Secum habere informationes necessarias. Les clercs nordiques et l’information dans la première moitié du xve siècle
p. 57-67
Texte intégral
1Dans la première moitié du xve siècle, en raison des grands événements qui ont affecté la chrétienté occidentale (Grand Schisme, conciles) et auxquels ils ne sont pas restés indifférents1, les membres des Églises nordiques ont eu besoin de s’informer et d’informer : évêques, clercs séculiers et religieux, représentants et procureurs des clergés locaux, étudiants, d’autres encore étaient en quête d’informations et ont servi d’agents de communication. Que représentait pour eux l’« information » ? Que véhiculaient-ils exactement, des « on-dit » aux outils de la culture savante, et comment ?
2Pour répondre à ce début de questionnement, les difficultés ne sont pas minces. Un bref survol de l’historiographie nordique actuelle a montré que la question de l’information au Moyen Âge n’est guère entrée dans les préoccupations des médiévistes du Nord et il est possible qu’une des raisons en soit la carence de sources adéquates2. Par ailleurs, comment en effet cerner les contours du terme même d’information, terme à la mode s’il en est actuellement et que l’on emploie constamment sans prêter toujours attention à sa ou ses significations ?
3Aussi, ai-je commencé par procéder à ce que Bernard Guenée ne cessait de conseiller dans le cadre de son séminaire, c’est-à-dire commencer par chercher les mots, ceux qui désignent l’information dans les langues nordiques – par exemple kungöra (suédois), kende, kendelse (danois), til wetandhe wordhit3 –, leurs équivalents latins, nosco, noticia, etc., et notamment informare, informatio. Bien qu’ils soient rares, ces deux derniers termes ne sont pas inconnus4. Je les ai trouvés employés ici et là, notamment dans les pièces d’un dossier relativement récent, puisqu’il a été constitué et édité au début du xxe siècle par un archiviste suédois, Algot Lindblom5. Huit occurrences, deux du verbe et six du substantif ont fait que ce corpus documentaire méritait peut-être d’être retenu comme base de réflexion, d’autant plus qu’il se rapporte à un épisode important de l’histoire suédoise : le conflit gui s’éleva en 1432 entre le triple roi de Danemark, Suède et Norvège, Eric de Poméranie et l’archevêque d’Uppsala Olof Larsson, à propos de l’élection de ce dernier au siège métropolitain de la province ecclésiastique suédoise. Le roi refusa en effet l’élection par le chapitre et prétendit imposer son propre candidat, Arnold Clemensen, un de ses fidèles d’origine danoise, alors évêque de Bergen. Olof Larsson et le chapitre, appuyés par les évêques suédois, firent appel au pape, tandis que les évêques danois se rangeaient derrière le roi. Cette affaire prit des proportions considérables en raison de la conjoncture internordique, qui vit se dresser contre le roi de l’Union, à peu près au même moment, une révolte suédoise menée par Engelbrekt Engelbrektson, et de la conjoncture internationale, marquée par le concile de Bâle, car le conflit fut porté aussi devant les pères conciliaires. Cela explique que l’affaire exigea des partis en présence une activité diplomatique intense, ressentie comme exceptionnelle même par les gens du Nord de l’époque : cinquante ans plus tard, le doyen d’Uppsala, Ericus Olai, un des pères de l’historiographie suédoise, relatant dans sa chronique les événements en question, écrivait : « Comme il apparut très nettement dans les nombreuses lettres envoyées et reçues de part et d’autre et dans les nombreux instruments et procès [processus]...6 »
4Soulignons d’emblée que le corpus a été constitué par Lindblom dans un tout autre but que celui qui sous-tend le propos ici. Il s’agissait, comme il le déclare lui-même, de réunir des éléments d’une affaire « significative pour traiter de la grande question des relations entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir royal7 » en Suède au Moyen Âge, mais le système même de communication et d’échanges inhérent à cette confrontation de pouvoirs ou généré par elle ne constituait pas pour le savant archiviste un motif d’analyse. Je reconnais avoir procédé à un tri, correspondant à mon questionnement propre8, parmi les 88 pièces retenues par Lindblom entre le 12 février 1432, date de la lettre par laquelle le chapitre cathédral d’Uppsala informa le pape qu’il avait élu, unanimement et inspiré par le Saint-Esprit, son prévôt Olof Larsson comme archevêque9, et le 20 mars 1435, lorsque l’archevêque adressa au concile de Bâle une lettre relatant différents événements, notamment la réconciliation intervenue entre lui et le roi, sa rentrée en possession du siège archiépiscopal et aussi les excuses que le roi exigeait de lui. Il est évident que beaucoup de documents concernant l’affaire ont disparu10, dont certains sont mentionnés dans les pièces subsistantes11 ou dont on peut déduire l’existence à partir de ces dernières. Un document attire prioritairement l’attention, parce qu’il contient à lui seul cinq des huit occurrences précitées : il s’agit d’un petit mémoire12, tenant presque du « pense-bête », dans lequel l’archevêque a consigné, avec des remarques personnelles et quelques notations de dépenses, des recommandations destinées à celui qu’il va envoyer à la Curie – il l’a quittée au début de l’automne 1433 – pour s’occuper de son affaire. Écrit au recto et au verso d’un feuillet de papier approximativement du format A4 actuel (21,5 x 29,5 cm), peut-être de la main de l’archevêque lui-même, ce mémoire n’est pas daté, mais il a été rédigé dans le courant du mois de janvier 1434 (après le 24 décembre 1433, terme du délai accordé pour le solde du paiement des communs services, qui est mentionné dans le mémoire13) puisque qu’Olof ne semble pas connaître au moment de la rédaction la capitulation du pape contenue dans la bulle Dudum sacrum, dont la rumeur a couru à Bâle à la fin janvier14.
5Le mémoire commence en ces termes : Ille, qui vadit ad curiam, debet secum habere informaciones necessarias. Cette phrase lapidaire (qui n’est pas d’un latin cicéronien) nous fait entrer dans le vif du sujet : qu’entend l’archevêque – et sûrement avec lui ses contemporains, alliés ou adversaires – par « informations nécessaires » ? Comment se les procurer ? Quelles sont leurs caractéristiques internes et enfin les objectifs de leur collecte ? Pour avancer quelques réponses qui sont plus des hypothèses que des certitudes, je m’appuierai principalement sur le mémoire, en utilisant les autres pièces du dossier comme justificatifs ou pour apporter des nuances à l’argumentation si nécessaire.
6Quand on ouvre un dictionnaire contemporain, le terme « information » a en gros trois acceptions : dans le langage courant, il s’agit de renseignements sur quelque chose ou quelqu’un ; en découle un second sens, soit l’action de porter un renseignement à la connaissance d’une personne, d’un public ; le troisième est de nature juridique : c’est, en droit, l’ensemble des actes qui tendent à établir une preuve ; on dit « ouvrir une information judiciaire », c’est-à-dire ouvrir une enquête15.
7De prime abord, le premier sens de « renseignement », d’« éclaircissement » pourrait assez bien s’appliquer à l’emploi du terme par l’archevêque. Il répète un peu plus loin : Qui vadit ad curiam Romanam, debet habere secum istud folium (à savoir le mémoire) pro informacione. Je pense que les évêques danois ont aussi ce sens en tête lorsque, écrivant à Eugène IV le 20 septembre 1432, ils lui demandent de considérer la situation de l’Église de Suède grâce aux informationes, avvisamenta et sermones qui suivent dans la lettre, et il s’agit d’une description précise de la situation et des raisons du conflit16. Un peu plus tard, le 16 octobre 1432, l’archevêque de Lund, Peder Lykke, qui est un partisan du roi, estime que le pape doit avoir été « suffisamment informé de cette affaire », d’abord par une lettre de ses confrères et ensuite par la sienne propre17. Il parle aussi de notitia (notum est), relatio, termes que l’on retrouve fréquemment dans le corpus.
8Mais la suite immédiate du mémoire nous oblige à réviser cette première impression. Quel est en effet le contenu de ces « informations » pour l’archevêque Olof ? Une procuration ; un vidisse d’une bulle d’Eugène IV justifiant son élection ; un « vidimus des instruments contenant les protestations du chapitre, ou s’ils ont été dupliqués, qu’il prenne le second » ; « l’instrument d’une lettre des évêques [suédois] » ; « l’instrument de la nomination et de la succession des archevêques d’Uppsala »18 …’Je passe et on arrive à la mention suivante : Dominus Birgerus (il s’agit du gardien de la maison de sainte Brigitte à Rome) habet registrum in causa mea et eciam multas informationes necessarias.19
9Les choses semblent claires : les « informations » ne sont pas seulement des renseignements, mais de véritables pièces justificatives, des documents dont la nature confère au contenu une authenticité, une valeur légale et publique, pour confirmer la fiabilité de l’information et la rendre utilisable en justice. Lorsque les chanoines d’Uppsala ont porté plainte en cour de Rome contre le roi, le 21 octobre 1433, ils expliquent comment Arnold Clemensen s’est emparé du siège et des biens archiépiscopaux par la violence et quelles ont été les atteintes royales au droit de libre élection, qui leur avait été concédé depuis la fin du xiie siècle. Ils concluent ainsi : Hoc insuper in verbo veritatis dicimus et est verum atque notorium.20 Mais, de surcroît, ils avaient fait confectionner auparavant des vidimus des bulles pontificales de Lucius III, Innocent IV et Grégoire X21 et un instrument public relatant les circonstances précises de l’intrusion d’Arnold Clemensen22. On comprend alors la soigneuse énumération effectuée par Olof Larsson des informationes de ce type dans son mémoire, énumération confirmée par l’abondante présence – une bonne moitié du corpus retenu – d’instruments publics et de vidimus certifiés conformes émis par les notaires publics23 : ils constituent autant de preuves authentiques à l’usage des différents protagonistes24.
10Signalons également l’abondance du vocabulaire judiciaire dans notre corpus. Prenons seulement pour exemple la lettre du pape au roi Éric du 18 octobre 1433 : l’empereur Sigismond a appris au pape (retulit) combien Éric était sincère dans sa foi, attentif à l’honneur du siège apostolique et constamment désireux de préserver l’unité de l’Église (ne discutons pas ici de la pertinence de ces affirmations). Tl ajoute : « Et bien que tout cela n’ait pas été ignoré de nous [incognita], il fut cependant très agréable à notre esprit que cela soit prouvé par le témoignage [testimonio comprobari] d’un si grand prince. »25 Le vocabulaire de la preuve est ici largement utilisé pour signifier la valeur de l’information26.
11À tout prendre, cela n’a rien d’étonnant : tout d’abord parce que nous sommes dans le contexte d’une élection épiscopale contestée par le pouvoir royal, par conséquent d’une affaire judiciaire au plus haut niveau, portée devant les plus hautes instances ecclésiastiques de la chrétienté ; ensuite, quand on examine le profil intellectuel des intervenants dans ce conflit, on s’aperçoit qu’ils constituent la fine fleur des juristes nordiques de l’époque, à commencer par Olof Larsson lui-même, qui fut bachelier en droit canon à Paris avant 141827, et il est normal que leurs compétences les ait portés à entourer l’information des meilleures garanties juridiques. Il est ainsi évident que la nature de l’événement et ses développements ont fortement influé sur l’accès à l’information et sur sa diffusion : il fallait informer et il fallait argumenter. On peut alors distinguer globalement deux grands types informatifs.
12Tout d’abord l’échange de lettres officielles – bulles pontificales, lettres patentes et lettres closes – qui prédominent dans la correspondance conservée, ce qui ne veut pas dire qu’une correspondance privée n’ait pas été très active, malheureusement une seule lettre est parvenue jusqu’à nous, fort intéressante au demeurant28 : elles informent sur les événements, les décisions, les personnes, et davantage encore sur la construction du discours des parties en présence. L’analyse de la chronologie des lettres et de l’aire spatiale concernée rend compte non seulement des pesanteurs qui grèvent l’information mais aussi des « manipulations » auxquelles elle est sujette. Reprenons par exemple le moment de l’élection de l’archevêque : son prédécesseur est mort le 9 février 1432 ; le chapitre a élu Olof le 12 février et le même jour en a informé le pape, mais ce n’est que le 16 février, soit quatre jours plus tard, qu’il a envoyé une lettre au roi annonçant l’élection29. A-t-il demandé au préalable le « congé d’élire » au souverain30 ? S’il l’a fait, il a procédé à l’élection avant même que le roi ait eu le temps de répondre : il y a loin entre Uppsala et le château royal d’Helsingborg et il est impossible qu’un messager ou des messagers, même diligents, aient pu couvrir une telle distance (aller et retour) en trois jours seulement31. Le chapitre ne pouvait pas ignorer les difficultés des communications, tout comme il est probable qu’il s’attendait à ce que le roi intervienne : ce n’était pas la première fois, dans l’histoire des élections épiscopales nordiques. Le 18 février seulement, soit six jours après l’élection et deux jours après la lettre du chapitre, Éric écrivit d’Helsingborg au chapitre pour lui recommander de choisir son candidat, l’évêque de Strängnäs, Thomas32 : il n’est pas impossible qu’il ait été informé de l’élection par un autre canal, si un messager empressé avait pu parcourir en moins de six jours la longue distance d’Uppsala à Helsingborg. Mais les deux lettres officielles se sont croisées et le roi bien évidemment arrivait trop tard, ce qui était sans doute le but du chapitre. Cela pose clairement comment l’Église métropolitaine de Suède a commencé, par l’information, à mettre en œuvre un système de défense de ses « libertés » : elle annonce en temps utile son choix et en demande confirmation à son supérieur hiérarchique, à savoir le souverain pontife, et contourne délibérément les prétentions royales à intervenir dans l’élection d’un nouveau pasteur.
13Ensuite, ce que l’on peut appeler les pièces justificatives : elles sont étonnamment variées et il y aurait beaucoup à dire à leur sujet sur le recours à la mémoire. Cela va de la production des bulles pontificales conservées dans les archives capitulaires aux procès-verbaux d’auditions de témoins, à la demande du chapitre, sur les libertés de l’Église suédoise en général et de celle d’Uppsala en particulier ; de la transcription d’extraits d’un code de lois concernant le serment prêté par la reine Marguerite lors de son élection de respecter les libertés des églises à l’instrument notarié faisant état d’une recherche épigraphique sur la fameuse Pierre de Mora (Mora Sten), où étaient gravés les noms des rois de Suède et la date de leur élection33.
14Tous ces documents, dont il faut souligner qu’ils embrassaient pour la plupart des champs d’information à la fois temporels et spatiaux considérables, ont fait l’objet de véritables campagnes de copies et de « vidimation », comme je l’ai déjà laissé entendre, et rassemblés dans des dossiers, tel le « registre » d’Olof34, afin d’être mis à la disposition des procureurs, des alliés bienveillants, des instances délibératives quand cela était nécessaire. Cela mesure, je crois, l’ampleur des enjeux qui découlaient de l’intervention du pouvoir royal dans un espace national hostile à la domination danoise et dans une société politique récalcitrante.
15Le vaste réseau de communication enserrant dans ses mailles d’une part la Suède, le Danemark, voire des villes d’Allemagne du Nord, et d’autre part les centres de pouvoir concurrents qu’étaient alors Rome et Bâle n’a pas manqué de générer une volonté de contrôler l’information et ceux qui en disposaient étaient bien conscients de la difficulté de la maîtriser. Ce sont parfois les circonstances extérieures qui interviennent : Olof Larsson, par exemple, avoue qu’il hésite sur la marche à suivre en janvier 1434 pour obtenir gain de cause, par manque d’information, « parce que j’ignore de quelle manière se sépareront le pape et le concile et j’ignore aussi auquel des deux partis voudra adhérer le roi, s’ils s’opposent »35. Il a d’ailleurs plus tard pris l’avis de son ami, conseiller et représentant au concile, l’archidiacre Kristoffer Larsson, et sur le conseil de ce dernier, il s’est fait incorporer au concile.
16Olof Larsson craint aussi la rumeur et l’information anonyme qui font courir de fausses nouvelles. Il est à remarquer que le terme de fama, lorsqu’il est employé, a une connotation très négative, étant opposé à la veritas : « Il est possible, comme vous l’écrivez, que le roi ait fait courir le bruit [fama] que le nonce du chapitre soit mort », répond Kristoffer Larsson à l’archevêque36. Mais plus encore que la rumeur, ce dernier dénonce la malice des adversaires : « Que mon nonce se méfie de Nicolas de Leys plus que du diable et qu’il ne lui parle en aucune façon. »37 Il a peur que son envoyé ne dévoile des faits qui pourraient être utilisés contre lui et aussi que l’adversaire ne lui donne des informations fausses. Obsession bien partagée d’ailleurs, car on trouve de nombreuses références dans le corpus aux « relations mauvaises » (sinistris relacionibus), aux « persuasions fausses et perverses » (tam falsis et perversis persuasionibus) auxquelles s’adonnaient les parties.
17Il s’agit enfin de ne pas dévoiler tout ce que l’on sait et de communiquer les informations avec prudence (caute) et discernement. La mise en pratique de ce tri dans l’information apparaît dans deux lettres des évêques suédois au pape rédigées le même jour, le 22 mars 1433, dont le contenu diffère légèrement, comme si deux cas possibles d’évolution de l’affaire avaient été prévus, en fonction de l’attitude du roi qui pouvait, soit persister dans sa volonté d’installer Arnold Clemensen sur le siège archiépiscopal, soit accepter un compromis38. Bref, apparaissent ici les pratiques habituelles de la communication politique, ce qui nous engage à considérer l’articulation de l’information avec le fonctionnement du couple oralité/écrit.
18L’ensemble du dossier suggère que le véhicule principal dans cette affaire a été l’écrit : le terme de littera et celui d’instrumentum, l’acte par excellence du professionnel de l’écrit qu’est le notaire public, sont en effet les plus utilisés du corpus. Il est aussi parlé du registrum d’Olof39, du Liber ecclesie Upsalensis, qui a été produit à plusieurs reprises. La Pierre de Mora, Mora Sten, déjà évoquée, lieu hautement symbolique, est aussi un document écrit. Les mentions gravées dans la pierre ont une fonction informative, car elles gardent trace de l’élévation du roi sur la pierre lors de son accession au pouvoir40. L’affichage, au portail de la cathédrale de Lübeck, d’une décision du juge commis par le concile à l’affaire du siège d’Uppsala, au terme d’un processus complexe de publication, relève également de la communication par l’écrit41. Il est d’ailleurs bien précisé que ceux qui ont « lu et pris connaissance » de l’affiche sont des ecclésiastiques et des litterati : ils lisent le latin. Car le système de communication qui fonctionne ici use en priorité de la langue latine. Seules exceptions : les lettres du roi au chapitre, et celles du chapitre au roi. L’utilisation de la langue vernaculaire n’est d’ailleurs pas anodine, le roi écrivant en danois et le chapitre en suédois : bref le choix de la langue ressort bien de la rhétorique du pouvoir.
19Est-ce à dire qu’Olof, après avoir consigné dans son mémoire à l’usage de son nonce les directives pour sa future mission, n’a pas formulé de recommandations orales ? Les nonces, les procureurs, les messagers ou autres intermédiaires qui véhiculaient les informations écrites relayaient sûrement aussi de l’information orale. Celle-ci pouvait d’ailleurs éventuellement pallier les déficiences de l’écrit. Ainsi, le notaire Petrus Tidechini qui a examiné Mora Sten avait pour but de confirmer les affirmations des témoins ; mais l’inscription était un peu effacée et manquait le jour précis de l’élévation au pouvoir du roi Éric en Suède. L’information orale vint alors à la rescousse, sans oublier cependant ce qui avait été consigné par ailleurs42. Mais bien que quelques indications paraissent çà et là dans le corpus, le système d’information orale échappe presque complètement à l’analyse. Tout au plus j’en retire l’impression d’une relative méfiance : dans l’esprit des protagonistes du conflit en question la parole semble grevée – du moins est-elle souvent présentée comme telle – d’incertitudes multiples et si celles-ci peuvent être corrigées, c’est justement par la multiplication des écrits. C’est normal, tous ces hommes sont des spécialistes de l’écrit.
20Il y a sans doute bien des aspects qui resteraient à approfondir : les modalités même de la collecte de l’information, les pesanteurs qui grèvent sa mise en œuvre, la mise en perspective de l’information concernant ce conflit spécifique avec le contexte de cette vaste foire aux nouvelles et aux échanges que furent les conciles de la première moitié du xve siècle en général et le concile de Bâle en particulier, enfin les réseaux dans lesquels circulait l’information, celui de l’archevêque et du chapitre d’Uppsala, celui du roi et de ses partisans, l’un et l’autre se côtoyant, s’affrontant et s’interpénétrant tout à la fois43.
21Toujours est-il que, dans les années 1430, une affaire politique nordique au plus haut niveau, épisode d’un conflit séculaire et toujours renaissant entre le pouvoir royal et l’Église, a généré un système d’information d’une envergure remarquable par l’aire géographique concernée, par les protagonistes engagés – le haut clergé nordique tout entier, le souverain et son gouvernement, la Curie, les pères du concile, l’ordre de Vadstena, bref des hommes de l’écrit, des hommes experts en droit romano-canonique –, enfin par les moyens mis en œuvre afin d’assurer une efficacité maxima de la communication et de la persuasion. La question reste posée de la diffusion de l’information dans l’opinion publique au-delà des élites politiques.
Notes de bas de page
1 Voir, entre autres, B. Losman, Norden och reformkonsilierna 1408-1449, Göteborg, 1970 (Studia historica gothoburgensia, XI).
2 En revanche, la question a déjà été amplement abordée tant en Allemagne qu’en France et dans les pays anglo-saxons. Aussi, ai-je amplement profité des réflexions approfondies antérieures, entre autres, S. Menache, Vox Dei. Communication in the Middle Ages, New York-Oxford, 1990 ; Kommunikation und Alltag in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, H. Hundsbichler dir., Vienne, 1992 ; La circulation des nouvelles au Moyen Âge, Paris, 1994 ; Kommunikation und Mobilität im Mittelalter. Begegnungen zwischen dem Süden und der Mitte Europas (11.-14. Jahrhundert), S. de Rachewiltz et J. Friedmann dir., Sigmaringen, 1995 ; W. Faulstich, Medien und Öffentlichkeiten im Mittelalter, Gottingen, 1996 ; Pouvoirs et information, Cahiers d’Histoire, Revue d’histoire critique, 66(1997), p. 5-85 ; Formen und Funktionen offentlicher Kommunikation im Mittelalter, G. Althoff dir., Stuttgart, 2001 (Vortràge und Forschungen, 51). Je n’aurais garde d’oublier l’article pionnier d’Y. Renouard, « Information et transmission des nouvelles », dans L’histoire et ses méthodes, Paris, 1961, p. 95-142, repris dans Études d’histoire médiévale, Paris, 1968, p. 739-764.
3 Respectivement « faire connaître », « connaître », « connaissance », « venu à notre connaissance ».
4 Le chanoine humaniste danois Christiern Pedersen cite informare – sous une forme fautive d’ailleurs — mais pas informatio, dans son lexique latino-danois, imprimé à Paris en 1510 : Vocabularium ad usum dacorum ordine litterario cum eorum vulgari interpretatione diligenter et fideliter collectum. En revanche on y trouve nosco = kende, notifico = at gore obenbarligt, noticia = kendelse.
5 Akter rörande ärkebiskopsvalet i Uppsala samt striden darom mellan konung och svenska kyrkan, A. Lindblom éd., Uppsala, 1903 (dorénavant Lindblom).
6 Ericus Olai, Chronica regni Gothorum, J. Öberg et E. Heuman éd., Stockholm, 1993-1995 (Studia latina Stockholmiensia, XXXV-XXXV1).
7 Lindblom, p. III.
8 Par exemple, je n’ai pas retenu les quittances établies par la Chambre apostolique concernant le paiement par l’archevêque des communs et menus services. En revanche, j’ai été attentive au nombre de copies de certains documents actuellement conservées ou encore mentionnées, voire reproduites, dans d’autres pièces du corpus.
9 L’archevêque précédent, Jöns Håkonsson, était mort le 9 février.
10 Aussi bien dans les archives épiscopales que dans les archives royales. Certains actes ont été retrouvés, sous forme de copies, dans la bibliothèque du monastère de Vadstena.
11 Par exemple une lettre de l’évêque d’Åbo au pape mentionnée dans le mémoire d’Olof. Lindblom, pièce no 53, p. 105.
12 Pièce no 53, Lindblom, p. 104-108.
13 Item in festo nativitatis Christi preterito expiravit terminus solvendi in camera apostolica, Lindblom, p. 106.
14 La bulle a été lue publiquement le 5 février. L’archevêque écrit : [...] Non scio qualiter finaliter separabuntur papa et concilium, ibid.
15 Noter qu’en suédois moderne, divers termes permettent de distinguer nettement ces sens : 1) meddelelse ; 2) underretning, nyhed = les nouvelles ; 3) erkyndigelse, efterforskning ; mais aucune forme ancienne de ces termes n’est utilisée dans le corpus considéré. Je laisse de côté le sens, médiéval cette fois-ci, d’« enseigner » (instruire, éduquer, former), que l’on trouve encore au début du xve siècle, par exemple dans le Liber epistularis attribué au frère de l’ordre du Saint-Sauveur de Vadstena, Johannes Hildebrandi, qui est pour partie un formulaire de lettres : [...] cum illis noviciis pro ampliori eorum informacione, [...] quod pro loci confirmacione ac noviciorum informacione possint eligere duos eiusdem ordinis professores..., Johannes Hildebrandi, Liber epistularis (Cod. Upsal. C6). I : Lettres nos 1 à 109 (fol. Ir à 16r), éd. critique par P. Stahl, Stockholm, 1998 (Acta Universitatis Stockholmiensis. Studia Latina Stockholmiensia, XLI), no 39, p. 87. Ce sens ne me semble pas être utilisé dans le corpus.
16 Lindblom, no 14, p. 28.
17 Lindblom, no 16, p. 34 : [...] vestram sanctitatem [...] sufficienter de hiis informatam esse...
18 Lindblom, no 53, p. 104-105.
19 Ibid., p. 105.
20 Lindblom, no 52, p. 103.
21 Lindblom, no 17, p. 35-36, 16 octobre 1432.
22 Lindblom, no 47, p. 95-97, 5 octobre 1433.
23 Alors même que le notariat public n’est pas une institution systématiquement développée dans les royaumes Scandinaves.
24 Si nous connaissons mieux la production des preuves et du dossier informatif par la partie archiépiscopale, c’est en raison de la conservation des documents dans les archives cathédrales et de l’enjeu énorme que cela représentait pour le siège d’Uppsala. Ajoutons le rôle certain dans l’affaire de l’ordre de Vadstena, haut lieu archivistique pour la fin du Moyen Âge : le dossier des pièces justificatives avait été confié par l’archevêque à dominus Birgerus, voir plus haut, p. 61. Ne doutons pas cependant que le parti danois s’est livré à une campagne d’information similaire, mais le fait d’avoir perdu la bataille a sans doute joué dans la conservation en archives.
25 Lindblom, no 51, p. 101 et 102.
26 Il serait très intéressant d’analyser le vocabulaire juridique contextuel : recours (recursus) par exemple, ou assertio. Voir Lindblom, no 30a, p. 63.
27 Il étudia aussi à Prague et à Leipzig. Je me permets de renvoyer à son sujet et à celui des évêques nordiques de la période à mon étude « “Entre Église et État”. Élites Scandinaves à Paris sous le règne de Charles VI », dans Saint-Denis et la royauté. Études offertes à Bernard Guenée. Travaux réunis par F. Autrand, C. Gauvard et J.-M. Moeglin, Paris, 1999, p. 91-107, notamment n. 17.
28 Lindblom, no 63, p. 123-130. Il s’agit d’une longue lettre à l’archevêque de son envoyé au concile de Bâle, Kristoffer Larsson, avant le 18 juin 1434.
29 Lindblom, nos 1 et 2.
30 Dictionnaire de droit canonique, V, Paris, 1953, « Élection », col. 246 ; Dictionnaire de théologie catholique, IV 2, Paris, 1920, « Élection des évêques », col. 2271 ; voir dorénavant sur les élections la thèse de Véronique Julerot, Les élections épiscopales en France à la fin du xve siècle, sous presse : sur 49 élections épiscopales françaises, à la fin du xve siècle, deux seulement ont eu lieu moins de sept jours après la vacance du siège (chap. 3 et note 24).
31 9-12 février, même si les déplacements s’avèrent parfois plus aisés durant la période hivernale sous ces latitudes. Cf. É. Mornet, « Per nives de nocte : un nonce pontifical dans les royaumes nordiques au xive siècle », dans Milieux naturels, espaces sociaux. Etudes offertes à Robert Delort. Travaux réunis par Ead. et F. Morenzoni, Paris, 1997, p. 598 et suiv.
32 Lindblom, no 3.
33 Lindblom, no 62, p. 121-123.
34 Par exemple, la fameuse lettre (9 juillet 1433) des évêques suédois en faveur du roi qui leur aurait été extorquée sous la menace et qu’ils ont ensuite rétractée, se trouve être connue en trois exemplaires, alors que l’original est perdu (no 35), ou encore la lettre du roi Éric au chapitre du 27 avril 1434, vidimée le 20 mai (no 61).
35 Lindblom, no 53, p. 106.
36 Lindblom, no 63, p. 129.
37 Nicolas de Leys était un des procureurs du roi à la Curie. Lindblom, no 53, p. 107.
38 Lindblom, nos 30a et 30b. Les évêques s’étaient réunis au monastère de Vadstena.
39 L’archevêque parle aussi de folium.
40 Il est remarquable que cette recherche d’information, initiée par l’archidiacre de l’église cathédrale, fût destinée à contrer les prétentions du souverain, en rappelant qu’il avait promis de respecter les libertés suédoises et les libertés de l’Église lors de son élection. Sur la signification de Mora Sten, voir dorénavant la pénétrante analyse de Corinne Péneau dans sa thèse de doctorat d’Histoire : Le roi élu. Les pouvoirs politiques et leurs représentations en Suède du milieu du xiiie siècle à la fin du xve siècle, Université Paris IV-Sorbonne, 2002, dactylographiée.
41 Lindblom, no 59, p. 117 : [...] dictam litteram seu publicum instrumentum ad valvas ejusdem ecclesie [...] affixam per spatium quasi duarum horarum dimisimus, multis presbiteris et personis litteratis earn legentibus et inspicientibus...
42 [...] in eodem lapide sculptum invent : « Anno dotnini mcccxcvi° electus est in regem Sveciae in hoc loco illustris rex dominus Ericus etc....calend. augusti ». Locus autem pro numero kalendarum vacuus erat. Ab omnibus tamen communiter dicitur, scitur et scribitur, quod electio ista facta fuit in die beatae Mariae Magdalenae. quae cadit xi kalend. Augusti. Lindblom, no 62, p. 122.
43 Depuis les hiérarchies ecclésiastiques nordiques et la cour royale jusqu’aux plus hautes instances de l’Église romaine, et même à l’Empereur (supra, p. 62 et n. 25). L’ampleur de la prosopographie à mettre en œuvre pour affiner les contours de ces réseaux – aussi bien les émetteurs et les récepteurs que les relais proprement dits de l’information – me conduit, malgré l’intérêt du propos pour la question qui nous occupe, à renoncer à la présenter ici.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
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