Information juridique et mémoire du droit : la frontière anglo-écossaise à la fin du Moyen Âge
p. 361-372
Note de l’auteur
L’auteur désire reconnaître l’aide généreuse du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada pour la recherche entreprise pour cet article. La traduction a été assurée par Teva Vidal de l’Université d’Ottawa et revue par Michel Hébert.
Texte intégral
1En octobre 1371, Henri Percy, gouverneur (warden) de la marche orientale, écrivait au chancelier d’Angleterre pour réclamer l’arrestation et la détention de sir Hugh Dacre jusqu’à ce que ce dernier garantisse le paiement d’une somme de 100 livres que ledit Percy avait payée au comte écossais de Douglas afin de « maintenir la trêve »1. Dans sa lettre, Percy mentionnait que Dacre avait été condamné par « des assises solennelles composées d’Anglais et d’Écossais » et que son refus de payer la somme en question menaçait la trêve en cours. Nous ne savons pas si, en fin de compte, Percy récupéra ses 100 livres. Ce qui importe ici, ce sont les renseignements que nous donne cette lettre sur l’existence de tribunaux sur la frontière nord de l’Angleterre, et sur les moyens mis en œuvre pour régler les conflits transfrontaliers. La lettre est d’une valeur inestimable car elle fait partie d’un assez maigre corpus de documents témoignant du fonctionnement de ces tribunaux et du recours tout à fait exceptionnel, au xive siècle, à des jurys mixtes transfrontaliers. Le présent exposé traite du recours à ces jurys mixtes, et de façon plus générale, de l’existence de coutumes régissant le recours à de tels jurys. Nous y examinerons l’histoire de ces jurys et l’utilisation qu’ils font de la coutume aux xiiie et xive siècles. Nous suggérons que les membres de ces jurys invoquaient une « coutume » qui, ironiquement, était elle-même en constante évolution. Nous examinerons en outre, quoique très sommairement, le rôle de la couronne anglaise dans le façonnement des perceptions des habitants des régions du Nord par rapport au droit frontalier et aux coutumes qui y étaient associées.
2Pendant la plus grande partie du xiiie siècle, l’Angleterre et l’Écosse ont entretenu des relations cordiales. Il se produisait, à l’occasion, des affrontements et des incidents diplomatiques, en lien avec la frontière entre les deux royaumes. Cependant, il ne s’agissait en général que d’incidents mineurs. Le mariage, en 1251, d’Alexandre III avec Margaret, fille du roi Henri III d’Angleterre, avait inauguré une « longue période de paix et d’excellentes relations entre les deux royaumes »2. Cette situation harmonieuse connut une fin abrupte au cours de la dernière décennie du siècle, lorsqu’Édouard Ier entreprit de conquérir l’Écosse par une longue campagne qui, en fin de compte, s’avéra un échec. La guerre éclata ouvertement en 1296 et, bien que la souveraineté du plus petit royaume ait été confirmée par traité en 1328, l’hostilité entre les deux royaumes perdura jusqu’à la fin du Moyen Âge et même bien au-delà. L’un des nombreux effets de cette guerre fut l’élaboration d’une tradition juridique permettant de régler les infractions associées à la frontière, c’est-à-dire celles auxquelles étaient mêlés des sujets des deux couronnes. Il n’est pas facile de reconstituer l’historique des coutumes et du droit propres à la frontière entre Angleterre et Écosse, car il ne subsiste aucun ensemble de documents, juridiques ou autres, qui les décrivent de manière explicite. Cependant, il est assuré que ce droit fut élaboré dans le contexte d’un jeu de facteurs concurrents, rarement complémentaires. Au premier rang de ceux-ci figurent les démarches entreprises au même moment par Édouard Ier d’Angleterre en vue d’imposer l’uniformité du droit et de la procédure sur les régions les plus septentrionales du royaume et, à partir des années 1290, d’imposer son autorité personnelle sur l’Écosse.
3Le jury mixte est un aspect encore méconnu du droit anglais. Selon un ouvrage récent, les premières références au jury spécial dans les statuts remontent au début des années 1350. De telles dispositions « ont rendu officielles des pratiques déjà en cours au sein des tribunaux locaux et, dans certains cas, au sein des tribunaux royaux »3. De fait, dans le nord de l’Angleterre, on réunissait couramment ce type de jury depuis une centaine d’années déjà. En 1245, un conflit éclatait dans les territoires frontaliers, entre le petit prieuré de Carham et un Écossais du nom de Bernard de Hadden, au sujet de terres réclamées par les deux parties4. Le litige portait sur la délimitation des « marches véritables et anciennes » entre les royaumes, mais il était éclipsé par la question plus importante de l’autorité compétente en matière de règlement des conflits frontaliers. En octobre 1245, Henri III envoya le shérif du Northumberland, Hugh de Bolbec, à Reddenburn, en vue d’y organiser un parcours du territoire (perambulation of the territory)5. Un jury mixte composé de six chevaliers anglais et de six chevaliers écossais fut réuni, mais l’exercice dégénéra en indignes chicanes. Selon Bolbec, les jurés écossais « étaient en total désaccord [...] et contredisaient » le témoignage de leurs homologues anglais6, et rien ne fut conclu. Une autre rencontre, tout aussi mouvementée, eut lieu l’année suivante7.
4Deux ans plus tard, le recours à un jury spécial donna des résultats plus tangibles. En novembre 1248, Alexandre II envoyait des émissaires à la cour d’Angleterre pour déposer une plainte à l’effet que les lois et coutumes de la marche, « jusqu’ici respectées, ne l’étaient désormais plus »8. L’une des parties lésées était un Ecossais d’un certain rang, Nicholas de Soules qui, disait-on, avait été illégalement accusé de vol devant un tribunal anglais par Robert de Gressop. De nouveau, six chevaliers anglais furent envoyés sur les rives de la rivière Tweed pour y rencontrer un nombre égal de représentants écossais. Selon leur verdict, Soules avait été assigné à tort devant la justice du roi d’Angleterre. Selon eux, conformément à « la coutume ancienne et équitable », les délits commis par les ressortissants d’un royaume sur le territoire de l’autre ne devaient pas être jugés « ailleurs que dans la marche ». Derrière l’évidente ambiguïté de cet énoncé, il semble que, si les tribunaux évoqués devaient être présidés par des juges de l’un ou l’autre royaume (en toute probabilité, les shérifs), le règlement de tels différends supposait l’intervention d’un groupe mixte de jurés. À cette occasion, on a pu s’inspirer, jusqu’à un certain point, des procédures adoptées pour les perambulations de 1245 et de 1246, malgré le fait que celles-ci n’avaient pas produit un verdict unanime. Il importe de noter, cependant, que l’affaire Soules portait sur le vol. Manifestement, on considérait que « la coutume ancienne et équitable » régissant les infractions frontalières s’étendait non seulement à ce que nous désignerions aujourd’hui comme affaires civiles, mais également aux affaires criminelles.
5En 1248, cependant, ni Alexandre II ni Henri III ne formulaient en des termes explicites ces lois et coutumes en vigueur dans les marches et revendiquées, au cours des années précédentes, par leurs ressortissants. Au printemps de Tannée suivante, par conséquent, on constitua de nouveau un jury dans les marches, composé cette fois de vingt-quatre chevaliers anglais et écossais, dont certains avaient participé aux difficiles perambulations de 1245 et 1246, et d’autres avaient fait partie du jury réuni en 12489. À cette occasion, les jurés formulèrent un code des lois, qui devait, de façon systématique, rappeler l’usage ancien des marches de l’un et l’autre royaume en matière de délits transfrontaliers10.
6La prétendue ancienneté des lois que l’on disait « trouvées » par les jurés en 1249 a suscité des débats parmi les historiens, mais la critique interne suggère que ces lois proviennent en grande partie de l’époque postérieure à la conquête11 Il est particulièrement intéressant d’y trouver la mention explicite du duel judiciaire comme mode de preuve coutumière dans tous les conflits frontaliers. Ceci est intéressant, bien entendu, parce que cette pratique avait été interdite par un canon du quatrième concile de Latran au début du xiiie siècle, mais aussi parce que ce recours au duel judiciaire signifiait que le jury mixte n’occupait, au mieux, qu’un rôle déclaratoire dans le droit de la marche, c’est-à-dire un rôle bien différent de celui des jurys de common law de l’Angleterre contemporaine. Quoi qu’il en soit, le rôle du jury international dans ces affaires s’est trouvé énoncé de façon explicite et, comme nous le verrons, en dépit de ses nombreuses transformations subséquentes, il est demeuré jusqu’à la fin du Moyen Âge une composante fondamentale du droit et de la coutume de la frontière. Il semble assuré qu’Henri III approuvait une telle pratique. Quelques mois à peine après la rencontre frontalière, il ordonna au shérif de Cumberland de rendre pleine justice au plaignant écossais, Robert de Gressop, « conformément aux coutumes de la marche »12.
7On continua d’avoir recours à l’expertise de jurys anglais et écossais. Un tribunal frontalier fut convoqué au milieu des années 1260 ; à cette occasion, un litige impliquant l’abbé de Jedburgh fut réglé par duel judiciaire13. En 1272, une enquête anglaise réitéra clairement la coutume régissant les dépendants fugitifs telle qu’elle avait été formulée en 124914. Une décennie plus tard, l’évêque de Durham se plaignit que les Écossais empiétaient sur les territoires épiscopaux du Norhamshire. L’intransigeance écossaise mena, en fin de compte, à une déroute diplomatique, mais Édouard Ier accepta de soumettre l’affaire pour règlement à des jurés locaux provenant des deux royaumes15. De la même façon, un autre conflit, portant cette fois sur des terres de Wark Common disputées entre le prieuré anglais de Carham et l’Écossais Bernard de Hadden, fut soumis aux délibérations d’un jury mixte16.
8Pourtant, derrière les frictions diplomatiques générées par ces conflits, il demeurait clair que c’était dans les marches des royaumes qu’il convenait de régler les conflits de démarcation des frontières (et les disputes frontalières en général), et qu’il fallait pour cela recourir à l’expertise de résidents des deux royaumes. On pouvait déplorer les délais d’exercice de la justice dans les marches17, mais on ne réclamait pas pour autant l’abolition d’une tradition qui avait fait ses preuves. Une lettre de l’évêque de Durham Anthony Bek, datée de mars 1287, révèle que des assemblées continuaient de se tenir dans des lieux coutumiers (en l’occurrence, ironiquement, au prieuré de Carham), en dépit du caractère conflictuel des revendications royales sur la démarcation de la frontière18.
9Dans la période qui suivit le décès soudain d’Alexandre III, en 1286, puis de son héritière la plus proche, la princesse-vierge Marguerite de Norvège, Édouard Ier commença à affirmer sa suprématie sur l’Écosse, efforts qui aboutirent à l’hommage que lui prêta John Balliol en décembre 1292. Édouard était déterminé à affirmer concrètement son autorité et il le fit principalement par l’exercice du pouvoir judiciaire. La querelle entre un marchand gascon et ses créanciers écossais ainsi que les griefs de plusieurs plaignants écossais furent soumis au roi et leur règlement confié à des tribunaux anglais. L’importance de cette soumission des appels d’Écosse à la justice d’Édouard a depuis longtemps attiré l’attention des historiens des guerres anglo-écossaises19. On n’a cependant pas fait ressortir le fait que les revendications du roi sur les appels d’Écosse remettaient en question son approbation antérieure de l’arbitrage mixte, anglais et écossais, des conflits dans les territoires frontaliers, ainsi que l’approbation tacite que son père et lui avaient donnée des « anciens us et coutumes » des marches.
10Le revirement d’Édouard Ier apparaît clairement lors d’une tournée d’audiences itinérantes (general eyre) dans les comtés du Nord à l’automne de 1292. Dans une session tenue à Carlisle en novembre, on demanda aux jurés du Cumberland de déclarer l’ancienne coutume de la marche dans le cas de l’homicide d’un Anglais commis en Écosse20. Les jurés réitérèrent très clairement les dispositions du code de 1249 régissant la poursuite de criminels, y compris l’exigence que le crime présumé soit dénoncé publiquement ainsi que l’obligation pour le demandeur et le défendeur de produire des garants et de se soumettre au duel judiciaire. Les jurés indiquèrent que ces coutumes étaient observées « depuis les temps anciens », mais lorsqu’on leur demanda des précisions, ils ajoutèrent : « Jusqu’au temps de notre présent roi, qui les abolit vers la neuvième année de son règne. »21 Ils affirmèrent néanmoins « qu’ils n’avaient jamais constaté ni entendu dire qu’un autre roi anglais avait eu juridiction sur les crimes commis en Écosse »22. Le témoignage des jurés du Cumberland trouva écho à peine quelques semaines plus tard, lorsque le royal eyre se rendit à Newcastle. Là aussi, lorsque les jurés furent interrogés sur la coutume invoquée dans des cas de vol impliquant des sujets des deux royaumes, ils informèrent les juges que, conformément aux lois des marches, les criminels en fuite ne devaient pas être soumis aux tribunaux anglais ; ils devaient être laissés en paix s’ils avaient eux-mêmes prouvé qu’ils se soumettaient à la paix du roi23. Cependant, ces jurés cédèrent eux aussi aux pressions royales. Lorsque les juges leur rappelèrent avec fermeté que « le roi d’Angleterre est le seigneur suzerain du roi des Écossais », ils répondirent que le défendeur ne s’était pas soumis à la paix du roi d’Écosse en temps voulu et que, par conséquent, la couronne anglaise devait se charger de l’affaire. Lors des mêmes séances, plusieurs autres affaires de délits transfrontaliers furent traitées selon les dispositions de la common law, sans égard à la coutume des marches.
11La période qui s’étend de la conquête de l’Écosse par Édouard Ier, en 1296, au milieu du xive siècle constitue vraiment une période sombre de l’histoire du droit de la frontière. Comme nous l’avons indiqué précédemment, le conflit ouvert en 1296 prit officiellement fin en 1328, mais la « paix véritable, finale et perpétuelle »24 alors convenue entre les couronnes ne se matérialisa pas avant la fin de la période médiévale. Il est vrai que les périodes de conflit étaient interrompues par de longues et fréquentes trêves, mais la bonne entente générale qui avait caractérisé les relations anglo-écossaises au xiiie siècle ne fut jamais restaurée. On ne peut donc isoler le développement du droit frontalier du contexte d’hostilité mutuelle qui lui servait de toile de fond. Les incidents frontaliers étaient toujours traités sous l’éclairage des préoccupations politiques et diplomatiques du moment. Parfois, la couronne anglaise avait tout à gagner à promouvoir un sentiment de collaboration avec l’ennemi en encourageant le strict respect d’une trêve. A d’autres moments, les dégâts causés par des attaquants écossais dans les comtés limitrophes de la frontière du Nord étaient habilement exploités en Angleterre pour promouvoir la cause des partisans de la guerre. Pendant plusieurs années après la conquête de 1296, le problème du châtiment des infractions commises par les Anglais contre les Écossais fut virtuellement évacué et les délits perpétrés contre les ennemis du roi furent excusés, sinon même encouragés. Ceci fut surtout vrai pendant la décennie postérieure à 1296, soit pendant les dernières années du règne d’Édouard Ier. À titre d’exemple, au cours de l’automne 1300, le roi ordonna une enquête sur l’emprisonnement à Newcastle des Anglais Henri Tod et Hughes, fils de Robert, incarcérés pour l’assassinat d’un Écossais du nom de William de Bulthorp. Le compte rendu de l’audience de gaol delivery au cours de laquelle leur cause fut entendue révèle bien la tension qui régnait alors dans les terres frontalières en raison de la guerre, et montre combien il était peu probable qu’un jury mixte puisse fonctionner efficacement dans un tel climat. Les jurés de Northumberland informèrent les juges que :
William naquit en Écosse, et vécut en Angleterre jusqu’au début de la guerre, après quoi il quitta le royaume et retourna en Écosse comme ennemi du roi. Mais lorsqu’il comprit que le roi d’Angleterre tenait la victoire il revint en Angleterre, même s’il était encore un ennemi. Il se rendit avec deux épées à Alnmouth, où Henri et Hughes le trouvèrent. Ceux-ci lui demandèrent s’il était dans l’obéissance du roi, exigeant qu’il se livre à eux. William rétorqua qu’il ne reviendrait jamais dans la paix ni dans l’obéissance du roi d’Angleterre et il brandit ses épées à la manière d’un ennemi qui refuse de se soumettre à la paix du roi. Henri et Hughes l’occirent alors en tant qu’ennemi et félon.25
12Étant donné l’infamie de la victime, les actes des coupables furent excusés et leurs auteurs furent totalement acquittés26.
13Les requêtes soumises par des Écossais pour des préjudices subis étaient traitées de façon plutôt cavalière. Les incidents survenus sur le territoire même de l’Écosse étaient référés au lieutenant du roi en Écosse qui, le plus souvent, les faisait tramer en longueur. Ainsi, aucune suite ne fut donnée à une requête de l’abbé de Jedburgh contre une bande d’hommes du Cumberland qui lui avait enlevé des animaux pour une valeur de 100 livres27. En revanche, les Écossais appréhendés pour des délits perpétrés en Angleterre étaient soumis à la justice anglaise dans ses audiences de gaol delivery28. L’abolition des coutumes et des pratiques propres aux zones frontalières par Édouard Ier entre les années 1297 et 1307 montra sa détermination à mater ses sujets écossais ; cette attitude était conforme à la manière générale dont il traitait le petit royaume, comme un « royaume subrogé »29.
14La guerre contre l’Écosse occupa Édouard II bien moins que son père. De fait, c’est en raison des difficultés intérieures de ce roi que l’importance de diminuer les tensions entre les royaumes eut clairement pour effet le rétablissement d’une procédure normalisée de règlement des incidents frontaliers. Pour le règlement des conflits, on comptait désormais sur le scellement d’endentures de trêve et la création d’un office de gardien (warden) de la marche, investi de pouvoirs suffisants pour faire respecter les trêves. Pourtant, on ne trouve pratiquement aucun témoignage sûr d’un quelconque recours aux « anciennes coutumes » et aux traditions des terres frontalières pendant une bonne partie du début du xive siècle. Il est même surprenant que ces coutumes et traditions aient survécu à la guerre. Et pourtant, elles ont bel et bien survécu. Lors d’une audience de gaol delivery tenue à Newcastle en 1309, un homme du Northumberland fut jugé et trouvé coupable du vol de deux bœufs à la requête de Mariota, serviteur du fils du comte de Dunbar en Écosse. Après que le jury eut prononcé son verdict, le coupable fut conduit à la potence, mais le fils du comte s’avança pour demander la restitution des animaux « conformément aux us et coutumes de la marche entre l’Angleterre et l’Écosse en usage jusqu’à ce jour »30. Les juges entendirent la réclamation, et convoquèrent un jury d’hommes « venant d’au-delà et d’en deçà de la [rivière] Cocket ». Les jurés approuvèrent la réclamation en invoquant la pratique locale dans de tels cas, et les animaux furent rendus à leur propriétaire. Il est vrai que ce cas était assez inhabituel, car le comte de Dunbar et sa famille avaient prêté allégeance à la couronne d’Angleterre et les juges de gaol delivery étaient très certainement conscients du fait que le roi devait ménager la bonne volonté de cet important personnage écossais. La notion de lois et coutumes particulières aux marches, bien qu’elle n’apparaisse pour ainsi dire jamais dans les documents conservés pour les années 1310, subsistait néanmoins dans la mémoire collective des habitants du Nord. En mai 1323, lorsque les Anglais et les Écossais conclurent une trêve de longue durée, l’entente selon laquelle « en toute chose regardant la loi des marches, que cette loi soit observée en tous points, comme cela était entre les royaumes aux temps anciens » fut l’un des points explicites de la négociation31. Le traité de paix finalement conclu en 1328 faisait aussi référence expresse aux Leis des Marches, qui devaient être « bien gardées », ajoutant que tout défaut trouvé dans ces lois devait être corrigé d’un commun accord entre les rois32.
15L’état de guerre incessant des années 1330, alors qu’Édouard III apportait son soutien à Édouard Balliol comme « roi client » en Écosse, en opposition à un parti patriotique, constitua un nouvel obstacle au recours à l’opinion de jurys mixtes pour le règlement des différends frontaliers. Pendant la majeure partie de cette décennie et de la suivante, la couronne se fia presque exclusivement au travail de justices of assize dans les régions du Nord pour le règlement des délits impliquant des sujets des deux royaumes et, à l’occasion, une pétition présentée au roi et au conseil pouvait aboutir au règlement des griefs33. Cependant, certains éléments indiquent que, malgré les rapports d’hostilité entre les deux royaumes, l’idée qu’il existait un droit propre aux marches gardait toute sa force et que la couronne anglaise avait soin d’en corriger les « défauts ». Les instructions données aux conservateurs des trêves durant cette période ordonnaient spécifiquement à ces agents de maintenir la trêve conformément aux lois et coutumes « des marches »34 ou « de ces régions »35. En 1343, Édouard III reçut une pétition du commun (communale) du comté de Cumberland, notant que les seigneurs d’Écosse faisaient « comme bon leur semblait » eu regard au redressement des torts et demandant que les « protocoles relatifs aux plaintes déposées dans les marches » soient exécutés par des notaires publics36. Cependant, comme ce fut le cas un siècle plus tôt, si la notion de loi coutumière demeurait bien ancrée dans l’esprit des habitants du Nord, la nature de cette loi ainsi que la façon dont elle devait être appliquée demeuraient vagues. L’état de guerre avait changé de façon subtile mais profonde toute la notion de coutume et de tradition frontalières.
16L’ambiguïté qui entourait le statut de la loi des marches pendant cette période est bien illustrée par un cas compliqué de piraterie qui finit par être porté devant l’Exchequer of Pleas en 1345. Le défendeur, qui était gardien (keeper) de la ville de Berwick, faisait valoir qu’une telle violation « intervenue dans les marches entre les Anglais et les Écossais doit être tranchée par des juges de ces marches, soit six hommes d’Angleterre et six d’Écosse, et non d’ailleurs »37. Les agents royaux reconnurent cependant que, du fait que la violation s’était produite dans la ville de Berwick, située dans les marches, il n’était pas possible de contraindre (distrain) les jurés à s’y présenter. Malgré la coutume frontalière, le demandeur ne recouvra que la valeur de ses biens et 100 s. de dommages.
17Comme nous l’avons indiqué ailleurs, « la capture du roi écossais, David II, à la bataille de Neville’s Cross, en 1346, entraîna, entre autres conséquences, une transformation importante du développement du droit frontalier. David fut gardé prisonnier en Angleterre jusqu’en 1357, et le traité précisant les termes de sa libération et de sa rançon jetait les bases d’un système de droit frontalier qui allait subsister jusqu’au début de la période moderne »38. Il s’agissait d’un corpus juridique qui gardait des vestiges des « anciens us et coutumes » que connaissaient les jurés du Nord au xiiie siècle, mais que la guerre avait modifié de façon substantielle. À partir des années 1350, les tribunaux qui réunissaient les représentants anglais et écossais étaient désignés comme « jours de trêve » (days of truce) ou « jours de marche » (days of march). Ils n’étaient plus présidés par les shérifs des comtés frontaliers, mais plutôt par des nobles locaux, agissant sous commission comme conservateurs de la trêve. L’ancien pouvoir de saisir (distrain) des suspects d’un côté ou de l’autre de la frontière, le inborch et le utborch du code de 124939, avait disparu et était oublié depuis longtemps. À partir de 1367, cette responsabilité, ainsi que celle de la restitution, revint aux wardens dans leurs royaumes respectifs40.
18Une enquête de 1359 indique clairement, toutefois, que sous certains aspects, les anciens usages n’avaient pas été entièrement modifiés. Elle indique que des tribunaux frontaliers s’étaient réunis à Billymire et à Wardlaw, et que des questions relatives au rançonnement illégal de deux Ecossais y avaient été traitées à deux occasions par des jurys mixtes composés d’Anglais et d’Écossais « bons et respectueux des lois »41. En outre, la fonction du jury spécial rappelait celle d’une époque plus reculée, car ses membres confirmaient par serment la validité des réclamations des demandeurs, qui devaient toujours trouver des garants avant d’intenter leurs poursuites. Le duel judiciaire demeurait une méthode de preuve dans de nombreux litiges frontaliers, particulièrement pour les cas de trahison42. Mais de plus en plus, les tribunaux convoqués par les wardens anglais dans les limites de leurs propres territoires devinrent le théâtre principal du règlement des litiges frontaliers et du châtiment des délinquants. Les habitants des zones frontalières y rappelaient les « anciens us et coutumes », comme ils l’avaient fait au xiiie siècle, mais la coutume s’adaptait maintenant aux circonstances de la guerre. En effet, lorsque la couronne anglaise ordonna, en 1386, des restitutions de rançons jugées illégales, « conformément aux courts of arms et aux coutumes desdites marches »43, elle montrait combien les lois de la guerre avaient imprégné et transformé les anciennes traditions. En fait, la couronne avait fait appel à une nouvelle « coutume » de la marche, une « coutume » qui n’existait que depuis deux générations. Mais les nouvelles pratiques furent rapidement adoptées et acceptées par les collectivités des terres frontalières du Nord. Des endentures scellées en 1398 et de nouveau en 1429 établirent un système de transmission de griefs et d’évaluation des dédommagements, système qui dura jusqu’à une période avancée du xvie siècle44. Une endenture de paix scellée à Durham en 1449 (dont on parle souvent, bien que par erreur, comme du « second grand code des lois frontalières ») reprit les très nombreux changements qui avaient altéré les pratiques du droit et de la procédure45. Pourtant, la couronne anglaise, comme son homologue écossaise, décida de respecter ces changements de façon « ferme et inviolable, comme le dictait la coutume de l’ancien temps »46.
19En un sens, Édouard Ier a réussi dans sa détermination à exercer sa domination sur le royaume d’Écosse en abolissant les coutumes frontalières. Victoire limitée, cependant. La notion d’un corpus de lois particulier à la marche, et répondant à ses exigences très spécifiques, est restée ancrée dans la mémoire collective des habitants du Nord et est ressortie essentiellement intacte de ces tentatives. Ce n’est qu’au xviie siècle, lorsque les comtés du Nord cessèrent d’être des comtés frontaliers, que la coutume des marches perdit son importance. Enfin, ce n’est pas l’intervention royale, mais bien la désuétude locale qui entraîna finalement la disparition des « anciens us et coutumes » des marches.
Notes de bas de page
1 Public Record Office, Londres [désormais PRO], SC 1/40/188. La demande de Percy fut suivie, trois jours plus tard, par un décret royal ordonnant la perception de 100 livres sur les terres de Dacre dans le Lincolnshire en guise de remboursement à Percy. Calendar of the Close Rolls preserved in the Public Record Office [désormais CCR], 1369-1374, Londres, 1892, p. 338.
2 A. Young, « Noble Families and Political Factions in the Reign of Alexander III », dans Scotland in the Reign of Alexander III, 1. 1249-1286, N. H. Reid dir., Edimbourg, 1990, p. 17.
3 M. Constable, The Law of the Other : The Mixed Jury and Changing Conceptions of Citizenship, Law, and Knowledge, Chicago, 1993, p. 96.
4 CCR, 1204-24, p. 496.
5 PRO, C 47/22/12(3).
6 PRO, SC 1/2/166A, imprimé et traduit dans Anglo-Scottish Relations 1174-1328 : Some Selected Documents, E. L. G. Stones dir., Oxford, 1970, p. 54-57.
7 PRO, C 47/22/12(4).
8 PRO, C 145/3, no 5. Une transcription latine de la lettre figure dans le Calendar of Documents relating to Scotland preserved in Her Majesty’s Public Record Office, J. Bain dir., Edimbourg, 1881-1888, t. 1, p.559-560, et une traduction anglaise dans le Calendar of Inquisitions Miscellaneous, 1219-1272, Londres, 1916, no 71.
9 Parmi ceux-ci se trouvaient les chevaliers anglais Roger FitzRalph, Robert Malenfant, Robert de Ulster et William de Skemerston. On ne connaît pas les noms des jurés écosssais en 1245 et en 1246, mais Ralph de Bonkill, Robert de Bernham et Robert de Durham avaient représenté l’Écosse en 1248. Les shérifs de Northumberland et de Berwick avaient aussi été présents à des audiences antérieures et semblent effectivement avoir siégé en tant que juges.
10 L’édition la plus récente du code se trouve dans « George Nielson, The March Laws », T. I. Rae dir., dans Stair Society Miscellany, t. 1, Edimbourg, Stair Society, 1971, p. 11-77.
11 Voir, par exemple, ibid., p. 12, 24 ; G. W. S. Barrow, The Border, Durham, 1962, p. 19. Une version révisée en a été rééditée dans Northern History. 1 (1966), p. 21-42, et dans G.W. S. Barrow, The Kingdom of the Scots, Edimbourg, 2003, p. 112-129. Voir aussi H. Summerson, « The Early Development of the Laws of the Anglo-Scottish Marches », dans Legal History in the Making. Proceedings of the Ninth British Legal History Conference, Glasgow 1989, W. M. Gordon et T. D. Feergus dir., Londres, 1991, p. 29-31.
12 CCR. 1245-51, 345.
13 Rotuli Scaccarii Regum Scotorium. The Exchequer Rolls of Scotland, Edimbourg, 1878-1908, t. 1, p. 29.
14 PRO, C 66/90 m. 11, enregistré au Calendar of the Patent Rolls preserved in the Public Record Office [désormais CPR], 1266-72, Londres, 1892-1916, p. 658.
15 PRO, SC 1/13/155 ; C 47/22/9(15) ; SC 1/13/86 ; SC 1/20/148 ; Foedera, Conventiones, Litterae, etc. [désormais Foedera], T. Rymer dir. (Facsimilé de La Haye, éd. 1739-45), t. 1, pt. ii, p. 160 ; PRO, SC 1/13/86 ; ibid., p. 177 ; PRO, SC 1/20/154 ; SC 1/20/157. Le différend est resté en litige en 1279.
16 PRO, SC 8/332/15973 ; CPR, 1281-92, p. 211 ; PRO, C 47/22/9(16) ; C 47/22/1(3) ; Rotuli Parliamentorum [désormais RP], Londres, Record Commission, 1783, t. 1, p. 47. Ce différend est resté en litige plusieurs années après la mort d’Alexandre III en 1286.
17 PRO, SC 1/7/84 ; SC 8/277/13807.
18 Voir aussi PRO, SC 1/29/185, qui décrit le conflit qui fut déclenché lorsque Richard Knout, shérif de Northumberland, fut accusé d’avoir saisi illégalement les biens de certains Écossais. Knout affirmait qu’il exerçait l’autorité conférée au shérif dans le code de 1249. PRO, C 47/22/1(20) ; SC 1/30/84 ; C 47/22/1(21). Les documents relatifs au cas de Richard Knout sont transcrits dans Documents Illustrative of the History of Scotland from the Death of King Alexander the Third to the Accession of Robert Bruce, MCCLXXXVI-MCCCVI,.J. Stevenson dir., Edimbourg, 1870, t. 1, p. 35, 125-128.
19 Le professeur Barrow avance néanmoins que la préoccupation démontrée envers les desseins du roi au début des années 1290 « a occupé une place démesurée dans l’histoire de l’Écosse ». G. W. S. Barrow, Robert Bruce and the Community of the Realm of Scotland, Edimbourg, 1988, p. 57. On trouvera les archives concernant le marchand gascon John le Mazun dans CCR, 1279-88, p. 412 ; CPR, 1281-92, p. 249, 329, 244, 265 ; Documents Illustrative of the History of Scotland..., J. Stevenson dir., op. cit., t. 1, p. 71-78, 121-122, 157-158 ; PRO, C 47/22/5(27) ; C 47/22/9(9) ; SC 1/13/158. Le procès MacDuff est traité dans R. Nicholson, Scotland The Later Middle Ages, Édimbourg, 1978, p.45-46 ; G. W. S. Barrow, Robert Bruce..., op. cit., p. 58-59. Voir aussi PRO, C 47/2/5(28), plaintes relatives à la saisie de la cargaison d’un navire et C 47/22/1(41), plaintes relatives à la saisie de denrées écossaises.
20 PRO, JUST 1/137 m. 13.
21 Probablement en 1280, après le procès de Henry Scot, accusé de posséder un cheval volé. Le cas est présenté dans H. Summerson, op. cit., p. 30-31.
22 PRO, C 145/30, fol. 15 ; enregistré dans Calendar of Inquisitions Miscellaneous 1219-1307, no 1208.
23 PRO, JUST 1/653 m. 27.
24 Anglo-Scottish Relations 1174-1328..., op. cit., p. 339.
25 PRO, C 81/22 n° 2162A-E.
26 CPR, 1292-1301, p. 576.
27 PRO, SC 8/117/4432.
28 Voir par exemple PRO, JUST 3/53/1 m. 5d ; JUST 1/226 m. 4d. Voir aussi la pétition d’Evota de Stirling, qui date probablement de cette période, RP, t. 1, p. 469.
29 R. Nicholson, op. cit., p. 51.
30 PRO, JUST 3/53/2 mm. 4/1d-4/2. Le cas est revu brièvement dans H. Summerson, op. cit., p. 31-32, où il est d’ailleurs placé à la date erronée de 1308.
31 PRO, C 47/22/13(3), conditions proposées par les deux parties pour la trêve ; C 47/22/13(4), imprimé dans Foedera, t. 2, pt. ii, p. 74 (texte de l’accord de trêve).
32 Anglo-Scottish Relations 1174-1328..., E. L. G. Stones dir., op. cit., p. 339.
33 C. J. Neville, « Keeping the Peace on the Northern Marches in the Later Middle Ages », English Historical Review, 109 (1994), p. 6.
34 Foedera, t. 2, pt. iii, p. 58 ; Rotuli Scotiae in Turri Londinensi et in Domo Capitulari Westmonasteriensi Asservati, D. Macpherson et al. dir., Londres, Record Commission, 1814-1819, t. 1, p. 713-714, 718-719.
35 Foedera, t. 2, pt. iii, p. 160.
36 PRO, SC 1/42/19.
37 PRO, E 13/71 mm 41-41d.
38 C. J. Neville, op. cit., p. 7.
39 « George Nielson, The March Laws »..., op. cit., p. 18.
40 C. J. Neville, op. cit., p. 14-15.
41 PRO, C 145.178/23 m. 2. Le parchemin 1 fait état d’une commission royale adressée à Thomas de Gray et à John de Coupland afin d’enquêter sur le procès de Simon Chandy, bourgeois de Berwick, poursuivi en relation avec ce cas. La commission a été émise en réponse à une demande de Simon, PRO, SC 8/209/10443.
42 C. J. Neville, op. cit., p. 14-15.
43 Rotuli Scotiae..., op. cit., t. 2, p. 76.
44 Foedera, t. 3, pt. iv, p. 150-151, 152-153 (1398) ; PRO, E 39/92/39 ; Foedera, t. 4, pt. iv, p. 148-149 (1429).
45 Voir par exemple, G. B. Douglas, A History of the Border Counties, Selkirk, 1889, p. 230.
46 Leges Marchiarum or Border Laws, W. Nicholson dir., Londres, 1705, p. 58.
Auteur
Dalhousie University, Halifax
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Marquer la ville
Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle)
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.)
2013
Église et État, Église ou État ?
Les clercs et la genèse de l’État moderne
Christine Barralis, Jean-Patrice Boudet, Fabrice Delivré et al. (dir.)
2014
La vérité
Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
Jean-Philippe Genet (dir.)
2015
La cité et l’Empereur
Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
Antony Hostein
2012
La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010