Chapitre 5. « Faire l’Europe dépend de vous1 » : le peuple comme acteur de la construction européenne
p. 115-131
Texte intégral
1À partir du Manifeste de Ventotene, la Résistance italienne se distingue des autres mouvements fédéralistes en ce qu’elle place le « peuple » au centre du processus d’intégration européenne. Se gardant bien d’identifier la démocratie au pouvoir du peuple, les fédéralistes italiens les plus radicaux en appellent à la constitution d’un vaste mouvement populaire révolutionnaire. À la recherche d’une véritable autonomie vis-à-vis des partis et dirigeants politiques nationaux, le mouvement fédéraliste milite pour une Europe constitutionnelle, légitimée par ses peuples et ratifiée par l’ensemble des « citoyens européens ». Dans un premier temps, le peuple est perçu comme une force constituante sur le modèle prosopopique du peuple américain qui donne corps et voix à la Constitution des États-Unis. À ce peuple symbolique s’ajoute progressivement un peuple politique, « citoyen », pourvu de droits et de devoirs civiques. Conjugué au pluriel, ce peuple de citoyens européens apparaît à de multiples reprises dans les projets de Constitution européenne que relaie la résistance italienne dans les années 1940. À partir du milieu des années 1950, le « peuple » des « peuples européens » commence à se singulariser, sous l’impulsion de Spinelli notamment. Confronté à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) et conséquemment, de la Communauté politique européenne (CPE) -, le mouvement fédéraliste entre dans une crise interne importante. Alors que les fédéralistes modérés développent une vision plus modestement fonctionnaliste de l’intégration européenne, les radicaux défendent la nécessité de libérer la construction de son assujettissement à la classe politique. Menés par Spinelli et Albertini, les fédéralistes radicaux voient désormais dans le peuple la seule force instituante capable de légitimer un projet européen en quête de sens et d’auteurs. Celui-ci doit alors gagner en audibilité et en visibilité. C’est dans ce contexte idéologique que naîtront le « Congrès du peuple européen » puis le « Recensement volontaire du peuple fédéral européen pour la reconnaissance de son pouvoir constituant ». Dans la pensée fédéraliste hamiltonienne, le peuple est appelé à « faire autorité » en choisissant d’« autoriser » la poursuite de l’intégration. Mais, pour certains fédéralistes, cette autorisation qui se satisfait d’une démocratie représentative indirecte n’est pas suffisante pour voir triompher l’idée européenne : la démocratie supranationale doit reposer sur l’enthousiasme fécond d’un peuple acclamatif. C’est alors qu’émerge, au cours des années 1960, l’hypothèse d’une démocratie directe reposant sur l’initiative populaire, le mécanisme de votation et le référendum automatique.
« Noi, popoli dell’Unione Federale » : le peuple constituant
2Dès les premiers projets de Constitution européenne, élaborés au cours de la Résistance, le peuple apparaît comme une figure majeure de l’intégration politique fédéraliste. Incarnant un potentiel contrepouvoir à la toute-puissance conservatrice de la classe politique, le peuple est perçu par les fédéralistes italiens, notamment comme une force qui, bien guidée, sera capable d’actualiser politiquement le projet européen. Si les intellectuels informent le futur grâce à leur position d’avant-garde, seul le peuple est capable d’enraciner le destin d’une idée dans le présent de l’action. Pour autant, le peuple ne devient véritablement un acteur public qu’à partir du moment où il « prend conscience de lui-même2 » ; en tant que force politique et puissance singulière. Or, un tel peuple existe-t-il à l’échelle transnationale européenne dans les années 1940 ? Selon Spinelli et Rossi (Manifeste de Ventotene), une forme embryonnaire de ce peuple serait « déjà » là, parce qu’advenue à l’état de puissance, dans la communalisation de la résistance contre le fascisme. Mais peut-on dire de ce peuple « actologique » qu’il a donné lieu à une reconfiguration de l’imaginaire collectif en « peuple européen » ? Ou bien s’agit-il pour les fédéralistes hamiltoniens de guider la manière dont se formalise ce peuple afin qu’une communauté symbolique autoréférentielle vienne se greffer sur une communauté praxique contingente ?
3Deux approches semblent se combiner dans la littérature résistante italienne pour actualiser ce peuple européen appelé à constituer l’Europe politique : la première consiste à recourir au discours performatif du projet constitutionnel pour construire le mythe d’une unité transnationale ; la seconde consiste à fonder politiquement le peuple européen en lui octroyant les droits et les devoirs d’un organe civique composés de « citoyens européens ». Loin de se concurrencer, ces deux approches s’articulent et s’interpénètrent pour entraîner la fondation d’un peuple européen à la fois praxique et symbolique.
La prosopopée d’un peuple singulièrement pluriel
4Si la figure du peuple apparaît clairement dès les premiers projets de Constitution européenne, il est intéressant de constater que celui-ci est conjugué au pluriel jusqu’au milieu des années 1950. À de rares inflexions près3, la Résistance italienne emploie les mots « popoli dell’Europa » (ou « dell’Unione Federale ») et non encore « il popolo europeo ». L’idée d’un seul et même « peuple européen », qu’il soit ethnique, culturel, symbolique ou politique, est anachronique au moment où les diverses nations européennes sortent de la guerre. De manière générale, les fédéralistes italiens ne considèrent pas encore que l’Europe unie doive nécessairement reposer sur la prise de conscience autoréférentielle d’un peuple européen englobant et subsumant les peuples nationaux. Cela s’explique notamment par le fait que le concept de « peuple » n’est pas encore pensé hors de sa connotation volkisch. Moins politique qu’ethnique, le « peuple » renvoie inconsciemment au collectif national et ne peut donc s’exporter hors du cadre territorial de chaque État européen. Cette position théorique évolue progressivement au cours des années 1950, de sorte qu’il devient possible d’évoquer, avec Spinelli, l’idée d’un peuple postethnique se constituant à l’échelle européenne.
5Cela étant, un document se démarque des autres livrets politiques publiés par les résistants italiens au début des années 1940. Distribué à cinq mille exemplaires en janvier 1944, le « Schema di constituzione dell’Unione Federale Europea4 » est le deuxième projet de constitution rédigé par un intellectuel italien5. Son auteur, Mario Alberto Rollier, est le cofondateur du Movimento Federale Europeo ; proche des fédéralistes de Ventotene, il est également un membre actif du Partito d’Azione. De facture hamiltonienne, le projet de Constitution que rédige Rollier est particulièrement intéressant pour son préambule :
Nous, les peuples de l’Union fédérale [Noi, popoli dell’Unione Federale], afin d’établir entre nous des liens de solidarité et de fraternité durable, de garantir à chaque homme et chaque femme les bienfaits d’une égale liberté aujourd’hui et à l’avenir, de promouvoir le bien-être général, de stabiliser la justice, de pérenniser le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple [il governo delpopolo, per ilpopolo attraverso il popolo], au nom du droit de chacun à participer au gouvernement de tous, établissons et promulguons cette Constitution de l’Union fédérale européenne6.
6Calqué sur le modèle du préambule de la Constitution des États-Unis d’Amérique, ce texte présente l’originalité de pluraliser le sujet de la Constitution, à savoir « nous », l’union « des peuples » d’Europe. Contrairement à l’original américain qui conjugue son « peuple » au singulier (« We the people of the United States »), le préambule de Rollier rend au « nous » sa qualité de commun désingularisant. Si, par sa valeur performative, l’expression « nous [...] établissons et promulguons [...] » actualise et présentifie un sujet commun, elle ne réduit pas pour autant le multiple européen dans le régime du « nous » singulier.
7Qui plus est, une esquisse de désidentification du « peuple » au collectif national semble émerger d’une lecture attentive de ce préambule. En effet, si le premier « nous » est pluralisé par les divers « peuples de l’Union fédérale », l’allusion à la célèbre formule de Lincoln conserve le caractère singulier du peuple constituant. De sorte que si le « nous » renvoie aux peuples nationaux et culturels d’une Europe plurinationale, le « peuple » de la démocratie (« le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ») désigne une entité singulière en ce qu’elle rassemble des hommes et des citoyens unis par une même conscience civique, par-delà les frontières de l’État-nation. Seul ce peuple peut être conjugué au singulier de l’Union fédérale. Il partage une identité politique qui lui permet de dépasser les particularités des peuples culturels européens. À ce titre, le texte de Rollier est fondateur puisqu’il faut attendre 1956 pour que Spinelli décrive de manière explicite ce qui affleure déjà dans le préambule de 1944 :
La fédération n’est autre chose que la constitution démocratique du peuple européen, ce terme désignant non une communauté ethnique, car le peuple européen reste composé de nations différentes, mais une communauté de citoyens jouissant des mêmes droits démocratiques et obéissant aux mêmes lois7.
Le peuple civique des « citoyens européens »
8S’il faut donc attendre le milieu des années 1950 pour voir apparaître la notion de « peuple européen », l’idée d’une citoyenneté européenne greffée sur la citoyenneté nationale est omniprésente dans la littérature résistante italienne. Dans la mesure où la « démocratie européenne » est censée préserver l’individu contre les excès de l’ordre interne national, il devient nécessaire de lui octroyer un cadre juridique contraignant. Dans le premier projet de Constitution, « Progetto di constituzione confederale europea ad interna », rédigé par Tancredi Galimberti et Antonio Repaci en avril 1943, il est mentionné à l’article 23 que « chaque citoyen d’un État membre de la Confédération devra posséder la citoyenneté de la Confédération au même titre que celle de son État8 » ; et ce, cinquante ans avant que le traité de Maastricht n’institue effectivement ce nouveau statut juridique. Mais, si le traité de Maastricht pose qu’« est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre9 », le projet de Galimberti et de Repaci conditionne la citoyenneté européenne à la possession d’une citoyenneté statonationale. Dans un cas, la citoyenneté européenne est adossée à un projet culturel-institutionnel, dans l’autre, elle est adossée à un projet strictement politique.
9L’idée d’une citoyenneté supranationale européenne est ensuite reprise dans le projet constitutionnel de Rollier, « Schema di constituzione dell’Unione Federale Europea ». S’il est désormais question de « citoyenneté fédérale » (et non plus seulement « confédérale »), l’enjeu politique de ce statut est similaire : « Tous les citoyens, nés ou naturalisés dans un État souverain de l’Union, sont en même temps citoyens de l’Union et de l’État dans lequel ils résident10. » Les contours de cette greffe de citoyenneté sont ici plus détaillés que dans le texte de Galimberti et Repaci. Il y est précisé :
Tous les citoyens, peu importe leur sexe pourvu qu’ils aient plus de 21 ans, excepté les prisonniers et les internés psychiatriques, sont autorisés à voter à chaque élection fédérale et à exercer toutes sortes de fonctions auxquelles ils sont habilités en fonction de leur âge et de leurs capacités11.
10Ainsi, la citoyenneté européenne, loin de nêtre que symbolique, permet à chacun de participer à l’édification politique et institutionnelle du projet fédéral. D’autant que Rollier développe une vision maximaliste de la citoyenneté fédérale puisqu’il généralise sa portée juridique aux résidents européens non citoyens d’un État membre :
Toutes les autres personnes présentes sur le territoire de l’Union devront jouir des mêmes droits que ceux ouverts par la citoyenneté européenne, à l’exception du droit de vote. L’Union devra s’efforcer d’étendre ce droit de manière à ce qu’ils en jouissent également dans le futur12.
11De sorte qu’à terme, la participation active à la vie publique de l’Union repose moins sur un critère culturel ou ethnique que sur le fait de résider sur le territoire de la Fédération européenne et donc, dans une certaine mesure, d’être affecté par ses politiques publiques. Cela étant, et comme nous l’avons indiqué dans l’introduction de ce paragraphe, même dans l’approche politique du peuple civique que présente Rollier, le mythe n’est pas totalement absent de cette « seconde naissance » citoyenne « postnationale ». Ainsi, selon Rollier, le processus électoral doit être complété par un cérémonial dont la symbolique confère à la citoyenneté européenne une solennité et une légitimité bien particulières :
Avant de voter à une élection fédérale pour la première fois, chaque citoyen devra prêter serment de la manière suivante : « Je jure (ou je proclame solennellement) que j’observerai fidèlement la présente Constitution fédérale et que je la protègerai et la défendrai contre tous ses ennemis internes et externes13. »
12À tel point que les citoyens européens deviennent les « fidèles » d’une nouvelle religion sécularisée du Livre (la Constitution fédérale). Plutôt que de chercher à séparer le purement politique du purement symbolique, il convient donc de prêter attention à leurs entrecroisements et à leurs interpénétrations. Notamment dans les années qui précédèrent sa naissance officielle, l’unité européenne est perçue comme un projet à la fois politiquement symbolique et symboliquement politique. Cette dimension est sensible dans les réflexions qui entourent la fondation du peuple européen. Elle ne fait que s’amplifier dans les années 1950, alors que la question du peuple devient un enjeu stratégique dans la poursuite du processus d’intégration.
L’appel au peuple : du « Congrès du peuple » au « Recensement volontaire du peuple fédéral européen pour la reconnaissance de son pouvoir constituant »
13La notion de « peuple européen (popolo europeo) » apparaît au milieu des années 1950, sous la plume de Spinelli14. L’appel au collectif singulier de la « volonté générale » européenne fait suite à la crise politique que sanctionne l’échec des projets de CED et de CPE. Esquissé en 1950, le projet de traité instituant une communauté de défense en Europe est d’abord ratifié par les dirigeants des six États membres le 27 mai 1952, avant d’être finalement rejeté par les parlementaires français le 30 août 195415. Non seulement cet échec ranime la méfiance que les fédéralistes hamiltoniens et proudhoniens conservent vis-à-vis de la démocratie représentative, mais de surcroît cela gèle le processus d’intégration fédérale. En effet, l’article 28 du traité CED, tel que voulu par Spinelli16, prévoyait que l’Assemblée commune prépare, dans les six mois après la ratification du traité, une structure « fédérale ou confédérale » qui devait servir de cadre juridique à la constitution d’une Communauté politique européenne (CPE)17. Les fédéralistes se retrouvent alors impuissants face à une classe politique incapable de relever le défi d’une véritable union politique.
14À partir de ce moment, les fédéralistes italiens se radicalisent et décident de se désolidariser totalement de la classe politique, afin de constituer une Europe « par le bas » ; une Europe qui, à défaut d’être soutenue par quelques milliers d’élus, le soit par des millions d’Européens. Plutôt que de se rabattre sur une intégration sectorielle, les fédéralistes en appellent au « peuple européen » qui doit désormais prendre conscience de son unité au travers d’un combat transnational pour l’Europe fédérale.
« La fin d’une illusion18 » : relancer le fédéralisme après l’échec de la Communauté européenne de défense
15Aux lendemains du « non » français au traité établissant la CED, le journal néerlandais Het Vrije Volk consacrait ses pages à « la fin d’une illusion », en l’occurrence celle d’une éventuelle Constitution fédérale de l’unité européenne. Si l’échec est amer c’est qu’il enterre l’espoir que l’unité politique de l’Europe aurait pu être fondée à l’initiative des gouvernements et des classes politiques nationales. Pour les fédéralistes radicaux, italiens notamment, ce refus de ratification marque la fin d’une époque ; celle où les militants fédéralistes et les dirigeants politiques marchaient dans la même direction européenne. À partir de là, il s’agit soit de renoncer à tout ou partie du projet d’une Europe fédérale pour apaiser les doutes de la classe politique19, soit de rompre les liens avec celle-ci et de poursuivre, indépendamment, l’action politique fédéraliste. Comme le résume alors Spinelli :
La crise de l’action européenne qui a suivi la chute de la CED, a jeté le désarroi dans les rangs fédéralistes et a ouvert la voie à une volonté de créer enfin le centre d’organisation de la force politique européenne20.
16De fait, l’UEF s’atomise dès l’hiver 1955 : les fédéralistes allemands et hollandais créent, avec les Français de La Fédération, l’Action européenne fédéraliste (AEF). Cette branche réunit jusqu’en 1973 les fédéralistes les plus modérés. A contrario, Spinelli continue de dénoncer l’État national souverain et de réfléchir à la manière d’instaurer en Europe un fédéralisme des peuples. Sous l’impulsion d’Albertini, qui fonde bientôt le courant Autonomie fédéraliste21, Spinelli opte pour l’indépendance radicale dès 1954 : « Notre première réponse est que la lutte pour l’Europe est une chose trop sérieuse pour que nous puissions permettre qu’elle soit compromise par [l’action des gouvernements]22. »
17Dès le mois d’octobre, Spinelli publie dans Europa Federata un article programmatique intitulé « Nuovo corso23 ». Cette reconfiguration stratégique est caractérisée par une lutte pour la reconnaissance du pouvoir constituant du « peuple européen », seule force désormais en mesure de réaliser la fédération européenne ; seule « force politique européenne prête à lutter avec décision, précision et continuité, pour atteindre le but de l’unité fédérale24 ». Sur le plan organisationnel, cette réorientation théorique doit se concrétiser par la création d’un Congrès du peuple européen (CDPE). Au-delà du pied de nez qui consiste à reprendre presque in extenso l’acronyme du projet avorté de Communauté politique européenne (CPE), ce nouvel organe a vocation à sélectionner sur une base populaire et volontaire les délégués du peuple qui se réuniront au sein d’une Assemblée constituante officieuse et transnationale. De manière sous-jacente, le CDPE se veut l’organe de liaison entre un peuple européen, encore peu conscient de lui-même, et des militants en quête de légitimité.
Démocratiser l’Europe : le Congrès du peuple européen
18Si les années qui suivent l’échec de la CED servent de gestation théorique au CDPE, celui-ci est réellement actif de 1957 à 1962. Au cours de l’année 1956, des comités d’initiative pour le CDPE se constituent déjà aux quatre coins de l’Europe. Dès la réunion de Stresa en août 1956, sont successivement adoptés : une Déclaration fixant le cadre et les objectifs du CDPE, un Plan de travail et un Appel à tous les citoyens européens. Enfin, un journal, significativement nommé Le Peuple, est lancé et diffusé, en quatre langues, de janvier 1958 à février 1965. Si l’expérience ne dure que quelques années, notamment à cause de querelles internes au mouvement fédéraliste et de moyens financiers insuffisants, sa concomitance avec la promulgation du traité de Rome (1957) et son militantisme novateur lui confèrent une portée symbolique importante.
19Premièrement, sur le plan organisationnel, le CDPE se démarque des initiatives fédéralistes précédentes en ce qu’il se présente véritablement comme une assemblée populaire fantôme une sorte de shadow cabinet parlementaire s’inspirant à la fois des révolutions américaine et française pour donner vie à une démocratie représentative transparente et transnationale. Réunissant les tendances jusqu’alors concurrentes des fédéralismes « proudhonien » et « hamiltonien », animé tant par Marc que par Spinelli, l’esprit du CDPE se concrétise dans l’adoption du Manifeste des Fédéralistes européens (1957), la mise en place de campagnes électorales ouvertes à tous les citoyens européens désireux de s’impliquer dans le projet fédéraliste25, l’élection de délégués du peuple chargés de précipiter la convocation d’une assemblée élue au suffrage universel direct se réunissant dans les plus brefs délais pour établir une Constitution fédérale européenne, ainsi que l’exploitation de « cahiers de revendications » constitués à partir des exigences du « peuple européen ». De sorte qu’un embryon de démocratie représentative se met progressivement en place à l’échelle transnationale européenne même si, dans les faits, peu d’Européens sont réellement représentés par cette entreprise. Pour la première fois, une alter-Europe se constitue à la hauteur des citoyens et propose des solutions de sortie de crise à ceux qui ne seraient pas convaincus par la ratification du traité de Rome. Le projet européen s’incarne dans le quotidien des citoyens militants, ce qui contribue à le rapprocher d’un peuple jusqu’alors peu concerné par les querelles d’experts et les tractations diplomatiques.
20Secondement, et c’est peut-être là que le mouvement s’avère le plus novateur, Spinelli adosse l’expérience de cette démocratie représentative à une réflexion inédite sur l’identité du « peuple européen ». S’il peut exister un congrès « du peuple européen », c’est qu’il doit exister « un peuple européen », l’idée de « devoir » étant ici entendue dans sa double acception praxique (il faut que ce peuple existe) et modale (il est très probable que ce peuple existe). Ce constat, en apparence paradoxal (s’il faut qu’un peuple existe, c’est, logiquement, qu’il n’existe pas encore) est abordé par Spinelli sous l’angle de l’identification. Si un peuple européen existe bel et bien de manière transnationale à l’échelle du continent, celui-ci n’a pas encore pris conscience de lui-même. Il existe dans les faits, mais il n’est reconnu ni par les instances dirigeantes nationales, ni, plus grave, par lui-même :
Le problème crucial, c’est de donner une âme et un corps aux aspirations de nos peuples à l’unité, de faire naître ainsi une institution qui soit un instrument de lutte efficace où le peuple européen puisse se reconnaître et dont il puisse se servir pour son combat26.
21D’après ce constat, Spinelli réfléchit à la manière de renvoyer au peuple européen sa propre image afin qu’il s’y reconnaisse et s’y auto-identifie :
La Fédération européenne n’est autre chose que l’ensemble des institutions à travers lesquelles les Européens prendront conscience de leurs problèmes communs, élaboreront une politique commune, se soumettront à des lois communes, exerceront des droits démocratiques communs27.
22Dans ce contexte, le CDPE agit comme une sorte de miroir qui construit autant qu’il révèle le reflet du sujet exposé. À travers un processus d’hétéro-nomination, le CDPE permet au peuple européen de se constituer à partir de l’image qui lui est renvoyée par l’institution dont il est à l’origine. Comme l’écrit Spinelli : « Le peuple européen tout entier [...] ne deviendra pleinement conscient de lui-même qu’à travers la constitution de la démocratie européenne28. » Parallèlement, seul « le peuple européen » est en mesure de constituer la fédération démocratique européenne. Empiriquement, le CDPE constitue le peuple européen en même temps que le peuple européen constitue le CDPE, à son tour appelé à instituer une démocratie européenne. À travers cette expérience concrète, demos (i. e. le peuple européen) et démocratie (i. e. la structure institutionnelle qui réglemente l’accès à l’élection et le partage des pouvoirs entre divers comités) se coconstruisent ; la démocratie ne peut se constituer sans demos, de même que le demos ne peut se constituer sans démocratie.
23Si l’on prend un peu de recul, l’approche praxique de Spinelli est essentielle pour repenser les débats qui mènent au verdict de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en 1993 : dépourvue de « demos européen », l’Union européenne n’aurait pas vocation à s’attribuer une quelconque compétence démocratique. Mais à suivre Spinelli, on est forcé d’observer le cynisme de ce jugement : puisque le peuple européen se constitue en partie dans l’image que lui reflètent les institutions démocratiques, attendre de lui qu’il émerge sans que l’Union se dote de compétences démocratiques revient à produire un paralogisme juridique.
24Ainsi, aussi éphémère que fut l’expérience du Congrès du peuple européen, la théorie à laquelle elle donne lieu demeure fondamentale pour comprendre l’enjeu de la contrainte démocratique européenne. Reste cependant à s’interroger sur le rôle déterminant que doit jouer, selon Spinelli, une partie privilégiée du peuple dans la coconstruction « demos-démocratie », à savoir l’avant-garde des élites militantes. Si le peuple constitue la démocratie en même temps que celle-ci construit son demos, cette alchimie bilatérale ne peut, selon Spinelli, se réaliser sans l’intermédiaire de visionnaires et de médiateurs mandatés pour « susciter cette conscience, lui donner une forme d’expression et d’organisation européennes, lui inspirer une volonté de lutte européenne29 ». Nous reviendrons sur les limites de cette auto-identification populaire à la fin de ce chapitre.
Gagner la force du Nombre : le Recensement volontaire du peuple fédéral
25Alors que l’expérience du CDPE s’éteint progressivement au début des années 1960, que le régime gaulliste instaure en France un discours très hostile au fédéralisme, que Spinelli sort affaibli de l’échec du CDPE et que le MFE s’enlise dans des compromis avec d’autres forces pro-européennes, Albertini décide de créer, hors du MFE, un nouvel organe populaire afin de (re)mobiliser l’opinion publique européenne. Lancé en 1964, le « Recensement volontaire du peuple fédéral européen pour la reconnaissance de son pouvoir constituant » doit permettre au peuple d’« exprimer efficacement son sentiment européen et [de] l’affirmer par la force du nombre30 ». Moins ambitieux sur le plan théorique que le CDPE, le Recensement développe une vision plus participative de la démocratie. Il convie ainsi le peuple à « manifester directement sa vocation européenne31 ». Si le CDPE reposait sur le principe électif, le Recensement souhaite élargir le public des congrès populaires pour que le sentiment fédéraliste dépasse le cadre de l’institution et se diffuse auprès de « groupes faibles », voire d’« individus isolés », qui construiront à leur tour, et partout en Europe, de nouveaux groupes d’action. Extrêmement précis dans sa méthode, le Recensement se présente comme une « caisse enregistreuse » des déclarations de citoyens en faveur de l’intégration européenne, l’objectif étant de « passer du sentiment européen privé au sentiment européen public, autrement dit au premier degré de la force politique32 ». Dix ans avant la création de l’Eurobaromètre (1974), cet organe doit permettre de mesurer l’euro-enthousiasme d’une opinion publique peu audible, tout en lui renvoyant une image positive de son engagement pour la fédération européenne, « de sorte qu’en lui attribuant sa pleine identité européenne, [le peuple] ne se sente plus un élément passif de la construction de l’Europe33 ». Le nom de cet organe n’a pas été laissé au hasard :
Recensement, afin de faire comprendre, au moyen d’un terme qui désigne une opération accomplie normalement par les États, que l’unité européenne doit se conclure par la fondation d’un État européen ; volontaire, afin de faire comprendre que cet État n’existe pas encore et qu’il dépend de la volonté spontanée des citoyens de le faire naître ; (du) peuple fédéral européen, pour faire comprendre que, dans la mesure où un État naîtra, un peuple naîtra aussi, et que les citoyens européens constituent ce peuple en formation ; fédéral, d’autre part, pour faire comprendre que le peuple européen ne sera pas un peuple « national », c’est-à-dire avec un seul visage, mais un peuple plural, composé de nombreuses nations, avec plusieurs visages : un peuple qui conservera le meilleur de chaque nation ; pouvoir constituant, parce que la fondation d’un État concerne le peuple et parce qu’il n’y a pas d’autre moyen pour reconnaître aux citoyens le droit de choisir la forme à donner à l’unité européenne34.
26Ainsi, le Recensement semble clairement se positionner dans une démarche pédagogique de l’intégration européenne : il s’agit avant tout de « faire comprendre ». Pour Albertini, si le peuple ne soutient pas encore totalement le projet européen, c’est qu’il ne le comprend pas toujours. Il faut donc l’encadrer, le guider, l’éclairer. Lui-même professeur de philosophie, Albertini consacre une partie de son enseignement à propager l’idée européenne en l’expliquant à ses étudiants ; par la suite, ces derniers seront mieux armés pour prendre le relais et gagner l’assentiment d’un public plus large.
27Contre l’intégration verticale de l’approche fonctionnaliste, Albertini défend une dynamique centrifuge de la construction fédérale : un noyau dur d’intellectuels constituera un « peuple européen » en gagnant, de groupes d’influence « faible » en groupes d’influence « forte », le champ de l’opinion publique. À cet effet, il convient de mobiliser tous les expédients capables de « rapprocher l’Europe » de ses citoyens et de « créer un lien organique entre les fédéralistes, la population de la ville et ses milieux sociaux »35 : parmi ces expédients, « la diffusion de la presse fédéraliste (on publie, entre autres, le Journal du Recensement), la diffusion d’insignes, de vignettes pour les autos, etc. (afin de rendre visible dans la ville le sentiment européen) ».
28Moins subtil que le CDPE, le Recensement a le mérite de poser d’autres questions qu’il convient de garder en tête lorsque l’on s’intéresse au pari démocratique des fédéralistes italiens : mobiliser « l’opinion publique » afin de procurer à la démocratie européenne un demos idéologiquement homogène et déjà gagné à la cause fédéraliste suffit-il à légitimer le mouvement fédéraliste ? En outre, si le Recensement entend s’appuyer sur une participation exhaustive et anonyme du peuple européen, cela suffit-il pour construire une véritable démocratie transnationale ? Si le fédéralisme démocratique a besoin du peuple, dans quelle mesure celui-ci ne sélectionne-t-il pas le peuple auquel il décide de s’adresser, à savoir celui qui lui est le plus favorable ? Voir dans le peuple « eurosceptique » le seul produit de l’influence conservatrice du pouvoir statonational ou les conséquences d’une éducation insuffisante ne risque-t-il pas d’aveugler les fédéralistes dans leur combat démocratique ? Avant d’aborder ces questions, notons qu’une forme inédite de démocratie directe voit le jour dans les années 1940-1950, sous l’impulsion des fédéralistes les plus radicaux.
Démocratie directe et participation : les origines de l’initiative citoyenne
29L’idée de « démocratie directe » apparaît pour la première fois dans le droit de l’UE avec le traité de Lisbonne (2007). Désormais, la Commission partage officiellement un droit d’initiative avec les citoyens de l’Union grâce au mécanisme de l’Initiative citoyenne européenne36. Pourtant, l’idée que les citoyens gagneraient à participer de manière directe à la construction européenne remonte aux années 1940. Déjà, certains résistants italiens rédigent des libelles visionnaires où ils militent pour qu’une conscience citoyenne transnationale s’éveille au travers d’une participation régulière aux affaires publiques (con)fédérales. Quelques années plus tard, les cahiers de revendications, mis en place par le CDPE, permettent aux citoyens volontaires de s’exprimer sur leurs visions de l’unité fédérale. Informés et synthétisés par Marc dans les Revendications du peuple européen, ces documents constituent un témoignage important des attentes que les citoyens nourrissent alors à l’endroit de l’intégration européenne. Enfin, une tentative d’institutionnalisation de la démocratie directe voit le jour au début des années 1960, notamment sous la plume du juriste français Guy Héraud ; il est alors question de référendums et d’initiatives populaires.
La genèse théorique de la démocratie participative transnationale
30L’une des premières occurrences de l’expression « participation directe » apparaît dans un texte de Spinelli en 1941-1942. Conditionnant le succès de l’entreprise fédéraliste à l’adhésion populaire, l’Italien pose que la Fédération « doit détenir un corps législatif ainsi que des organes fondés sur la participation directe des citoyens37 ». Dans ce texte, la « participation directe » s’oppose au modèle parlementaire national. Considérant que les députés nationaux sont incapables, à eux seuls, de susciter l’enthousiasme nécessaire à la construction de l’Europe politique, Spinelli fait le pari de la participation populaire. Hamiltonien, il considère que l’intégration fédérale devra autant reposer sur les institutions que sur la traduction d’une volonté générale populaire en capacité d’action politique. Cette intuition se retrouve quelques années plus tard dans une lettre ouverte que le Partito d’Azione adresse « aux Italiens38 ». Il y est notamment mentionné, à propos de la révolution fédéraliste à venir :
La révolution démocratique consiste avant tout à impliquer directement la masse du peuple dans la vie publique : les individus doivent avoir une capacité d’action qui dépasse, si nécessaire, le cadre des partis ; ils ne doivent pas se contenter d’être dirigés passivement mais sont appelés à participer pleinement à la recherche de solutions révolutionnaires39.
31Ainsi ne faut-il pas oublier qu’à cette époque le Manifeste de Ventotene est encore dans toutes les têtes ; or, son appel à l’action vise moins à réformer la démocratie représentative qu’à impliquer le peuple dans un processus révolutionnaire « postnational ». À ce titre, le fédéralisme demeure un pari inédit et para-institutionnel qui requiert à la fois une adhésion populaire massive et une force d’initiative importante de la part de ses partisans. D’autant que, s’inscrivant, par définition, dans une approche décentralisatrice du pouvoir, l’option fédéraliste n’est viable qu’à supposer que des relais citoyens soient capables de la faire fonctionner aux divers échelons de la structure intégrée. Refusant la concentration des pouvoirs délibératif et exécutif dans un seul et même organe souverain, les penseurs fédéralistes voient dans la multiplication de comités d’action citoyens la double opportunité d’une pénétration massive de l’idée européenne dans la conscience populaire et la capacité de contrôler l’évolution du projet fédéral.
Une démocratie de « revendication »
32L’intuition fédéraliste se concrétise dès 1957 par la mise en place de Comités d’initiative pour le CDPE et la généralisation des « cahiers de revendications ». Pensés sur le modèle révolutionnaire des « cahiers de doléances40 », ces rapports sont composés par les militants et les futurs citoyens-électeurs du CDPE pour encourager, infléchir ou enrichir la doctrine du mouvement fédéraliste transnational. Porte-voix de la voxpopuli européenne, ces cahiers sont censés
manifester [...] la volonté du peuple européen dans ses objectifs généraux et les aspirations diverses des nations, des classes, et des métiers. Les cahiers de revendications doivent être l’organe du peuple européen dans son unité essentielle et ses particularités légitimes41.
33Contrairement à son aïeul de 1789, la rédaction des cahiers de revendications n’est pas convoquée, ou autorisée, par le roi ; elle est le fait des fédéralistes, c’est-à-dire « des gens sans mandat, sans pouvoir, mais non sans une idée, qui appellent le peuple européen à exprimer sa voix42 ». De sorte que ces revendications circulent horizontalement entre une partie minoritaire et une partie majoritaire du peuple, entre les fédéralistes d’une part, et le peuple des électeurs au CDPE, d’autre part. Divisés en « revendications générales » et « revendications particulières », ces cahiers doivent permettre d’embrasser une vision globale et représentative des aspirations citoyennes : « Les cahiers de revendications seront la somme des convictions européennes, l’instrument qui leur permettra de s’exprimer et de se propager43. » Concrètement, ces forums d’élaboration de la volonté des Européens sont composés d’un cahier par ville : le cahier de Milan, le cahier de Lyon, le cahier de Düsseldorf, le cahier d’Anvers, etc. Selon Hervé Barreau, un préambule devrait venir rappeler à chacun les principes et objectifs des cahiers. De manière générale, et comme le rappelle l’auteur, les cahiers de revendications entendent répondre, d’un point de vue européen, à la célèbre saillie de Sieyès :
L’on résumerait assez bien [cette expérience] qui devrait faire le tour [...] de l’Europe, de cette façon empruntée au célèbre abbé : « Qu’est-ce que c’est que le peuple européen jusqu’ici ? Rien. Qu’est-il en réalité ?
Tout. Que veut-il devenir ? Quelque chose44. »
Institutionnaliser la « démocratie directe »
34Au-delà de leur fonction de porte-voix du peuple européen, les cahiers de revendications abordent, pour la première fois, la manière d’institutionnaliser une « démocratie directe » à l’échelle transnationale. Très peu commenté, le texte intitulé « Ce que sera la Fédération européenne » est pourtant novateur en la matière. Publié dans l’ouvrage collectif que Marc coordonne en 196245, ce projet de Constitution est rédigé par Guy Héraud. Divisé en cinq chapitres, ce projet aborde successivement les questions des « principes généraux » de la Fédération, ses « compétences », les « relations entre pouvoirs », les « organes » et la « révision de la Constitution ». L’enjeu de la démocratie directe apparaît dans le chapitre consacré aux organes de la Fédération, et plus précisément au sein du sous-chapitre « le législatif ». Comme le résume, l’auteur : « Nous ne saurions terminer l’étude du législatif sans mentionner un dernier organe, le Peuple européen, collaborant directement à l’œuvre législative. » Le peuple serait donc doublement législateur : non seulement de manière indirecte, il élit des représentants qui construiront le quotidien législatif de la Fédération, mais de surcroît, il doit pouvoir intervenir de manière directe dans certaines circonstances.
La Constitution devra instituer largement la démocratie directe et
organiser trois procédures :
l’initiative populaire,
l’initiative de referendum,
le référendum automatique46.
35L’initiative populaire s’assimile à l’Initiative citoyenne européenne du traité de Lisbonne : elle doit permettre à un certain nombre de citoyens de rédiger une pétition invitant l’Assemblée législative à se positionner sur un sujet précis. L’initiative de référendum se présente sur le modèle de la votation suisse. Quant au référendum automatique, il concerne le recours au référendum lors des moments extraordinaires de la construction européenne (révisions de traités, élargissement). À cette occasion, par exemple « on peut admettre que le Peuple européen se substitue à l’Assemblée européenne47 ». À noter toutefois que le texte de Héraud ne détaille pas ces mesures, ce qui leur confère un caractère aléatoire. De même, la notion de « peuple européen » demeure oraculaire : qui est autorisé à recourir aux instruments de la démocratie directe ? Que recouvre la notion de citoyen ?
36Ces questions, en apparence circonstancielles, sont en réalité exemplaires de la manière dont la voie fédéraliste démocratique, italienne et radicale notamment, aborde l’enjeu du « peuple européen ». S’il ne fait aucun doute des premiers textes résistants aux cahiers de revendications que le peuple est indispensable et incontournable pour que s’épanouisse véritablement l’entreprise fédéraliste, son traitement s’avère le plus souvent à la fois partiel et partial. Oscillant constamment entre une vision héroïque et une vision pastorale d’un peuple tantôt laos (mythique, idéalisé), tantôtplethos (composé d’une foule puissante mais ignorante), les fédéralistes se présentent comme « l’avant-garde » d’un peuple contre lequel ils ont érigé tant d’intermédiaires qu’ils n’en ont plus guère qu’une image impressionniste. C’est sur ce point qu’il convient de se pencher à présent.
Notes de bas de page
1Voir la « fiche » anonyme intitulée « Le recensement volontaire du peuple fédéral européen », Il Federalista, 1, 1966, p. 44-50 : « Ne dépendant plus de personne pour l’action et pour l’argent, les fédéralistes peuvent désormais parler et agir à la première personne, et donner ainsi la force de la vérité au slogan de la campagne (“Faire l’Europe dépend de vous”), dans lequel on résume l’essence de la démocratie européenne. »
2Altiero Spinelli, « Les raisons de notre lutte », dans Le congrès du peuple européen, op. cit., p. 3-10, ici p. 9.
3S’il n’est pas réellement question de « peuple européen », les « Sept points » du Partito d’Azione évoquent dès 1942 la nécessité de former « une conscience européenne unifiée » (§ 7). Voir « Dal programma del Partito d’Azione », L’Italia Libera, 1, janvier 1943, p. 3-4. L’article est partiellement reproduit dans Walter Lipgens (dir.), Documents on the History of European Integration, vol. 1, Continental Plans for European Union, 1939-1945, Berlin/New York, De Gruyter, 1985, p. 492-493. Sauf exception, je traduirai moi-même de l’anglais tous les textes issus de cet ouvrage.
4Mario Alberto Rollier, « Schema di constituzione dell’Unione Federale Europea », Quaderni dell’Italia Libera, 15, Edgardo Monroe, Stati Uniti d’Europa ?, 1944, p. 58-65. Article reproduit dans Walter Lipgens, Documents on the History of European Integration, op. cit., p. 528-534.
5Le premier est le « Progretto di constituzione confederale europea ad interna » rédigé par Tancredi Galimberti et Antonio Repaci. Voir Walter Lipgens, Documents on the History of European Integration, op. cit., vol. 1, p. 497-503.
6Ibid., p. 528.
7Altiero Spinelli, « Les raisons de notre lutte », art. cité, p. 8.
8Walter Lipgens, Documents on the History of European Integration, op. cit., vol. 1, p. 502.
9Article 20 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Source EUR-Lex, http:// eur-lex.europa.eu.
10Walter Lipgens, Documents on the History of European Integration, op. cit., vol. 1, p. 529.
11Ibid.., p. 529-530.
12Ibid., p. 530.
13Ibid.
14Altiero Spinelli, « Il popolo europeo », Europa Federata, 8/7, 1955.
15Sur le rôle de l’Italie dans le processus politique qui mène à l’échec de la CED, voir Valentina Vardabasso, « La CED était-elle déjà morte en 1953 ? Le poids du facteur italien dans son échec (janvier-mars 1953) », Relations internationales, 129/1, 2007, p. 51-65.
16Sergio Pistone, « Il ruolo di Spinelli nella genesi dell’articolo 38 della Comunità europea di difesa, e del progetto di Comunità politica europea », dans Gilbert Trausch (dir.), The European Integration from the Schuman-Plan to the Treaties of Rome, actes du colloque de Luxembourg, 17-19 mai 1989, publication du Groupe de liaison des historiens auprès des Communautés, Bruxelles/Milan/Paris/Baden-Baden, Bruylant/Guiffrè/LGDJ/Nomos, 1993, p. 579-595.
17Comme le stipule le traité de Paris signé le 4 mai 1954 : « Lorsque tous les Parlements intéressés se seront prononcés sur la ratification du traité instituant la CED, les six Gouvernements prendront les dispositions nécessaires pour substituer à l’Assemblée actuelle une Assemblée élue au suffrage universel direct, devant laquelle seront responsables la Haute Autorité de la Communauté Charbon-Acier et le Commissariat de la CED. »
18Voir l’article « Einde der illusie » paru dans le journal néerlandais Het Vrije Volk, numéro du 31 août 1954. Source CVCE, http://www.cvce.eu.
19Comme l’écrit Spinelli (« Les raisons de notre lutte », art. cité, p. 7) : « Une partie des fédéralistes n’a pas osé tirer les conséquences de l’expérience de la CED. [...] Désireux de reprendre un jour ou l’autre leur ancien rôle de souffleurs, ils ont caché et peut-être presque oublié leurs idées fédéralistes, ils se sont réduits au rôle de mouche du coche de chacune des initiatives pseudo-européennes des gouvernements nationaux. On les a appelés “liquidateurs du fédéralisme” et ils méritent cette qualification. »
20Ibid.
21Si les deux hommes sont proches dans leur vision d’un fédéralisme à la fois radical, populaire et autonome de la classe politique, leurs relations évoluent au début des années 1960. Lors du IXe congrès du Mouvement fédéraliste européen (MFE) supranational de Lyon (9-11 février 1962), ils finissent par présenter des rapports différents concernant la marche à suivre de l’entreprise fédéraliste.
22Altiero Spinelli, lettre no 1 « Aux membres du Comité d’Initiative de la lutte pour le peuple européen » (mai 1956), Fonds d’archives André Darteil, Historical Archives of the European Union, Florence.
23Altiero Spinelli, « Nuovo corso », Europe Federata, 7/10, 1954, p. 221-227.
24Id., « Les raisons de notre lutte », art. cité, p. 3.
25La première campagne électorale pour le CDPE débute le 6 septembre 1957 à Anvers. Deux mois plus tard, le 24 novembre, 71 000 électeurs se rendent aux nombreux bureaux de vote ouverts par les fédéralistes et y élisent les 240 délégués qui se réuniront pour la première fois à Turin, du 6 au 8 décembre. Au final, plus de 640 000 électeurs se déplacent lors de la campagne électorale du CDPE en 1960. Ce qui fait dire à Luciano Bolis, membre du Partito d’Azione et militant du Mouvement fédéraliste européen, que l’expérience du CDPE a constitué une répétition générale à l’élection, en 1979, du tout premier Parlement transnational élu au suffrage universel direct.
26Alberto Cabella, lettre no 2 « Aux membres du Comité d’Initiative de la lutte pour le peuple européen » (octobre 1956), Fonds d’archives André Darteil, Historical Archives of the European Union, Florence.
27Altiero Spinelli, « Les raisons de notre lutte », art. cité, p. 8.
28Ibid., p. 9.
29Ibid.
30Fiche « Le recensement volontaire du peuple fédéral européen », citée supra.
31Ibid.
32Ibid.
33Ibid.
34Ibid.
35Ibid.
36Article 11 du traité sur l’Union européenne.
37Altiero Spinelli, « Gli Statit Uniti d’Europa e les varie tendenze politiche », dans Altiero Spinelli et Ernesto Rossi, Problemi della federazione europea, Rome, Eugenio Colorni, 1944. Ce texte est reproduit dans Walter Lipgens (dir.), Documents on the History of European Integration, op. cit., vol. 1, p. 484-489, je souligne.
38« Il Partito d’Azione agli italiani » L’Italia Libera, numero straordinario, 22 novembre 1944, Lombardie. Cette lettre est également reproduite dans Walter Lipgens (dir.), Documents on the History of European Integration, op. cit., vol. 1, p. 541-543.
39Ibid.
40Voir « Rapport de Hervé Barreau sur les cahiers de revendications », dans Le congrès du peuple européen. Documents, op. cit., p. 20-25, ici p. 21 : « En 1789, il s’agissait de doléances, c’est-à-dire de plaintes adressées à un pouvoir supposé souverain, ou au moins arbitre, en vue de réaliser une réforme des institutions. En 1957, il s’agit de revendications, c’est-à-dire d’exigences, adressées à des pouvoirs établis délégués, en vue de réaliser un véritable transfert de pouvoirs, de compétences, de rayons d’action. »
41Ibid., p. 20.
42Ibid., p. 21.
43Ibid., p. 22.
44Ibid., p. 24.
45Alexandre Marc (dir.), Revendications du peuple européen, Paris, Centre international de formation européenne, 1962.
46Guy Héraud, « Ce que sera la Fédération européenne », dans ibid., p. 19.
47Ibid., p. 19-20.
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