Hegel théoricien du musée
p. 249-266
Texte intégral
La fin de l’art et le musée
1Il est temps de reconnaître que le mot tant commenté de la « fin de l’art » concerne tout simplement l’institution du musée1. Cette théorie du musée est présente dès la rédaction d’une page célèbre de la Phénoménologie de l’esprit :
Die Bildsäulen sind nun Leichname, denen die belebende Seele, so wie die Hymne Worte, deren Glauben entflohen ist2.
2La comparaison des statues avec des cadavres, la réduction de l’hymne au mot (= lettre morte, et non pas « parole », parole vive3) donnent raison à ceux qui ont forgé la formulation apocryphe d’une « mort de l’art » au sens fort et strict du terme. Il y a bien quelque chose de cet ordre, qu’on le veuille ou non4 :
Den Werken der Muse fehlt die Krafft des Geistes, dem aus der Zermalmung der Götter und Menschen die Gewißheit seiner selbst hervorging. Sie sind nun das, was sie für uns sind, – vom Baume gebrochene schöne Früchte, ein freundliches Schicksal reichte sie uns dar, wie ein Mädchen jene Früchte präsentiert…
3La comparaison prête au malentendu si on ne lit pas la suite du passage, car il ne s’agit certainement pas de manger ces fruits détachés de l’arbre ; et la jeune fille qui est censée nous les présenter n’est pas une personne réelle, mais seulement imaginée, elle se retrouve sur nombre de natures mortes flamandes depuis le xvie siècle :
Unser Thun in ihrem Genusse ist daher nicht das gottesdienstliche, wodurch unserem Bewußtsein seine vollkommne es ausfüllende Wahrheit würde, sondern es ist das äusserliche Thun, das von diesen Früchten etwa Regentropfen oder Stäubchen abwischt, und an die Stelle der innern Elemente der umgebenden, erzeugenden und begeistenden Wirklichkeit des Sittlichen, das weitläufige Gerüste der todten Elemente ihrer äusserlichen Existenz, der Sprache, des Geschichtlichen usf. Errichtet, nicht um sich in sie hinein zu leben, sondern nur um sie in sich vorzustellen.
4C’est encore Hyppolite qui a le mieux traduit cette phrase importante : que faisons-nous avec ces statues cadavres, ces paroles mortes et ces fruits détachés de l’arbre ? Évidemment, nous ne les utilisons plus de façon « vivante » dans le cadre d’un culte ou d’un usage fondé dans quelque éthicité. Ce que nous faisons, c’est, dit Hegel, les garantir de la pluie et, une fois qu’ils sont à l’abri, les dépoussiérer. Ceci décrit exactement ce qui advint au moment où les statues antiques, jusque-là installées dans les jardins et les parcs de la noblesse européenne, quittèrent ces lieux et intégrèrent les premières collections et musées, comme ce fut le cas dès 1729 pour les antiquités dresdoises lorsqu’elles prirent place dans le palais du Grand Jardin pour déménager, en 1786, dans le palais japonais, bien plus spacieux. Il est vrai que la pluie, avec le temps, attaque la surface des marbres. Mais quand elle ne tombe plus, il faut les dépoussiérer. Autrement dit : lorsqu’on extrait une œuvre d’art de son contexte de vie, elle devient un problème de conservation. Il ne faut pas confondre le ton moqueur de cette allusion à l’archéologue et directeur de la collection des antiquités de Dresde, Karl August Böttiger, avec une critique radicale du musée. Au contraire. Hegel est en train de dire que compte tenu de la chute du monde éthique, on ne peut faire mieux en effet que de garantir l’art « mort » de la pluie et, par conséquent aussi, le dépoussiérer. Il est évident que si on ne le faisait pas, le destin « amical » qui nous les présente se changerait très vite en un destin sans merci qui les détruirait. Même si le dépoussiérage est donc un moment irréductible de notre rapport à l’art, on ne saurait méconnaître les aspects ridicules qu’il implique. À force de s’occuper du dépoussiérage, nous dit Hegel, on oublie l’esprit de ces œuvres, c’est-à-dire on omet « sich hinein zu leben », d’entrer dans le vif de leur esprit et de « pénétrer leur vie », comme traduit Hyppolite5. On ne saurait assez souligner cet effet structural de la « muséalisation » de l’art ancien, comme d’ailleurs de l’art moderne, dû non seulement aux nécessités de la conservation, mais aussi au fonctionnement de la recherche académique. Hegel a parfaitement raison de constater que la recherche scientifique sur l’art n’aboutit pas, en général, à saisir la vie interne de ses objets, mais se réduit à des tentatives plus ou moins réussies de seulement « représenter » ces œuvres. Il est important de saisir ici la nuance : la représentation d’une œuvre est structuralement et radicalement erronée pour la simple raison qu’elle est une représentation ; en tant que telle, elle fait écran à l’œuvre d’art qui, nous le verrons, même à l’état de cadavre, reste un objet appartenant à l’esprit absolu et par conséquent vivant d’une façon exceptionnelle. Cet effet d’écran, nous pouvons l’étudier à loisir dans les tentatives de médiation culturelle actuellement en vogue dans nos musées modernes. À force d’accompagner les œuvres par des médias modernes, éclairages spéciaux, etc., on finit par les rendre rigoureusement inaccessibles à une rencontre un tant soit peu vivante6. Les modalités d’exposition contemporaines tendent à substituer une représentation de l’objet à l’objet lui-même. Mais cette tendance est déjà fort présente dans l’historicisme du xixe siècle, c’est-à-dire dès les débuts du musée7.
Hegel conclut :
Aber wie das Mädchen, das die gepflückten Früchte darreicht, mehr ist, als die in ihre Bedingungen und Elemente, den Baum, Lufft, Licht u.s.f. ausgebreitete Natur derselben, welche sie unmittelbar darbot, indem es auf eine höhere Weise diß alles in den Strahl des selbstbewußten Auges und der darreichenden Gebehrde zusammenfaßt, so ist der Geist des Schicksals, der uns jene Kunstwerke darbietet, mehr als das sittliche Leben und Wirklichkeit jenes Volkes, denn er ist die Er-Innerung des in ihnen noch veräusserten Geistes, – er ist der Geist des tragischen Schicksals, das alle jene individuellen Götter und Attribute der Substanz in das Eine Pantheon versammelt, in den seiner als Geist selbstbewußten Geist.
5Dans cette dernière phrase, Hegel parle enfin de ce que l’art est une fois mort : il entre dans le musée. Disons d’abord que, apparemment, l’art a beau être mort, il continue d’exister. Plus précisément, il change d’existence, il entre dans un nouveau type d’existence. Avant la fin de l’art, son existence était comparable à celle d’un fruit qui est encore attaché à son arbre. Après cette fin, elle ressemble plutôt à celle d’un fruit qui nous est offert par une jeune fille, entendons : non pas pour le manger, mais plutôt pour le contempler dans un tableau flamand de la fin du xvie siècle. Cette métaphore est expliquée dans ce qui suit. Il y a Versammlung, rassemblement8, de ce qui était dispersé auparavant. Cette Versammlung est Er-Innerung, terme difficile à traduire9. Le rassemblement peut être entendu en un sens littéral : les divinités antiques, sous la forme de leurs images, sont en effet rassemblées dans cette copie du Panthéon de Rome qu’est l’architecture, par exemple, de l’Altes Museum à Berlin, construit par Schinkel10. Le musée rassemble les œuvres de l’art ; il les rassemble d’une façon qui les arrache à leur contexte et usage d’origine. Il ne les offre pas à la consommation, mais à la méditation, à l’observation. Une architecture comme la rotonde de l’Altes Museum de Berlin, construit seulement dans les années 1820, illustre bien pourtant de quoi il s’agit : d’un lieu où des œuvres qui ont perdu leur monde et leur usage peuvent être conservées, contemplées et comparées. Ces trois aspects correspondent à trois disciplines académiques qui se développeront suite à la naissance du musée et dont Hegel deviendra l’un des théoriciens les plus clairvoyants. La conservation incombe proprement aux musées. La comparaison donnera lieu à une histoire de l’art scientifique, la contemplation (l’interprétation) enfin sera l’affaire de la philosophie et d’une histoire de l’art informée de philosophie.
6Il importe de saisir le rapport de structure entre ces différents paramètres à ce moment décisif de l’histoire des arts où apparaît le musée. En effet, si les œuvres ne perdaient pas leur monde, on ne saurait les rassembler dans quelque rotonde (comme dans un panier de fruits) afin de les proposer à la conservation, contemplation et comparaison. Or, Hegel semble penser que, malgré le fait que cela implique une certaine aliénation par rapport à la belle antiquité, cette aliénation entraîne un certain gain pour l’esprit. Cela ne va pas sans le dépoussiérage régulier des statues, ni sans ce travail subalterne selon Hegel de philologie servant la seule « représentation » des choses anciennes. Ces aspects sont structurellement fondés dans l’institution du musée. Le ton moqueur de Hegel n’est pas là pour suggérer qu’il vaudrait mieux ne s’occuper ni de la conservation, ni de la comparaison philologique. Bien au contraire, ce que Hegel pointe, c’est une problématique, voire une dialectique qui est inscrite dans l’institution du musée depuis sa naissance. Le gain spirituel est structuralement solidaire de la perte, et l’institution elle-même tend à la fois à en garantir une existence publique et à faire écran.
7Mais en quoi au juste consiste-t-il, ce « gain » ? Hegel le dit dans la Phénoménologie de l’esprit déjà, mais il sera plus prolixe à ce sujet dans ses conférences sur la philosophie de l’art, qui s’appuient sur les quelques paragraphes décisifs de l’Encyclopédie : l’art appartient à l’esprit absolu. Dans l’art se réalise, se produit l’absolu. Quoi qu’il en soit de ce statut particulier accordé par Hegel à une pratique humaine qu’il semble d’une certaine façon considérer comme révolue, étant donné que son expression la plus complète appartient à un passé dorénavant lointain et qui, par conséquent, a dû trouver un asile dans le musée, on est bien obligé de constater que, dans nos sociétés occidentales, ce statut est largement reconnu sur le plan institutionnel et juridique. Nous nous limitons à rappeler quelques principes fondamentaux qui en témoignent. (1) Il est défendu, même à son propriétaire, de défigurer une œuvre d’art, (2) une fois entré dans une collection publique, un objet d’art est en principe inaliénable, (3) une infraction contre la loi commise dans le cadre d’une activité artistique peut l’emporter contre la rigueur juridique ; l’inflexibilité d’un tribunal dans ces occasions se retourne en général contre l’autorité institutionnelle, que l’on pense par exemple au procès intenté à Charles Baudelaire ou au licenciement de Joseph Beuys. Dans l’art contemporain, la « rupture des tabous » a trouvé un asile en général reconnu par les autorités11.
8En suivant l’analyse hégélienne, nous constatons donc ces trois moments étroitement liés à l’institution du musée. Le musée donne asile à des objets déracinés ; c’est donc un lieu de conservation (1). Dès lors, ces objets se trouvent rassemblés dans un seul lieu. Cela permet leur étude détaillée et comparative et rend possible la naissance d’une histoire de l’art (archéologie, science de l’art) en un sens moderne et « philologique » (2). Enfin, l’existence même de cette institution indique l’existence d’une valeur particulière, inaliénable, « absolue » de ces objets, d’une dimension de « vérité » présente en eux qui sera le sujet de la réflexion philosophique (3).
L’absolu
9Ce que Hegel a observé dans sa théorie de la « fin de l’art » est donc un ensemble de phénomènes corrélés et étroitement liés à l’institution du musée. Il note d’abord que le musée apparaît au moment où un certain type d’objets anciennement liés au rite religieux au sens large perd son contexte. À la fin du xviiie siècle, ce constat concerne avant tout l’art antique, puisque l’art chrétien continue encore tant bien que mal de fonctionner et que l’art de l’Orient lointain n’est pas encore arrivé en force dans les collections, pour ne rien dire de l’art de l’Afrique subsaharienne ou des continents américains et australien12. La « mort » d’un art, on le voit, correspond rigoureusement à la mort de la pratique religieuse qui lui servit de cadre. Or, Hegel observe une chose curieuse : une pratique religieuse peut bien s’éclipser, les œuvres de l’art produites en son sein survivent à cette mort et restent hautement « intéressantes », porteuses d’une « valeur », au point en tout cas de mériter des mesures de conservation qui permettent de nous les présenter encore aujourd’hui. Cette « valeur », Hegel la pense comme « absolue » en un sens qu’il s’agira de préciser par la suite. Pour conserver un art qui a perdu son contexte donc, il faut une institution, et cette institution, c’est le musée. Cette institution est caractérisée par une tâche fort singulière. Elle maintient (conserve) des objets qui n’ont plus d’usage, ce qui est précisément devenu possible parce que leur usage originaire s’est éclipsé. Le nouvel usage alors instauré est avant tout une certaine contemplation, dans laquelle se produit un certain rapport à l’absolu, dit Hegel, rapport qui, curieusement, ne se révèle complètement qu’au moment où lesdits objets perdent leur contexte originaire religieux et se prêtent à un usage tout autre, à savoir à une contemplation en et pour soi. Hegel le souligne bien : il y a un gain à les recevoir déracinées et rassemblées dans le musée. Il est difficile de ne pas voir que le caractère absolu de ces objets se manifeste justement dans le fait que la disparition du contexte religieux vivant n’entraîne pas l’éclipse d’un intérêt des objets, mais que ceux-ci continuent de nous intéresser, voire nous intéressent davantage.
10Ce phénomène, on pourrait le formuler à partir du rapport tout à fait singulier que les œuvres de l’art entretiennent avec le temps. On pourrait dire que leur être est frappé d’un certain rapport à la finitude et qu’en elles, le passé en tant que tel finit par être là. Cette formulation prend tout son sens dès lors que nous la retraduisons dans la terminologie allemande de Hegel. Die Kunst ist für uns ein Gewesenes, nous dit-il, c’est-à-dire l’être de l’art a la forme d’un avoir-été, die Kunst ist ein gewesen Seiendes. En allemand, on peut utiliser le participe d’une façon adverbiale et dire, donc, que les œuvres de l’art sont (existent) à la façon du « gewesen », que c’est leur mode d’être13.
11L’être-passé serait donc le mode d’être de l’œuvre d’art ; ce mode d’être se manifesterait dans l’existence de l’institution du musée et, partant, dans un rapport structural de l’art au musée. Ce résultat appelle un certain nombre de commentaires et de précisions. D’abord, il serait fort naïf de croire que ce résultat préjugerait d’un éventuel avenir de l’art ou même d’une dimension tournée décisivement vers le futur, une dimension proprement événementielle de l’art revendiquée par nombre d’acteurs modernes et contemporains. Ce n’est pas parce que l’être de l’art se définit par un certain rapport au passé et à l’avoir-été (Gewesensein, voire gewesen Sein) qu’il n’aurait aucun rapport à l’avenir, au contraire. Ce n’est que parce que l’art est dans la mesure où il est de l’ordre du passé que se dévoile le caractère absolu de son être. En effet, ce qui existe dans son être-passé même ne saurait être fini comme l’est, par contre, l’esprit objectif par le simple fait d’être objectif.
12La différence entre l’esprit objectif et l’esprit absolu se manifeste notamment dans le rapport entre les formations objectives et les formations absolues de l’esprit. Ainsi, l’État reste une formation, certes rationnelle, mais finie de l’esprit sujette au conflit avec d’autres États dans le contexte d’une histoire du monde où chaque acteur est soumis à un « jugement dernier14 ». Les œuvres de l’art, en revanche, toutes particulières qu’elles soient, peuvent se rassembler dans un seul panthéon, sans conflit aucun et de façon au contraire à s’éclairer mutuellement dans un concert où chaque beauté prend une place unique et parfaitement singulière, irremplaçable. C’est en ce sens que nombre de lectures hâtives du classicisme hégélien méconnaissent le vrai apport fondamental de l’histoire raisonnée des arts que Hegel a eu la hardiesse d’ébaucher : toute œuvre de l’art, aussi rudimentaire soit-elle, participe de cette élaboration mondiale qu’est l’art dans son ensemble15. L’œuvre proprement scientifique de Hegel ne permet certainement pas d’étayer des préférences pour telle ou telle époque de l’art ; elle permet par contre de situer l’apport de toute forme de l’art à l’élaboration de cette forme d’esprit, absolue car capable d’être au moment même où elle semble définitivement appartenir au passé, et rigoureusement universelle car se réalisant, structurellement, dans un rassemblement (Versammlung) sans exclusivité. Que Hegel accorde un rang tout à fait particulier à l’art grec, qu’il ignore l’art subsaharien, australien, américain, etc., correspond parfaitement à l’état des connaissances de son temps. Que les moyens conceptuels élaborés par Hegel ne permettent pas d’aborder des pratiques d’art inconnues de Hegel n’est pas si certain. Il est certain, en revanche, que le projet d’une histoire rationnelle et universelle de l’art ébauché par Hegel pointe vers une conception de l’art dans laquelle toute production artistique humaine devrait pouvoir prendre place. Nous allons revenir brièvement sur le rapport de la philosophie de l’art hégélienne au développement d’une histoire de l’art globale pendant la première moitié du xixe siècle, projet promu notamment par un élève de Hegel, l’historien de l’art Franz Kugler.
13Pour mieux saisir le sens qu’il faut accorder au caractère « absolu » de l’art, et partant à l’institution du musée telle qu’elle se développe au cours du xixe siècle, rappelons dans les grandes lignes quelques faits de l’histoire de l’art. Notons avant tout que le xixe siècle voit naître des pratiques artistiques inédites jusque-là (quoique préparées de longue date), à savoir la naissance d’un art qui est produit directement en vue d’être intégré dans un musée. Ce phénomène met beaucoup de temps à s’imposer, mais il s’annonce avec une grande force à partir de la génération des grands peintres nés dans les années 1740, Jacques-Louis David, Francisco Goya et Johann Heinrich Füssli16. Le phénomène du tableau destiné au musée et, si l’on veut, déraciné d’avance, existe avant même que l’institution n’arrive à lui réserver une place. En ce sens, l’histoire de l’institution est marquée par un retard qui ne cessera de se manifester jusqu’à nos jours, retard qui semble structural pour des raisons que nous ne pourrons pas développer ici17. Le cas du peintre Caspar David Friedrich permettrait d’illustrer cette situation. Avec le Retable de Tetschen, Le moine au bord de la mer et son pendant, L’abbaye dans le bois de chênes, il crée des œuvres d’art absolues, dont, au fond, on ne sait que faire. Le tableau d’autel finit dans la chambre à coucher d’une comtesse, les deux autres entrent dans la collection royale, mais Friedrich gardera toute sa vie durant une place marginale dans le monde de l’art18. C’est Kleist qui, dans sa fameuse notice sur Le moine au bord de la mer, parvint le mieux à saisir l’effroi que représente le surgissement de l’absolu dans sa peinture.
14Il importe pourtant de ne pas méconnaître la part irréductible de l’institution dans la genèse d’un art absolu ou « autonome » (pour reprendre cette formulation d’Adorno). Ce n’est que depuis le moment où l’institution du musée abrite des œuvres ayant perdu leur terrain et leur monde qu’il est possible de créer d’autres œuvres d’emblée destinées à cette même institution. L’être-passé de l’art, son gewesen Sein, s’avère ainsi être une structure irréductible de l’« esprit absolu ». S’il est vrai que, depuis l’avènement du musée, le gewesen Sein constitue le mode d’être de l’art, il est clair que l’art ne se comporte pas comme un être fini. L’être peut passer ; mais l’avoir-été est éternel. Les États et les peuples vivent dans des différends où ils naissent, s’imposent et périssent ; les œuvres d’art, tout en périssant, continuent de vivre, et d’une vie « supérieure », dans le rassemblement essentiel dont elles seules sont capables du fait qu’elles existent à la façon du gewesen Sein et qu’elles ne se trouvent nullement dans des rapports d’exclusion mutuelle. Ce mode d’être de l’art se manifeste aussi dans le rapport entre les œuvres et leur public, Hegel le souligne dans ses leçons, et ceci dans les deux directions : pour aborder l’art, il faut accéder à un désintéressement et renoncer à tout forçage ; inversement, l’art peut nous impressionner et frapper, jamais il ne nous demandera une adhésion « religieuse » qui exclurait la rencontre d’une autre œuvre, au contraire.
15La théorie de l’esprit absolu et de ses caractéristiques formelles permet de mieux saisir le fonctionnement de l’institution du musée. On comprend notamment d’où le musée tire son indépendance, structurellement nécessaire, des institutions de l’esprit objectif. Dès lors que le musée perd toutes ses prérogatives et libertés, il n’est plus capable d’abriter l’art « véritable », il cesse de fonctionner comme un musée. Quand la censure s’établit, d’autres lieux plus ou moins hors la loi naissent et prennent le relais et, d’ordinaire, l’emportent avec le temps. Le rapport de l’État à l’art se distingue par la même logique que celui qui l’oppose à la religion ; et il me semble que l’addition au § 552 de l’Encyclopédie s’applique autant à l’un qu’à l’autre. Voilà ce que Hegel y dit : il n’y a que l’État qui peut donner la loi, et la religion (c’est-à-dire religion et art) est bien obligée d’obéir. Si c’était la religion qui donnait la loi, elle ne serait pas religion, mais État, c’est-à-dire esprit objectif ; car la loi positive en tant que positive est une réalité objective, objectivée par des institutions, une police, un pouvoir exécutif capable de s’imposer par la force. En ce sens, elle a une existence immédiate et par conséquent structurellement finie. La religion n’est pas esprit objectif, mais absolu. Elle n’existe donc pas immédiatement et sous la forme d’une législation positive. Or, comme elle est absolue de fait, aucune législation positive ne saurait jamais la contraindre. De toute façon, l’absolu s’imposera quelle que soit la législation positive. Le résultat de cette opposition dialectique est assez surprenant par sa simplicité : l’État a bien le droit de légiférer contre des usages religieux (et partant artistiques) ; mais si ces pratiques ont une vérité intrinsèque en tant qu’esprit absolu, aucune législation, aucune mesure administrative ne pourra jamais les contenir. L’État qui insisterait dans sa résistance contre l’absolu se condamnerait à la destruction. Le bon législateur, dans son propre intérêt, est donc obligé de tenir compte de l’esprit absolu ; il n’y a pourtant aucune mesure objective, aucune prérogative institutionnelle qui puisse garantir la religion et l’art d’une persécution injuste de la part de l’État, et cela pour la simple raison, je le rappelle, que l’esprit absolu n’est pas objectif 19.
Le rapport à l’histoire de l’art
16Nous avons vu que l’art manifeste son caractère d’absolu dans sa « fin », c’est-à-dire par son gewesen Sein, et que ce mode d’être particulier se réalise à travers l’institution très particulière qu’est le musée. Cette institution a bien une existence « objective », elle est définie par un cadre légal, elle dispose d’un budget public, etc. Néanmoins, elle donne lieu à ce qui n’est pas une institution objective ; elle se situe donc à l’articulation entre l’esprit objectif et l’esprit absolu ; et l’on pourrait dire qu’elle en est le symptôme. Hegel n’a pas écrit la théorie du musée en ces termes, mais il a fourni l’ensemble des pièces pour l’écrire. L’une de ces pièces, c’est la théorie des sciences liées à l’institution du musée, notamment de l’archéologie et de l’histoire de l’art telles qu’elles naissent et prennent vigueur au moment où l’institution du musée d’art s’établit. J’aimerais terminer en abordant le rôle de Hegel dans la naissance de l’histoire de l’art20.
17L’importance de Hegel pour la discipline naissante ne saurait être surévaluée, malgré une réticence de la part des historiographes contemporains qui me semble largement due à la méfiance institutionnelle face à la philosophie. L’attitude de Gombrich est symptomatique à ce sujet. Il reconnaît les liens biographiques entre Hegel et Kugler, Schnaase, Waagen, etc. ; il reconnaît des dettes de surface de ces derniers, mais souligne ensuite la nécessité pour la discipline naissante de quitter les catégories préfabriquées du philosophe pour pouvoir aborder enfin la réalité historique. Cette attitude, parfaitement compréhensible de la part d’un historien de l’art, est pourtant le fruit d’une méconnaissance complète de l’approche hégélienne. On le sait bien : Hegel ne connaît pas une « construction de l’histoire » et même ce que Schelling entend par là ne coïncide pas avec la caricature d’une philosophie pratiquée dans la solitude la plus complète et détachée de toute expérience (ἐμπειρία) qui s’enorgueillirait de « déduire » les œuvres d’art. En réalité, Hegel a développé une conceptualité extraordinairement riche pour décrire des phénomènes historiques et a encouragé l’étude historique de ces phénomènes. Il est vrai que cette conceptualité demande de longues études pour qui veut la maîtriser et que son usage prématuré mène à des résultats qui peuvent s’approcher de la caricature ébauchée par Gombrich dans Art and Illusion21.
18En réalité, les premières adaptations de l’ébauche hégélienne d’une histoire structurelle des arts montrent une image bien différente du rapport entre cette nouvelle discipline et l’enseignement hégélien. C’est sans doute le manuel d’histoire de l’art de Franz Kugler qui constitue la tentative la plus aboutie dans ce domaine22. Publié pour la première fois en 1842, puis souvent réédité, dès la seconde édition avec des ajouts de Jacob Burckhardt d’ailleurs, ce livre suit de très près le plan de l’Esthétique hégélienne dont il reprend jusqu’aux formulations, en particulier dans les chapitres d’introduction des sections23. Ce manuel traite de l’histoire de l’art de tous les temps et de toutes les régions connues, selon une perspective élargie par rapport au modèle hégélien grâce à une connaissance considérablement accrue24. Dans son livre, Kugler tente de combiner des connaissances empiriques et factuelles avec une appréciation plus générale de l’« essence » des différentes cultures considérées. Il n’est que naturel que son esquisse fournisse de nombreuses informations absentes de l’esthétique hégélienne et qu’elle aplatisse en revanche les outils conceptuels proposés par Hegel. Cela n’empêche pas de voir à quel point l’entreprise de Kugler s’inscrit dans le projet hégélien et dans la logique du musée. En effet, la conservation muséale et sa contemplation pensante, nous l’avons vu, seront nécessairement accompagnées d’études comparatives empiriques.
19Il serait intéressant de reprendre l’étude des conceptions esthétiques des premiers grands historiens de l’art allemands, des Kugler, Waagen, Schnaase, pour mieux y apprécier la présence de l’enseignement hégélien25. Pour ce faire, il ne suffirait pas simplement de repérer des citations ou des reprises, il faudrait en outre saisir les choix méthodologiques et les articulations dans la saisie de ce qui deviendra malgré tout une histoire immanente de l’art, c’est-à-dire une histoire des problématiques propres à l’art dont personne ne nie la corrélation avec d’autres phénomènes historiques, voire une recherche (herméneutique) d’une dimension de vérité dans l’art.
Annexe
Citations tirées de Franz Kugler, Handbuch der Kunstgeschichte, Stuttgart, Ebner & Seubert, 21848
Sur l’art indien, p. 104 :
Auf gleiche Weise verhält es sich mit der indischen Kunst. In ihr tritt durchweg ein lebendiges Gefühl hervor, welches die Form nicht um einer conventionellen Bedeutung willen, sondern um ihrer selbst willen bildet. Aber die fessellose Phantasie gestattet dem Gefühle nicht, oder doch nur selten, die Ruhe, die allein zu einer harmonischen Durchbildung führt ; sie häuft Formen auf Formen und endet zuletzt mit dem Eindruck einer fast chaotischen Verwirrung.
Il en va de même dans l’art indien. Ici, un sentiment vivant se montre partout, qui ne produit pas la forme pour une signification conventionnelle, mais pour elle-même. Mais la fantaisie déchaînée ne concède pas de paix au sentiment ou guère, paix qui seule serait à même de conduire à quelque formation harmonieuse ; elle entasse des formes sur des formes et aboutit à une impression de confusion presque chaotique.
Sur la sculpture grecque, p. 192-193 :
Es sind die Gestalten einer idealen Welt, in denen vorzugsweise sich die griechische Bildhauerei bewegt. Die Darstellung der gemeinen Existenz, die Richtung auf die flüchtigen, persönlichen Interessen der Gegenwart ist ihrem Geiste fremd ; ebensowenig aber hat sie sich im Geleite einer unstäten, fessellos umherschweifenden Phantasie entwickelt. Es sind die Sagen der Götter und der Heroen, aus denen sie ihren Stoff nimmt, deren Schimmer sie über das Leben der Gegenwart hinbreitet. […] [Diese Sagen] haben in diesem Bezuge eine umso grössere Bedeutung, als sie in sich gegliedert, d.h. im Einzelnen aus den besonderen eigentümlichen Anschauungen der einzelnen Stämme des Volkes hervorgegangen sind. […] [Die Götter und Heroen entwickeln sich] zu einer bestimmten, in sich abgeschlossenen Individualität, [und] erhalten […] das Gepräge bestimmter sittlicher Charaktere.
C’est dans les figures d’un monde idéal que la sculpture grecque évolue. La représentation de l’existence commune, l’attention pour les intérêts fuyants du moment restent étrangères à son esprit ; mais elle ne s’est pas non plus développée guidée par une fantaisie instable et vagabonde, déchaînée. Elle prend sa matière dans les mythes des dieux et des héros dont elle répand la splendeur sur le présent de la vie. […] Ces mythes sont d’autant plus importants qu’ils sont articulés, c’est-à-dire que leur singularité est issue des façons particulières propres aux différentes tribus dont leur peuple était composé. […] Les dieux et les héros se développent comme des individualités parfaites, imprégnées chacune d’un caractère éthique particulier.
Notes de bas de page
1Dans cet article, je me pencherai exclusivement sur l’apport de Hegel à la théorie du musée. Une étude plus complète devrait inclure les contributions, capitales, de Schelling et de Friedrich Schlegel. Il est évident que Hegel se fonde largement sur les travaux de ces deux auteurs, même s’il ne reconnaît guère sa dette envers eux. Néanmoins, l’approche hégélienne nous intéresse particulièrement ici, parce qu’elle est particulièrement sensible aux aspects proprement institutionnels de la question. Sur la « thèse » hégélienne de la fin de l’art, il y a aujourd’hui une littérature abondante. On trouvera des renvois bibliographiques par exemple dans le volume édité par Francesca Iannelli, Gianluca Garelli, Federico Vercellone, Klaus Vieweg, Fine e nuovo inizio dell’arte: estetiche della crisi da Hegel al pictorial turn, Pise, ETS, 2016. Voir aussi la bibliographie chez Birgit Sandkaulen (éd.), G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik, Berlin, De Gruyter, 2018.
2G. W. F. Hegel, Gesammelte Werke, Hambourg, Meiner, 1968- (désormais GW), 402 ; p. 703-704 de l’original.
3Nuance saisie par Jean Hyppolite, et perdue dans les traductions de Jean-Pierre Lefebvre et Bernard Bourgeois.
4Rappelons que des auteurs de poids aussi opposés qu’Adorno et Heidegger se rencontrent pourtant dans une appréciation radicale de cette « thèse » de la fin de l’art.
5Lefebvre traduit : « pour y engager sa vie ». C’est une traduction erronée ; il ne s’agit pas d’y engager sa vie, c’est-à-dire d’en restituer une réalité éthique. « Hineinleben » ne signifie pas du tout la même chose que « das Leben in etwas setzen », engager sa vie dans quelque chose. Cela renvoie à une pratique qui n’existe que depuis qu’il y a institution du musée au sens moderne du terme. Le « Hineinleben » ne peut avoir lieu que dans le contexte hétérotopique institué par le musée. La traduction de Bourgeois s’écarte encore davantage de la lettre hégélienne. Selon lui, « hineinleben » signifierait « s’engager » dans quelque chose « de façon à y vivre ». Ici, le malentendu engagé par Lefebvre est définitivement accepté. Hegel n’oppose pas ici une pratique qui serait de l’ordre d’un retour à la belle antiquité, ni à celle, pédante et ridicule, des conservateurs, mais il oppose deux attitudes qui pourtant ne sauraient exister l’une sans l’autre : celle du conservateur et celle de l’amateur au sens littéral du terme, de celui qui trouve un rapport vivant à quelque chose qui pourtant n’existe que comme un passé.
6Un exemple particulièrement frappant : le musée d’Orsay depuis sa réfection par Jean-Michel Wilmotte entre 2007 et 2011, sous la direction de Guy Cogeval. Aujourd’hui, toute la collection de Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Seurat est présentée dans des salles sans lumière du jour avec un éclairage qui cadre exactement avec les tableaux et leur confère un air d’écran lumineux. Ici, les techniques d’exposition dénaturent le fonctionnement du médium très particulier de la peinture dans le but évident de frapper et de flatter un public en attente de quelque chose comme une « sensation ». Cela rend impossible toute appréciation un tant soit peu sensible des œuvres pour ne rien dire d’un travail herméneutique sérieux.
7L’histoire du musée des points de vue architectural et institutionnel devrait prendre acte de cette aporie structurelle. De grands architectes comme Schinkel, Semper, Berlage, Kahn et tant d’autres ont proposé des solutions fort variées dont l’interprétation pourrait tirer son fil conducteur d’une lecture attentive de Hegel.
8Ici, la version de Lefebvre, suivi par Bourgeois, l’emporte sur la traduction d’Hyppolite, qui dit « recueillement ». Notons pourtant que le terme « recueillement » permet de saisir un aspect essentiel de l’« Er-Innerung » hégélienne en passant par un champ sémantique quelque peu différent. En effet, le « recueillement » dit le rassemblement dans son rapport à l’intériorisation, voire à l’introjection.
9Comme il est impossible, de toute façon, de reproduire la métaphorique de ce terme en français, il faut trouver une expression parallèle, qu’il s’agit ensuite de charger de manière à lui faire supporter la portée dialectique du terme hégélien. Il ne me semble pas nécessaire ici de gloser à nouveaux frais sur l’« Erinnerung » hégélienne.
10Sur ce rapprochement, voir par exemple J. Trempler, Karl Friedrich Schinkel, Munich, Beck, 2012, p. 156-160, avec un résumé de la polémique entre Schinkel et l’archéologue Alois Hirt autour de la rotonde, projetée par Schinkel et attaquée par Hirt. La comparaison avec le Panthéon de Rome y joue un certain rôle.
11Il est évident que ce rapport à la légalité se négocie constamment et que la protection même que les institutions d’État réservent aux activités artistiques peuvent dénaturer ces activités. Dans notre contexte, il suffit pourtant de signaler l’existence de ce type de questions, symptômes d’un statut particulier reconnu à l’art à l’âge du musée et qu’il n’est pas maladroit de caractériser d’absolu. On remarque en passant que le terme « absolu » finit ainsi par épouser une signification technique qui n’est certainement pas identique à celle, bien plus emphatique, qu’une certaine tradition interprétative a cru bon de prêter à Hegel.
12Cette remarque mériterait des précisions. En réalité, on collectionne la peinture même chrétienne depuis le xvie siècle, la porcelaine chinoise et japonaise depuis la fin du xviie siècle, etc. L’histoire des collections et des pratiques muséales avant la fondation du musée de Dresde est fort riche. Une étude plus détaillée montrerait néanmoins que les collections d’antiquités ont servi de paradigme et de modèle à la création des musées d’art, pour la très simple raison que ces objets avaient perdu leur monde d’une façon bien plus radicale que l’art chrétien.
13Je n’insiste pas ici sur cet argument que j’ai déjà exposé dans Die freie Kunst. Beiträge zu Hegels Wissenschaft der Logik, der Kunst und des Religiösen, Berlin, Duncker & Humblot, 2003, p. 128-132.
14Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, § 548.
15Otto Pöggeler et Annemarie Gethmann-Siefert, suivis d’un grand nombre d’autres chercheurs, ont depuis longtemps corrigé le mythe du classicisme hégélien.
16Le cas de Jacob Asmus Carstens, né en 1754, est à ce titre particulièrement instructif avec son projet défendu tout sa vie durant mais jamais réalisé d’un cycle de fresques à offrir à l’État prussien et sans autre but que de parachever une œuvre picturale parfaite. Sur Carstens, voir A. Camphausen, Jakob Asmus Carstens, Neumünster, Wachholtz, 1941, et surtout le texte fondamental de C. L. Fernow (1763-1808), Carstens, Leben und Werke, éd. H. Riegel, Hanovre, Rümpler, 1867. Il faudrait remonter jusqu’à la génération du peintre Anton Raphael Mengs, ami de Winckelmann, et à son « classicisme », pour en retracer les sources. Sur Mengs, voir l’étude très complète de S. Röttgen, Anton Raffael Mengs, t. 2, Leben und Wirken, Munich, Hirmer, 2003.
17Que l’on pense à l’histoire des contestations contre l’art « officiel », aux salons des indépendants, aux avant-gardes et l’histoire de leur reconnaissance. Aujourd’hui, c’est un mouvement d’anticipation des avant-gardes qui paralyse la production artistique. Dans ce sens, on peut reconnaître un rapport particulier de l’art à l’avenir qui est parfaitement compatible avec son mode d’être fondamental du gewesen Sein. Rappelons à ce titre un mot d’Adorno : « Zur Selbstverständlichkeit wurde, daß nichts, was die Kunst betrifft, mehr selbstverständlich ist, weder in ihr noch in ihrem Verhältnis zum Ganzen, nicht einmal ihr Existenzrecht. […] Ungewiß, ob Kunst überhaupt noch möglich sei, ob sie, nach ihrer vollkommenen Emanzipation, nicht ihre Voraussetzungen sich abgegraben und verloren habe. Die Frage entzündet sich an dem, was sie einmal war » (cité d’après T. W. Adorno, Ästhetische Theorie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973, p. 9-10).
18Goethe le connaît, mais le traite d’excentrique, Hegel n’a pas grand-chose à dire sur lui, les ducs de Saxe ignorent son génie, etc. Et pourtant, son art et ses écrits respirent au plus haut point l’air d’une prétention sans concessions, en tout cas incompatible avec l’idée de faire de la décoration ou de servir une fonction extérieure à l’art quelle que ce soit. Même la religiosité de Friedrich, que l’on relie souvent au traumatisme du trépas accidentel de son frère, mort dans un lac glacé en le sauvant de la noyade, ne saurait voiler le caractère radicalement nouveau de son attitude. Sur Caspar David Friedrich, on consultera toujours la grande étude de H. Börsch-Supan, Caspar David Friedrich, Gemälde, Druckgraphik, Zeichnungen, Munich, Prestel, 1973 qui contient une documentation très complète. Sur le rapport à la théologie, voir par exemple J. Grave, Caspar David Friedrich: Glaubensbild und Bildkritik, Zurich, Diaphanes, 2011.
19Depuis l’étude fondamentale de Jean-François Kervégan, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007, il est impossible de se méprendre sur la nature de cette « réalité » proprement objective (voir particulièrement p. 18-26 et 41-45). L’objectivité inclut un « Dasein » qui en tant que tel est bien contingent et fini ; mais cette finitude est justement la raison pour laquelle il y a un État avec des institutions et un processus perpétuel de sa réalisation active et positive.
20Sur l’histoire générale de la discipline, voir H. Dilly, Kunstgeschichte als Institution, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979. Sur le rôle de Hegel, voir E. Gombrich, « Hegel und die Kunstgeschichte », Neue Rundschau, 88/2, p. 202-219 ; O. Pöggeler, A. Gethmann-Siefert (dir.), Kunsterfahrung und Kulturpolitik im Berlin Hegels, Bonn, Bouvier, 1983 ; C. Jamme, F. Völkel (dir.), Kunst und Geschichte im Zeitalter Hegels, Hambourg, Meiner, 1996 ; A. Gethmann-Siefert, B. Collenberg-Plotnikov (dir.), Zwischen Philosophie und Kunstgeschichte. Beiträge zur Begründung der Kunstgeschichtsforschung, Munich, Fink, 2007 ; voir aussi P. A. Kottman, M. Squire, The Art of Hegel’s Aesthetics: Hegelian Philosophy and the Perspectives of Art History, Paderborn, Fink, 2017.
21E. Gombrich, Art and Illusion. A Study in the Psychology of Pictorial Representation, New York, Pantheon Books, 1960, introduction.
22Sur Franz Kugler, on consultera M. Espagne, B. Savoy, C. Trautmann-Waller (dir.), Franz Theodor Kugler: deutscher Kunsthistoriker und Berliner Dichter, Berlin, Akademie Verlag, 2010, avec des contributions sur d’autres historiens de l’art allemands de la même époque, et la biographie fort complète d’E. Garberson, « Art History in the University: Toelken – Hotho – Kugler », Journal of Art Historiography, 2011, p. 59-61 (https://arthistoriography.files.wordpress.com/2011/12/garberson-toelken-kugler1.pdf.). Kugler a suivi les cours de Hegel sur la logique et sur l’esthétique en 1828 et 1829.
23F. Kugler, Handbuch der Kunstgeschichte, Stuttgart, Ebner & Seubert, 1842. La deuxième édition paraît chez le même éditeur en 1848. Le rapport à Hegel de ce livre souvent réédité et fort influent mériterait un examen serré. En effet, il est imbibé, d’un bout à l’autre, des catégories hégéliennes, et notamment de celles élaborées dans sa théorie des « formes de l’art ». Dans l’annexe de cet article, je donne quelques formulations dont le lecteur de l’Esthétique de Hegel trouvera facilement les corrélats dans les textes hégéliens. Ces citations, choisies entre beaucoup d’autres, montrent bien une forte présence de la terminologie hégélienne. Il me semble probable que Kugler a utilisé, outre ses notes de cours, l’édition posthume de l’Esthétique.
24Il s’agit donc d’une véritable histoire de l’art « globale » à l’image de celle esquissée par Hegel quelques décennies auparavant. Comme Hegel, Kugler tente de saisir la spécificité de chaque expression artistique et de l’intégrer dans une vue d’ensemble. Après les événements de 1848 et la montée d’un nouveau nationalisme, l’histoire de l’art perdra cette vue globale en faveur d’un eurocentrisme qui favorisera la naissance des musées « ethnographiques » avec tout ce qu’ils auront apporté d’idéologie et de discrimination.
25Voir à ce sujet la contribution bien informée de J.-I. Kwon, « Nachwirkungen der Hegelschen Ästhetik im Kunstverständnis und in der Methodik der Kunstgeschichte », dans A. Gethmann-Siefert, B. Collenberg-Plotnikov (dir.), Zwischen Philosophie und Kunstgeschichte. Beiträge zur Begründung der Kunstgeschichtsforschung, op. cit., p. 167-187. Sur Schnaase et Waagen, voir l’article très documenté de G. Stemmrich, « C. Schnaase: Rezeption und Transformation Berlinischen Geistes in der kunsthistorischen Forschung », dans O. Pöggeler, A. Gethmann-Siefert (dir.), Kunsterfahrung und Kulturpolitik im Berlin Hegels, op. cit., p. 263-282.
Auteur
Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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