Chapitre 3. L’angle mort de la communauté : l’égalité démocratique
p. 69-86
Texte intégral
1De la révolution communautaire à la révolution fédéraliste, un même sentiment de défiance anime les intellectuels de la « troisième voie » : celui d’un refus de voir l’idéologie « massifiante » de la démocratie triompher de manière hégémonique, tant dans les esprits que dans le partage du pouvoir. Assimilé à la logique libérale, le régime démocratique dissoudrait les liens réels qui unissent entre elles des personnes au profit d’un agencement virtuel d’individus séparés et atomisés par l’intérêt prédateur des forces capitalistes. Pour reprendre et transposer la métaphore du loup et de l’agneau au système de représentation des années 1930, la démocratie libérale se serait en quelque sorte rendue coupable d’un « meurtre du pasteur1 » : en obtenant de la Bergerie le droit de se grimer en « pâtres libérateurs », la « coalition » de la bourgeoisie et du grand capital aurait donné au troupeau l’illusion de son émancipation ; une fois les proies hors de l’enclos et dérobées à la protection des pâtres, la coalition lupine se serait départie de son costume libérateur pour profiter du désarroi moutonnier2. Dans la pensée personnaliste et communautaire, ce meurtre du pasteur correspond à l’élimination des corps intermédiaires qui servaient de pères et de repères au peuple administré. En dissolvant ces liens naturels qui unissaient les uns aux autres, l’État collusionnaire libéral-démocrate aurait introduit la division, le dissensus et la discorde pour mieux se rendre indispensable dans la résolution de conflits, entre classes notamment. D’où l’idée d’un système « virtuel », fabulaire, qui ne repose que sur le mythe d’une stasis fondatrice entre bien-nés et mal-nés. La démocratie entretiendrait l’illusion du (mé)fait inégalitaire pour combattre, au nom de la promesse égalitaire, toute suture possible du peuple. L’État démocratique entretiendrait donc le « désordre » pour se maintenir au pouvoir.
2Contre cette stratégie du « diviser pour mieux régner », la « troisième voie » personnaliste et communautaire puis fédéraliste entend créer les conditions de possibilité d’une résistance destinée à limiter la toute-puissance de l’État libéral grimé en État démocratique. Pour être efficace, cette résistance doit se faire « par le bas », via une logique communautaire, et « par le haut », via une logique fédéraliste. En remplaçant l’égalité démocratique par la fraternité communautaire, les communautés s’affranchissent de la tutelle étatique et de son monopole d’arbitrage. En transférant certaines prérogatives étatiques à une échelle supérieure, en l’occurrence fédérale, l’Europe doit offrir un contrepouvoir aux différents appareils étatiques nationaux3. Chez la majorité des penseurs communautaires et fédéralistes, cette stratégie s’adosse à une forme particulière de « haine de la démocratie », en tant qu’idéologie du désordre et de la division. Cette défiance vis-à-vis de la démocratie est certes visible dans le discours même de la « troisième voie », nous y reviendrons ; mais elle ne s’y épuise pas : en se plaçant délibérément du côté de la « communauté », la « troisième voie » subsume l’irréductible et inassimilable pluralité de cette masse que l’on nomme peuple, au profit d’une science de l’être-ensemble.
3Ainsi, en quel sens la logique communautaire rationalise-t-elle la dynamique d’un être-ensemble qu’elle prétend spontanée ? Comment la structure communautaire optimise-t-elle les liens qui unissent les personnes les unes aux autres ? En quoi la communauté est-elle une technique d’organisation humaine reposant sur un discours naturaliste de distribution des places et des parts ?
La critique explicite de la démocratie
dans le discours de la révolution communautaire
4Une partie de la « haine » que la « troisième voie » personnaliste et communautaire voue à la démocratie contemporaine un mélange de parlementarisme bourgeois et de collusion ploutocratique avec l’ordre libéral affleure au fil des articles et chapitres publiés dans les années 1930. Au travers de ces documents, nous avons identifié trois personae qui représentent, selon ces intellectuels, l’instinct décadent de la démocratie : la catin enrichie, l’homme sans qualités et le Nombre.
5Mais avant de détailler chacune de ces personae, il convient de reconnaître à ces auteurs une certaine subtilité dans leur critique de la démocratie. Eux-mêmes, de Mounier à Marc en passant par Rougemont et Perroux, ne se définissent pas comme antidémocrates : s’ils entendent faire sombrer le navire de la démocratie libérale contemporaine, c’est pour permettre à une authentique démocratie entendue comme post-partisane, purifiée de son lucre et animée par une communauté de personnes humaines de voir le jour. Ainsi, Mounier en appelle-t-il à la constitution d’une démocratie « rajeunie » et « revalorisée »4, sur un ton qui n’est pas sans rappeler la « méthode dichotomique » d’Ordre nouveau :
Nous sommes pour la démocratie qui est à faire, nous sommes contre la démocratie qui se défait. [...] Le combat est ouvert [...] entre les conservateurs de la démocratie libérale, parlementaire et ploutocratique, et les créateurs d’une démocratie sincère et efficace. Entre la démocratie bourgeoise cosmopolite et la démocratie populaire nationale et universaliste5.
6Les « non-conformistes » de la « troisième voie » reprochent à la démocratie d’avoir trahi ses fondements moraux dans un pacte qui la lie désormais au « règne de l’On6 » (libéralisme) et de l’argent (capitalisme). Sous couvert d’égalité et de liberté, la démocratie de l’ordre libéral aurait introduit une concurrence généralisée entre des travailleurs qui œuvraient jadis dans la protection de leurs corps de métier. Cette concurrence s’illustrerait par une omniprésence de l’économie aux dépens du spirituel, par une animosité factice mais radicale entre des individus supposés égaux, et par une tendance illimitée au nivellement par le bas. Si la haine de la démocratie que profèrent ces intellectuels n’est donc pas une haine de principe du moins si l’on se fie à leurs discours -, elle ne se limite pas pour autant à une simple critique du parlementarisme7. Aussi méprisable soit-il, ce mode de représentation que Mounier décrit en termes de « pourriture parlementaire8 » s’inscrit dans la continuité d’une logique démocratique « étranglée au berceau par le monde de l’argent9 » : et, ajoute Mounier, c’est précisément « contre cette démocratie que nous sommes démocrates10 ».
La catin enrichie
7Cette figure de la démocratie, que nous empruntons ici à Jean-Pierre Maxence, ancien de l’Action française et dirigeant du Centre communautaire11, n’est certes pas nouvelle. Citons par exemple le poème qu’Arthur Rimbaud intitule « Démocratie » : au nom de cette idole « nous alimenterons la plus cynique prostitution12 ». Mais elle prend une dimension particulière dans un contexte d’instabilité gouvernementale important, et aux lendemains de la Grande Dépression de 1929. Avec cette image, les contempteurs de la démocratie désignent une « démocratie bourgeoise » davantage occupée à « compter son magot13 » qu’à répondre à la crise de sens qui entoure l’entre-deuxguerres. Jouissant de son pacte avec l’ordre libéral-capitaliste, la démocratie mamonienne des temps présents aurait délaissé l’organisation politique de la cité au profit d’une économie du « désordre orchestré ». En témoigne DanielRops qui, dans Le monde sans âme, déclare au sujet de l’ordre démocratique actuel : « Je tiens la soumission à l’économique pour une des causes déterminantes du désarroi contemporain14. » Face à la dissolution des repères de la certitude, qui caractérise la société moderne, humaniste et rationaliste, l’ordre démocratique aurait abandonné à l’individu esseulé le loisir de mener sa propre quête de sens ; de sorte qu’au « désarroi » de l’individu aurait succédé le découragement du travailleur-consommateur, retranché derrière la nouvelle idole matérialiste que lui présente l’État démocratique. Cette dénonciation d’une démocratie obnubilée par l’économie est particulièrement prégnante dans l’ouvrage qu’Aron et Dandieu consacrent au « cancer américain ». En organisant les rapports humains selon la loi impersonnelle du profit, le libéralisme américain aurait détourné l’ordre démocratique de son « esprit véritable » le menant à une double crise, de « virilité » d’abord (« catin »), de « conscience » ensuite (« enrichie »). En assimilant les règles du commerce (non régulé), la démocratie s’offrirait au plus offrant en l’occurrence la coalition de la « bourgeoisie » et du « capital » tout en maintenant l’illusion qu’elle « sert le peuple en se servant ». Comme l’écrit Mounier, dans sa « Lettre ouverte sur la démocratie15 » :
On ne dénoncera pas assez le mensonge démocratique en régime capitaliste. La liberté capitaliste a livré la démocratie libérale, en utilisant ses formules mêmes et les armes qu’elle lui donnait, à l’oligarchie des riches (oligarchie de puissance et de classe) ; puis, au dernier stade, à un étatisme contrôlé par la grande banque et la grande industrie, qui se sont emparées non seulement des commandes occultes de l’organisme politique, mais de la presse, de l’opinion, de la culture, parfois des représentants mêmes du spirituel pour dicter les volontés d’une classe et modeler jusqu’aux aspirations des masses à l’image des leurs, tout en leur refusant les moyens de les réaliser. La démocratie capitaliste est une démocratie qui donne à l’homme des libertés dont le capitalisme lui retire l’usage. [...] Ne diminuons pas le problème : il s’agit de l’emprise, sur une structure démocratique défaillante, d’une structure capitaliste inacceptable16.
8C’est donc d’abord pour « combattre toutes les formes d’asservissement à l’économique17 », que la « troisième voie » des « non-conformistes » en appelle à une « révolution spirituelle », portant sur les mentalités collectives davantage que sur les intérêts individuels. Il s’agit alors de faire jouer un paternalisme bienfaiteur contre les méfaits de cette « catin enrichie », sorte d’excroissance parasitaire de la « démocratie sincère et efficace ». À l’instar du narrateur baudelairien des Petits poèmes en prose, la « troisième voie » personnaliste entend débusquer la vraie de la fausse démocratie (cette « fameuse canaille ») au travers d’une enquête systématique visant à déterminer « laquelle est la vraie ». Si, comme l’écrit Mounier, la démocratie est « mort-née » au berceau de l’argent, quelle est cette démocratie « qui ressemble] singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et bizarre, di[t] en éclatant de rire : “C’est moi, la vraie”18 » ?
L’homme sans qualités
9La deuxième figure haïssable de la société démocratique moderne prend les traits de « l’homme sans qualités ». Pour Musil, c’est le fait d’être « sans qualités » c’est-à-dire libre de toute empreinte familiale et professionnelle qui octroie à Ulrich une plus grande acuité vis-à-vis des expérimentations morales et intellectuelles de son époque19. A contrario, ce déracinement identitaire prend des allures funestes dans le discours des « non-conformistes » : l’« homme sans qualités » y est d’abord présenté comme un « homme mutilé20 ». L’égalitarisme du modèle démocratique diffuserait l’image d’un demos constitué d’êtres identiques et interchangeables devant la loi ; il construirait la fiction d’un espace public amnésique de toute attache spirituelle ou biologique, à la fois dépourvu d’histoire et de racines. La démocratie moderne ne serait que l’institutionnalisation d’un « jacobinisme niveleur21 » où « le Breton et le Provençal, mêlés dans l’anonymat faubourien, se fondent peu à peu dans le creuset d’où sort le plus vil métal22 ». La démocratie façonnerait son propre « peuple », une masse d’individus anonymes coulés dans le même moule juridico-politique. De cette masse sans héros, dans laquelle les mieux-nés sont méthodiquement ramenés au statut de simple « citoyen », dont la voix ne porte ni plus ni mieux que celle du prolétaire23 voisin, sort donc « le plus vil métal », grâce à l’anti-pierre philosophale de l’égalitarisme triomphant. La contre-alchimie démocratique se caractériserait donc ici par la capacité à transformer l’or (le Breton, le Provençal) en plomb (l’anonymat faubourien). Dans sa lutte contre toute élite fondée sur la naissance, l’argent ou l’intelligence -, la démocratie fortifierait les plus faibles pour mieux se prémunir d’une fronde aristocratique, régionale et professionnelle, rompue à ses méthodes fallacieuses et suffisamment éclairée pour la renverser. Dans ce combat, le peuple en tant que puissance révolutionnaire devient un enjeu stratégique : au peuple libre, égal et anonyme de la démocratie, la « troisième voie » oppose l’idée d’une communauté de personnes. À l’opposé de l’individu, la personne naît et s’épanouit dans une identité prépolitique claire, qui la distingue de toute autre personne. Elle sert sa communauté dans la limite des places et des parts qui échoient à sa naissance. Chacun a un rôle24, et chacun joue celui qui lui incombe.
Le Nombre
10S’inscrivant dans une longue tradition philosophique25, les « nonconformistes » des années 1930 refusent la tyrannie du Nombre propre à la démocratie : « En identifiant la démocratie avec le gouvernement majoritaire, on la confond avec la suprématie du nombre, donc de la force26. » Alors que les « non-conformistes » s’indignent de la prise de pouvoir « démocratique » des fascismes mussolinien et hitlérien27, la démocratie est de plus en plus assimilée à la tyrannie de l’ochlocratie, forme dégénérée de démocratie : « Nous ne croyons plus que la majorité soit cette divinité tutélaire qu’ont adorée nos pères. Nous savons que le nombre opprime plus communément aujourd’hui que les tyrans28. » Pour le dire autrement, les « non-conformistes » de la « troisième voie » s’opposent auplethos à la multitude inhérent au demos de la démocratie. Pour ces intellectuels, le Nombre n’est, en effet, que le « peuple des pauvres en esprit29 » ; ce serait faire insulte à la raison de considérer qu’un plus grand nombre de « pauvres en esprit » se transforme en un acteur politique éclairé et rationnel. Pour que s’opère cette transmutation, il doit exister une cause extérieure, « efficiente30 » ; celle-ci transforme la masse amorphe du Nombre en corps politique organique et organisé. Pour Hobbes, c’est l’ÉtatLéviathan31 qui opère cette transmutation. Pour Rousseau, c’est la « Volonté générale », sorte de cause efficiente intrinsèque incarnée dans le « contrat social ». Pour les Jacobins, c’est la Nation qui fusionne l’identité du Breton et celle du Provençal dans une communauté nationale dont les lois seront les mêmes pour tous.
11Pour les penseurs non conformistes de la « troisième voie », qui rejettent tout autant l’État-nation32 que la « Volonté générale33 », cette cause efficiente, « motrice », est l’apanage de l’aristocratie : c’est l’élite intellectuelle et spirituelle qui opère le remembrement du corps communautaire : c’est à elle que doit revenir la réunification des organes dispersés de la société individuelle démocratique. Dans les termes de Mounier, cette élite doit procéder à « l’organisation fonctionnelle34 » de la cité organisation qui n’est pas sans rappeler le « fonctionnalisme » à venir de la « méthode Monnet » ; elle doit distribuer les places et les rôles qui reviennent à chacun pour transformer le « tous uns » de la masse inorganique en un « tous un » organisé.
12C’est dans cette logique que les penseurs de la « troisième voie » en appellent, unanimement, à la revalorisation de la figure du chef35. Dans toute communauté, il doit y avoir un chef qui guide, arbitre, tranche et oriente :
Il n’est pas de communautés concrètes sans chef : chefs de famille ; chefs d’entreprise, chefs de professions ; chefs de communautés locales et chefs de nations. [...] Le chef est le coopérateur indispensable de notre liberté36.
13Pensé en négatif du Nombre, le chef incarne le rôle minoritaire et oligopolistique du pouvoir des « mieux-nés ». Le chef est créateur : il « pose des règles, il crée des moyens » en y « ajoutant un surplus créateur ». Le chef est également visionnaire : « Il voit ce que la communauté concrète peut et doit en sa totalité ; il voit ce qu’elle a à faire pour jouer son rôle37. » Mais il est par-dessus tout « le stratège et le tacticien de l’incarnation des valeurs38 » et non le serviteur d’une majorité. Le chef est à la fois l’autorité et le guide, il ordonne autant qu’il protège et garantit l’intégrité de ses administrés. Contre le pouvoir du Nombre en démocratie, les penseurs « non conformistes » de la « troisième voie » en appellent ainsi à la constitution d’un pouvoir pastoral des chefs.
La condamnation implicite de la démocratie dans le principe de la révolution communautaire
14Nous venons de le voir, une partie du discours « non conformiste » se construit contre la démocratie, ou du moins de manière explicite contre une forme de démocratie contemporaine. La démocratie libérale, parce qu’elle se présenterait comme une « catin enrichie », reposant tour à tour sur le « Nombre » et sur « l’homme sans qualités », serait un régime corrompu et « châtré », inapte à répondre à la crise de sens qui entoure l’entre-deux-guerres. Cela étant, il convient, selon nous, d’interroger le substrat, l’impensé de cette « haine de la démocratie » qui point à l’orée du discours « non conformiste ». Le dégoût que leur inspire la démocratie est-il seulement comme le prétendent Marc ou Mounier d’ordre conjoncturel, circonstanciel ? Ou bien, cet explicite dissimule-t-il un implicite plus profond que seule une analyse du principe communautaire est à même de soulever ? En quoi la « révolution personnaliste et communautaire », qui s’étend de la Révolution nationale à la révolution fédérale de l’Europe, s’oppose-t-elle par principe à la logique démocratique ? Si, comme l’affirme Jacques Rancière, « la démocratie est ce qui brouille l’idée de la communauté39 », dans quelle mesure la communauté doit-elle expulser le principe démocratique pour s’épanouir pleinement ? En quoi égalité démocratique et fraternité communautaire sont-elles contradictoires per se ?
15Premièrement, si la pensée communautaire entend reconstruire du lien entre des personnes, là où la démocratie libérale a introduit de la division entre des individus, il est intéressant de questionner la nature de ce lien. Est-ce un lien qui repose sur une logique égalitaire ou bien inégalitaire ? Mobilise-t-il une dynamique d’égalité par équivalence ou bien d’égalité par compensation mutuelle ? À partir de là, nous aborderons les fondements de l’économie politique corporative en tant qu’elle s’incarne dans la déontologie solidaire de la Betriebsgemeinschaft. La solidarité fondatrice de la communauté de travail ne dissimule-t-elle pas la continuation d’une division du travail par d’autres moyens ? Autrement dit, le paternalisme du « corps de métier » ne construit-il pas la fable d’une « communauté de destin » afin d’emporter l’adhésion et le soutien des travailleurs ? Enfin, si la révolution communautaire ambitionne de restaurer de la fraternité entre les membres disjoints de la société moderne, qu’entendre précisément par cette notion, en apparence proche de l’amitié ? Si l’ami est l’autre, le frère est le semblable, le consanguin. Or, la démocratie se construit-elle sur l’inassimilable différent, ou bien sur l’homonyme ?
Des membres et de l’estomac
16En 494 av. J.-C., la plèbe romaine, accablée de dettes et dépourvue de droits civiques, se retire sur le mont Aventin pour forcer les patriciens à écouter ses réquisits. Un consul, Ménénius Agrippa, est alors mandaté pour tenter de rétablir la concorde entre plébéiens et patriciens. L’expédient sera celui de la fable. Brièvement, « Des membres et de l’estomac » raconte la révolte des membres contre un estomac qu’ils estiment indolent et opportuniste : ils décident alors de faire grève et d’arrêter de nourrir l’estomac ; mais ce faisant, ils s’affaiblissent et se rendent compte du rôle indispensable de cet organe. Ainsi, tandis que les membres inférieurs du corps social dénoncent l’inégalité qui prévaut à leur condition, le fabuliste montre qu’il ne s’agit là que d’une inégalité d’apparence. En réalité, tous les organes du corps humains sont égaux dans la mesure où ils s’assistent et se compensent mutuellement. De sorte que l’inégalité d’apparence est nécessaire à l’égalité par compensation, et que les membres inférieurs sont tout autant essentiels au bon fonctionnement des membres supérieurs que ceux-ci le sont pour la survie des membres inférieurs.
17Ce détour par Ménénius Agrippa illustre, selon nous, la nature du lien qu’entendent (re)créer les intellectuels de la « troisième voie » révolutionnaire et personnaliste. De manière liminaire, notons que le topos du corps est omniprésent dans la littérature « non conformiste » des années 1930. Contre la désincarnation générée par le cosmopolitisme du commercium libéral, l’image du « corps communautaire » évoque la nécessité d’un retour au communio paulinien : nous sommes tous, en tant que nous sommes un dans le corps du Christ, membres les uns des autres40. Ainsi, pour Rémy Prieur, les hommes sont « Un » :
Parce qu’ils sont en même temps les membres d’un même corps, qui est la nation : et là est l’option fondamentale pour la nation contre l’Internationalisme, pour une solidarité biologique, linguistique, historique contre l’universalisme désincarné404142.
18En outre, dans le discours communautaire comme dans celui d’Agrippa, la dimension narrative de la démonstration est significative. Dans les deux cas, il s’agit de mettre en scène des sujets au travers des différents rôles qu’ils sont appelés à jouer. Ce qu’ils sont importe moins que ce qu’ils font. Les membres (du corps, de la communauté) sont désignés par leurs fonctions, non par leur statut ou leur existence propre. Dans les mots de Perroux, la communauté repose nécessairement sur « une série de coopérations possibles, incluses dans l’existence de [...] fonctions complémentaires42 ». Chaque « personne » (persona) se définit par le rôle qu’elle a à jouer, par la fonction qu’elle occupe dans le corps communautaire : « La personne est le témoignage d’une vocation reçue et obéie. Je suis personne dans la mesure où mon action relève d’une vocation, fût-ce au prix de la vie de mon individu43. » Peu importe que cette fonction soit honorable ou méprisable, puisque finalement toutes les fonctions se compensent et s’anonymisent dans le fonctionnement global de l’organisme :
Dans un corps, le tout est présent dans chaque partie, la même vie anime chaque partie parce qu’elle anime le tout [...] ; chaque élément est à la fois lui-même et le tout, il vit à la fois de sa vie propre et de la vie du tout44.
19Ce qui importe, c’est que chacune de ces personnes revête le bon masque, celui qui correspond à sa nature. Aux dents, le rôle de mastiquer ; à l’estomac, celui de digérer. À l’agriculteur, celui de cultiver ; au chef, celui de décider. De sorte, qu’une « loi de coexistence communautaire » entre membres d’un même corps implique nécessairement « une loi de subordination hiérarchique »45. Comme le résume Gustave Thibon, philosophe éminent du mouvement communautaire, dans Économie et humanisme : de même que « les organes d’un corps ne sont pas égaux entre eux », l’unité du « “corps” social » repose sur « l’inégalité et la hiérarchie des fonctions »46.
20Or, ce « fonctionnalisme », fondé sur une répartition essentialiste des rôles et des parts, est-il seulement compatible avec la démocratie que celle-ci soit dite « libérale » ou « véritable » ? Si la communauté croît par « incorporation47 » à partir d’une logique « organique » de compensation mutuelle, la démocratie, elle, se présente davantage comme le lieu d’une « désincorporation48 » : le pouvoir n’étant plus incarné par le corps du roi, il est désormais représenté par un espace vacant, un « lieu vide ». La démocratie se fonde sur cette vacance, de sorte qu’aucun autre corps populaire, national, professionnel n’a vocation à s’y substituer. La démocratie met donc « en échec toute illusion incorporante49 ». Elle se fonde sur ce qu’exclut la communauté, à savoir « l’égalité des libres sujets », ce « tiers bâtard »50 qui n’appartient ni à la communauté des organes maîtres ni à celle des membres esclaves ; autrement dit, ces « sujets flottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts51 ». En cela, la démocratie est un lieu « sans consistance52 » qui ne recouvre aucune réalité sociale et ne repose sur aucune distribution préétablie de fonctions hiérarchisées.
In varietate concordia
21Par ailleurs, la fable d’Agrippa désigne l’inadmissible communautaire : la sécession. Que ce retrait s’effectue « par démission du supérieur » (l’estomac, la bourgeoisie) ou « par révolte de l’inférieur53 » (les membres, le prolétariat), le « manque d’unité organique » qui prévaut à la désintégration du corps communautaire annonce un avenir funeste : sa « cancérisation54 ». La logique de l’incorporation suppose une « communauté d’interdépendance » entre chaque organe, de sorte que de la vie de chacun dépend la vie de tous, et inversement : « Dans un corps vivant, les organes les plus divers par leur nature et par leur fonction vivent, s’épanouissent, souffrent et meurent ensemble55. » Il ne peut ni ne doit y avoir de mésentente entre les organes menant les uns à se séparer des autres ou, pire, à se retourner contre eux. Dans la dynamique communautaire, la séparation est synonyme de suicide collectif : en décidant de ne plus alimenter l’estomac, les membres se suicident, et entraînent dans leur perte la totalité du corps. Ce qui explique que toute notion d’émancipation, de clivage ou de dissensus, est inacceptable. Dans leur terminologie « dichotomique », les « non-conformistes » opposent donc à la séparation les termes « incorporation », « intégration », « covivance », insistant sur le danger qu’une « politique diviseuse » fait peser sur le « corps de la Nation ». Contre la logique centrifuge et auto-immunitaire de la démocratie libérale, la communauté repose sur une logique centripète et immunitaire : il s’agit de réduire le différent ainsi que le différend au tronc commun du corps, de la nation, de la profession ; autrement dit, il s’agit de réduire la diversité à la concorde, dans un mouvement qui privilégie ce qui unit plutôt que ce qui divise.
22Cette logique n’est-elle pas strictement contraire à celle de la démocratie ? Si le peuple organique de la communauté est uniforme et univoque, le peuple-demos de la démocratie ne diffère-t-il pas perpétuellement de son (auto-)identification en « peuple-Un » ? En démocratie, le peuple n’est plus le « grand Tout », le collectif ou le corps, c’est un champ de bataille (polemos) qui oppose des sujets dissensuels. Comme le précise Rancière, la désincorporation démocratique de la communauté crée un « espace du partage » différent, fondé sur le dissensus et la séparation :
Cette procédure crée [...] un espace polémique, un espace où peut se jouer le rapport du semblable au dissemblable, où la phrase égalitaire se donne comme sujette à vérification. Cette procédure crée une communauté du partage au double sens du terme : un espace présupposant le partage de la même raison, mais aussi un lieu dont l’unité n’existe que dans l’opération de la division56.
23Si la pensée communautaire voit dans la désincorporation le présage d’une stasis funeste, la démocratie y voit une chance, une opportunité : celle d’un partage égalitaire des places et des parts. En cela, le « partage » démocratique diffère sensiblement de la « solidarité » communautaire.
De la solidarité réciproque
24Pour figurer la « communauté de destin » qu’il appelle de ses vœux, Thibon recourt à une série de métaphores illustrant, chacune à sa manière, la « solidarité réciproque » qui prévaut à la Betriebsgemeinschaft (ou communauté d’entreprise). La première représentation de cette solidarité s’incarne dans l’image platonicienne du « mousse et du capitaine à bord du même bateau57 ». Le mousse, parce qu’il ne possède ni l’art ni la compétence de la navigation, obéit aux ordres de celui qui sait, le capitaine. Par solidarité avec le reste de l’équipage, le mousse renonce au principe égalitaire, il accepte l’autorité du chef et se place sous sa protection. De cette hiérarchie découle une division claire des tâches : au commandement, celui qui est reconnu pour sa compétence ; à la manœuvre, celui qui n’a d’autres compétences que l’usage de ses mains et de sa force. Cette division des tâches entre compétence technique (capitale) et compétence physique (manuelle) revient à plusieurs reprises dans l’article de Thibon. À tel point qu’elle en devient une loi universelle de notre histoire sociale. Pour illustrer son propos, le philosophe nous renvoie au Moyen Âge, époque où « la participation de toutes les professions, de toutes les classes [l’anachronisme révèle le caractère propagandiste de ce flashback pédagogique] à la construction d’une cathédrale ou au départ pour une Croisade témoignent assez haut de cette unanimité sociale58 ». Parfois, la « main » se fait « cœur » : « Le serf courbé sur la glèbe n’était pas plus jaloux du seigneur qui, sans travailler de ses mains, défendait tout le fief de son épée que le cœur qui bat sans arrêt n’envie le repos du cerveau59. » Enfin, Thibon rend hommage à ces « vieux domestiques d’autrefois si dévoués à leurs maîtres, [qui] travaillaient et obéissaient plus strictement que nos serviteurs d’aujourd’hui, mais il y avait communauté de destin entre eux et leurs maîtres ; ils faisaient partie de la maison où on les gardait jusqu’à la mort60 ». L’autorité de type « chef » (qui lie le mousse au commandement dans l’espace du navire), est ici complétée par une autorité de type « maître » (qui lie le serviteur à son maître dans l’espace du foyer). Enfin, notons que dans l’espace de la profession, « ce n’est pas un hasard que le mot patron dérive du mot père61 ». Une troisième autorité, de type « père62 » (qui lie l’employé à son patron), vient donc compléter cette farandole d’images censée illustrer la nature de l’autorité communautaire. Résumons : en communauté, la hiérarchie s’appuie sur une solidarité « organique » qui lie dans une même « communauté de destin » l’inférieur au supérieur. Cette solidarité repose sur une autorité prépolitique (celle du père ou du maître), mais elle a vocation à s’étendre au domaine politique, avec la figure du chef-guide (leader, Führer). Elle repose sur une combinaison d’autorités naturelle (le père), charismatique (le maître) et technique (le chef). À la hiérarchie fonctionnaliste, s’ajoute donc, avec Thibon, une hiérarchie naturaliste, appelée à déterminer la répartition des « titres à gouverner ».
25Si elle n’est pas explicite, la position antidémocratique de Thibon s’avère manifeste. La solidarité permet de maintenir l’ordre, c’est-à-dire de préserver l’illusion d’une corporéité communautaire, obéissant à un donné biologique et anthropologique anhistorique63. Contre la structure dynamique de la démocratie qui se caractérise par une redistribution perpétuelle des places et des parts l’aristocratie communautaire garantit stabilité et permanence. A contrario, la démocratie, qui pose que chaque citoyen doit être tour à tour gouvernant et gouverné64, apparaît comme un modèle dégénéré et contrenature : pourquoi substituer à la nature solidaire de la communauté humaine une loi égalitaire qui nivelle, sépare et rejoue constamment un rapport de force aléatoire ? Si le principe démocratique repose sur l’égalité, le principe communautaire se fonde sur la complémentarité naturelle des êtres. L’inégalité structure la communauté, elle lui est consubstantielle. Mais contrairement à la démocratie libérale, qui est accusée de créer de l’inégalité économique sous couvert d’une égalité théorique, la communauté entend protéger l’intégrité matérielle de ses membres en les plaçant sous l’arkhè des mieux-nés : si la démocratie crée de l’inégalité à partir du postulat égalitaire, la communauté repose sur une inégalité essentialiste pour bâtir une structure sociale dont la prospérité ruisselle équitablement sur chacun de ses organes. La logique de la solidarité communautaire est donc légitimée par ses résultats, a posteriori, quand celle de l’égalité démocratique l’est, a priori, à l’entrée du système ce qui déresponsabilise le système en cas de retombées négatives sur la masse sociale. À la « société solide » de la complémentarité communautaire s’oppose une « société liquide65 » démocratique, que les « non-conformistes » accusent d’être à l’origine de la crise de civilisation contemporaine : si « tout est possible » parce que rien n’est fixe ni pérenne, plus aucune obligation ne lie désormais les hommes les uns aux autres ; la solidarité s’effrite au profit d’un individualisme narcissique et mobile. Parce que la démocratie libérale intègre une clause de retrait, qui permet à chacun de briser l’engagement solidaire qui le lie au groupe (famille, profession, patrie), toute idée de corporéité communautaire est de facto rendue absolument impossible : « Comme l’individu, [cette communauté nouée] se pose en s’opposant, elle s’affirme en excluant, elle est égoïste et féroce66. » C’est là que réside l’antagonisme le plus profond que la « troisième voie » entretient vis-à-vis de l’esprit démocratique : la communauté suppose l’engagement total de ses membres67, là où la démocratie leur garantit un droit de retrait, une clause sécessionniste qui subordonne la solidarité à l’émancipation, et le collectif à l’individu.
26L’anti-sécessionnisme de la pensée communautaire est repris in extenso par Monnet lorsqu’il expose, le 3 juillet 1950, les principes fondamentaux du fédéralisme devant les représentants des cinq partenaires européens (Italie, Allemagne de l’Ouest, Benelux) :
Dans une fédération, il n’y a pas de sécession par décision unilatérale.
De même, il n’y a de communauté qu’entre des peuples qui s’y engagent
sans limite de temps et sans esprit de retour68.
27Ce principe dure un demi-siècle, jusqu’à ce que le traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, intègre au droit européen une clause de retrait (art. 50 TFUE). Entre-temps, le traité de Maastricht avait substitué à l’ancienne Communauté européenne, la nouvelle Union européenne.
28Au-delà, enfin, de ce refus de sécession désormais levé -, la « solidarité d’atelier », telle qu’elle a été assimilée par le droit matériel de l’UE, interroge le lien qui unit l’esprit communautaire à la démocratie d’entreprise. La prééminence du principe de « concurrence libre et non faussée » dans le droit communautaire justifie par exemple que le travailleur sombre avec son entreprise lorsque celle-ci est accusée de mener une politique industrielle para-concurentielle. En tant qu’il est statutairement solidaire de son entreprise, l’employé ne dispose pas d’une protection individuelle européenne qui le désolidariserait de son employeur en cas de non-conformité de ce dernier vis-à-vis du droit communautaire. Pour reprendre l’image de Thibon, le mousse est contraint de sombrer avec l’équipage. Ainsi depuis la jurisprudence de Laval (affaire C-341/05) et Viking (affaire C-438/05), les entreprises sont autorisées à limiter le droit de grève de leurs employés si ceux-ci subordonnent les intérêts de l’entreprise à leurs intérêts individuels en s’opposant au principe de libre circulation des travailleurs (détachés) européens. Comme le résume Alain Supiot :
L’apport des arrêts Laval et Viking est de mettre aussi le droit communautaire à l’abri des grèves et autres formes d’action syndicale susceptibles d’entraver sa mise en œuvre [ainsi que les intérêts de l’entreprise, n.d.a.]. À cette fin les règles du commerce sont déclarées applicables aux syndicats, au mépris du principe de « libre exercice du droit syndical », tel que garanti par la convention 87 de l’OIT69.
29La solidarité d’entreprise se retourne donc désormais contre le travailleur, celui-ci étant non seulement soumis à sa hiérarchie mais de surcroît à un droit matériel en faveur des intérêts commerciaux de l’entreprise.
Politique de l’amitié, économie de la fraternité
30Enfin, si l’idée de solidarité recouvre des réalités différentes selon que l’on se place dans une logique communautaire ou démocratique, c’est qu’elle ne s’incarne pas de la même manière dans les relations concrètes qui lient les individus. La solidarité communautaire repose sur une économie fraternelle du collectif, quand la solidarité démocratique repose sur une « politique de l’amitié70 », c’est-à-dire sur l’ami en tant qu’autre, à la fois différent et inassimilable.
31Dans l’économie communautaire, la fraternité est à la corporation professionnelle ce que l’amitié est à l’association. Dans un cas, les liens sont nécessaires et organiques ; dans l’autre, ils sont accidentels et intéressés. Selon Perroux, la solidarité-fraternité communautaire combinerait le « Nous de similitude » (« moi comme toi ») et le « Nous d’amour » (« moi pour toi »), alors que la solidarité-amitié démocratique se réduirait au simple « Nous d’alliance » (« moi avec toi »)71. D’où, selon l’auteur, la supériorité de la solidarité de type communautaire sur l’amitié démocratique : « La communauté est la catégorie de lafusion au-delà de la simple juxtaposition ou de la coordination ; [...] dans l’ordre externe : des activités. Et dans l’ordre interne : des consciences72. »
32De fait, ce modèle fraternel n’est pas anodin ; et cela n’est pas non plus sans conséquence sur son positionnement vis-à-vis de l’ethos démocratique. Premièrement, la fraternité renvoie à l’idée d’une sous-communauté au sein de la communauté (familiale, ethnique, professionnelle) : celle des frères, unis par et dans leur virilité, leur sens de l’honneur et leur virtù. L’élément féminin (physique et symbolique : les sœurs et les subalternes) expulsé hors du cadre de cette sous-communauté, les membres du groupe partagent en frères la configuration du sensible communautaire. Leur égalité interne dépend de leur supériorité dans l’économie globale de la communauté. Deuxièmement, le « Nous de similitude » qui unit les frères communautaires fait reposer la solidarité communautaire sur l’idée d’une filiation biologique. L’amour fraternel est consanguin, il s’enracine dans un même sang, et s’institutionnalise dans un même nom. De sorte qu’en reposant sur une solidarité de type fraternel, la communauté se présente comme une entité pure et close. La fraternité combine une « communauté de sang » qui « préserve son intégrité et sa force en éliminant les sangs étrangers » et une « communauté d’origine » qui « exclut tous ceux qui ne descendent pas de l’ancêtre commun »73. Elle est la perpétuation du même, de l’homonyme, de la proximité génétique et spatiale.
33Or, cette structure fraternelle s’oppose en tout point à la logique originelle de l’organisation démocratique. Si, comme l’écrit Rancière, la démocratie « brouille l’idée de la communauté », c’est que le demos de la démocratie n’est pas un concept unitaire : « Il n’y a précisément rien dans le mot “demos” qui le destine à devenir un nom privilégié de la communauté74. » Il naît arbitrairement de la réforme territoriale de Clisthène :
Clisthène a recomposé les tribus d’Athènes en assemblant artificiellement, par un procédé contre-nature, des dèmes [...] géographiquement séparés. Ce faisant, il a détruit le pouvoir indistinct des aristocratespropriétaires-héritiers [...]. C’est très exactement cette dissociation que le mot de démocratie signifie. [...] La démocratie signifie une rupture dans l’ordre de la filiation75.
34La démocratie survient donc en opposition à la logique filiale de la fraternité communautaire. Elle brise la solidarité du « Nous de similitude » pour s’ouvrir au « dehors de la communauté » : à la « cause de l’autre », en l’occurrence l’ami. En démocratie, l’ami n’est ni le frère ni le voisin ; entre « toi » et « moi », il n’y a guère « fusion ». Au contraire, l’ami en tant qu’autre, c’est celui qui est différent au point de ne pouvoir se fondre dans la différence. Mais pour que cette amitié existe, la communauté doit s’ouvrir à la pénétration de l’étranger, à l’impureté de l’autre, elle doit abaisser ses barrières immunitaires ; ce qui signifie in fine la dissolution du propre communautaire. D’où le rapport paradoxal que les « non-conformistes » de la « troisième voie » entretiennent à l’endroit de la démocratie. Si leur discours ne condamne pas a priori la démocratie en tant que modus operandi du politique, il se construit entièrement contre la démocratie en tant que dynamique égalitariste et contre nature. Même « rajeunie » et « revalorisée », la démocratie demeure l’autre de la logique communautaire.
Notes de bas de page
1Pour reprendre, ici dans un contexte laïc, l’expression de Benny Lévy : Le meurtre du Pasteur Critique de la vision politique du monde, Paris, Grasset, 2002.
2On connaît également la formule consacrée du « renard libre dans un poulailler libre » qu’Henri Lacordaire, précurseur du catholicisme libéral, aurait énoncée pour la première fois. Cette expression, reprise notamment par La Tour du Pin, est fréquemment utilisée par les antilibéraux qui reprochent au système son « laisser-faire ».
3Voir Emmanuel Mounier, « L’Europe contre les hégémonies », Esprit, 74, novembre 1938, p. 147-165.
4Ibid., p. 163. Dans un autre article, Mounier (« Lendemains d’une trahison », Esprit, 73, octobre 1938, p. 14) évoque la nécessité d’une « démocratie à inventer » plutôt que celle d’une « démocratie à défendre ».
5Id., « Appel à un rassemblement pour une démocratie personnaliste », Esprit, 75, décembre 1938, p. 424-432.
6Id., Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 95.
7À ce sujet, voir notamment Patrick Troude-Chastenet, « La critique de la démocratie dans les écrits personnalistes des années 1930 : Esprit et Ordre nouveau », Cités, 16/4, 2003, p. 161-176.
8Emmanuel Mounier, « La révolution contre les mythes », Esprit, 18, mars 1934, p. 911.
9Id., Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 220.
10Ibid., p. 96.
11Créé à Paris en 1941, par des personnalités telles que Jean-Pierre Maxence, Martial Buisson, Marcel Delanney et Roger Mouton (entre autres), le Centre communautaire se définit comme un « organisme central d’études et de diffusion de la doctrine communautaire ». Voir Pourquoi le centre communautaire ?, Paris, Centre communautaire, s.d. [1941], p. 1.
12Arthur Rimbaud, « Démocratie », dans Les illuminations, Paris, Gallimard, 1999, p. 243.
13Jean-Pierre Maxence, L’intelligence française dans l’action, Paris, Centre communautaire, s.d. [1942], p. 20.
14Daniel-Rops, Le monde sans âme, Paris, Plon, 1932, p. 42.
15Cette lettre répond à une « Lettre ouverte à Emmanuel Mounier de Paul Archambault », parue dans LAube du 21 janvier 1934.
16Cette « lettre ouverte » est retranscrite dans Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 220-227, je souligne.
17Alexandre Marc et René Dupuis, « Le fédéralisme révolutionnaire », Esprit, 2, novembre 1932, p. 320.
18Charles Baudelaire, « Laquelle est la vraie ? », Petits poèmes en prose, Paris, Gallimard, 1961, p. 290-291.
19Robert Musil, L’homme sans qualités, Paris, Points, 2011.
20Alexandre Marc, « Esclavage pas mort... », L’Ordre nouveau, 25, novembre 1935.
21Patrick Troude-Chastenet, « La critique de la démocratie dans les écrits personnalistes des années 1930 : Esprit et Ordre nouveau », art. cité, p. 170.
22Daniel-Rops, « L’État contre l’homme », L’Ordre nouveau, 1, mai 1933, p. 9.
23Rappelons qu’étymologiquement le prolétaire ne possède rien d’autre que sa proles, sa descendance ; la capacité biologique de se reproduire et de perpétrer sa lignée.
24Étymologiquement, la « personne » (du latin persona) renvoie au masque du comédien. De sorte qu’à suivre la pensée « personnaliste », l’être humain ne devient véritablement une « personne » qu’à partir du moment où il entre dans le rôle que lui a réservé le Theatrum mundi.
25De Polybe (Histoire, trad. par D. Roussel, Paris, Gallimard, 2003) à Gustave Le Bon (Psychologie des foules, Paris, PUF, 2013), en passant par les savantes observations de Tocqueville (De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961 : surtout tome 1, chap. 7, deuxième partie), une partie de la philosophie « métapolitique » s’inquiète du pouvoir du nombre en régime démocratique.
26Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme, Paris, Montaigne, 1936, reproduit dans Écrits sur le personnalisme, Paris, Seuil (Points), 2000, p. 181.
27Alexandre Marc, Europe, terre décisive, op. cit., p. 82 : « Mussolini, Hitler, d’autres encore, se sont servis de la prétendue démocratie pour asseoir leur domination. De la démocratie centralisée à la tyrannie césarienne ou totalitaire, il n’y a pas rupture de continuité. »
28Emmanuel Mounier, « Dialogue sur l’État fasciste », Esprit, 35-36, septembre 1935, p. 732.
29Id., « L’Europe contre les hégémonies », art. cité, p. 165.
30Sur les différents types de causes, voir Aristote, La métaphysique, trad. par A. Jaulin et M.-P. Duminil, Paris, Flammarion, 2008.
31Thomas Hobbes, Léviathan, trad. par F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 166 : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est Y unité de celui qui représente, non l’unité du représenté qui rend une la personne. »
32Denis de Rougemont, « Plébiscite et démocratie », L’Ordre nouveau, 30, avril 1936, p. 25 : « L’État-nation, voilà l’ennemi. »
33Comme le note Patrick Troude-Chastenet (« La critique de la démocratie dans les écrits personnalistes des années 1930 : Esprit et Ordre nouveau », art. cité, p. 169), « Mounier rejoint Proudhon dans son hostilité à l’égard de la conception rousseauiste du Peuple et de la Volonté générale. » Voir Pierre-Joseph Proudhon, Correspondance, IV, cité par Mounier : « Ce que nous entendons par “Peuple” est toujours et nécessairement la partie la moins avancée des Sociétés, partant la plus ignorante, la plus lâche, la plus ingrate. »
34Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 223.
35Lucien de Broucker, La communauté et son chef, Paris, Société d’éditions économiques et sociales, 1943.
36François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 145.
37Par ses facultés créatrices, visionnaires et médiatrices, le chef de la « révolution personnaliste et communautaire » est très proche de la définition qu’en donne Alexandre Kojève dans La notion de l’autorité, Paris, Gallimard, 2004.
38François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 146.
39Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004, p. 136.
40Saint Paul, Romains, XVII, 5, à compléter par I Corinthiens, XII, 12.
41Rémy Prieur (Pierre Uri), « Mesure de la communauté », art. cité, p. 42.
42François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 13, je souligne.
43Denis de Rougemont, « Définition de la personne », Esprit, décembre 1934, p. 375.
44Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, p. 225.
45Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 140.
46Gustave Thibon, « La communauté de destin, fondement de l’harmonie et de la durée des sociétés », Économie et humanisme, 2/5, janvier-février 1943, p. 15-32, ici, p. 19-20.
47François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 75.
48Claude Lefort, « La question de la démocratie », dans Essais sur le politique, xixexxe siècle, Paris, Seuil, 1986, p. 17-30.
49Édouard Delruelle, « Démocratie et désincorporation », Noesis, 12, 2007, p. 190-205.
50Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 147.
51Id., La mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 140.
52Id., Aux bords du politique, op. cit., p. 160.
53Gustave Thibon, « La communauté de destin, fondement de l’harmonie et de la durée des sociétés », art. cité, p. 21 et 24.
54Ibid., p. 19-20.
55Ibid., p. 15, 16 et 17.
56Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 166.
57Gustave Thibon, « La communauté de destin, fondement de l’harmonie et de la durée des sociétés », art. cité, p. 15-17.
58Ibid.
59Ibid., p. 19.
60Ibid., p. 20.
61Ibid., p. 17.
62Sur les différents types d’autorité, voir Alexandre Kojève, La notion de l’autorité, op. cit., notamment la section A, p. 56-134.
63On retrouve ce positionnement dans l’esprit même du Mouvement fédéraliste. Voir la Motion de politique générale de Montreux (1947) : « La véritable démocratie doit être une articulation de solidarités, montant depuis la base jusqu’au sommet et harmonieusement organisée à tous les étages » (je souligne).
64Aristote, Les politiques, VI, 2, Paris, Flammarion, 2015, p. 426.
65Sur l’opposition entre « société solide » et « société liquide », je me réfère aux travaux de Zygmunt Bauman, notamment La vie liquide, Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2006, et Lamour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2004.
66François Perroux, « Notre communauté », art. cité, p. 18.
67Comme le note François Perroux (Théorie de la communauté, op. cit., p. 71), il est impossible de s’extraire de la communauté, il n’y a pas d’en dehors d’elle (famille, nation). C’est pourquoi l’auteur recourt à l’idée d’une intégration « compréhensive » de ses membres.
68Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 472.
69Alain Supiot, « L’Europe gagnée par “l’économie communiste de marché” », Revue du MAUSS permanente, 30 janvier 2008, http://www.journaldumauss.net/./?L-Europe-gagnee-par-l-economie.
70Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994.
71François Perroux, « Notre communauté », art. cité, p. 18.
72Id., Théorie de la communauté, op. cit., p. 62, je souligne.
73Ibid., p. 19-20.
74Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 319.
75Id., La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 51-52. Voir également Pierre Vidal-Naquet, Pierre Lévêque, Clisthène Athénien, Paris, Macula, 1992 [1983] ; et Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004.
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