Toussaint à Milan, ou les images du rebelle de Saint-Domingue pendant les années de la Repubblica italiana (1802-1803)
p. 515-527
Texte intégral
1À la fin de l’année 1801, le Premier consul Bonaparte, profitant de l’indifférence de l’Angleterre, avec laquelle les négociations pour la paix avaient marqué de nets progrès, prépara l’expédition de Saint-Domingue afin de destituer Toussaint Louverture, le gouverneur noir ayant osé proclamer une constitution qui pouvait paraître au nouveau chef français un prélude à l’indépendance.
2Il n’est pas aisé de comprendre quelles étaient alors les vraies intentions de Bonaparte, habitué à moduler ses décisions sur la base de scénarios politiques toujours en évolution : il est certain qu’il désirait la paix avec l’Angleterre et le retour aux équilibres précédant la défaite française de la guerre de Sept Ans. Le retour de la Louisiane dans l’espace colonial contrôlé par Paris et la pacification de Saint-Domingue, auraient, dans ses pensées, complété la restauration de l’empire atlantique français. Sur ce point les groupes politiques étaient d’ailleurs à l’unisson en France. Les milieux les plus conservateurs pensaient que cela signifierait le retour de l’esclavage et par conséquent, l’élimination des reliquats de 1789, 1792, 1794 et 1795 encore présents dans la France de Bonaparte. Quant aux groupes radicaux, croyant à la solution d’une clôture de la révolution par un solde débiteur comme l’avait promis le Premier Consul, ils estimaient que le modèle républicain était appelé à s’élargir outre-mer. Ils désiraient orienter la lutte entre les empires atlantiques qui s’annonçait vers la redéfinition de l’échiquier américain.
3Les deux positions étaient représentées parmi les participants mêmes de l’expédition : le ministre de la Marine Denis Decrès ne doutait pas que la destitution de Louverture impliquait le retour de l’esclavage, mais le commandant de l’opération, Charles Leclerc, beau-frère de Napoléon, voulait seulement recouvrer les droits de la France sur la colonie sans remettre en question le décret d’abolition1. En revanche, tous étaient convaincus que la paix – une paix victorieuse qui aurait confirmé l’hégémonie française sur l’Europe continentale et rétabli l’équilibre atlantique avec l’Angleterre – devait passer par le retour de la stabilité politique à Saint-Domingue, ce qui explique le vif intérêt porté à cette expédition également dans l’opinion publique des républiques alliées.
4À Milan, capitale de la république cisalpine qui devait être dotée d’une nouvelle constitution par le biais de la convocation des Comices de Lyon, les journaux présentèrent l’entreprise de Bonaparte en rappelant que Toussaint – en occupant la partie espagnole de l’île et en donnant à la colonie une constitution sans en aviser le Premier Consul – s’était acheminé sur la voie de l’indépendance. Le gouverneur noir, en vérité, était une vieille connaissance des lecteurs du Corriere milanese, qui les avait informés autant de ses actions héroïques que des griefs émis contre lui. Le journal s’était occupé de Louverture dès 1794, lorsque la Lombardie était encore sous la domination de l’Autriche, car on l’avait accusé de trahir les troupes anglaises débarquées dans l’île et d’avoir permis aux Français de reprendre le contrôle de la colonie2. Il ne s’agissait que d’une allusion rapide au commandant noir des insurgés qui – redevenu fidèle aux Français – ne pouvait espérer les louanges d’une presse contrôlée par la police autrichienne.
5Tout changea à l’arrivée de Bonaparte en Lombardie. Le 19 mai 1796, quelques semaines après l’entrée des Français dans la ville, le même journal s’empressait de présenter le général noir sous une lumière bien différente de la précédente : Toussaint Louverture n’était plus désormais le rebelle ou le traître des accords avec les Anglais, mais plutôt un bon patriote qui avait été nommé gouverneur militaire de la colonie en vertu de ses mérites acquis sur le champ de bataille3. Dans la période suivante, le journal milanais s’alignait – il ne pouvait en aller autrement – sur la ligne politique établie par le gouvernement français et la fortune de Toussaint Louverture ne cessa plus de croître : présenté comme le principal adversaire des Anglais, on célébrait ses opérations militaires qui avaient contraint les Britanniques au retrait définitif de l’île. Louverture fut donc présenté comme l’incarnation de la politique de liberté entamée dans les colonies par le Directoire : il avait reconduit les révoltés dans les plantations, repeuplé la ville du Cap-Français – qui ne s’était pas encore rétablie des excès de l’insurrection – et avait redonné de l’élan à l’économie coloniale après des années désastreuses4.
6En même temps, la vivacité du débat politique français franchissait rapidement les Alpes, et les mises en garde contre Toussaint Louverture ne manquèrent pas dans le Corriere milanese. Les colonnes du journal relataient aussi les accusations d’un de ses plus grands adversaires, le général noir Etienne Mentor, qui, une fois élu au Conseil des Cinq-cents, avait dénoncé ses projets séparatistes5. Ses insinuations, portant sur un accord privé avantageux, fondateur des conditions de reddition très favorables octroyées aux Anglais, furent reprises pendant quelque temps par le journal milanais6. Ce dernier suivait attentivement les polémiques attisées par le commissaire Gabriel Hédouville, contraint par le gouverneur noir à renoncer à son office et à se lamenter, une fois rentré en France, de l’ambition de Toussaint Louverture pour l’indépendance de Saint-Domingue7.
7Cependant, au début de 1799 le Corriere milanese dût suivre les tendances des plus importants journaux français qui prônaient la nomination de Toussaint Louverture comme guide politique de la colonie. Dans une tribune des premiers jours de l’année, le journal s’occupait amplement du gouverneur noir, qu’on louait comme l’homme le plus apte à réduire la fracture dramatique ouverte par les esclaves depuis 1791. Noir et ancien esclave, Louverture était à même de parler à ses semblables avec un langage qu’aucun blanc n’aurait pu tenir, ce qui était censé démontrer le changement irréversible de la politique française dans le processus d’abolition de l’esclavage. Homme instruit, il était en mesure de dialoguer également avec les blancs et il savait sélectionner ses collaborateurs sur la base de leurs compétences et non sur la couleur de leur peau. De plus ses capacités militaires hors pair lui avaient permis de battre les Anglais et de restituer sa liberté à la colonie8.
8Par la suite les défaites françaises face à la deuxième coalition déterminèrent la chute de la République cisalpine, mais la fortune de Toussaint Louverture en Lombardie ne s’en consolida pas moins dans les mois suivants : le Corriere milanese, qui reprit ses publications sous l’œil vigilant du commissaire autrichien Luigi Cocastelli, trouva le moyen de le présenter comme le champion de la résistance face à la dérive révolutionnaire, en le peignant comme le défenseur des colons blancs contre les violences des noirs et comme un allié possible des Anglais. Dans la lutte armée qui l’opposait au mulâtre André Rigaud, le périodique milanais se rangea de son côté en accusant Rigaud d’être un produit de la France révolutionnaire9.
9Après l’été 1800, et le retour de Bonaparte en Italie, le journal n’insista pas sur le conflit entre Toussaint Louverture et Rigaud, qui était en cours dans la colonie française, attendant le dénouement de la guerre civile. Il y eut un retour d’intérêt après la défaite de Rigaud, lorsqu’il était évident que Toussaint Louverture était désormais le seul chef de la colonie.10 Dès lors le journal informa les lecteurs de ses actions, fluctuant encore quelques temps entre la compréhension bienveillante de la politique du gouverneur noir – dont le patriotisme pouvait s’avérer utile – et l’inquiétude face à ses choix orientés vers l’indépendance de la colonie11.
10Vers la fin de l’année 1801, après la diffusion de la nouvelle d’une prochaine expédition sur Saint-Domingue, on lâcha la bride, car le Corriere milanese expliqua combien la constitution donnée par le gouverneur noir à la colonie impliquait la prochaine indépendance de l’île12. Quelques jours plus tard, le journal dénonçait à nouveau l’action politique de Toussaint Louverture. Entretemps, à Lyon, à l’occasion des comices cisalpins promus par le premier consul, Bonaparte accepta que la république prenne le nom d’italienne, à la condition d’en être nommé président. Il imposait dans la foulée une constitution favorable au maintien d’un ordre social traditionnel dans la péninsule. Le vice-président Francesco Melzi d’Eril, un noble qui ne cultivait pas d’idées radicales, redonna du souffle à ceux qui attendaient anxieusement la paix avec l’Angleterre pour mettre fin à la période interminable des guerres révolutionnaires. Dans ces conditions, l’expédition de Saint-Domingue semblait un pas nécessaire qui aurait clos, à son tour, une période de renversement anormal de l’ordre traditionnel et hiérarchique découlant de la révolution. La crainte qu’un homme de couleur puisse proclamer l’indépendance de la colonie et de concert remettre en question la suprématie raciale des blancs, constituait un défi presque contre nature dont le journal milanais devait s’emparer. Le gouverneur noir devenait un exemple dramatique de la dérive sociale et morale amorcée par le fanatisme aveugle des philanthropes prêchant l’abolition de l’esclavage13.
11Ainsi, dès janvier 1802 le Corriere milanese, rapportant des nouvelles de Londres et pensant que l’action de Bonaparte avait été concertée avec les Anglais, se prononça ouvertement en faveur du retour de l’esclavage14. Paris déconseilla très tôt de maintenir cette position : pendant la traversée des troupes vers Saint-Domingue, le Corriere milanese donna la nouvelle de la rébellion de Hyacinthe Moise, neveu de Toussaint Louverture, en louant son oncle qui n’avait pas hésité à décréter sa mort15. La décision de défendre les colons blancs face à la convoitise de quelques noirs enragés lui apporta par conséquent un nouveau crédit de la part du Corriere milanese. Apparemment, le journal ne doutait pas de la fidélité du gouverneur noir envers le Premier Consul16, jusqu’au moment où on apprit que le général Henri Christophe, affirmant agir au nom de Toussaint Louverture, tenta d’empêcher le débarquement de la flotte et, en riposte, mit le feu au Cap Français17. Dès lors le Corriere milanese se désolidarisa définitivement de Toussaint Louverture, évoquant ses accords secrets avec l’Angleterre18, son exécrable décision de refuser les offres de Bonaparte présentées par ses fils de retour de la France19, et son opiniâtre volonté de combattre les troupes de Leclerc. La conclusion du journal milanais était lapidaire.
À Saint-Domingue de grands maux ont été commis, et il y a de grands maux à réparer, mais la révolte est de plus en plus réprimée. Toussaint sans places, sans argent et sans armée n’est plus qu’un brigand qui erre par les monts avec d’autres brigands que nos vaillants chasseurs poursuivent et qu’ils auront bientôt rejoints et détruits20.
12Sous peu la capture de Toussaint Louverture sembla clore les hostilités et restituer Saint-Domingue aux Français : à Milan on décida de ne plus parler de lui, en reprenant seulement les nouvelles laconiques provenant de Paris, signalant son arrivée en France et son emprisonnement21.
13Toutefois, la sortie de scène du gouverneur, on le sait, ne mit pas fin à la révolte, mais rendit au contraire encore plus tragique l’affrontement militaire : la rébellion de Jean-Jacques Dessalines, à qui se joignirent de nombreux généraux mulâtres, sonnait comme une preuve de l’exemple néfaste de Toussaint Louverture qui avait remarquablement renforcé l’esprit de résistance des noirs.
14Pour cette raison, on publia à Milan la traduction de la Vie privée, politique et militaire de Toussaint Louverture, par un homme de sa couleur, un ouvrage ouvertement favorable au retour de l’esclavage dans les colonies, où le gouverneur noir était représenté d’un côté comme un homme méritant la mort pour avoir fomenté la révolte, en faisant croire aux noirs que l’abolition de l’esclavage était possible et de l’autre – en fonction d’une vision fort traditionnelle des relations sociales – on tissait les éloges de sa réforme agraire ayant favorisé le retour rapide aux plantations abandonnées par les travailleurs22. La traduction, très fidèle au texte d’origine, était précédée d’une courte introduction expliquant les raisons de cette publication : on voulait faire connaitre à tout le monde la nature fourbe et dangereuse de Toussaint Louverture, tout en exprimant le vœu que la paix, désormais rétablie en Europe, puisse aussi atteindre cette colonie lointaine23.
15Le dénouement des opérations militaires et surtout les grandes capacités de résistance des noirs rebelles contribuèrent à entretenir l’intérêt pour Toussaint Louverture, même après sa mort. En 1803 parut à Milan le récit d’un voyage à Saint-Domingue de Carlo Mantegazza, un milanais affirmant avoir assisté aux comices de Lyon et s’être rendu à Nantes pour, de là, s’embarquer en direction de la colonie24. L’ouvrage était dédicacé au vice-président Melzi d’Eril et avait pour but de faire connaître la situation réelle de Saint-Domingue, où l’épidémie de fièvre jaune avait tué Leclerc et fauché les troupes françaises. Dans son voyage – de Lyon à Saint-Domingue – Mantegazza aspirait à trouver la paix, par ailleurs rétablie à Milan, où la présidence de Napoléon assurait un régime à l’abri désormais de toute turbulence politique. D’après Mantegazza, cette pacification, à juste titre, était proposée outre-mer par les soldats français, appelés à ramener à la raison des noirs fascinés de façon aveugle par le discours radical de la révolution. Pourtant, il a été démontré que Mantegazza n’avait jamais quitté Milan25 : lecteur passionné de littérature de voyage, il avait déjà consigné des périples très probablement fictifs. Dans le cas de Saint-Domingue, il s’était fondé sur les descriptions de l’île du baron Franz Wimpffen et de Moreau de Saint-Mery pour réaliser un ouvrage que Lothrop Stoddard – auteur d’une histoire de la Révolution française à Saint-Domingue aux traits ouvertement racistes, mais de grande érudition (l’auteur ayant lu toute la bibliographie alors disponible) – liquida en le définissant, non sans raison, par un laconique « superficial26 ».
16Dans cet ouvrage, organisé comme un roman épistolaire, on pouvait lire une lettre sur la figure de Toussaint Louverture et son héritage politique, et malgré ce contexte, on constate aisément que Mantegazza avait lu attentivement la Vie privée tout juste traduite en italien. Les phrases sur le gouverneur noir se caractérisaient par une double interprétation de son action politique : d’une part l’admiration de ses qualités, qui d’esclave l’avaient porté à devenir gouverneur, en renversant ses adversaires sur le champ de bataille et en subjuguant culturellement les noirs, reconduits à la raison (et aux plantations) après l’abolition de l’esclavage ; d’autre part on mettait en évidence sa trahison, son ambition aveugle l’ayant porté, lui qui était noir, à refuser les généreuses propositions de Bonaparte tentant une conciliation avec tous les blancs27.
17Ainsi la perception italienne de Toussaint Louverture restait suspendue entre l’admiration pour ses qualités – il était parvenu en fin de compte à « repacifier » les noirs tandis que tous les blancs envoyés dans la colonie avaient échoué – et sa vaine et folle ambition de s’opposer à Bonaparte. Il est presque inutile de constater que le racisme prévalait dans ces lectures car on lui reconnaissait des talents uniquement pour démontrer la folie de son action : il restait au fond un barbare ayant osé défier la puissance civilisatrice du blanc européen.
18Cela pourrait sembler étrange, mais en Italie – comme en France d’ailleurs – les avis sur Toussaint Louverture se firent encore plus calomnieux de la part de ceux qui étaient à gauche dans l’échiquier politique, et qui considéraient le pouvoir civilisateur de la République comme le vrai moteur de l’abolition de l’esclavage. L’exemple le plus frappant à ce propos nous est offert par la Vie de Toussaint Louverture de Jean-François Dubroca, parue à Paris en 1802, et qui eut un grand succès en France. L’auteur, au passé d’ultrarévolutionnaire, y dénonçait l’hypocrisie du gouverneur noir ayant entamé des négociations secrètes avec les Anglais pour l’indépendance de la colonie, mais il répétait sa confiance dans l’œuvre civilisatrice du décret d’abolition de l’esclavage28. L’auteur anonyme de la Vie privée critiqua l’ouvrage de Dubroca, en l’accusant d’être un émule du milieu ultrarévolutionnaire regroupé autour de Léger Sonthonax29. Le différend – cela va sans dire – concernait justement l’avis de Dubroca sur l’esclavage considéré comme une coutume barbare que le pouvoir civilisateur du républicanisme avait tenté de bannir de la scène des colonies. Selon les adversaires de Dubroca le décret d’abolition avait stimulé les prétentions inadmissibles des noirs. Ce débat aux tons parfois âpres entre ces deux factions politiques qui, tout de même, soutenaient le Consulat et l’expédition vers Saint-Domingue, franchit les Alpes, car Vincenzo Lancetti, un patriote au passé de fervent démocrate30, composa un poème de huit cents vers libres en deux chants sur les évènements de Saint Domingue. À l’époque, cet écrit demeura sous la forme d’un manuscrit, évidemment à cause de la défaite subie par les troupes françaises. Lancetti nous informe qu’il avait entamé la révision finale de l’œuvre le 2 avril 1803 et l’avait terminée peu de temps après le 4 mai. Malgré la déroute française prévisible, Lancetti accordait beaucoup de confiance à son travail, car il avait insisté auprès de Ugo Foscolo, le plus grand poète italien de l’époque napoléonienne et son collaborateur au Ministère italien de la guerre, pour qu’il révise ses vers31.
19Le poème, intitulé Haiti o l’isola di Sandomingo, resta longtemps inédit, jusqu’à sa redécouverte, au lendemain de l’unification italienne, par un érudit animé d’une forte passion patriotique, Damiano Muoni32. Il le fit lire à Cesare Cantù et Lodovico Corio, deux autres hommes de lettres milanais, qui en promurent la publication : ainsi l’œuvre de Lancetti parut dans La Vita nova, un journal littéraire milanais, comme un poème feuilleton à partir de 1876. Dans l’Italie au lendemain de la défaite de Napoléon III de Sedan, le baromètre politique se trouvait au plus bas en défaveur de la France et les promoteurs de la publication du poème de Lancetti visaient par conséquent à dénoncer les iniquités perpétrées par les Français dans la colonie, comme dans tous les autres pays traversés par les armées révolutionnaires. On vantait, en revanche, les mérites de Toussaint : l’homme, ayant disposé d’une manière généreuse du pouvoir conquis par les armes et ayant rétabli la paix dans la colonie, en contraignant les noirs révoltés à retourner au travail dans les plantations avec des salaires plus honorables, avait protégé les propriétés foncières des blancs et favorisé le commerce. De plus, il avait donné à la colonie une constitution semblable à celle de l’an VIII. Seule la prétention de Bonaparte d’imposer ses choix impliqua l’envoi d’une expédition militaire, débouchant sur une guerre cruelle dans laquelle les Français seulement s’étaient distingués par leur brutalité et leur cruauté33.
20Cependant le but de Lancetti n’était pas de mettre en évidence le comportement violent des troupes françaises. Ses vers visaient plutôt à magnifier la paix obtenue par l’Europe entière grâce à l’action victorieuse de Bonaparte et présentait Toussaint Louverture comme le principal obstacle au retour de la puissance française en Amérique. De façon tout à fait opposée aux considérations de ses futurs éditeurs, Lancetti visait à soutenir l’expédition militaire et la punition de Toussaint Louverture.
21Le poète imaginait que la déesse de la paix l’avait fait monter sur son char pour le conduire dans le dernier pays du monde encore en guerre : pendant le voyage la divinité évoquait les cruautés des conquérants et les tragiques évènements de Saint-Domingue, elle-même, depuis trop longtemps ébranlée par la révolte des esclaves noirs. Arrivée sur l’île, la déesse, toujours accompagnée du poète, se transformait en Télémaque, populaire maire du Cap Français qui jouissait de l’estime unanime de ses semblables tout comme des Français et exhortait le commandant des troupes républicaines, Jean Baptise Rochambeau, à imiter la générosité de Bonaparte. Les noirs rebelles étaient presque réduits au néant, les Américains se gardaient bien de leur fournir des approvisionnements, tandis que les Anglais, ne voulant sans doute plus respecter les accords d’Amiens, ne pouvaient faire grand-chose en leur faveur. Les colons eux-mêmes, gravement responsables des désordres de Saint-Domingue, étaient à leur tour incités à la paix, ce qui nécessitait un geste de générosité et aurait permis aux noirs de déposer les armes. Néanmoins Rochambeau rechignait à le faire : il évoquait les vaines tentatives de pacifications accomplies par Leclerc, les louches manœuvres de Toussaint Louverture, la mort de nombre de soldats français victimes de ses tromperies et la nécessité de poursuivre la guerre jusqu’à l’élimination complète des insurgés.
22La déesse, après avoir planté un olivier, symbole augural de la concorde rénovée, se rendait de l’autre côté de l’île, au camp des noirs et, toujours en simulant d’être Télémaque, elle proposait à Christophe de se rendre en ayant confiance dans la générosité de l’adversaire. Cependant, le commandant noir, malgré le regret de ne pas avoir suivi les conseils de Toussaint Louverture et de ne pas s’être accordé lestement avec Leclerc, pensait qu’il était trop tard désormais et qu’il fallait poursuivre la guerre car le climat et la conformation des lieux joueraient en sa faveur et lui permettraient de prendre le pouvoir sur l’île. Étonnée par cette réponse de Christophe, qui préférait se donner la mort plutôt que de se rendre, la déesse plantait une fois de plus un olivier comme geste propitiatoire avant de rentrer en Europe avec le poète, étant sûre que Bonaparte, du haut de sa grande sagesse, prendrait directement en main l’affaire et lui permettrait bientôt de gouverner ce pays.
23L’exaltation du génie du Premier Consul est donc prédominante dans tout le poème, mais les accusations réservées à Toussaint Louverture n’impliquaient pas que le poète était favorable au rétablissement de l’esclavage. Sont insérés en exergue à ses rimes trois vers tirés de La Pitié juste parue de Jacques Delille34 – « O champ de Saint-Domingue ! O scènes exécrables ! […] Ah que les deux partis écoutent la pitié ! qu’entre les deux couleurs renaisse la pitié !35 » – qui, ainsi remis en valeur, proposaient une nouvelle rencontre entre blancs et noirs. Toussaint Louverture, distingué des autres noirs, était désigné comme unique responsable de la tournure des évènements.
24En effet, dans le poème, le gouverneur était dépeint comme l’authentique tyran de l’île s’étant emparé du pouvoir avec astuce, ayant écarté tous les envoyés de la France et même ayant osé faire face au premier consul. Ses ambitions étaient la cause des malheurs de la colonie, sa soif de pouvoir l’ayant porté à tout sacrifier pour le conserver. Cette représentation de Toussaint Louverture tel un traître à la République, s’étant aussi opposé à Étienne Polverel et Sonthonax à qui les noirs devaient l’abolition de l’esclavage, dénotait une position très différente de ceux qui, tout en soutenant le retour à l’esclavage, avaient loué son habilité à maitriser les noirs et les renvoyer aux travaux des champs. Lancetti le soulignait également, lorsqu’à la fin de son poème, énumérant tous les personnages de son ouvrage, il esquissait de Toussaint Louverture le profil suivant :
à son ambition et à son hypocrisie on doit tous les malheurs de la colonie, et la guerre présente, son comportement le rapprochait de la foule des petits ambitieux, bien que quelques-uns lui reconnaissaient des talents extraordinaires36.
25Le poème de Lancetti nous révèle bien que, à Milan aussi, il y avait donc des partisans résolus de Bonaparte, bien attachés aux idées démocratiques et à l’abolition de l’esclavage, qui imputaient à Toussaint Louverture la responsabilité, par son comportement hostile à la République, d’avoir fait avorter l’expérience d’une société multiraciale proposée par le Directoire.
26C’était là un point de vue destiné à s’effondrer sous le poids des évènements à la chute du premier Empire. Le mouvement national italien du xixe siècle, caractérisé par un vif anti-napoléonisme, s’engagea très tôt dans la réhabilitation de Toussaint Louverture. D’une manière étrange ce fut justement un ancien jacobin, Giuseppe Compagnoni37, qui entama le processus de réévaluation du gouverneur noir dans un ouvrage publié en plusieurs volumes entre 1820 et 1822 et dédié à l’histoire de l’Amérique lorsqu’il considéra sous une lumière favorable les actions de Louverture que jadis ses anciens compagnons – et probablement lui-même – avaient considérées comme un acte de trahison. Désormais Toussaint était présenté comme un libérateur de la colonie, occupée par les troupes françaises. Son but ultime avait toujours été l’indépendance, comme le prouvait la Constitution qu’il avait octroyée et qui lui valut les reproches de Bonaparte.38. La voie était ainsi frayée pour la diffusion d’une interprétation positive de Toussaint Louverture, circulant durant la deuxième moitié du xixe siècle, celle d’un homme qui forgea, lors d’une rébellion d’esclaves, un nouvel ordre fondé sur des dispositions justes qui, pour quelques temps encore, furent bâillonnées par la tyrannie de Napoléon.
Notes de bas de page
1Voir Philippe Girard, « Napoléon Bonaparte and the Emancipation Issue in Saint-Domingue, 1799-1803 », French Historical Studies, 32, 2009, p. 587-98.
2Toussaint « qui avait rendu le district de Gonaives à M. le colonel Brisbane a abusé de sa confiance et il a trahi […] il a repris la guerre […] et tout le pays que nous pensions aux mains des Anglais est désormais passé aux Français », Corriere milanese, 86, 27 octobre 1794, p. 717-718.
3Ibid., 64, 11 août 1796, p. 520.
4Ibid., 58, 19 juillet 1798, p. 459 et 465.
5Ibid., 60, 26 juillet 1798, p. 479.
6Voir sur les accusations concernant les projets indépendantistes de Toussaint Louverture les reportages de l’ile parus vers la fin de l’année : ibid., 84-85, 22 octobre 1798, p. 642 ; 86-87, 29 octobre 1798, p. 652 et 102-103, 24 décembre 1798, p 819.
7Ibid., 1, 3 janvier 1799, p. 1.
8Ibid., 4, 14 janvier 1799, p. 26.
9Ibid., 50, 24 juin 1799, p. 408.
10Ibid., 82, 13 octobre 1800, p. 672 et 86, 27 octobre 1800, p. 708.
11Ibid., 88, 3 novembre 1800, p. 725.
12Ibid., 86, 26 octobre 1801, p. 704 : « La République de Toussaint Louverture […] est un exemple très dangereux et ses effets pourraient s’étendre aux autres îles qui ont trouvé leur richesse par le biais de l’esclavage des noirs ».
13« Ce célèbre noir a été élevé par un curé de Saint-Domingue qui lui a appris aussi le latin. Il s’agit d’une chose très rare dans une classe d’hommes qui n’a jamais été capable d’apprendre le français. […] Toussaint a du bon sens et des compétences, mais il manque de fermeté dans la prise de décisions. Il est indécis, timide […]. Il aime être flatté et ceux qui l’entourent lui rendent un bon service : une généalogie a été construite pour lui qui le fait descendre d’un des anciens rois du Congo et cela ne le dérange pas ». Ibid., 91, 12 novembre 1801, p. 741.
14« La marche du gouvernement français a été régularisée et suggère la fin de l’esprit révolutionnaire ; maintenant on voit […] des vues réparatrices qui sont tout à fait opposées à celles qui ont accompagné et suivi les troubles en Guadeloupe et à Saint-Domingue. Les esclaves eux-mêmes se détachent des idées folles que la philanthropie imprudente avait jetées dans leur tête grossière. Semblable à la mer que les vents ont soulevée sur le rivage et qui rentre dans ses limites lorsque la tempête a cessé de tourmenter ses vagues, le nègre, sur lequel l’influence étrangère n’agit plus, retourne à ses devoirs et spontanément rentre dans ses devoirs traditionnels ». Ibid., 3, 11 janvier 1802, p. 17-8.
15Ibid., 12, 11 février 1802, p. 92.
16Ibid., 17, 1 mars 1802, p. 136.
17Ibid., 24, 25 mars 1802, p. 194.
18Ibid., 25, 29 mars 1802, p. 203.
19Ibid., 35, 3 mai 1802, p. 292.
20Ibid., 39, 17 mai 1802, p. 327.
21Ibid., 69, 30 août 1802, p. 576.
22Vie privée, politique et militaire de Toussaint-Louverture, par un homme de sa couleur, Paris, Magasin de Librairie, [1802]. Voir à ce propos les considérations de Charles Forsdick, « Situating Haiti. On Some Early Century Representations of Toussaint Louverture », International journal of Francophone studies, 10, 2007, p. 25.
23« Que les lecteurs acceptent de bon gré cette œuvre. Que les actions des armées françaises puissent correspondre pleinement à nos vœux ! Que la Paix heureuse qui maintenant règne en Europe puisse aussi s’établir bientôt dans ces pays désolés », dans Vita privata, politica e militare di Toussaint Louverture, scritta da un uomo del suo colore, Milano, Stamperia francese e italiana a San Zeno, 534, 1802, p. iv.
24Carlo Mantegazza, Viaggio del cittadino Carlo Mantegazza milanese a Santo Domingo nell’anno 1802, Milan, Stamperia e fonderia del genio tipografico, 1803.
25Voir à ce propos : Edoardo Calderan, L’immagine della rivolta di Santo Domingo. L’esempio di Carlo Mantegazza e del suo “Viaggio… a S. Domingo, mémoire de maîtrise sous la direction de Antonino De Francesco, Université de Milan, 2009, p. 139-157
26Lothrop Stoddard, The French Revolution in San Domingo, Boston/New York, Hougthon Mifflin, 1914, p. 402.
27Edoardo Calderan, L’immagine della rivolta di Santo Domingo, op. cit., p. 105-121.
28Louis Dubroca, La Vie de Toussaint Louverture, chef des noirs insurgés de Saint-Domingue [Paris], s.n., [1802]. Sur Dubroca et ses attitudes racistes qui coexistent avec le républicanisme, voir : Chris Bongie, Friends and Enemies. The Scribal Politics of Post/Colonial Literature, Liverpool, University Press, 2009, p. 69-74 ; Deborah Jenson, « Jean-Jacques Dessalines and the African Character of the Haitian Revolution », William and Mary Quarterly, 3, 2012, p. 624-627 ; Marlene L. Daut, Tropics of Haiti. Race and the Literary History of the Haitian Revolution in the Atlantic World, 1789-1865, Liverpool, Liverpool University Press, 2015, p. 69-70. Voir aussi, plus recemment encore, Antonio de Francesco « A Racist Revolutionary: the Literary Career of Jean-François Dubroca as a Propagandist of the French Consulate, 1800-1804 », La Révolution française, 22, 2022 [en ligne:https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lrf/6347].
29« Nous l’avons lu, et nous ne l’avons considéré que comme une diatribe virulente composée par Santonax ou ses créatures », dans Vie privée, politique et militaire de Toussaint-Louverture, op. cit., p. 10.
30Sur le patriote italien Vincenzo Lancetti, au profil ultra-démocratique, voir : Gianluca Albergoni, « Un letterato cremonese nella temperie della storia : la vicenda di Vincenzo Lancetti tra ancien régime e rivoluzione », dans Carlo Capra (dir.), Storia di Cremona. Il Settecento e l’età napoleonica, Crémone, Banca cremonese credito cooperative, 2009, p. 380‑411.
31Voir à ce propos : Ugo Foscolo, Scritti letterari e politici dal 1796 al 1808, éd. de Giovanni Gambarin, Firenze, Le Monnier, 1972, p. LXXXII-LXXXIV.
32L’écriture coup de poing de Lancetti ne laisse pas de doute sur la paternité du poème et certifie que l’ouvrage avait été terminé en 1803. Il est cependant possible qu’il s’agisse d’une seconde rédaction ou d’une simple transcription faite alors que le nom de la république noire était déjà connu.
33Ludovico Corio, « Cenni sulla guerra di’Haiti », La vita Nuova, I, 1876, t. 1, p. 35.
34L’ouvrage paru le 20 février 1803 comme annoncé par les éditeurs le 30 nivôse 11 dans le Journal typographique et bibliographique, vi/16, 1803, p. 127.
35Jacques De Lille, La pitié, Paris, Giguet et Michaud, 1803, chant I, p. 33, et p. 34 les deux derniers vers.
36Voir Eridanio Cenomano [Vincenzo Lancetti], Haiti o l’isola di Sandomingo, Biblioteca nazionale Braidense de Milan, Manoscritti, AC. IX.1. fol. 60 r.
37Voir à ce propos Sante Medri, Giuseppe Compagnoni, un intellettuale tra giacobinismo e Restaurazione, Bologne, Edizioni Analisi, 1993 ; Marcello Savini, Un abate « libertino » : le memorie autobiografiche e altri scritti di Giuseppe Compagnoni, Lugo, Banca del Monte di Lugo, 1988. Voir aussi : Guiseppe Compagnoni, Memorie autobiografiche, per la prima volta edite, édité par Angello Ottolini, Milan, Treves, 1927.
38Guiseppe Compagnoni, Storia dell’America in continuazione del compendio della storia universale del sig. conte di Segur, Milan, Società dei classici italiani, 1822, t. 19, p. 208-16. Voir aussi : Carlo Morandi, « Giuseppe Compagnoni e la Storia dell’America », dans Annali della R. Scuola Normale Superiore di Pisa, Série II, 8, 1939, p. 253-61.
Auteurs
Antonino De Francesco est professeur d’histoire moderne à l’Université de Milan. Parmi ses publications récentes : La guerre de deux cents ans. Une histoire des histoires de la Révolution française, Paris, Perrin, 2018.
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