Conclusion. La démocratie communautaire : une démocratie sans demos ?
p. 203-212
Texte intégral
1Tout au long de cette enquête, nous avons mis au jour une généalogie plurielle de l’intégration européenne. Convaincue que la construction politique de l’Europe ne saurait se résumer à une histoire –ou à une paternité– commune, voire unique, nous avons retracé trois voies d’intégration qui, par leurs singularités, leurs interpénétrations et leurs inter-résistances, ont modelé le destin européen tel qu’il commence à se stabiliser dans les années1970.
2Parmi ces courants en tension, il y a tout d’abord la voie française, celle qui prédomine dans les années1930-1940. Loin d’être homogène, cette voie tente d’articuler communautarisme, personnalisme, planisme et antilibéralisme dans le contexte d’une fédération européenne à la fois « postnationale » et « post-idéologique ». Marqués par le désastre politique et économique des années1930, ses principaux penseurs voient dans la construction européenne l’espace d’une « utopie réaliste » – c’est-à-dire nécessaire et urgente. Politiquement, les divers acteurs de cette voie partagent une défiance explicite vis-à-vis de la démocratie parlementaire à laquelle ils imputent la faillite de la Troisième République. Comme le résume Schuman à l’occasion du troisième anniversaire de sa déclaration(1953) : « Nos démocraties, à cause de leurs rouages tentaculaires, à cause surtout de cette peur généralisée des responsabilités, risquent de plus en plus de sombrer dans l’inertie et l’impuissance1 » Par sa faiblesse, son instabilité et sa corruptibilité, cette forme dégradée de démocratie serait vouée à l’extinction. Il s’agit alors de lui opposer une « démocratie véritable », respectueuse de la personne et du collectif ; une démocratie non concurrentielle qui encadre les appétits individuels et tempère la prédation sociale ; en somme, une démocratie paternaliste qui protège le « petit peuple » contre la coalition lupine internationale. Pour ces penseurs, l’Europe offre à ces « pères » l’opportunité de reprendre le pouvoir qu’ils ont perdu dans l’ordre interne gangréné par le pacte libéral-parlementaire. Renouant avec l’ancien ordre hiérarchique de la logique communautaire, les principaux théoriciens de la conception « française » estiment que la révolution démocratique de l’Europe doit se faire par le haut et ruisseler vers le bas. Si cette voie perd progressivement de son influence au cours des années1960-1970, il n’en demeure pas moins qu’elle est à l’origine de la « Communauté » européenne, qu’elle a théorisé la méthode fonctionnaliste et que son origine personnaliste a très lourdement pesé sur l’émergence d’une justice cosmopolitique de plus en plus orientée vers la défense des droits de l’homme. Mais elle est également à l’origine d’une certaine méfiance vis-à-vis de la démocratie – en l’occurrence partisane, parlementaire et pléthorique. En confrontant une démocratie –paternaliste, protectrice et inégalitaire– à une autre, et en tentant d’épurer la démocratie de ses scories an-archiques, cette voie d’intégration inaugure de manière paradigmatique la compénétration du démocratique et du démophobe telle qu’elle ne va cesser d’informer le processus d’intégration dans les annéesà venir.
3La deuxième voie d’intégration renvoie schématiquement au « laboratoire » fédéraliste italien. Née dans les rangs de la résistance et de l’exil, cette voie d’intégration se veut moins théorique que pragmatique, moins communautariste que fédéraliste, moins proudhonienne qu’hamiltonienne, moins paternaliste que populaire. Trop souvent négligée, la généalogie « italienne » de l’histoire européenne est fondamentale pour comprendre les débats qui surgissent par la suite sur les droits, l’identité et le rôle du « peuple européen ». Bien avant que soit instituée une « citoyenneté européenne » et qu’émergent les premières controverses concernant l’existence d’un éventuel peuple européen, des acteurs tels que Mario Albertini et Altiero Spinelli ont vu dans l’expérience européenne l’occasion d’un syncrétisme politique lénino-hamiltonien susceptible de révolutionner l’ancien modèle monarchique et westphalien au sein duquel les États continentaux étaient voués au conflit. Pour ces auteurs, il est urgent d’inventer l’Europe par l’action et les institutions, de créer quelque chose de radicalement différent du modèle statonational. Pour cela, il s’agit de susciter un vaste mouvement de fond, reposant sur la mobilisation du « Nombre » et de l’« homme de la rue », deux types d’acteurs dont se méfient les théoriciens de la voie française. Considérant qu’un « peuple européen » s’est constitué empiriquement dans les rangs transnationaux de la Résistance, les fédéralistes italiens en appellent à la transmutation de ce peuple circonstanciel en force constituée et pouvoir constituant. Si bien que l’Europe n’est plus tant l’affaire des « pères » que celles des « enfants » des deux guerres mondiales, ceux-là mêmes à qui les pères ont fait croire que le modèle westphalien était le seul possible. Mais cette révolution filiale n’est pas exempte de nombreux paradoxes. Premièrement, nourris par la littérature anglo-saxonne et par une vision républicaniste du fédéralisme, les résistants italiens partagent avec les « non-conformistes » français une suspicion vis-à-vis de l’impuissance et du péril démocratique. S’il existe effectivement un « peuple européen » en puissance, celui-ci n’est pas encore capable de s’autogouverner. Non seulement le peuple ne serait pas en mesure de s’autoreconnaître en tant que puissance réelle et agissante, mais de surcroît, entravé par ses passions et ses fantasmes, il serait à l’image de ces personnages de la Parabole des aveugles de Bruegel qui avancent vers un destin commun –en l’occurrence une fosse commune– au gré des hasards et des humeurs du groupe. Deuxièmement, et par voie de conséquence, la démocratie de ces penseurs italiens néo-hamiltoniens est un système fortement hiérarchisé –et paradoxalement assez fonctionnaliste. L’homme de la rue élit ses représentants, le militant mobilise les foules, les cadres du mouvement préparent la constitutionnalisation de la Fédération européenne, l’intellectuel forme les militants et guide les cadres. Là encore, le savoir et la compétence distinguent. Seuls les mieux formés et les mieux informés sont susceptibles de porter la voix du peuple. Troisièmement, si les fédéralistes italiens ne partagent pas l’allergie au « Nombre » qui caractérise les « non-conformistes » français, ils n’en renvoient pas moins l’image d’une foule homogène, unanime et aisément manipulable. Que ce soit dans les textes de Spinelli ou d’Albertini, le « peuple européen » est présenté comme un acteur supportant spontanément la cause fédéraliste ; et quand bien même il ne la supporterait pas (encore), il suffirait de la lui expliquer pour qu’il le fasse. De sorte que seuls les « ignorants » s’opposeraient encore au principe fédéral. « Support de propagande », le peuple de la démocratie européenne n’aurait plus ici qu’une fonction acclamative. Or, selon Rancière, c’est précisément ce présupposé unanimiste et cette ignorance du peuple qui mènent à la stupeur du « non » au référendum de 2005 : ce peuple que l’on croyait acquis à la cause européenne aurait « trahi » les aspirations des fédéralistes en refusant d’acclamer un projet qui maintenait les « citoyens européens » en dehors du processus délibératif. Si 2005 marque le véritable coup d’arrêt de la voie fédéraliste « italienne », il convient de garder en tête les paradoxes de cette généalogie résistante et révolutionnaire pour comprendre son échec populaire.
4À première vue, les généalogies française-personnaliste et italienne-fédéraliste commencent à perdre de leur influence dans les années1960 puis s’effacent dans les années1980 au profit d’une voie qui semble aujourd’hui hégémonique : l’ordolibéralisme. L’Europe des personnes et des peuples aurait ainsi été sacrifiée sur l’autel du marché, de sorte que la « vraie » histoirede l’intégration européenne serait celle d’un néolibéralisme austère et élitiste. Pour reprendre la belle formule de Foucault, l’Europe aurait ainsi inventé les conditions de possibilité d’un « gouverne[ment] pour le marché plutôt [qu’un] gouverne[ment] à cause du marché ». Cependant, nous arrêter là ne nous semble pas satisfaisant : certes, cette histoire plurielle de l’intégration européenne remplace l’ancienne histoire linéaire et uniforme de la Communauté. Mais ce que la méthode généalogique met en avant, c’est, au-delà même des concurrences, les pénétrations, les traductions, les rencontres entre diverses histoires qu’il serait trop rapide de confronter de manière univoque. Comme nous avons souhaité le montrer dans la troisième partie de notre étude, la généalogie ordolibérale ne naît pas de nulle part. Elle est certes plus récente que les généalogies personnaliste (années1930) et fédéraliste (années1940) mais ses ramifications remontent en deçà du colloque Walter Lippmann (1938) et de l’économie sociale de marché. Elle émerge dans un contexte sociopolitique pessimiste –la chute de la République de Weimar et la montée des totalitarismes– et s’enracine dans une géopolitique de l’exil et de la Résistance. À ce titre, les penseurs du retour à l’ordre –qu’on ne saurait réduire à la cité fribourgeoise– actualisent nombre de convictions personnalistes et nourrissent une certaine sympathie à l’égard des thèses fédéralistes. Avec les premiers, ils partagent le double rejet du libéralisme « manchestérien » et du communisme, une sociologie conservatrice et communautarienne, et une anthropologie profondément spirituelle. Avec les seconds, ils partagent la prédilection pour l’institutionnel, la défense du constitutionnalisme et une attitude mitigée vis-à-vis de l’État. Avec les deux, ils partagent une grande méfiance à l’endroit du peuple, entendu tantôt comme « masses », tantôt comme « Nombre ». Parce que « l’homme sans qualités » a mené au triomphe de la corruption parlementaire, que « l’homme de la rue » a permis l’avènement du fascisme et que « l’homme des masses » a servi de support au totalitarisme, la démocratie s’avère durablement décrédibilisée. Aux électeurs il s’agit donc d’opposer les militants et les consommateurs, aux élus les élites et les clercs, aux lois la Constitution.
5Ainsi serait-il contrefactuel de poser que la Communauté européenne s’est construite sans la démocratie. Bien au contraire, dans chacune des généalogies mises au jour, une théorie de la démocratie sert de soubassement idéologique. Mais cette théorie est ambiguë dans la mesure où, selon la formule de Mounier, « nous sommes pour la démocratie qui est à faire, contre la démocratie qui se défait ». Tous posent une « crise de la démocratie » qui justifie qu’on se passe pour un temps et dans une certaine mesure des peuples d’Europe. Puisque la « crise de la démocratie » serait partie du bas –en l’occurrence, du peuple–, il serait urgent de la reconstruire par le haut, en prévenant l’immixtion des passions populaires dans l’administration austère mais bienveillante des élites. Or, n’est-ce pas précisément à ce niveau que l’étude généalogique de la démocratie communautaire résonne le plus avec les enjeux politiques contemporains de l’UE ? Si l’UE souffre d’un « déficit démocratique », n’est-ce pas après tout parce que la démocratisation de l’Europe se serait faite sans demos européen ? Que le peuple européen n’existe pas, ou qu’il ne soit pas un acteur crédible, dans les deux cas, il aurait fallu se passer de lui. Mais cette explication d’un « déficit démocratique » faute de demos constituant est-elle à ce point convaincante ?
6Absent, impossible, introuvable, aporétique, le « peuple européen » est la figure absente la plus paradoxalement présente de la littérature européenne. Née avec l’intégration du continent, cette figure semble même gagner en visibilité à mesure que son objet se creuse, s’évide, se dérobe. Au point que le spectre du « peuple européen » serait en même temps l’éternel « revenant » de l’unification communautaire. Dès lors, comment expliquer la présente absence de cette figure qui ne semble exister qu’à la forme interrogative ? La question du « peuple européen » a-t-elle vocation à trouver une réponse ou bien nous renseigne-t-elle davantage sur la manière dont chacun envisage la démocratisation de l’Europe ? Autrement dit, en quoi les interrogations soulevées par les études sur « le peuple européen » nous aident-elles à repenser la nécessaire dialectique entre demos et démocratie – entre émergence de l’un et consolidation de l’autre ? Il existe trois manières de travailler le paradoxe d’une « démocratie sans demos » à l’échelle européenne. La première part d’un postulat adémique : puisqu’il n’existe pas de peuple européen, une démocratisation de la démocratie européenne par le bas ne peut qu’être illusoire. La deuxième repose sur une conviction pluraliste : puisqu’il existe des peuples européens, une demoï-cratisation de la démocratie européenne est non seulement possible mais souhaitable. La troisième inverse le sens de la dialectique : ce n’est pas tant le peuple européen qui manque à la démocratisation de l’Europe qu’une démocratie suffisamment inclusive pour permettre aux Européens de s’ériger en peuple-demos, c’est-à-dire en pouvoir constituant et constitué de l’Union. Revenons brièvement sur chacune de ces hypothèses pour conclure notre étude consacrée à l’invention de la démocratie communautaire.
7Premièrement donc – l’hypothèse adémique. Contrairement à Spinelli et Albertini qui considéraient que le peuple minimal de la Résistance transnationale se renforcerait dans le processus d’une démocratisation des institutions européennes, un courant de pensée2 se développe dans le sillage du traité de Maastricht pour lequel l’émergence d’un peuple commun précède logiquement et nécessairement la constitution d’une politeia démocratique. Si, pour les fédéralistes italiens, le peuple est en quelque sorte le produit du design institutionnel qui l’informe politiquement, le peuple –en tant que collectif s’autoreconnaissant dans l’appartenance d’une communauté de semblables– préexiste ici à son organisation politique. Riche d’une identité organique et imaginaire solide, ce peuple prendrait conscience de son pouvoir politique en ayant au préalable développé des solidarités prépolitiques susceptibles d’actualiser la volonté de partager un éventuel destin commun. S’il n’existe pas de politeia européenne, c’est qu’il n’existe pas de pouvoir constituant commun capable de soutenir l’émergence d’une polis commune. Plus précisément, s’il n’existe pas de démocratie européenne –en tant que forme particulière de politeia–, c’est qu’il ne préexiste pas de peuple européen s’autoreconnaissant dans la volonté de gouverner ensemble. De sorte qu’en l’absence d’un pouvoir constituant identifié, la poursuite d’un processus de démocratisation pourrait être perçue comme un acte politique coercitif. Dans cette conception, l’autoreconnaissance d’un peuple commun est donc la condition sine qua non de la poursuite du processus d’intégration démocratique. Si le peuple d’une éventuelle démocratie européenne s’avère être une coquille vide, incapable de soutenir la délégation d’une représentation nationale à une représentation transnationale, alors il convient de ne pas forcer la démocratisation de l’UE –tout au moins aux dépens des garanties démocratiques nationales. Reste que le peuple auquel il est fait ici référence pour désigner le principe légitimant de la démocratie ne saurait être confondu avec la notion de demos.
8Bien que reconnaissant le lien historique qui a uni l’État national à l’émergence du régime démocratique, certains penseurs refusent, pour leur part, de réduire l’institution du demos à la communion de l’ethnos, ou le développement de la nation civique à la formation de la nation historique. Davantage audible outre-Rhin, ce courant de pensée remonte, assez significativement, aux débats qui ont entouré le processus de réunification des « deux » Allemagnes. Plutôt que de voir dans cet événement le remembrement du corps national germanique, des penseurs comme Jürgen Habermas ou Rainer Lepsius s’appuient sur les travaux de Dolf Sternberger pour saisir l’opportunité de délier identité nationale et citoyenneté3 Il s’agit alors, pour ces auteurs, de repenser le champ de l’identité collective à partir de prémisses strictement politiques et « volontaristes ». Puisque l’identité nationale –au sens « ethnique »– ne serait qu’une représentation possible du mode d’appartenance et de participation politique du demos, il serait logiquement concevable de mobiliser le peuple à partir d’un autre schéma mental. À suivre les théoriciens du patriotisme constitutionnel, la nation ne serait qu’une construction imaginaire parmi d’autres. Partant, le peuple national n’est que l’une des modalités possibles d’apparence du demos politique. En déconstruisant le lien historique qui unit ethnos et demos, il deviendrait concevable de rassembler la multitude du plethos sur un contenu moins substantiel que normatif et procédural.
9Cela étant, en refusant de voir dans le fait national l’auto-institution du plethos en ethnos, puis en demos, la pensée postnationale rejette l’idée qu’un peuple puisse s’informer par le bas. Le peuple ne prendrait pas conscience de lui-même, on lui ferait prendre conscience de lui-même. Partant, on peut tout aussi bien lui faire prendre conscience de lui-même en tant qu’acteur postnational qu’en tant qu’acteur national. Habermas ne critique donc pas tant la logique du fait national que son manque d’ambition cosmopolitique. Dans tous les cas, une instance extérieure et supérieure est nécessaire pour donner corps au plethos, pour le modeler en un ensemble constituant cohérent. Dans l’approche nationale-souverainiste, cette instance consiste en une combinaison de la nature et de l’histoire. Dans l’approche postnationale, cette instance est représentée par une puissance constitutionnelle fédératrice. Dans un cas comme dans l’autre on prête au peuple l’identité que l’on souhaite le voir revêtir. Dans un cas comme dans l’autre, la citoyenneté (nationale ou européenne) –c’est-à-dire l’institution d’une capacité d’agir du peuple– n’est qu’un corpus de droits et de devoirs que le peuple reçoit du pouvoir et qui sont censés lui donner une identité collective. De sorte que « forger » une identité commune s’inscrirait dans une démarche nécessairement paradoxale avec la volonté de permettre à une véritable citoyenneté européenne de s’épanouir par-delà les frontières statonationales. Ne vaudrait-il pas mieux dès lors élaborer une conception « demoï-cratique » du pouvoir constituant européen ?
10Deuxièmement – l’hypothèse demoï-cratique. Au moment des négociations sur le projet de traité constitutionnel, alors que le débat se polarise entre ceux qui souhaitent plus ou moins d’Europe, entre souverainistes et fédéralistes, entre supranationalistes et intergouvernementalistes, Kalypso Nicolaïdis4 rédige un article en faveur d’un modèle alternatif d’intégration européenne, une « troisième voie » qu’elle nomme « demoï-cratie ». Plutôt que de construire une communauté politique consensuelle, fondée sur un langage et un héritage communs ou sur un même sentiment d’appartenance et d’allégeance, Nicolaïdis propose de penser le commun européen comme le produit d’une interminable émulation entre sujets constituants pluriels et divers. Préserver le distinct en dépit de tout ce qui est commun et unir par la diversité, telle pourrait être la devise du « pluralisme radical » de la demoï-cratie. C’est précisément à partir de là que la théorie demoï-cratique propose d’envisager la démocratisation de l’Union européenne. Il s’agit de créer une scène commune de revendications transnationales qui fasse de l’espace politique européen celui du pouvoir des peuples, pour les peuples, par les peuples. Selon Nicolaïdis, en effet, c’est par le décloisonnement des sphères politiques nationales et par une reconnaissance mutuelle de nos différences que l’Europe sera en mesure de réduire son déficit démocratique. Dans cette optique, si l’Europe souffre d’un déficit démocratique, ce n’est pas tant parce qu’elle est divisée et désunie que parce qu’elle est inégale et asymétrique : tant que les affaires européennes demeurent le produit de négociations diplomatiques, le rapport de force se fait aux dépens des petits États –et de leurs populations– qui n’ont de choix possible que de se plier à la logique majoritaire, en l’espèce celle des États les plus puissants. Pour Nicolaïdis, une gouvernance horizontale et polycentrée aurait ainsi le mérite de mieux répartir le pouvoir et donc de permettre à un plus grand nombre d’instances d’en être souveraines.
11Mais cette démultiplication du peuple-demos est problématique dans la mesure où elle participe de cette idée qu’infine le demos est un concept homogène, unanime et unitaire qui ne souffre pas de dissensus ou de division interne. Or, pour autant qu’on suive Rancière5 dans sa définition du demos comme communauté d’égaux, on est amené à penser le peuple-demos comme un concept nécessairement transnational et indifférent aux diverses idiosyncrasies régionales – non démultipliable, donc. Dans la mesure où le demos renvoie initialement au commun de ceux qui n’ont rien d’autre en commun que la volonté de se faire entendre par ceux qui ne souhaitent pas les écouter, le demos est et demeure une « communauté d’autres », une communauté qui ne se ressemble pas, qui n’est ni homogène ni uniforme. Dans cette optique, le demos est traversé par la contradiction, et c’est précisément ce qui lui permet de contrebalancer son caractère foncièrement multiple : le demos n’a de commun que sa volonté de constituer une scène polémique de revendications communes. Continuer de penser que l’Union européenne ne peut être que l’affaire des divers demoï d’Europe, c’est donc continuer d’assimiler, bon an mal an, le demos à un concept statonational dont l’homogénéité est en quelque sorte située en deçà de la volonté politique. En effet, si le commun du demos ne dépend que de la volonté d’un certain nombre d’individus de s’unir à un moment donné, il n’y a aucune raison pour que ce commun soit plus aisément pensable à l’échelle nationale ou régionale, qu’à l’échelle transnationale ou cosmopolitique. C’est pourquoi, il convient d’inverser les termes de la dialectique demos-démocratie en posant que si la démocratie se forme à partir d’un demos qui prend conscience de son caractère souverain, celui-ci ne s’institue qu’à l’aune d’institutions suffisamment démocratiques pour lui permettre d’exercer son pouvoir constituant. À partir de là, comment « démocratiser la démocratie » communautaire de sorte que celle-ci rende possible la formation d’un véritable pouvoir constituant populaire ?
12Troisièmement, enfin – l’hypothèse demos-cratique. De la « Déclaration de Laeken sur l’avenir de l’UE » (2001) au « Livre blanc sur la gouvernance européenne » (2001) jusqu’au « T-Dem » (2017) et à la toute récente Conférence sur l’avenir de l’Europe (2021), plusieurs initiatives ont été menées pour « rapprocher l’UE de ses citoyens ». Dans les textes qui accompagnent ces initiatives, on lit notamment que les institutions communautaires doivent agir avec plus de transparence pour rendre l’UE plus transparente, qu’elles doivent être plus justes pour conférer à l’UE une meilleure image en termes de justice sociale. Si bien qu’instruments et objectifs se confondent bien souvent dans ces textes. En décidant de répondre au « déficit démocratique » de l’UE par une réforme de la gouvernance, la Commission entend rationaliser la démocratie de manière à augmenter la satisfaction des citoyens. Mais en privilégiant la qualité et l’efficacité des procédures à la volonté de « n’importe qui » d’intervenir sur le processus décisionnel –fût-ce au détriment d’une « bonne » gestion publique–, la gouvernance vide la démocratie de son contenu polémique et n’en conserve que le principe d’un droit égal à jouir des retombées positives qu’un système correctement administré produit. Si la gouvernance substitue donc le modèle eunomique de la « bonne » administration6 au modèle isonomique de la démocratie, elle rejette également la notion de demos hors de l’espace politique. Ainsi est-il significatif que le « peuple » n’apparaisse qu’à une seule reprise dans la « Déclaration de Laeken » et jamais dans le « Livre blanc sur la gouvernance ». En revanche, le terme « citoyen » apparaît dix-sept fois dans la « Déclaration de Laeken » et douze fois dans le « Livre blanc ». La gouvernance démocratique serait donc une forme de démocratie d’après le demos, dans laquelle les relations interindividuelles ne sont plus déterminées que par le statut et les fonctions économiques des individus impliqués. L’idée d’identité sociale ou politique du peuple disparaît au profit d’une identification des citoyens en travailleurs ou en consommateurs.
13Face à cette forme de démocratisation de la gouvernance européenne, l’hypothèse demos-cratique consiste à repartir de la citoyenneté communautaire pour transformer les droits qu’elle confère en supports d’actions et de revendications populaires. Bien qu’imparfaite –en ce sens qu’elle continue de s’ancrer dans une logique d’appartenance nationale–, cette greffe d’identité « désidentifiante » rend possible une communautarisation des revendications au travers d’une circulation transnationale des idées et des stratégies. Par-delà des droits et des devoirs nouveaux, c’est d’abord cela que signifie être « citoyen d’Europe » : bénéficier d’une audibilité, d’une visibilité et d’une capacité d’action qui transcendent les multiples appartenances individuelles. L’enjeu n’est pas seulement théorique : en pensant une citoyenneté ouverte à l’altérité, traversée par l’autre, l’adjonction d’un statut politique devient un mode de subjectivation politique. Le citoyen du monde, ouvert à la pénétration du monde, devient citoyen en son monde donc auteur et acteur de son être au monde. Il prend non seulement conscience de ses droits mais également de sa capacité à peser sur le partage des affaires communes. La citoyenneté ne s’envisage plus ici dans sa seule dimension spatiale, elle renvoie à la puissance d’une multitude unie dans sa capacité à revendiquer un droit de cité illimité et inconditionné. Concrètement, cette puissance doit permettre à tous ceux qui n’ont rien d’autre en commun que ce droit de cité de participer à l’élaboration de politiques jugées profitables à l’ensemble déterritorialisé de la communauté humaine et de s’opposer à ce qui, portant préjudice à une partie de cette communauté, porterait préjudice à l’ensemble des citoyens-sujets. Cet empowerment de la multitude par capillarité des vécus individuels prend une dimension toute singulière dans l’Union européenne des années2020 : alors que l’approfondissement de la libéralisation continentale achève d’intégrer les pays européens dans une mondialisation des biens, des services, des personnes et des capitaux, l’institutionnalisation d’un contre-pouvoir citoyen à l’échelle déterritorialisée de l’Europe participe à l’élaboration d’une mondialisation alternative fondée sur un décloisonnement des subjectivités.
14Qu’attendre, dans ce contexte, des panels citoyens transnationaux qui auront lieu cet automne 2021 dans le cadre de la Conférence sur l’avenir de l’Europe ? Cette expérience de démocratie délibérative est certes inédite et ambitieuse : quatre panels de deux cents citoyens tirés au sort dans les vingt-sept pays de l’UE sont invités à débattre de thèmes comme la justice sociale, l’État de droit, le changement climatique et la place de l’Europe dans le monde. Cela étant, on peut d’ores et déjà douter du caractère réellement inclusif et représentatif de ce processus délibératif. Premièrement, les participants tirés au sort ont d’abord été appelés et informés de la procédure avant d’accepter formellement d’y participer. Comme dans le cas de son aïeul, le Congrès du peuple européen, on peut raisonnablement envisager que seuls les citoyens ayant déjà une opinion nette vis-à-vis de l’intégration européenne –qu’elle soit positive ou négative– décident de participer à un tel événement. Deuxièmement, seuls les citoyens européens, donc les citoyens ressortissants des États-membres, sont autorisés à participer à cette expérimentation démocratique. En sont donc defacto exclus tous les citoyens étrangers qui résident pourtant en Europe et qui sont, à ce titre, pleinement concernés par « l’avenir de l’Europe ». Le demos de cette initiative demos-cratique est donc là encore ambigu : il implique certes la totalité du peuple des citoyens européens, mais il n’implique qu’une partie du peuple des citoyens résidant dans l’UE.
15Cela étant, et malgré d’importantes réserves, ce mécanisme délibératif paneuropéen présente, selon nous, au moins deux mérites majeurs dans le processus de perfectionnement par le bas de la démocratie communautaire. Premièrement, il peut contribuer à déterritorialiser certains des enjeux communautaires les plus « brûlants » et ainsi repolitiser des questions qui divisent les Européens sur des bases encore trop essentiellement culturelles ou idéologiques. Deuxièmement, et de manière complémentaire, ces forums délibératifs peuvent participer à un mouvement de socialisation et d’éducation pragmatique à la culture politique fédérale en mettant en avant et à l’épreuve des idées telle que le respect agonistique et la reconnaissance mutuelle. Gageons alors qu’au pessimisme de l’intelligence réponde l’optimisme de la volonté et que « l’avenir de l’Europe » soit d’abord celui de sa véritable démocratisation.
Notes de bas de page
1Propos cités par Alain-Gérard Slama, Le Figaro, 30 mai 2005.
2Ce courant est notamment représenté en France par Pierre Manent (La raison des nations : réflexions sur la démocratie en Europe, Paris, Gallimard, 2006) et Régis Debray (Le code et le glaive. Après l’Europe, la nation ?, Paris, Albin Michel, 1999). Je renvoie également à Justine Lacroix, La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset, 2008.
3Voir notamment Jürgen Habermas, Sur l’Europe, trad. C.Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2006. À noter que la position « postnationale » de Habermas a évolué vers une position davantage « transnationale » dans La Constitution de l’Europe, op. cit. Voir également Jean-Marc Ferry, Europe, La voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Éditions du Cerf, 2005.
4Kalypso Nicolaïdis, « European Demoicracy and Its Crisis », art.cité; Id., « The New Constitution as European “Demoï-cracy” ? », art.cité.
5Jacques Rancière, La mésentente : politique et philosophie, op. cit.
6Je développe ce point dans Aliénor Ballangé, « Bonne gouvernance ou post-démocratie ? La rationalité eunomique de l’intégration européenne », Politique européenne, 72/2, 2021, p. 68-92.
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