Chapitre 1. La constellation communautaire
p. 33-57
Texte intégral
1La métaphore de la constellation philosophique renvoie à une méthode conçue par Dieter Henrich1 pour étudier la pré-histoire de l’idéalisme allemand. Il s’agit d’analyser la manière dont une communauté d’intellectuels, plus ou moins structurés, interagissent au sein d’un même « espace de pensée » pour l’informer en un mouvement théorique qui excède les frontières initiales de ses concepteurs. Comme le résume Martin Mulsow2 :
Une constellation philosophique peut être définie comme un ensemble dense de personnes, idées, théories, problèmes ou documents en interaction les uns avec les autres ; dans ce cas, seule l’analyse de cet ensemble, et non celle de ses composantes isolées, rend possible la compréhension des effets philosophiques et du devenir philosophique de ces personnes, idées et théories3.
2Il s’agit donc moins de se focaliser sur les figures d’autorité que de « se concentrer [...] sur la dynamique des premières impulsions de pensée et leurs interactions4 ».
3Cette méthode nous semble pertinente pour observer et analyser la « pré-histoire » de la construction européenne. Premièrement, comme l’a montré Antonin Cohen5, la naissance de la « Communauté européenne » doit beaucoup aux mouvements communautaires, français et belges6 notamment, impulsés dans le sillage de la « révolution personnaliste et communautaire » qu’Emmanuel Mounier appelle de ses vœux au début des années 1930. Cette nébuleuse d’intellectuels, qui n’ont en commun qu’un rejet unanime de la logique libérale et une foi intense dans l’idée de « communauté », va progressivement se structurer en une même constellation communautaire d’abord, fédéraliste ensuite au travers d’un « réseau de réseaux7 » constitué d’Écoles, de revues et de mouvements idéologiques. Ces réseaux réunissent des personnages « mineurs » de l’histoire européenne l’œuvre, pourtant prolifique, de François Perroux est aujourd’hui peu citée dans la littérature des études européennes et des figures littéralement anonymes : si l’on connaît l’influence que Pierre Uri aura sur le plan Monnet, on est moins familier des textes qu’il publie sous son hétéronyme « Rémy Prieur » pendant l’Occupation allemande. En outre, étudier le caractère « constellatoire » du mouvement communautaire permet de mieux comprendre la philosophie même de cette nébuleuse d’intellectuels. Précisément, il s’agit, pour ces penseurs, de prouver que le nécessaire « retour à la communauté » ne peut s’opérer que par une mise en réseau de réseaux, c’est-à-dire par une mise en relation de groupes divers unis dans un même « espace de pensée ». Dans une logique proprement « communautaire », ces intellectuels pensent par « filiation », « affinités », « air de famille » ; ils apparaissent comme des « héritiers » tout en cherchant à donner une « postérité » à leur philosophie. Or, si Jean Monnet est le « père » de l’Europe, la matrice de la « communauté » européenne, elle, est résolument allemande.
De l’esprit de la Gemeinschaft : la matrice allemande
4Face aux incertitudes politiques, économiques et diplomatiques de l’entredeux-guerres, la constellation communautaire, impulsée en France par Mounier dans les années 1930, se caractérise par la recherche d’un état d’esprit à la fois « révolutionnaire8 » et antimoderne. Révolutionnaire dans la mesure où il s’agit de rompre avec un processus historique dont la Grande Guerre représente l’aboutissement logique : celui de la mise en concurrence systématique d’individualités atomisées. Antimoderne parce qu’entièrement tournée contre la modernité, définie comme l’âge triomphant de la société libérale. Pour les penseurs de cette « révolution réactionnaire », il s’agit de créer les conditions de possibilité d’un « retour modernisé9 » à l’organisation ontologique, première, de l’humanité, à savoir le « vivre en commun10 ». Trois étapes structurent l’histoire du discours communautaire français : la réaction, la traduction, la reformulation.
5Avant d’être constructif, le mouvement communautaire se veut d’abord réactif. Sur le plan académique, cette attitude s’illustre notamment par une critique radicale de l’École française de sociologie, considérée comme l’une des deux mamelles avec la tradition anglo-saxonne du libéralisme moderne. Pour François Perroux, la faiblesse de la tradition française remonte aux lendemains de la Révolution française et à l’émergence, en son sein, d’un courant « socialiste », « aboutissement de la philosophie individualiste » élaborée « au cours du xviiie siècle » et qui « porte ses fruits aux xixe et xxe siècles ». Comme le remarque l’auteur, « c’est devenu un truisme de souligner que les socialistes modernes sont eux aussi individualistes dans leurs racines, [et] que le socialisme du xixe et du xxe siècles est le frère jumeau de l’individualisme et du libéralisme manchestériens »11. En garantissant des droits nouveaux à « l’homme nu » de la société et en proscrivant les organisations ouvrières12 notamment les corporations de métiers -, la modernité postrévolutionnaire détruit les anciens liens, qui unissaient les hommes en communautés, et organise leur progressive mise en concurrence. Pour Perroux, si l’École française de sociologie, menée notamment par Émile Durkheim13, est incapable de répondre à la « crise de l’humanité » qui suit la Grande Guerre, c’est qu’elle continue de tenir pour acquise l’idée que l’humanité progresse naturellement vers un modèle social construit par, pour et autour d’un individu libéré des contraintes familiales, économiques et professionnelles qui pesaient auparavant sur lui. Perroux nomme « naturalisme social14 » ce conformisme historique, soutenu par une formalisation scientifique des phénomènes sociaux. Occupée à « étudier tous les groupes relativement aux conditions d’un milieu ou d’un temps15 », l’École française de sociologie se contenterait, selon lui, de diffuser une « interprétation mécaniste, matérialiste et évolutionniste du monde16 », tout en refusant d’attribuer à la « nature humaine » une quelconque constance ou « permanence » dans son mode d’organisation. Refusant l’idée que la nature humaine obéirait à un « contenu évolutif », Perroux entend dénoncer la fable selon laquelle « aucune sorte de groupement humain ne serait plus “naturelle” qu’une autre », étant entendu que tous les besoins de l’humanité correspondraient à « des besoins suscités par des phases diverses de l’évolution »17. À rebours de cette logique, Perroux défend l’idée que l’humanité se divise en « groupements fondamentaux » (familles, professions, villages, nations) au sein desquels il est moins question de « préférences » que de liens nécessaires et organiques. Face à un scientisme consensuel et relativiste, incapable de rendre compte de la crise civilisationnelle à laquelle est parvenue l’humanité, il serait urgent, selon les penseurs de la « réaction communautaire », d’en revenir aux fondements ontologiques de l’organisation humaine spirituelle autant qu’économique, irrationnelle autant que rationnelle, affective autant que logique. Paradoxalement, si cette démarche vise à épurer le « génie national » français de ses influences étrangères en l’occurrence soviétique et américaine -, c’est dans la tradition critique allemande18 que s’enracine le mouvement communautaire français.
6Ainsi Paul Reuter souligne-t-il « la très grande influence de la pensée allemande » sur la réflexion de François Perroux. Quant à l’article que « Rémy Prieur » rédige dans la revue La communauté française19, Reuter note :
C’est d’ailleurs exclusivement une étude des auteurs allemands qui est présentée sous le titre trompeur de Mesure de la communauté [...].
Cette importance accordée à la doctrine allemande est pleinement justifiée, étant donné la carence relative de la pensée française20.
7De fait, si la filiation avec la pensée critique allemande ne transparaît encore que brièvement dans l’œuvre de Mounier, elle est explicite et revendiquée dans les travaux de Perroux21, Reuter et Uri, pour ne citer que les principaux penseurs du mouvement communautaire. Comme le résume Rémy Prieur (Pierre Uri) : « Le cri du Retour à la Communauté exprime bien la Jugendbewegung22 des années 1920-1930. » On assiste alors à une véritable entreprise de traduction et d’assimilation de la tradition allemande dans le contexte idiosyncratique français. De sorte que l’archive du mouvement communautaire prend des tournures de palimpseste tant l’attention à la réception tardive de l’idéalisme allemand par les « néoromantiques » de la République de Weimar23 est implicite, tant la réappropriation des thèmes et concepts de la Kulturkritik24 est affirmée.
La figure tutélaire de Ferdinand Tonnies
8Avant d’aborder les deux concepts issus de l’idéalisme allemand qui marquent durablement la philosophie communautaire française les concepts de Volksgemeinschaft et de Betriebsgemeinschaft -, il convient d’analyser le rôle que joue la figure tutélaire de Ferdinand Tonnies dans l’élaboration théorique de Perroux et Uri. Assez significativement, le premier numéro que Perroux et Uri consacrent à La communauté française s’intitule Communauté et société. La connivence philosophique et idéologique avec Tonnies, qui publie Communauté et société (Gemeinschaft und Gesellschaft) en 188725, est donc explicite. Rappelons que l’ouvrage de Tonnies connaît une « gloire » posthume à peu près au même moment en Allemagne, alors que « se suicide » la République de Weimar26. C’est également dans un contexte crépusculaire celui de la fin de la Troisième République et du début de la Seconde Guerre mondiale que les intellectuels français découvrent la sociologie de Tonnies : « Elle passe aujourd’hui les frontières, après un long retard27. » Partant du constat selon lequel « l’idée de communauté en France s’est à peu près perdue » au profit de visions « individualistes » ou « étatistes », « sociétaires » ou « associationnistes », Perroux propose de se tourner du côté de l’Allemagne, où « le couple société-communauté fut un objet permanent de méditations »28. Si, pour Perroux, la définition, « complexe », de la communauté « culmine » avec Tonnies, Uri salue « un livre fondamental », qui ne « domine » pas seulement « la sociologie », mais également « la pensée politique », grâce au « prodigieux pressentiment »29 de son auteur. Se référant aux lignes liminaires du livre I de Communauté et société, Uri résume ainsi la manière dont Tonnies distingue les logiques sociétaire et communautaire :
Tonnies distingue deux types d’organisation humaine, l’une spontanée, l’autre artificielle, l’une qui est réelle et organique, c’est-à-dire que les êtres sont liés avant d’en avoir pris conscience, l’autre irréelle et mécanique parce que la liaison vient des nécessités clairement représentées : une solidarité active et une fusion profonde s’opposent à une simple juxtaposition de sujets, où l’intérêt seul réunit ou sépare30.
9Au prix d’une interprétation plus personnelle de la pensée de Tonnies, Uri propose ensuite de « fixer [ses] idées » au travers de la typologie idéale suivante :
Pour fixer les idées, posons que le type de la communauté est la famille, sa solidarité biologique, affective, religieuse, son économie coopérative et distributive, et toutes les communautés procèdent d’elles ; la société est figurée par l’individualisme de l’échange et l’extension du capitalisme31.
10Dans la lecture qu’Uri fait de Tonnies, la communauté est un fait, un donné naturel et « spontané », de l’organisation humaine. Non seulement la communauté se distingue de la société par son caractère originel, prépolitique (« solidarité biologique, affective, religieuse »), mais de surcroît la communauté « organique » se distinguerait de la société « mécanique32 » par sa « réalité », c’est-à-dire, ici, par sa capacité à fonctionner en autosuffisance : tandis que les organes du corps humains collaborent, se relaient et se compensent naturellement, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, les rouages de la machine sont incapables de s’autoréparer en cas de panne33. Leur fonctionnement est assisté par un tiers, ce qui rend leur existence virtuelle et aléatoire. La communauté est du côté du solide, quand la société est du côté du fluide (« échange », « extension »). L’une est du côté de l’intemporel, au sens commun comme au sens spirituel, quand l’autre est du côté du temporel et de la sujétion aux circonstances extérieures présentes. Cette formalisation de la pensée de Tonnies s’inscrit dans une démarche et un contexte à la fois idéologiques et stratégiques, qu’il convient à présent de décrire.
11La révolution communautaire se pose comme une « troisième voie » idéologique à mi-distance du marxisme et du libéralisme. Or, si le premier numéro de La communauté française est consacré à un hommage et à une présentation orientée du Communauté et société de Tonnies, c’est d’abord pour profiter d’une « boîte à outils » théorique et conceptuelle suffisamment riche tout en étant encore suffisamment confidentielle pour dénoncer la fable d’une non-alternative entre logiques socialiste-marxienne d’un côté et libérale de l’autre. Ce que Perroux et Uri retiennent de la lecture de Tonnies, c’est que l’alternative doit être déplacée, transférée du couple « socialisme vs libéralisme » au couple « communauté vs société », étant entendu que socialisme et libéralisme ne seraient que les deux faces d’une même logique : celle de la société. Ainsi, contre une pensée contemporaine nourrie d’influences allogènes délétères, il s’agirait, grâce à Tonnies et à la tradition allemande plus généralement, de présenter le « retour à la communauté » comme la seule véritable alternative de sortie de crise. Cette hypothèse est particulièrement présente dans l’extrait de Communauté et société qu’Uri décide de commenter. Par sa fluidité, sa dépendance vis-à-vis des circonstances extérieures et son organisation mécanique fondée sur la réciprocité et le capitalisme, la logique sociétaire évoque les failles du libéralisme ; par son allusion aux « nécessités clairement représentées » de « sujets » que « l’intérêt seul réunit », Uri renverse l’hypothèse marxienne selon laquelle l’individualisme serait synonyme d’« émancipation personnelle »34. Le marxisme ne ferait que « ramener les préférences spirituelles aux antagonismes de l’infrastructure économique35 », et participerait ainsi tout autant que le libéralisme à la monadisation de l’humanité contemporaine.
12En s’inscrivant dans le sillage de Tonnies pour qui la crise actuelle résiderait dans « une dissolution du lien communautaire », les penseurs de la « troisième voie » inscrivent leur démarche dans une logique macro-idéologique. En déplaçant le centre de gravité de l’alternative « socialisme vs libéralisme » vers l’alternative « communauté vs société », Perroux et Uri ouvrent la voie d’un dépassement dialectique des deux idéologies allogènes que représente la pénétration des monde anglo-saxon d’une part et soviétique de l’autre. Dans un contexte géopolitique marqué par la reconfiguration des grandes puissances au niveau mondial, l’option communautaire peut être perçue comme une Kampfideologie36 et ce malgré les précautions d’usage auxquelles recourt Perroux37. Il s’agit de revivifier le « génie national » en l’épurant de ses influences étrangères l’histoire du libéralisme et du socialisme français étant sous-étudiée et davantage présentée comme une période d’errements résultant de l’industrialisation capitaliste des échanges économiques mondiaux et de présenter la logique communautaire comme la seule structure véritablement autochtone de l’organisation continentale ou, a minima, française. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les références historiques du mouvement communautaire mettent en avant l’image largement mythifiée d’un Moyen Âge féodal et autarcique, aux dépens d’une Renaissance, qui « libère » l’individu de tous les attachements sociaux et politiques qui existaient jusqu’alors38. Ainsi Perroux présente-t-il le modèle communautaire à la fois comme une « chance39 » et comme une « conquête renouvelée40 » des consciences abusées par la « double expérience » de l’échec individualiste et socialiste : « C’est audelà de l’individualisme et du communisme [...] que, Français et Européens, nous avons à penser et à vivre la communauté. Notre communauté41. » Et cela dans la mesure où « les collaborations et les combats, les traditions intellectuelles et spirituelles de l’Occident européen autorisent bien à dire nôtre la communauté que nous formerons42 ». L’objectif de la « troisième voie » est donc explicite : ériger un front « communautaire » franco-allemand au sein de l’Europe capable non seulement de résister aux influences allogènes mais également de propager un modèle « universaliste43 » alternatif dont l’extension processuelle garantira à l’Europe un certain poids dans l’équilibre géopolitique mondial.
Divide et impera : modernité et société concurrentielle
13Cette nécessité, à la fois idéologique et stratégique, de « faire front » s’ancre dans la conviction que la modernité repose sur une logique individualiste et concurrentielle qui atomise l’humanité pour permettre à quelques-uns l’État ou la « coalition » financière44 de mieux l’asservir. Comme le résume Reuter dans les Jeunesse France, Cahiers d’Uriage, non seulement la société moderne oppose « individu à individu, classe à classe, nation à nation », mais elle s’immisce « dans l’homme même » puisque c’est dans ce « milieu en pleine dissolution individualiste » que la division exerce « son action dissolvante »45. On retrouve déjà cette critique antilibérale chez les « néoromantiques » de culture allemande, notamment dans le chapitre qu’Othmar Spann consacre à la crise du capitalisme dans Der wahre Staat46. Pour Spann, au-delà de la précarisation qu’accompagne la libéralisation des échanges marchands, c’est le risque d’atomisation totale de la société qui pèse le plus dangereusement sur la civilisation moderne : « La désorientation, l’insécurité existentielle, le déracinement sont inacceptables pour les couches populaires concernées47. » Pour Spann, seul un retour organisé à la « communauté du peuple » et à son pendant professionnel, la « corporation », permettra de donner une nouvelle « suture » au démembrement généralisé qui caractérise les sociétés modernes libérales. Précisément, pour les antilibéraux, si la société est l’institutionnalisation sauvage et systématique du démembrement de la communauté humaine48, c’est qu’elle introduit de la concurrence entre des individus, là où il y avait auparavant de la fraternité entre des personnes. Ainsi Reuter compare-t-il le « jeu de la libre concurrence » au « jeu de la jungle »49. Quant à Uri, il constate que « si la concurrence tue la concurrence, si la tendance au monopole substitue au capitalisme atomique un capitalisme de grandes unités, le mobile du gain n’en demeure pas moins présent, et c’est lui, face aux transformations de la technique et de la politique, qui conditionne cette adaptation50 » ; de même que les entreprises géantes « montrent à nu l’isolement des êtres qu’elles rassemblent, et comme le désert de ces vies qu’elles entrecroisent51 ». Enfin, si le libéralisme est perçu comme déshumanisant par les penseurs du mouvement communautaire, c’est qu’il réduit l’ensemble des relations humaines à la sphère économique52 donc aux notions de valeur (marchande), de profit et d’intérêt -, substituant à la « personne » un « individu » divisé, une sorte de Janus moderne, à la fois producteur et consommateur de biens et de services. C’est donc bien l’esprit du libéralisme davantage même que ses conséquences matérielles et concrètes qui est dénoncé ici, tant par les « néoromantiques » que par Perroux, Uri et Reuter. Il s’agit de critiquer, de dénoncer sa tentation au clivage, à la dissolution et à l’atomisation des communautés humaines53.
Dépasser l’atomisation sociale dans la concorde populaire : Volksgemeinschaft et Betriebsgemeinschaft
14Face au péril d’une société individualiste divisée par la logique concurrentielle de la modernité libérale, la « troisième voie » communautaire entend générer un nouvel esprit, celui d’un dépassement dialectique des clivages virtuels de la société par une synthèse organique et organisée de la communauté humaine. À l’instar du mythe d’Osiris, les différents membres et organes de l’humanité auraient été éparpillés par le pouvoir des nouvelles classes dirigeantes, et seule sa recomposition méthodique, garantirait à l’homme une immortalité spirituelle. Comme le résume Mounier, nous n’aurons raison de la crise « qu’en retrouvant [...] la destination organique et globale de l’homme54 ». La synthèse communautaire se donne pour objectif de réunir, réarticuler et réconcilier les antagonismes hérités et perpétués par la logique libérale, dans une « concorde » humaine, à la fois totale et « englobante »55. Il s’agit d’instaurer un « ordre nouveau » contraire au « désordre établi »56, une « recomposition » contre une « décomposition ». Pour ce faire, la « révolution communautaire » entend reposer sur trois vecteurs essentiels de (ré)intégration collective : le passage, sur le plan politique, d’une société individualiste et cosmopolite à la « communauté du peuple » ; le passage, sur le plan économique, d’une « économie de concurrence » à une « économie de concours » ; enfin, celui d’une logique « coalitionnaire » à une logique « corporatiste ».
15Le passage de la société individualiste à la « communauté du peuple », s’inscrit dans le contexte théorique d’une relecture des textes de Fichte et de Herder57. Explicite, cette filiation apparaît à plusieurs reprises dans les textes de Perroux58. Si ce dernier salue l’« intéressante brochure » que Jacques Leclerc59 consacre à la « communauté populaire », cet hommage ne dépasse pas les frontières de la note de bas de page. En revanche, Perroux constate que si « l’expression [“communauté du peuple” (Volksgemeinschaft)] est moins usitée en France qu’en Allemagne60 », le « concept de « peuple-( Volk) » a été « sinon élucidé, du moins signalé par Herder », avant d’être « vigoureusement utilisée »61 par Fichte dans Les discours à la nation allemande. Pour autant, cette filiation au demeurant peu développée par Perroux mérite d’être questionnée. Dans son « Huitième Discours » à la Nation allemande62, Fichte s’interroge sur la nature ontologique du peuple : « Qu’est-ce qu’un peuple ? » ; avant de supposer son lien d’« équivalence » avec l’idée même de patriotisme : « Qu’est-ce que le patriotisme, ou, pour nous exprimer de façon plus exacte, qu’est-ce que l’amour de l’individu envers sa Nation63 ? » S’ensuit la définition suivante :
[« Peuple » désigne] l’ensemble des hommes coexistant en société et se reproduisant, naturellement et spirituellement, sans cesse par euxmêmes, un ensemble qui est soumis à une certaine loi particulière en vertu de laquelle le divin s’y développe64.
16Pour Fichte, c’est la « loi » qui réunit, dans « le monde temporel », cette « foule en un tout naturel ». La constitution du peuple serait donc de nature hétéronome et ce, quand bien même les hommes se reproduiraient « sans cesse par eux-mêmes » -, étant entendu que le peuple de Fichte ne s’institue ni par lui-même, ni de lui-même. La « fusion » des individus en un « tout » populaire obéit à une injonction extérieure, et c’est à elle que l’on doit « le caractère national d’un peuple ». Le « peuple » obéirait donc à un « principe originel », ce que seule la « Nation allemande » aurait été à même de comprendre :
Il en résulte clairement que des hommes qui, comme c’est le cas dans cette manie de l’étranger [...], ne croient aucunement à l’existence d’un principe originel, [.] mais seulement à un cycle éternel de la vie la plus apparente, [...] ne forment nullement un peuple au sens supérieur du terme et [...] peuvent tout aussi peu posséder un caractère national65.
17Or, bien qu’ils se réfèrent explicitement à Fichte, les penseurs français de la « révolution communautaire » ne partagent pas cette conviction d’un « peuple » uni dans son « principe originel », du moins à partir d’une prémisse « divine66 ». Développant une conception matérielle et « biologique » de la « nature » communautaire des groupements humains, Perroux et Uri voient dans l’« appel au peuple » la « chance » d’une réappropriation révolutionnaire du politique. Selon cette approche, la « communauté du peuple » s’oppose à deux maux contemporains : premièrement, la dénaturation du peuple national par un cosmopolitisme et un internationalisme étrangers à la culture et à l’histoire française ; deuxièmement, l’illégitimité et l’inefficacité d’un parlementarisme corrompu et opportuniste, incapable de répondre aux attentes de la « masse électorale ». Le « peuple » de la révolution communautaire est donc à la fois entendu dans son acception vôlkisch, biologique et ethnique (« peuple-ethnos »), et dans son acception politique (« peuple-demos »67). Dans un cas, il s’agit de « purifier » le peuple français ; dans l’autre, d’en revenir à une forme plus directe et spontanée de participation politique, en expropriant les « professionnels » de leur monopole délibératif. Le peuple, parce qu’il est censé ignorer les divisions d’une classe politique qui instrumentalise les divergences de la « masse électorale », doit venir remplacer les associations partielles (classes, syndicats, partis) qui sont censées le représenter dans sa virtualité.
18Partant de cette nécessaire réunification du peuple en une vaste et englobante « concorde » communautaire, la constellation communautaire française s’interroge sur la question des moyens. Là encore, la réponse est moins spirituelle que matérielle : l’économie seule sera à même de redonner une réalité concrète aux notions de « covivance68 », de solidarité et de fraternité. Puisque, pour les communautaires français, la logique concurrentielle et individualiste de l’économie libérale est l’un des principaux facteurs de la « dissolution des liens communautaires69 », c’est par une refondation profonde des dogmes libre-échangistes qu’il s’agit de sauver l’humanité de sa monadisation croissante. C’est dans cette logique que l’« économie de concours » est appelée à remplacer l’« économie de concurrence » et que « la corporation » doit se substituer à la « coalition »70. Et, de fait, dans une « économie de concours », les communautés sont amenées à servir de supports aux corporations nouvelles. Perroux introduit cette notion d’« économie de concours » dans le quatrième numéro de La communauté française : « Le moment est venu pour les Français de redécouvrir les bases communautaires d’une économie de concours plus fondamentale qu’une économie de concurrence71. » Cette « économie de concours », dont la définition précise ne nous est livrée ni par Perroux ni par Uri, renvoie à l’idée qu’une économie de compétition est par nature inhumaine donc irréelle -, et qu’il est urgent de réinjecter du commun et de la coopération dans les rapports marchands. Faisant de nouveau référence à l’« organisation standisch de la nation72 » allemande, les communautaires français voient dans le modèle corporatiste « une troisième voie pratique entre planisme et libéralisme, à travers la collaboration du capital et du travail73 ». À rebours des voix marxistes qui dénoncent la « substitution du travail par le capital », et des voix libérales et capitalistes qui y voient la marche du progrès, la « troisième voie » communautaire voit dans le « corporatisme moderne » le moyen de favoriser une « intégration » souhaitable des « forces » du capital et du travail, « disjointes » par l’évolution du « régime de l’entreprise » puis « dispersées » par l’abolition du « régime corporatif médiéval »74. Pour Perroux, la « corporation » renvoie à « un groupement de caractère public ou semi-public où sont représentés paritairement patrons et ouvriers départagés en cas de conflit par l’État, et qui fixe par voie de décision autoritaire les prix des produits et des services au lieu de les laisser s’établir par le jeu du marché libre75 ». S’inscrivant en réaction à l’économie libérale du « laissez-faire » économie que Perroux entend soumettre à une « discipline collective » -, la corporation représente la face « juridique » et « institutionnelle » de la « réalité humaine »76 communautaire. L’idée de représentation y est conservée, mais dans les strictes limites d’un compromis entre patrons et ouvriers. En cas de conflit, il revient à l’État d’arbitrer puisqu’il incarne à lui seul le monopole du pouvoir coercitif. Le pouvoir exécutif se pare donc ici d’un pouvoir judiciaire : l’État-juge ayant pour fonction de garantir la « cohésion » communautaire dans le cadre national d’une « économie concentrée77 ». Le corporatisme est moins un étatisme l’État arbitre entre les parties mais il n’intervient qu’indirectement sur le marché qu’un paternalisme organisé en « corps intermédiaires », ces groupements, ou « corps » de métiers dont l’autorité et la légitimité reposent sur le modèle hérité de la communauté familiale. En déléguant la régulation de l’économie à ces « communautés de travail », l’État soumet le « jeu du marché libre » et donc protège l’économie nationale de la prédation d’une concurrence internationalisée tout en conservant une souplesse qui permet d’adapter le travail aux logiques marchandes et commerciales. Pensées sur le modèle de la Betriebsgemeinschaft (ou « communauté d’entreprises »), ces communautés de travail s’inscrivent, pour Perroux, dans le sillage des travaux d’Ernst Jünger78. Pour autant, et quand bien même la filiation n’est pas explicite, c’est avec Othmar Spann que « l’air de famille » semble le plus évident. Comme l’explique Roques, la politique sociale (Sozialpolitik) de Spann vise à « rétablir une organisation corporatiste, comprise comme une organisation du monde économique dont les unités fondamentales seraient les corps professionnels, et non plus les individus79 ». Dans Der wahre Statt, Spann résume ainsi sa vision du projet corporatiste :
La tâche essentielle d’une politique sociale universaliste est d’éviter que les êtres humains soient exclus de la communauté des travailleurs et de la communauté du peuple, comme l’induit l’ordre économique individualiste. À l’exclusion, il s’agit désormais d’opposer la réintégration.
[...] La politique sociale universaliste trouve son aboutissement dans l’intégration complète, essentielle du travailleur dans sa corporation80.
19On retrouve ici le combat antilibéral des penseurs français de la constellation communautaire, leur condamnation de la logique individualiste qui a expulsé le travailleur hors de sa communauté naturelle corporative, ainsi que le rapport d’équivalence qui lie la « communauté des travailleurs » à celle du « peuple ». Pour Spann, comme pour Perroux, seule l’intégration corporatiste du travail permettra de générer une « réintégration » maximale du peuple, concentré en communauté de « corps intermédiaires » dans le grand corps de la nation.
20Que ce soit donc au niveau de leur rejet du libéralisme, du cosmopolitisme ou de leur défense du modèle corporatiste, il est intéressant de noter « l’air de famille » qui unit Perroux et Uri à Spann une source intellectuelle à laquelle ils ne se réfèrent pourtant pas. On pourrait dès lors s’interroger sur le caractère « sélectif » de l’affiliation communautaire de la « troisième voie » avec la tradition philosophique germanique : si Herder, Fichte et Jünger sont cités, leur pensée n’est finalement que très superficiellement abordée ; à la différence de Spann, cité nulle part, mais dont la portée intellectuelle paraît évidente.
La « troisième voie » : une communauté réticulaire
21L’idéologie de la « troisième voie » communautaire ne s’inscrit pas seulement dans une filiation critique avec la pensée « néoromantique » de culture allemande, elle entend également inscrire son mouvement dans le temps et lui donner une certaine postérité. S’il n’est pas publiquement prosélyte, le mouvement communautaire entend former et informer une nouvelle classe de dirigeants et peser sur l’orientation politique française et européenne. Dans cette optique, les penseurs de la « troisième voie » conçoivent un « espace de pensée » commun et gravitent autour d’un certain nombre de médias de diffusion, au premier rang desquels l’académie scolaire, l’édition et la constitution de mouvements idéologiques para-politiques. Faire l’histoire du discours communautaire revient dès lors à observer ces documents de la « préhistoire » européenne. Il s’agit de les croiser, de prêter attention à leurs nœuds de résonance et d’analyser la manière dont y circulent les idées, les débats et les combats. La pensée communautaire est-elle idéologiquement neutre ou bien transcende-t-elle des clivages politiques existants et revendiqués ? Les « entrées dans la constellation » communautaire de visiteurs » contribuentelles à la « poussée81 » idéologique du groupe ou plutôt à des mouvements de « transferts culturels » ?
Former
22Le premier « réseau » que développe la constellation communautaire est celui d’une structure scolaire généraliste et polyvalente capable de former l’avenir de la « troisième voie », à savoir ses futurs cadres et théoriciens. Pour s’inscrire dans la durée, la pensée communautaire entend générer sa propre postérité, au travers de formations de haut niveau, articulées à diverses expériences collectives. Tous les mythes communautaires y sont récupérés : du banquet fraternel à l’ecclésia solennelle, du corps organique au « corps » communautaire, en passant par les « corps professionnels ». Si de nombreuses écoles sont créées dans la même veine au début des années 194082, trois institutions se dégagent plus particulièrement de ce paysage académique : l’École nationale des cadres d’Uriage, l’École nationale des cadres civiques du Mayetde-Montagne et l’Institut d’études corporatives et sociales (IECS).
23Créée en 1940 par le capitaine Pierre Dunoyer de Segonzac, alors proche de l’Action française, l’École nationale des cadres d’Uriage représente, pour son fondateur, un « acte de foi en la Révolution nationale83 ». Et de fait,
24Uriage incarne le lieu d’une « utopie combattante84 » pour les intellectuels de la constellation communautaire, personnaliste et corporatiste. Tant au niveau de la formation qui y est dispensée qu’au niveau du « style de vie85 » qu’elle promeut et applique, Uriage incarne « l’idéal communautaire » composé de « poignées de main viriles » et de « regards francs » que Mounier, avant Perroux, appelait déjà de ses vœux quelques années auparavant. Selon John Hellman86, Uriage était une sorte de « nouveau Moyen Âge » communautaire et monastique, à la fois traditionaliste et patriarcale. Jeanine Bourdin constate également ce qu’elle nomme la « touche féodale » d’Uriage :
Les liens personnels qui unissaient stagiaires et équipiers au « Vieux Chef », la hiérarchie de la petite société, tempérée par des liens amicaux, l’agrégation autour du château d’Uriage de communautés d’artistes (céramistes, comédiens et musiciens, en relations étroites avec l’école), et le site lui-même. D’autres traditions d’Uriage (le refus de l’argent, la loi d’hospitalité, l’explication publique des tensions, l’obéissance aux ordres du « Vieux Chef », qui devait « être entière en esprit et en fait ») évoquaient déjà les règles d’un ordre87.
25Présenté comme l’espace concret de la synthèse communautaire, Uriage devait notamment « offrir aux jeunes de différents milieux un lieu de rencontre et d’échange88 ». Dans ce cadre, il s’agissait de développer le sens et l’esprit collectifs, de soumettre l’intérêt individuel à celui du groupe, sans toutefois éliminer la notion de chef ou d’autorité. Ainsi les conférences sont-elles dispensées par une « élite », qui doit moins sa place à son « statut » qu’à son « excellence morale et civique » dans « l’ordre de la profession »89. Si l’on observe la composition du « corps » enseignant, Paul Reuter et Hubert Beuve-Méry se partagent la majorité des conférences. Comme le note Cohen, « sur les 72 conférences du stage de formation de 1942, le plus abouti des enseignements d’Uriage, dont le programme intellectuel est élaboré par Reuter et
26Beuve-Méry, [...] onze [sont données] par Reuter90 ». Parmi les conférences dont il a la charge, « La notion de communauté » et « La France, communauté de communautés » inaugurent le cycle « La communauté », tandis que « Cultures propres et civilisation communautaire » et « Politique européenne » s’insèrent dans le cycle « La Communauté européenne », clôturant ainsi la partie consacrée à la philosophie communautaire91. Loin de se cantonner à la politique nationale, l’École entend préparer l’avenir, en formant de futurs cadres à la « civilisation communautaire » européenne. Uriage par-delà son esthétique médiéviste et son « esprit scout » fait donc le pont, via la figure de Reuter notamment, entre l’idéologie de la « troisième voie » et la naissance d’un fédéralisme européen qui se présentera comme la réactualisation, sous une autre forme, de l’idéal communautaire.
27Si l’École d’Uriage représente le « flanc gauche » de la « Révolution nationale », l’École nationale des cadres civiques du Mayet-de-Montagne représente indubitablement son « flanc droit »92. De stricte obédience vichyste93, cette École est créée au moment où Uriage prend ouvertement ses distances vis-à-vis du régime collaborationniste pétainiste. La composition estudiantine partage le même éclectisme qu’à Uriage : la formation se présente comme ouvertement postcatégorielle et « postclasse ». Comme le note Dominique Rossignol, « prévue pour la formation de propagandistes professionnels, elle se veut aussi le creuset où passent tour à tour les chefs de cabinet, les préfets, les chefs de chantiers, les militants patronaux et ouvriers94 ». Sans nous appesantir sur la composition de l’équipe enseignante, notons toutefois que François Perroux y occupe une place éminente. Les conférences seront pour lui l’occasion de réitérer sa condamnation de l’esprit « petit monsieur » de la « civilisation bourgeoise » et de renouveler le thème d’une « communauté de travail », capable d’intégrer le prolétariat dans la concorde pacifiée de la Betriebsgemeinschaft.
28Quant à l’IECS, sa logique pédagogique diffère légèrement d’Uriage et de Mayet-de-Montagne. Contrairement à elles, l’IECS est créé avant-guerre, en 1934. Si le Régime de Vichy y voit l’incubateur de la formule pétainiste « Travail. Famille. Patrie95 », l’Institut précède la Révolution nationale et s’inscrit donc davantage dans le sillage idéologique d’un Mounier ou d’un Perroux. L’IECS incarne l’idéal corporatiste des penseurs de la révolution communautaire. Il entend préparer l’avènement d’une communauté de « corps de métiers » instruits et organisés, acquis à la cause de la planification et de la « troisième voie ». Pour ce faire, il forme « les futurs cadres de l’Organisation corporative », comme « les élites professionnelles de chaque grande branche de l’activité économique (Artisanat, Agriculture, Industrie, etc.) »96. Ces formations débordent du cadre purement universitaire pour mobiliser à la fois les « milieux intellectuels » et les « milieux professionnels ». Cette démarche transparaît dans « l’impératif pragmatique97 » de l’Institut qui élève la « pratique » au même rang que la « doctrine ». Comme le résume Bouvier-Ajam, le directeur de l’IECS : « Quelle est en effet la valeur d’une doctrine qui n’a pas subi l’épreuve de la vie, et à quoi sert une expérience que ne guide pas une doctrine sans faille98 ? » Concrètement, l’IECS propose un programme complexe de propagande, de recherche, de formations et de consultations. Interdisciplinaires, les cours touchent à une grande variété de sciences sociales, bien que la méthode demeure essentiellement historique : il s’agit de traiter de l’organisation sociale et économique de la France, sous divers angles, depuis la corporation médiévale jusqu’à la Charte du travail. L’objectif est de puiser dans l’histoire et la variété des sources disciplinaires la formule corporative qui conviendra le mieux à la France des années 1940. Du côté du « corps professoral », on rencontre une myriade de personnalités plus ou moins connues, dont certaines participeront aux mouvements en faveur d’une Europe fédérale dans l’après-guerre. Citons entre autres : François Perroux, Louis Salleron, André Voisin, Maurice Duverger, Jean Bareth.
Informer
29À ce réseau d’écoles, s’articule une nébuleuse de revues destinées à faire se rencontrer, par articles interposés, les principaux idéologues du mouvement communautaire et à propager leurs convictions auprès d’un public plus large que celui des étudiants. Ces revues servent de « nœuds de résonance » en favorisant l’entrée et parfois la sortie de « visiteurs » dans la constellation communautaire. Il est intéressant de noter la présence de certains « piliers » de constellation, qui traversent et « connectent » des revues a priori éloignées sur le plan partisan. Ce faisant, les revues témoignent avec plus de finesse peut-être que les écoles du caractère fluide, évolutif et ambigu du discours communautaire entre les années 1930 et la fin des années 1940. Nous n’abordons ici que les plus significatives d’entre elles ; celles qui ont eu le plus d’impact et d’influence sur l’évolution du mouvement communautaire, national puis européen : à savoir Esprit, Jeunesse France, Cahiers d’Uriage, La communauté française et Idées. Plutôt que de les étudier une par une, nous analysons la manière dont se structure leur nébuleuse éditoriale : comment ces revues s’articulent-elles ? Comment se positionnent-elles les unes par rapport aux autres ?
30Esprit est incontestablement la revue « mère » de la constellation communautaire99. Fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, Esprit s’inscrit dans la mouvance des « non-conformistes des années 1930100 » et se présente dès 1935 comme la vitrine de diverses traditions communautaires russe, allemande et française. Si la revue exprime une certaine sympathie pour la Révolution nationale au cours des premiers mois du Régime de Vichy, elle s’en détache rapidement et se fait finalement interdire en août 1944. Outre Emmanuel Mounier, Alexandre Marc, fondateur du mouvement Ordre nouveau (1931), et Denis de Rougemont constituent les principaux collaborateurs d’Esprit. Cette première génération de penseurs acquis à la cause de la « révolution communautaire » marque l’idéologie de la « troisième voie », et participe par la suite activement aux mouvements d’après-guerre en faveur d’un fédéralisme européen. À côté d’Esprit gravitent les revues Mouvements101, Jeune Europe102 et L’ordre nouveau103.
31À cette revue « mère » répondent un certain nombre de revues « filiales », éditées pour la plupart au début des années 1940 en soutien ou en réaction à l’idéologie vichyste de la Révolution nationale. Parmi ces revues, trois fonctionnent plus particulièrement en réseau, Perroux représentant leur centre commun : Jeunesse-France Cahiers d’Uriage revue mensuelle de l’École d’Uriage qui paraît de 1940 à 1942 sous le nom Jeunesse-France puis Cahiers d’Uriage -, La communauté française, créée par François Perroux et Jacques Madaule en 1941, et Idées, créée en 1941 et animée par René Vincent, un ancien partisan de l’Action française. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est dans Jeunesse France, Cahiers d’Uriage que Paul Reuter rend hommage à l’entreprise de clarification définitionnelle à laquelle se prête Rémy Prieur (Pierre Uri) dans le premier numéro de La communauté française. De même, dans le « Guide de lecture de l’École nationale des cadres d’Uriage : « La communauté » qu’édite Jeunesse France, Cahiers d’Uriage en 1942, la revue se fait l’écho d’articles publiés dans La communauté française (« Communauté et société », « Communauté et histoire » et « Communauté et religion »), Esprit (« L’intégration du monde ouvrier »), et Idées (« L’intégration du prolétariat français dans la nation française »). Assurant ensemble et de manière réticulaire leur publicité, ces revues renvoient l’image d’un « tronc commun » éditorial, ce qui a pour effet de conforter, symboliquement, la cohérence et l’authenticité de leur posture communautaire. Et cet « effet » est encore renforcé par la circulation de certains intellectuels au sein de divers supports éditoriaux. Ainsi Perroux écrit-il à la fois pour La communauté française, Idées, Économie et Humanisme et Demain. De même, le philosophe Gustave Thibon, à qui l’ouvrage Diagnostics (1940) vient d’offrir une certaine notoriété, circule entre Économie et humanisme, Civilisation et Demain. Notons enfin la présence transgénérationnelle d’Alexandre Marc dans cette constellation de publications : s’il commence à écrire dans la revue « mère » Esprit, on le retrouve dans les colonnes de Civilisation quelques années plus tard, aux côtés de Perroux.
32La libre circulation de la parole semble donc incontestable dans ces revues. Il convient néanmoins d’interroger leur indépendance. Valant, le plus souvent, moins par et pour elles-mêmes qu’en tant que plateforme d’idées, ces revues relaient la parole politique et le « surgissement bigarré104 » des mouvements apparus dans les années 1930 pour préparer la « sortie de crise ».
Transformer
33Assez significativement, le mouvement communautaire émerge à partir d’un seul et même mot d’ordre : la révolution que Mounier théorise dans son grand œuvre La révolution personnaliste et communautaire (1935). Le Zeitgeist « non conformiste » des années 1930 est à la rupture, au changement, à l’anticipation105. Pour les intellectuels de la « troisième voie » communautaire, cette « révolution » doit reposer sur une stratégie ternaire : former les générations futures, informer le présent, et s’organiser en groupes et mouvements suffisamment consistants pour dépasser le cadre du discours et transformer l’ordre politique actuel. Parmi ces mouvements, deux semblent particulièrement pertinents pour penser le passage de l’idéal de la « révolution communautaire » à sa mise en pratique dans un cadre « fédéral » excédant les frontières de la nation française. Il s’agit d’Ordre nouveau et de La Fédération. Nous conclurons ce paragraphe avec le cas particulier du Commissariat général du Plan (CGP) qui reprend, à sa manière, les thèmes des mouvements communautaires et fédéralistes précédents.
34Créé au début des années 1930 par Alexandre Marc, Ordre nouveau prend ses racines théoriques dans les ouvrages que Robert Aron et Arnaud Dandieu rédigent entre 1930 et 1933 : Décadence de la nation française (1931), Le cancer américain (1931) et La révolution nécessaire (1933). D’origine œcuménique, ce cercle de jeunes intellectuels notamment composé d’Alexandre Marc, Robert Aron, Arnaud Dandieu, Denis de Rougemont et Daniel-Rops se rassemble autour d’un « Manifeste pour un Ordre nouveau » en 1930. Il y est question du caractère révolutionnaire de la « personne » humaine, irréductible aux mécanismes fallacieux du libéralisme menteur (produit du « cancer américain ») et de l’étatisme dictatorial106. Développant une « méthode dichotomique », les membres d’Ordre nouveau opposent la personne à l’individu, mais également l’économie libérale (créatrice) à l’économie planifiée (reproductrice) ; leurs monnaies, leurs modalités de travail et leurs rapports à la propriété seraient fondamentalement différents. Mais cette dichotomie n’est pas axiologiquement neutre, elle ne vient pas seulement constater des « différences ». Lecteurs de Proudhon, Sorel et Péguy107 plus d’ailleurs que de la tradition allemande -, le cercle d’Ordre nouveau défend l’idée que la « décadence française » résulte d’un « ordre » politique et économique artificiel (la logique libérale internationaliste) qui n’est qu’un « pardessus jeté sur du désordre », pour reprendre la formule de Péguy. Il s’agit de réinstaurer un ordre réel, « nouveau », dans lequel les clivages sociaux sont soumis à la synthèse communautaire et assimilés dans la concorde nationale. Pour paraphraser Péguy, seul un « retour nouveau » à « l’ordre » (re)donnera à la France sa « liberté »108 et lui permettra de sortir de son actuelle « décadence ». À cet effet, Marc en appelle à la constitution d’une « troisième force » ayant pris acte de la « faillite libérale » et du risque totalitaire inhérent au communisme. Hostiles au modèle de l’État-nation, les intellectuels d’Ordre nouveau promeuvent l’émergence d’un « fédéralisme communaliste » dans lequel les principes personnalistes et communautaires seraient préservés et garantis parce qu’amplifiés de manière centrifuge à une échelle plus vaste que celle de la nation déclinante. Si la Seconde Guerre mondiale porte un coup d’arrêt aux travaux d’Ordre nouveau, on retrouve peu ou prou la même équipe quelques années plus tard dans la formation d’une association au nom évocateur, La Fédération.
35Après avoir esquissé un certain nombre de principes fédéralistes dans la revue Jeune Europe avant guerre, Alexandre Marc s’adosse à La Fédération association fondée en 1944 et dont une revue éponyme paraît en 1947 pour préciser sa pensée109. Progressivement le « fédéralisme communaliste » d’antan cède sa place au « fédéralisme intégral » qu’appellent de leurs vœux Aron, Marc et Rougemont. La philosophie proudhonnienne n’étant jamais bien loin chez les « anciens » d’Ordre nouveau, cette conception du fédéralisme s’oppose à la logique moniste et centralisée de l’État-nation, que Marc taxe de « jacobinisme ». Pour ces penseurs, le principe fédéral consiste dans l’instauration d’un système de « contre-concurrence » : il s’agit de lutter contre la concurrence qu’un État « tout-puissant » fait peser sur les structures communautaires traditionnelles ; il s’agit d’empêcher l’État de se substituer à l’autorité des corps intermédiaires (du père de famille au chef de village en passant par les patrons et les représentants de corporations professionnelles). Seule la fédération, que Marc suppose capable de concurrencer la prééminence de l’État, préserverait l’idéal personnaliste et communautaire d’avant guerre. Nous reviendrons plus amplement sur ce point dans la section suivante.
36La Fédération se politise et s’internationalise en décembre 1946 au moment où elle fonde l’Union européenne des fédéralistes110 (UEF), dans le sillage du premier Congrès international des mouvements fédéralistes (Hertenstein, septembre 1946). Ce congrès est important puisque, pour la première fois, les différentes constellations fédéralistes et communautaires d’Europe se rencontrent sur un terrain officiel. À titre d’exemple, les anciens d’Ordre nouveau rencontrent les anciens du mouvement belge Communauté111, dont a brièvement fait partie Paul-Henri Spaak. Les constellations nationales se transnationalisent et un réseau fédéraliste et communautaire émerge au niveau européen : selon les mots retenus par la « Charte d’Hertenstein », on commence à évoquer l’idée d’une « communauté européenne » reposant sur les « principes fédéralistes » et le respect de la « personne humaine »112. Après avoir organisé, en août 1947, son premier Congrès international113 à Montreux, l’UEF rejoint, l’année suivante, le Mouvement européen (ME) aux lendemains du congrès de La Haye. Parmi son « comité directeur » on retrouve notamment Alexandre Marc et Robert Aron. De sorte que, des limbes du mouvement personnaliste et communautaire jusqu’à la fusion de La Fédération dans le ME, les inspirateurs de la première version de la « communauté européenne » sont les mêmes. En passant d’une logique strictement « communautaire » à celle d’un « fédéralisme communaliste », puis d’un « fédéralisme intégral » à une « communauté européenne fédérale » une dynamique que l’on retrouve dans les pays voisins -, la « troisième voie » semble avoir remporté son pari révolutionnaire à un moment où le fédéralisme semble représenter « l’horizon indépassable » de l’après-guerre.
37Ce n’est néanmoins pas cette image fédéraliste et personnaliste qui marque la postérité114. Si la « Communauté européenne » s’institue plutôt à partir d’une logique gradualiste et technique, c’est qu’un autre « espace de pensée » prépare l’avènement d’un ordre européen « supra-statonational »115. Il s’agit, en France, du Commissariat général du plan (CGP), dont la direction est confiée, dès sa création en 1946, à Jean Monnet. Sans rentrer dans une analyse détaillée de cette institution chargée de définir la planification économique du pays au sortir de la guerre, notons toutefois que le Plan constitue l’occasion pour la seconde génération des penseurs communautaires français celle d’Uriage et des Cahiers communautaires, celle de l’IECS et d’Économie et humanisme, celle en somme d’Uri et de Reuter de se rencontrer et de donner un nouveau souffle au versant économique, et en l’occurrence « corporatiste », de la révolution « communautaire ». À ce moment-là, le « pilier » de la constellation n’est plus Perroux mais bien Monnet, autour duquel gravite une équipe de techniciens, dont Reuter et Uri qui participent activement à l’élaboration du « Plan Schuman ».
Notes de bas de page
1Dieter Henrich, Konstellationen. Problème und Debatten am Ursprung der idealistischen Philosophie (1789-1795), Stuttgart, Klett-Cotta, 1991.
2Martin Mulsow, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », trad. par I. Kalinowski, Annales. Histoire, sciences sociales, 1, 2009, p. 81-109.
3Ibid., p. 81
4Ibid., p. 82.
5Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, op. cit., p. 287-413.
6Sur le mouvement « communautaire » belge, voir Geneviève Duchenne, Esquisse d’une Europe nouvelle. L’européisme dans la Belgique de l’entre-deux-guerres (1919-1939), Berne, Peter Lang, 2008 ; Id., « Les nouvelles relèves en Belgique francophone (1926-1936). Une source pour l’européisme ? », dans Olivier Dard, Étienne Deschamps (dir.), Les relèves en Europe d’un après-guerre à l’autre. Racines, projets, réseaux et postérités, Berne, Peter Lang, 2005, p. 105-132.
7J’emprunte l’expression à Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, op. cit.,
p. 206.
8Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, Paris, Aubier-Montaigne, 1935.
9Refusant la commodité du discours passéiste, Pierre Uri prône un « effort novateur de pensée » prenant acte du fait que « les conditions de la production nous sont imposées ». À son tour, Paul Reuter condamne la fascination simpliste pour un retour à « une Salente à la mode du jour », en faisant référence à Fénelon et à la cité idéale qu’il met en scène dans Télémaque. Quant à Emmanuel Mounier, c’est à la constitution d’un « nouveau Moyen Âge » qu’il consacre son ouvrage révolutionnaire.
10François Perroux, Théorie de la communauté, Paris, Domat-Montchrestien, 1942, p. 71.
11Ibid., p. 6.
12Sur la loi Le Chapelier, promulguée en France le 14 juin 1791, voir notamment Francine Soubiran-Paillet, « Comportements des autorités répressives à l’égard des corps professionnels de 1791 à 1830 », Déviance et société, 17/1, 1993, p. 1-17.
13Voir Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 47 : « Comte, Durkheim, tentatives essoufflées qui n’entraînent pas la machine. »
14François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 14.
15Ibid., p. 17, je souligne.
16Ibid.
17Ibid., p. 16.
18Sur la pénétration de finfluence allemande dans la pensée communautaire française, voir Gilbert Merlio (dir.), Ni gauche, ni droite. Les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l’entre-deux-guerres, Talence, Éditionsde la MSH d’Aquitaine, 1995 ; Hans-Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus, Michel Trebitsch (dir.), Entre Locarno et Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, Paris, CNRS Éditions, vol. 1, 1993.
19Rémy Prieur, « Mesure de la communauté », dans La communauté française. Cahiers d’études communautaires, vol. 1, Communauté et société, Paris, PUF, 1941, p. 29-61.
20Paul Reuter, « La communauté française », Jeunesse France, Cahiers d’Uriage, 3/29, mars 1942 (signé P. R.), p. 61-62.
21François Perroux, Des mythes hitlériens à l’Europe allemande, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1940.
22La Jugendbewegung renvoie au « Mouvement de jeunesse » allemand, collectif et commu- nautaire, qui reprend, dans les années 1920-1930, la tradition médiévale des clerici vagantes (les étudiants voyageurs).
23Christian E. Roques, (Re)Construire la communauté. La réception du romantisme politique sous la République de Weimar, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2015. Voir également Peter Gay, Le suicide d’une République : Weimar, 1918-1933, Paris, Gallimard, 1993.
24Je me réfère ici à la manière dont Aurélien Berlan définit la notion de Kulturkritik dans sa thèse intitulée La critique culturelle et la constitution de la sociologie allemande. Ferdinand Tonnies, Georg Simmel et Max Weber, soutenue le 1er octobre 2008. Voir également la version publiée de sa thèse : La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tonnies, Simmel et Weber, Paris, La Découverte, 2012.
25Ferdinand Tonnies, Communauté et société, trad. par J. Leif, Paris, PUF, 1944.
26Peter Gay, Le suicide d’une République : Weimar, 1918-1933, op. cit., p. 107. Comme le résume Pierre Uri dans « Mesure de la communauté » : « Le livre eut d’abord peu de succès. [...] C’est après l’autre guerre [la Grande Guerre] que les éditions se sont succédé et multipliées. »
27Rémy Prieur, « Mesure de la communauté », art. cité, p. 29.
28François Perroux, « Notre communauté », La communauté française. Cahiers d’études communautaires, op. cit., p. 5-6.
29Rémy Prieur, « Mesure de la communauté », art. cité, p. 29.
30Ibid., p. 30, je souligne.
31Ibid., je souligne.
32Cette tension s’ancre dans un débat plus général concernant la différence entre la solidarité « mécanique » et la solidarité « organique ». Sur ce point, voir notamment Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 2007.
33Dans les mots de Perroux : « Soit d’abord un assemblage matériel, par exemple une machine. Les différentes parties y sont ajustées suivant une loi qui procède de l’esprit qui a conçu la machine [...]. Son fonctionnement dépend de forces extérieures à l’ensemble. La machine vient-elle à s’user ou à se gripper ? Aucune force spontanée de compensation ou de réparation ne s’y révèle. [.] La machine est inerte et passive. » Soit maintenant l’assemblage d’une « unité organique » : « Il est caractérisé par un ensemble de fonctions et de relations réciproques des parties au tout. [.] Il réagit aux transformations et aux excitations qui lui viennent de l’extérieur. Si son équilibre intérieur est troublé, il a tendance à se rétablir. » Voir François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 34.
34Rémy Prieur, « Mesure de la communauté », art. cité, p. 31 : « Dans ses Manuscrits de 1844, Marx estime que l’essor des sciences de la nature, qui préfigurent selon lui l’industrie capitaliste, prépare l’émancipation humaine tout en en entraînant dans l’immédiat une profonde déshumanisation. »
35François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 112.
36Concernant le rapport ambigu qu’entretient la « révolution communautaire et personna- liste » avec le régime vichyste, voir Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, op. cit.
37Ibid., p. 7.
38Christian E. Roques, (Re)Construire la communauté, op. cit., p. 160.
39François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 141-153.
40Id., « Notre communauté », art. cité, p. 6.
41Ibid., p. 7.
42Ibid.
43Je fais ici référence à « l’universalisme romantique » d’Othmar Spann. Selon le philosophe et sociologue autrichien, seul « l’universalisme » centrifuge du modèle communautaire romantique est capable d’apporter une réponse crédible aux échecs de l’individualisme et du cosmopolitisme libéral. Il est la seule réponse possible à la décadence occidentale. Pour un commentaire exhaustif de l’universalisme romantique de Spann, voir Christian Roques, (Re)Construire la communauté, op. cit., p. 137-180.
44Voir Ferdinand Tonnies, Communauté et société, op. cit., p. 58 : « Les commerçants ou capitalistes [...] sont les seigneurs et les maîtres naturels de la société. La société existe pour leur volonté. Elle est leur outil. » Pierre Uri décrit cette « coalition » comme « une classe dressée pour la conquête ». Voir Rémy Prieur, « Mesure de la communauté », art. cité, p. 42.
45Paul Reuter, « Uriage », Jeunesse France, Cahiers d’Uriage, 29, mars 1942, p. 3-8.
46Othmar Spann, Der wahre Staat. Vorlesungen über Abbruch und Neubau der Gesellschaft, in Gesamtausgabe, vol. 5, éd. par Walter Heinrich, Rudolf Reim et al., Graz, Akademische Druck-und Verlagsanstalt, 1972 [1921].
47Ibid., p. 134. Sauf indication contraire, je conserverai la traduction que Christian E. Roques propose dans (Re)Construire la communauté, op. cit.
48« Cet anonymat du monde de l’on », comme le nomme Emmanuel Mounier dans Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 79.
49Paul Reuter, Les trusts, École nationale des cadres d’Uriage, 14, s.d. [1942], p. 1.
50Rémy Prieur, « Mesure de la communauté », art. cité, p. 40.
51Ibid.
52François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 112 : « Le libéralisme réduit l’activité sociale aux intérêts économiques. »
53On retrouve notamment cette démarche dans les travaux d’Emmanuel Mounier, pour qui « il n’y a société qu’entre membres distincts. Les deux hérésies de toute société possible sont la confusion et la séparation ». Voir Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, op. cit., p. 42.
54Ibid., p. 49.
55Selon les mots de Ferdinand TOnnies, voir Communauté et société, op. cit., p. 4 (« en ce sens général on pourra parler d’une communauté englobant l’humanité entière ») et p. 21 (« “concorde’, de concordia : comme une alliance cordiale et une entente »).
56La paternité de cette formule, qu’Emmanuel Mounier reprendra à plusieurs reprises par la suite, revient à Alexandre Marc dans « Demain ? Jeunesse allemande », Esprit, 5, février 1933, p. 726. Elle est consacrée peu de temps après dans « Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi », Esprit, 6, mars 1933.
57Voir Louis Dumont, « Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », dans Essai sur l’indi- vidualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1991.
58François Perroux, « Notre communauté », art. cité, p. 5 ; et Théorie de la communauté, op. cit., p. 11.
59Jacques Leclerc, De la communauté populaire, Paris, Éditions du Cerf, 1938.
60François Perroux déplorait déjà cette perte de sens du concept de communauté en France dans « Notre communauté », art. cité, p. 5 : « L’idée de communauté en France s’est à peu près perdue. Le mot a fait plongeon en même temps que la chose. »
61Id., Théorie de la communauté, op. cit., p. 11.
62Johann Gottlieb Fichte, « Huitième discours », dans Discours à la Nation allemande, trad. par A. Renaut, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 211-235.
63Ibid., p. 211.
64Ibid.
65Ibid.
66Si Perroux fait bien référence à l’idée d’« éléments fondamentaux antérieurs à toute volonté de l’homme », ceux-ci ne sont pas pour autant d’origine divine. Il s’agit de « l’appartenance à un même sang, à un même complexe historique, à une même espèce ». Voir Théorie de la communauté, op. cit.
67Sur les différentes « figures du peuple », voir Étienne Balibar, « Avant-propos. Son Nom est Légion », Tumultes, 40/1, 2013, p. 7-11.
68François Perroux, Théorie de la communauté, op. cit., p. 113.
69Voir Id., « Notre communauté », art. cité, p. 6 : « Les communautés naturelles, chez nous comme ailleurs, se sont dissoutes, ou plus exactement, affaiblies. Décomposées de l’intérieur, le capitalisme les a ébranlées. »
70On notera ici l’esthétique homophonique (concours/concurrence et coalition/corporation) qui n’est pas sans rappeler les « allitérations heureuses » (Pierre Uri) de TOnnies, pour qui les notions de Gefallen/Gedachtnis/Gewohnheit s’opposent à celles de Betracht/Beschluss/Begriff.
71François Perroux, La communauté française. Cahiers d’études communautaires, IV (« Com- munauté et économie »), Paris, PUF, 1942, p. 2.
72Id., Capitalisme et communauté de travail, Paris, Sirey, s.d. [1938], p. 72-73.
73Antonin Cohen, De Vichy à la communauté européenne, op. cit., p. 144.
74François Perroux, Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 7.
75Ibid., p. 18
76Id., Théorie de la communauté, op. cit., p. 130-132.
77Id., Capitalisme et communauté de travail, op. cit., p. 20.
78Id., Des mythes hitlériens à l’Europe allemande, op. cit., p. 233 : « L’un des ouvrages les plus significatifs de cette tendance est celui de Jünger, Der Arbeiter, Le Travailleur. L’auteur y dessine l’avenir d’une cité reconstruite par le travail. » À noter qu’il existe également une école française de l’idéologie corporatiste, qui se revendique notamment des contre-révolutionnaires René La Tour du Pin et Albert de Mun, à laquelle Perroux ou Uri ne font que très rarement référence. Sur ce point, voir Steven L. Kaplan, « Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », Le Mouvement social, 195, avril-juin 2001, p. 35-77.
79Christian E. Roques, (Re)Construire la communauté, op. cit., p. 170.
80Othmar Spann, Der wahre Staat, op. cit., p. 134.
81Martin Mulsow, « Qu’est-ce qu’une constellation philosophique ? Propositions pour une analyse des réseaux intellectuels », art. cité, p. 86.
82Citons entre autres : l’École de Chazeron (1941), qui s’adresse plutôt aux artisans, institu- teurs, universitaires et syndicalistes, et l’Institut national de formation légionnaire (1942) où l’on croise Yves Urvoy et François Perroux qui œuvrent à diffuser la doctrine de la Révolution nationale dans tout le pays au travers de la communauté légionnaire.
83Pierre Dunoyer de Ségonzac, « À la recherche des chefs », Jeunesse France, 21, 22 septembre 1941, cité dans Antoine Delestre, Uriage, une communauté et une école dans la tourmente, 1940-1945, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1989, p. 115. La « Révolution nationale » désigne l’idéologie officielle du Régime de Vichy (juillet 1940-août 1944). À noter qu’Uriage se démarque progressivement du gouvernement vichyste - auquel elle reproche sa politique collaborationniste - jusqu’à rejoindre la Résistance à la fin de l’année 1942.
84Bernard Comte, Une utopie combattante. L’Ecole des cadres d’Uriage 1940-1942, Paris, Fayard, 1991.
85Janine Bourdin, « Des intellectuels à la recherche d’un style de vie : l’École nationale des cadres d’Uriage », Revue française de science politique, 9/4, 1959, p. 1029-1045.
86John Hellman, The Knight-monks of Vichy France. Uriage 1940-1945, Montréal, McGill- Queens University Press, 1993.
87Janine Bourdin, « Des intellectuels à la recherche d’un style de vie : l’École nationale des cadres d’Uriage », art. cité, p. 1039.
88Ibid., p. 1032.
89Ibid., p. 1038.
90Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, op. cit., p. 75.
91Voir le Programme du stage de formation de l’École nationale des cadres d’Uriage en date du 14 décembre 1942, Archives départementales de l’Isère (Grenoble). Je me réfère ici au tableau que reproduit Antonin Cohen (ibid., p. 78-82).
92Ibid., p. 226.
93L’École est rattachée à la direction de la propagande de Secrétariat général à l’Information.
94Dominique Rossignol, Histoire de la propagande en France de 1940 à 1944. Lutopie Pétain, Paris, PUF, 2015.
95Le premier numéro de Cahiers de travaux (une revue éditée par l’IECS) publie une lettre que Pétain adresse à Bouvier-Ajam le 27 juin 1941 : « J’attache une importance toute particulière à la formation d’élites patronales, artisanales, ouvrières et paysannes possédant un idéal de fraternité française, une même conception de la structure des communautés de travail, du rôle et de la condition des diverses catégories de producteurs. »
96Maurice Bouvier-Ajam, L’œuvre culturelle de l’artisanat, Paris, Jean Lesfauries, 1942, p. 2-3. Voir également Steven L. Kaplan, « Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », art. cité.
97Steven L. Kaplan, « Un laboratoire de la doctrine corporatiste sous le régime de Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales », art. cité., p. 42.
98Maurice Bouvier-Ajam, L’œuvre culturelle de l’artisanat, op. cit.
99Sur Esprit, voir notamment Pierre de Senarclens, La revue Esprit, 1932-1941, Lausanne, L’Âge d’homme, 1974 ; et Michel Winock, Histoire politique d’Esprit, Paris, Seuil, 1975.
100Consacrée par l’ouvrage de Jean-Louis Loubet del Bayle (Les non-conformistes des années 1930. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Seuil, 1969), cette expression renvoie aux divers groupes de jeunes intellectuels qui voient le jour dans les années 1930 et ont pour objectif de sauver l’Europe d’une « crise de civilisation » en situant leurs mouvements en dehors des courant d’idées établis (communisme, fascisme, libéralisme, etc.).
101Revue créée en 1932 par André Poncet et Pierre-Olivier Lapie.
102Revue créée en 1933 par René Dupuis et Alexandre Marc.
103Revue crée en 1933 par Robert Aron et Arnaud Dandieu.
104Bernard Voyenne, « Proudhon et Sorel dans l’Ordre nouveau (1930-1937) », Mil neuf cent, 10, 1992, p. 77-85, ici p. 77.
105Comme le résume Alexandre Marc dans sa « Charte des fédérés » (1938) : « Une multitude de groupes ou de groupuscules travaillent obscurément, depuis quelques années, à restaurer en la renouvelant une mystique authentiquement française. Ces groupes que, faute d’un meilleur terme nous baptisons “non conformistes" ont élaboré quantité d’idées, de “plans” ingénieux, de projets féconds ; ils ont vraiment ouvert une troisième voie, au-delà du capitalisme et du communisme, aussi éloignée du désordre “démocratique” que de “l’ordre” dictatorial, une vie conforme aux traditions libertaires de la France, aux droits de la personne humaine et aux aspirations légitimes de notre époque. »
106Bernard Voyenne, « Proudhon et Sorel dans l’Ordre nouveau (1930-1937) », art. cité, p. 79.
107Voir Alexandre Marc : « Sans nous rattacher [...] le moins du monde à Proudhon, nous nous sentons spontanément proches de lui (de même que nous sommes proches de Sorel ou de Péguy sans être de leurs disciples) » (Ordre nouveau, 41, p. 60). Sur le rapport d’Ordre nouveau à Proudhon, voir Carole Bergami, « Des lignées proudhoniennes ? Sur les racines et sur la portée d’un européisme pluraliste “à la française” », dans Morten Rasmussen, Ann-Christina L. Knudsen (dir.), The Road to a United Europe : Interpretations of the Process of European Integration, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 23-38.
108Voir Charles Péguy, « L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude », Cahiers de la quinzaine, novembre 1905.
109Alexandre Marc, À hauteur d’homme. La révolution fédéraliste, Paris, « Je sers », 1948 ; Id., Du communalisme au fédéralisme intégral, Paris, La Fédération, 1948 ; en collaboration avec Robert Aron, Principes du fédéralisme, Paris, Le Portulan, 1948.
110Sur l’histoire de l’UEF, voir Sergio Pistone, The Union of European Federalists, Milan, Giuffrè, 2008.
111Fondé par Raymond de Becker en 1934, ce mouvement - élitiste, personnaliste et commu- nautaire - est lui-même issu d’Esprit nouveau, que le même Becker fonde en 1931 en hommage à Emmanuel Mounier. Force est alors de constater « l’air de famille » qui unit le mouvement belge Esprit nouveau aux mouvements français Esprit et Ordre nouveau.
112« Les 12 points de la charte d’Hertenstein », Le Document fédéraliste, 3, 15 janvier 1947, p. 2.
113Parmi les nombreuses constellations fédéralistes nationales qui participeront à cet événe- ment : le Movimento Federalista Europeo italien, la Europa Union allemande, le Federal Union britannique, etc. Pour de plus amples détails sur cet événement, voir Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, op. cit., p. 300.
114De La Haye et du ME naîtra en 1949 une organisation internationale, le Conseil de l’Europe, et non une « communauté » ou une « fédération » comme le souhaitaient les membres fon- dateurs de l’UEF.
115Alexandre Marc, Europe, terre décisive, Paris, Éditions du Vieux-Colombier, 1959, p. 37.
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