AS-3.
2Quelques-unes de ces lettres ont été archivées et numérisées par l’Institut universitaire européen de Florence (AHUE, ER-22). C’est Luigi Einaudi qui présente Wilhelm Ropke à Ernesto Rossi comme « une personne qui ne s’occupe pas spécialement du problème de la fédération, mais avec qui il vaut la peine de discuter » (Luigi Einaudi, Carteggio 1925-1931, Turin, Fondazione Luigi Einaudi, 1988, p. 133).
3Lettre d’Altiero Spinelli à Wilhelm Ropke, citée supra, p. 3.
4Ibid., p. 1.
5Ibid.
6Ibid., p. 3.
7Ainsi Spinelli convient-il qu’« il y a bien des maux dans le régime fondé sur la libre initiative individuelle mais c’est là le seul régime qui ne change pas tous les hommes en simples outils d’une monstrueuse machine » (ibid., p. 2).
8Ibid., p. 3.
9De fait, il n’est pas anodin que Ropke ait publié un texte (« Alcune note sul problema tedesco ») dans le huitième numéro des Cahiers du Mouvement fédéraliste européen en juillet 1944.
10Dans la réponse que Ropke envoie à Spinelli le 4 décembre 1943, celui-ci se dit ainsi « frappé par le parallélisme des développements intellectuels en Italie et en Allemagne » (AHUE, AS-3).
11Christian Joerges, « Que reste-t-il de la Constitution économique européenne après la constitutionnalisation de l’Europe ? Une rétrospective mélancolique », Les Cahiers européens de Sciences Po, 1, 2005.
12Franz Bohm, Wettbewerb undMonopolkampf, Cologne, Heymann, 1933.
13Walter Eucken, Die Grundlagen der Nationalokonomie, Berlin, Springer, 1989 [1939]; Id., « Die Wettbewerbsordnung und ihre Verwirklichung », ORDO, 2, 1949.
14Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, op. cit., p. 61.
15Une école de pensée qui réunit, entre autres, Franz Bohm, Walter Eucken, Alfred MüllerArmack, Wilhelm Ropke et Alexander Rüstow.
16Sébastien Caré et Gwendal Châton, « Néoliberalisme(s) et démocratie(s) », Revue de philosophie économique, 17/1, 2016, p. 3-20, ici p. 11-12.
17Wilhelm Ropke, Au-delà de l’offre et de la demande, trad. par L. Piau et A. Rosenweg, Paris, Payot, 1961.
18Walter Eucken Die Wettbewerbsordnung und ihre Verwirklichung, op. cit., p. 1.
19Alexander Rüstow (« Palaoliberalismus, Kollektivismus und Neoliberalismus in der Wirtschaftsund Sozialordnung », dans Karl Forster [dir.], Christentum undLiberalismus Studien und Berichte der Katholischen Akademie in Bayern, vol. 13, 1960, p. 149-178) décrit ainsi le « laissez-faire » libéral comme une forme néfaste de « paléolibéralisme ».
20Selon Alexander Rüstow, l’État ordolibéral est « un État fort, un État situé à un niveau au-dessus de l’économie, selon ce qui convient ». Voir l’article qu’il intitule « Freie Wirtschaft, starker Staat » et qui paraît dans Franz Bose (dir.), Geschichte des Vereins für Sozialpolitik 1872-1932. Schriften des Vereins für Sozialpolitk, Munich, Duncker & Humblot, 1939.
21Sur ce point je renvoie aux travaux de Peter C. Caldwell et William E. Scheuerman (dir.), From Liberal Democracy to Fascism : Legal and Political Thought in the Weimar Republic, Boston, Humanities Press, 2000 ; et à ceux d’Arthur J. Jacobsen et Bernard Schlink (dir.), Weimar. A Jurisprudence of Crisis, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2000.
22Josef Drexl, « La Constitution économique européenne. L’actualité du modèle ordolibéral », Revue internationale de droit économique, 4, 2011, p. 419-454, ici p. 433.
23Walter Eucken, Die Wettbewerbsordnung und ihre Verwirklichung, op. cit., p. 32 et suiv.
24Ainsi les ordolibéraux opposent-ils à l’image smithienne de la « main invisible du marché » celle de « main “ordonnante” de l’État » (ordnende Hand des Staates).
25Julio Baquero Cruz, Between Compétition and Free Movement : The Economie Constitutional Law of the European Community, Oxford, Hart, 2002 ; Danièle Briand-Mélédo, « Droit de la concurrence, droit constitutionnel substantiel de la Communauté européenne », Revue trimestrielle de droit commercial, 2, 2004 ; Olivier Debarge, Théodore Georgopoulos et Olivier Rabaey (dir.), La Constitution économique de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2008 ; Christian Joerges, « La Constitution économique européenne en processus et en procès », Revue internationale de droit économique, 20/3, 2006, p. 245-284 ; Miguel Poiares Maduro, We the Court : The European Court of Justice and the European Economic Constitution, Oxford, Hart, 1998.
26Josef Drexl, « La Constitution économique européenne », art. cité, p. 421.
27Nicolas Jabko, L’Europe par le marché, op. cit., p. 15.
28Ibid., p. 257.
29Giandomenico Majone, « The Rise of the Regulatory State in Europe », West European Politics, 17/3, 1994, p. 77-101.
30Jacques Rueff, « Le marché institutionnel des Communautés européennes », Le Monde économique et financier, 9 et 10 février 1958, Paris, n.p. Source CVCE, URL : http://www.cvce.eu.
31Non seulement Jacques Rueff écrit dans la revue ORDO au cours des années 1950, mais il signe la préface de la version française de l’ouvrage de Ludwig Erhard, La prospérité pour tous (1959). Quelques décennies plus tard, c’est le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schauble, qui rédige la préface de la biographie que lui consacre Gérard Minart (Jacques Rueff, un libéral français, Paris, Odile Jacob, 2016).
32Jacques Rueff, « Le marché institutionnel des Communautés européennes », art. cité.
33Ibid.
34Comme le décrit Jacques Rueff, « si le marché institutionnel se distingue du marché manchestérien, non dans ses fins mais dans ses techniques, c’est qu’il repose sur une vue totalement différente de l’évolution des sociétés humaines. [...] Pour le néo-libéral, [...] la liberté est le fruit, lentement obtenu et toujours menacé, d’une évolution institutionnelle fondée sur des millénaires d’expériences douloureuses [...]. À l’opposé de Rousseau il pense que la grande majorité des hommes sont nés dans des fers dont le progrès des institutions peut seul les sortir et ne les a encore que très partiellement tirés » (ibid., je souligne).
35Toujours selon Rueff, « [les auteurs du marché institutionnel] savaient que “laisser faire” c’était exposer le marché aux entreprises des intérêts privés qui, sitôt qu’il aurait été “fait”, tendraient à le “défaire” pour s’y réserver par ententes expressives ou tacites des débouchés protégés qu’ils pourraient exploiter à leur gré » (ibid.).
36Je cite Rueff : « Le marché institutionnel est ainsi l’aboutissement et le couronnement de l’effort de rénovation de la pensée libérale, qui a pris naissance il y a une vingtaine d’années, et qui [...] a pris conscience, progressivement, de ses aspirations et des méthodes à même de les satisfaire, pour se reconnaître finalement dans les formules communautaires de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et dans celles dont la Communauté économique européenne sera demain l’application généralisée » (ibid.).
37Pour une analyse exhaustive de ce phénomène, je renvoie notamment à Edoardo Chiti, « The Emergence of a Community Administration: The Case of European Agencies », Common MarketLawReview, 37, 2000, p. 309-43; David Coen et Mark Thatcher, « Network Governance and Delegation: European Networks of Regulatory Agencies », art. cité; Renaud Dehousse, « Regulation by Networks in the European Community », Journal of European Public Policy, 4/2, 2007, p. 246-261; Michelle Egan, « Regulatory Strategies, Delegation and European Market Integration », Journal of European Public Policy, 5/3, 1998, p. 485-506; Michelle Everson, Giandomenico Majone, Les Metcalfe et Adriaan Schout, « The Role of Specialized Agencies in Decentralising EU Governance », rapport présenté à la Commission européenne, Bruxelles, 1999.
38Ellen Vos, « Independence, Accountability and Transparency of European Regulatory Agencies », dans Damien Geradin, Rodolphe Munoz et Nicolas Petit (dir.), Regulation Through Agencies in Europe: A New Paradigm for European Governance, Cheltenham/Northampton, Edward Elgar, 2005.
39L’indépendance du pouvoir monétaire européen est définie à l’article 130 du TFUE de la manière suivante : « Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou organismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions. »
40Sur ce point, je renvoie notamment à la lecture d’Éric Dehay, « La justification ordo-libérale de l’indépendance des banques centrales », Revue française d’économie, 10/1, 1995, p. 27-53.
41Pierre Dardot et Christian Laval, Ce cauchemar qui n’enfinitpas, op. cit., p. 62-63, je souligne.
42Loïc Azoulai, « L’ordre concurrentiel et le droit communautaire », dans Laurence Boy (dir.), L’ordre concurrentiel. Mélanges en l’honneur d’Antoine Pirovano, Paris, Frison-Roche, 2003, p. 277-310.
43Walter Eucken, Die Grundlagen der Nationalokonomie, op. cit.
44Ainsi Joseph Drexl (« La Constitution économique européenne », art. cité, p. 430) résumet-il les motivations du constitutionnalisme ordolibéral : « Comme il fallait protéger les libertés politiques et démocratiques contre le totalitarisme, il fallait aussi protéger la liberté économique de l’individu contre la monopolisation de l’économie. [...] On plaçait l’“ordre concurrentiel” sur le même plan que l’ordre démocratique. »
45Selon Franz Bohm (« Freiheit und Ordnung in der Marktwirtschaft », ORDO, 22, 1971, p. 11), « la concurrence ne promeut pas seulement la croissance de l’économie, à laquelle s’intéressent surtout les économistes de la croissance, mais aussi le niveau de la liberté, de l’égalité et de la justice dans le système de l’économie de marché » (je conserve ici la traduction de Joseph Drexl [ibid., p. 436]).
46Laurent Warlouzet, « La politique de la concurrence en Europe : enjeux idéologiques », art. cité, p. 9-10.
47Toujours selon Laurent Warzoulet (ibid., p. 9), « la confédération européenne des syndicats demande en 1977 un renforcement de la lutte contre l’inflation par un renforcement concomitant des politiques de la concurrence et du contrôle des prix. Il ne s’agit donc pas de démanteler l’appareil de contrôle de l’État mais au contraire de le renforcer »
48Arrêt 91/619/CEE : Décision de la Commission, du 2 octobre 1991, déclarant une concentration incompatible avec le marché commun. Source : EUR-Lex, http://eur-lex.europa.eu
49Pour une lecture instructive de cet arrêt, je renvoie à Hervé Dumez et Alain Jeunemaître, « La France, l’Europe et la concurrence. Enseignements de l’affaire ATR/De Havilland », Commentaire, 57/1, 1992, p. 109-116.
50Il convient toutefois de rappeler que la position de la Commission n’est pas unanime au sujet de l’interdiction de la fusion ATR/De Havilland. Si le commissaire britannique à la concurrence Leon Brittan a défendu une position stricte contre ce projet de rachat, le président Jacques Delors et le commissaire allemand aux Affaires industrielles, Martin Bangemann, ont défendu en vain une position adverse.
51L’affaire ATR/De Havilland a suscité une grande controverse en France, à gauche comme à droite. À tel point qu’il serait intéressant d’étudier l’impact de cette décision sur le « petit oui » au traité de Maastricht l’année suivante.
52En tant que commissaire européen aux Affaires industrielles, Altiero Spinelli lance en 1973 une grande enquête contre les activités commerciales d’IBM, alors soupçonné de constituer un trust dans le secteur informatique. Voir Kiran Klaus Patel et Heike Schweitzer, The Historical Foundations of EU Competition Law, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 184.
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