Les normes, les institutions et l’effectivité paradoxale des principes rationnels
p. 93-106
Texte intégral
Introduction
1Normes et institutions instaurent de nouvelles manières d’être et d’agir. Elles s’insèrent dans la vie sociale en vue de cette nouveauté ou, pour le dire autrement, afin d’y introduire des modifications, aujourd’hui le plus souvent en référence à des principes explicités et supposés rationnellement défendables. Tel est du moins le point de vue habituel dans les discours de la justification et de la critique relativement aux normes et aux institutions, lorsqu’on vise les formes précises qu’elles prennent ou, dans certains cas, le besoin même (ou non) d’institutionnaliser des secteurs de la vie commune en mettant des normes en vigueur et en spécifiant des statuts ou des capacités d’agir reconnues.
2Dans l’ordre des initiatives des personnes et de leur interaction réelle, cependant, les choses peuvent sembler plus complexes. Il existe des raisons fortes de penser que la concrétisation de principes dans la vie sociale est malaisément assimilable à l’introduction d’un pur outil de mise en œuvre de règles et de cadres institutionnels. Les motifs, l’attachement à des règles de conduite, les croyances au sujet de ce qui est correct ou incorrect, la reconnaissance de valeurs importantes préexistent toujours – partiellement au moins – aux modifications que l’on introduit. Il est alors difficile de ne pas admettre, à titre d’hypothèse de travail, la réalité de leur impact sur ce qu’il advient des dispositifs mis en place dans un registre volontariste.
3À ce niveau élémentaire, le rapport de la raison au réel ressort déjà comme un enjeu important pour tout effort de mise en ordre raisonnée. Pour introduire des modifications dans la vie sociale, il faut s’appuyer sur ce que l’on connaît, sur un savoir de ce qui est effectivement le cas pour l’homme et dans la société, selon une compréhension qui est donc tout à fait empirique de l’effectivité. Toutefois, comme en témoigne le réinvestissement contemporain (notamment chez Jean-François Kervégan) de thèmes importants de l’idéalisme allemand classique – notamment de la notion de Wirklichkeit chez Hegel, dans une différenciation par rapport aux aspects de la Realität (sociale ou autre) qui sont empiriques et contingents1 –, on peut s’intéresser à une manière différente d’appréhender ce qui est pour de bon effectif, en s’attachant à ce qui est rationnel dans ce qui est. Quelles peuvent en être les conséquences pour la pensée de la concrétisation des principes dans des normes et des institutions ?
4La prétention persistante des instances d’organisation ou de régulation à une posture d’extériorité par rapport à la vie ordinaire, particulièrement nette en matière d’organisation économique et sociale, mérite d’être interrogée. Que dit-elle sur la compréhension courante des effets normatifs et institutionnels que l’on aspire à engendrer ? On se demandera si elle permet de reconnaître le lien qui unit la structuration de la vie sociale, porteuse d’aspirations qui mettent en jeu la raison, à l’effectivité des règles ou des préceptes de l’action. C’est dans le champ ouvert par ces questions qu’il nous faudra affronter une réalité contemporaine : la volonté de brider la complexité sociale en usant de modèles qui présument de la rationalité ou de motifs particuliers des personnes.
L’ordre social, indissociable de l’effectivité des principes
5Rendre effective la mise en ordre de la société par des normes et des institutions ou par les principes qui les inspirent et les rassemblent : cette ambition s’accompagne de défis que l’on peut dire techniques mais elle ne saurait se réduire elle-même à une affaire de technique d’organisation. En effet, il ne peut s’agir seulement de l’efficacité de procédures de mise en œuvre de certaines conduites (sélectionnées dans un ensemble plus vaste de conduites possibles), mais toujours aussi de la concrétisation de l’aspiration qui donne sens à la mise en ordre. Il s’agit de rendre effectives une exigence rationnelle ou des exigences diverses – de justice, d’égalité ou de liberté par exemple – qu’un discours organisé est capable de justifier comme des exigences rationnelles, appuyées sur les meilleures raisons.
6Si l’effectivité est à comprendre, dans les termes privilégiés par la Science de la logique de Hegel, comme « l’essence qui est une avec son phénomène » ou « l’unité devenue immédiate de l’essence et de l’existence », elle concerne d’emblée le sort des principes dont on pense qu’ils expriment des aspects essentiels de la vie en société (ou du destin de l’homme en société). Si donc cette notion de l’effectivité a bien un rapport avec le fait de rendre effective la structuration de la société par des principes, l’attention à l’étant et notamment à la vie sociale est requise dans toute enquête sur l’effectivité donnée aux principes. En effet, pour qualifier la situation de la société humaine au regard de principes de référence dont on la juge inséparable, il faut certainement en connaître certaines caractéristiques générales, certains mécanismes, certaines circonstances historiques qui conditionnent la pertinence des jugements ou des interprétations.
7Par ailleurs, le rapport au rationnel – que l’on peut aussi décrire comme une posture ou attitude rationnelle offrant une référence à un sujet devant agir dans le monde – est susceptible d’être abordé, dans la suite d’un certain hégélianisme encore, comme une compréhension en devenir de ce qui concrétise des figures subjectives de la rationalité. Il peut s’agir, par exemple, des aspirations raisonnées des personnes à la justice sociale, à la bonne structuration des institutions, à la détermination de bornes adéquates aux droits et libertés, etc. Si l’on est en quête de l’effectivité acquise par ce qui est rationnel, les connaissances empiriques sur l’état de la société et du fonctionnement des institutions n’apparaîtront pas seulement comme des données empiriques sur ce qui se présente dans un temps et un lieu, mais aussi comme des témoignages du devenir-effectif de ce qu’il y a de rationnel dans les prétentions subjectives qui s’expriment, qui se manifestent et qui inspirent l’action et l’organisation. Dans une telle perspective, on peut se rallier sans grande difficulté à l’affirmation hégélienne de la Science de la logique2 d’après laquelle l’effectivité ne fait pas face à la raison comme à un « autre », dès lors que ce qui est effectif est ce qui est « totalement rationnel » et donc aussi ce qui s’explicite dans le concept. En sens inverse, ce qui n’est pas rationnel n’est pas non plus effectif.
8L’organisation rationnelle est une affaire de principes et non d’évolution hasardeuse, ce qui enveloppe bien un effort de conception des dispositifs et de mise en œuvre des moyens de leur concrétisation, à partir de principes à expliciter. Il n’en résulte pas, cependant, qu’il soit légitime de considérer un face-à-face entre l’instance organisatrice et une réalité qui devrait être rendue rationnelle – à partir de rien, en quelque sorte – grâce à la concrétisation de principes porteurs de rationalité et qui ont vocation à s’étager en normes et en institutions (elles-mêmes certainement hiérarchisées). Dans la mise en œuvre des principes d’une manière conforme à des aspirations rationnelles, pourquoi devrait-il s’agir unilatéralement de ce qu’une instance organisatrice estime « rationnel » ? Ne faut-il pas au contraire tenir compte de ces circonstances d’arrière-plan particulièrement importantes, qui rattachent le sujet vivant en société, dans sa relation personnelle aux normes, à sa propre conscience et aux valeurs ou convictions qu’il reconnaît, tout autant qu’à la volonté organisatrice d’autrui ou d’un collectif ? L’union étroite de la raison et de l’effectivité peut à bon droit apparaître comme la formule d’une rationalité multilatérale, évitant le confinement dogmatique dans le registre très pauvre, et inévitablement inquiétant en pratique, de la mise en ordre rationnelle d’une réalité non rationnelle.
9C’était une force de la philosophie hégélienne que de donner précisément à voir l’insertion de la morale des institutions dans un mouvement historique ne se réduisant pas au triomphe de certaines formes institutionnelles et intégrant, au contraire, l’exigence morale pure du sujet moderne, saisi dans son historicité. Il est vrai que penser la manière de rendre effectifs les principes qui doivent structurer rationnellement la société est bien difficile, si l’on ne reconnaît pas l’aptitude de la société humaine à trouver sa consistance autrement que par l’entremise du genre de mise en œuvre que le pouvoir (organisateur) peut introduire. Dans la Philosophie du droit de Friedrich Julius Stahl également, l’attention à la structuration de la communauté humaine autrement que sous l’angle de la domination et du pouvoir (au cœur de l’ordre politique) devait s’affirmer, comme cela a été souligné3.
10Dès lors, il ne serait pas satisfaisant de considérer l’organisation d’après des principes rationnels comme une affaire de libre création de normes, de procédures ou de nouveaux mécanismes, susceptibles d’être éventuellement perturbés par une réalité « autre » (celle de la coutume, des usages, de la tradition). Tel est bien le point de vue vers lequel on serait entraîné si l’on ne mettait jamais en doute que l’effort d’organisation n’apportât l’ordre dans un monde simplement donné, extérieur à la raison. Cette présupposition serait manifestement très problématique. Elle conduirait à négliger ce que l’on peut appeler les figures subjectives de la rationalité, en faisant bizarrement exception pour la figure « organisatrice ».
11Dans les faits, les habitudes de la vie sociale mettent en jeu l’action et le jugement, le déploiement de la rationalité tout autant que la reconnaissance du rationnel et de l’irrationnel hors de soi (par exemple dans les institutions existantes ou dans les usages dominants). Il faut le redire contre les conceptions par trop mécaniques de l’exercice du pouvoir et du fonctionnement des institutions : rien n’est automatiquement soustrait à la critique, au refus d’obéir, à l’aspiration à la concrétisation de modèles alternatifs plus rationnels que l’existant. Ce qui peut sembler quelquefois étranger à la rationalité, dans la vie sociale, renvoie à des caractéristiques de l’action que l’on ne peut écarter d’un revers de main comme s’il s’agissait d’anomalies transitoires ou de conventions soustraites au jugement et à la critique ; elles peuvent toujours témoigner d’un travail de la raison. En ce sens, l’épreuve du réel, pour les initiatives d’organisation qui se veulent rationnelles, ne peut jamais se confondre entièrement avec la prétention de mettre le réel « en conformité avec ce que la philosophie considère comme étant rationnel4 » ; il y va toujours aussi de la reconnaissance du rationnel dans ce qui est, en particulier dans les strates normatives et institutionnelles de la réalité.
12Certains principes ou préceptes qui concernent la société semblent rationnels au sens le plus général : ce sont ceux que l’on arrive à justifier par de bonnes raisons sans pouvoir les renverser d’une manière décisive par des raisons meilleures encore. Ils apparaissent alors consubstantiels à une vie sociale (ou à la vie de ses parties prenantes) reconnue pour ce qu’elle est, ce qui peut aisément – mais nullement avec nécessité – conduire à des spéculations hasardeuses sur un hypothétique « droit naturel » ou sur des notions voisines. Le « principisme » qui domine l’éthique appliquée contemporaine et aussi bon nombre de développements institutionnels consiste pour l’essentiel à tenter d’organiser la vie collective sur cette base (on y adjoint souvent aussi des méthodologies plus particulières concernant la délibération et le régime de la critique, les progrès dans la mise en communication de plusieurs champs de la pratique, etc.). Dans cette démarche, il est constant que l’identification des principes de référence fait droit aux préoccupations raisonnées, telles qu’elles se formulent dans la vie sociale elle-même.
13Obtenir une certaine conformité à de tels principes ou préceptes bien justifiés et y parvenir par l’entremise de normes à mettre en vigueur, donner aux principes appropriés la possibilité de s’exprimer dans la structure et les valeurs des institutions, permettre à la collectivité de référence de constater l’émergence d’états de faits identifiables à des conséquences collectives souhaitables de l’endossement des principes retenus : voilà quelques-uns des effets typiques – les principaux, peut-être – que l’on attend d’ordinaire de nouveaux développements institutionnels ou normatifs. L’attention se porte naturellement sur le choix des moyens : par quelles normes peut-on induire chez les personnes la conformité extérieure (peut-être même avec une certaine intériorisation) à des préceptes que l’on croit appropriés ? Un peu plus généralement – puisque la conformité extérieure n’est pas tout –, dans quelles configurations institutionnelles peut-on le mieux rendre manifeste l’attachement collectif à des principes ?
14Des questions de ce genre se posent – et elles sont aujourd’hui si souvent posées que l’on ne s’interroge plus guère sur ce qui peut leur donner sens –, mais elles révèlent aussi un problème et des tensions. L’attention à la rationalité dispose à reconnaître la raison déjà à l’œuvre, mais cette reconnaissance (celle qui concerne les principes du jugement, les efforts de compréhension et d’argumentation, etc.) n’oblige pas à reconnaître dans le même mouvement la rationalité – même imparfaite – des institutions et des normes qui existent et qui sont en devenir. Elle peut même conduire à la contester, à admettre par prudence qu’elle est douteuse ou à la laisser de côté par méthode. D’une certaine façon, le projet d’une organisation rationnelle d’après des principes corrects semble devoir conduire à tenir pour négligeables les normes et les institutions telles qu’elles sont.
15N’est-ce pas en effet tout d’abord parce que l’on accepte une posture normativiste au sens moral, politique ou administratif – au rebours des recommandations hégéliennes notamment (malgré la reconnaissance chez Hegel de la puissance normative intrinsèque du concept5) – que l’on peut accepter de raisonner au sujet de la concrétisation des principes comme au sujet de la réunion de moyens pour parvenir à ses fins à l’échelle d’une société ? Dans un chiasme parfait par rapport à la position hégélienne exposée dans la préface des Principes de la philosophie du droit, on renonce souvent à conceptualiser ou décrire l’État comme une chose rationnelle en elle-même, comme un univers éthique dont on doit atteindre la connaissance, et l’on s’intéresse au contraire beaucoup à la prescription de ce que l’État et d’autres constructions institutionnelles doivent être, à partir de modèles rationnels. De fait, l’« éthique normative » contemporaine paraît souvent, avec des exceptions importantes, négliger le cheminement historique des institutions et des ensembles de normes au profit de l’idée que l’on doit se faire de ce qui a vocation à les remplacer.
16De concert avec une multitude d’autres disciplines, une partie de la philosophie devient alors partie intégrante des sciences d’organisation en un sens relativement étroit, prescrivant ce qui doit être et les moyens de faire en sorte que cela soit en effet, sans qu’il soit requis de prendre la mesure du travail d’une raison déjà à l’œuvre. Si un tel normativisme échappe par nature au reproche (souvent adressé à l’idéalisme politique et social) de tenter de déduire le réel ou de cautionner ses aspects contingents – comme une mauvaise compréhension de la formule célèbre des Principes de la philosophie du droit a parfois conduit à penser que Hegel le voulût6 –, il espère rendre le rationnel effectif et conduire à constater unanimement que, alors, ce qui est effectif est bien rationnel.
Présomption de rationalité et effectivité indirecte
17Sur la base de principes que l’on juge appropriés et qui peuvent servir à l’évaluation, par quels schémas d’organisation est-on fondé à espérer des effets souhaitables ? II s’agit alors typiquement d’effets jugés souhaitables d’un point de vue collectif, au vu des principes ou préceptes appropriés. C’est a priori sans nulle dénégation de leur importance propre que les normes et les institutions sont traitées – dans le discours, sinon dans la mise en œuvre concrète – comme des moyens. Pourtant, on l’a vu, les principes ou préceptes généraux dont on souhaite voir les effets se déployer et qui sont une manière d’« informer » la société, de lui donner forme, peuvent difficilement être traités dans une pure extériorité par rapport à la société. Bien entendu, ils peuvent être méthodologiquement isolés de toute société concrète, comme c’est le cas dans les théories normatives qui usent de modèles généraux (l’économie normative ou la théorie pure des choix collectifs, par exemple). Le discours de la justification et de la critique a alors directement prise sur la mise en forme qui est visée.
18D’une manière complémentaire, la vie sociale spontanée pourrait sembler jouer le rôle du réceptacle des formes à matérialiser, sa complexité ne facilitant pas la tâche que l’on s’assigne ainsi. Pourtant, les normes et les institutions ne peuvent se réduire à des moyens mobilisables dans des tâches de mise en ordre de la société. Elles prennent corps dans une vie sociale qui n’est habituellement pas informe et elles expriment elles-mêmes la réalité de principes déjà à l’œuvre d’une manière ou d’une autre, qui se déploient dans une réalité en mouvement (loin d’être seulement sortis des livres). Au demeurant, la vie sociale « spontanée » est toujours déjà informée, et comme à moitié organisée, par des règles et des structures préexistantes qui témoignent de l’influence de certains principes, et tout d’abord de leur réalité. Ces règles ou structures peuvent être véritablement instituées par des autorités ou bien elles peuvent relever plutôt des usages et de la culture. Elles portent témoignage simultanément du travail de la subjectivité et d’une organisation objective.
19L’articulation entre ces deux niveaux est au cœur d’interrogations post-hégéliennes importantes sur la subjectivité en politique et dans le rapport aux règles et aux institutions. Ainsi, Jean-François Kervégan écrit :
Les institutions objectives de l’État ne sont que l’une des dimensions qu’il comporte. Si l’État est l’expression déployée, différenciée et concrète de la liberté, donc la substance de la subjectivité libre qui se veut et s’affirme comme telle, il faut le considérer aussi bien comme « substantialité subjective », c’est-à-dire comme « disposition d’esprit politique », que comme « substantialité objective », c’est-à-dire comme organisation constitutionnelle des pouvoirs au sein de l’« organisme de l’État ». Ces deux dimensions, qui se médiatisent réciproquement, sont spéculativement solidaires, et de même poids7.
20Dans ces conditions, et comme cette analyse le donne bien à comprendre, il est constant que la « mise en ordre » de la société peut difficilement être assimilée à un chantier dont le plan contiendrait tout le développement. Ce que l’on apporte n’est jamais tout le rationnel, tout ce qu’il doit y avoir de rationnel dans la société – et le reconnaître n’oblige en rien à verser dans les facilités du rejet hayékien des aspirations rationalistes à l’organisation. Cette reconnaissance d’une rationalité qui nous fait face et qui ne se réduit pas à un plan d’action subjectif (celui qui préside à l’exercice du pouvoir) renvoie à un plan de l’action qui dépasse le point de vue personnel sur l’action. Elle est certainement à même de donner consistance au recours au vocabulaire du « spirituel » en politique et plus largement dans la réflexion sur l’organisation sociale. On peut prendre ici la mesure de la pertinence du rapport entre l’objectif et le subjectif qui se noue dans le « sens précis et nouveau » que Hegel confère à l’esprit, ainsi restitué dans les analyses de Jean-François Kervégan à propos de la Phénoménologie de l’esprit8 : « [l]’esprit est un processus de Verwirklichung de son concept immédiat ou de son essence abstraite, lesquels s’identifient à la liberté9 », on peut parler d’une « détermination processuelle de l’esprit », impliquant « une objectivation de sa détermination subjective primaire10 ».
21On sait que cela motivait pour Hegel, bien au-delà du projet initial d’une « compréhension de l’esprit comme esprit subjectif et orienté vers une objectivité donnée », le projet nouveau d’une phénoménologie de l’esprit « prenant en compte l’objectivité aussi bien que la subjectivité de celui-ci, ce qui veut dire aussi sa dimension éthico-politique et historique11 ». Comme l’a également souligné Jean-François Kervégan, la liaison entre l’esprit et la raison qui s’affirme dans la compréhension hégélienne de l’esprit enveloppe une critique de la tendance de l’idéalisme subjectif à prendre l’effectivité en « universelle possession », en cautionnant la prétention de la raison à conférer un sens au monde en une sorte de « folie de la présomption ». Le rapport à ce qui sera plus tard décrit dans l’œuvre de Hegel comme l’« esprit objectif » dispose au contraire à reconnaître la rationalité qui est à l’œuvre et permet à la raison de se retrouver elle-même comme esprit lorsqu’elle sort d’elle-même12.
22Cette raison, progressivement objectivée comme esprit dans les figures des mondes éthiques vivants qui se succèdent, appelle la compréhension et la réflexion, d’une manière qui ne reste pas sans conséquence en société. Le rapport qui se noue entre ces tâches pérennes et l’action est cependant évolutif, et aussi probablement contrasté selon les cultures, ce qui justifie que l’on soit attentif aux formes que cela prend dans telle ou telle société. Ainsi, on peut dire que l’ambition de rendre les principes effectifs à travers des modèles présumant de la rationalité des acteurs est une tendance marquante de notre temps. Pourtant, si grande que soit la tentation de s’appuyer sur des motifs présumés ou préexistants des « agents » opérant dans la société (afin d’orienter leur conduite de telle ou telle manière), ce sont bien ces membres de la société qui ont le dernier mot au sujet de leur propre conduite. Les motifs réellement décisifs sont inévitablement les motifs complets, capables de conclure la délibération. En bref, et quelles que soient les variations entre les écoles philosophiques à propos de leur description, il ne peut s’agir que des motifs qui sont les leurs au moment d’agir. Au surplus, il s’agit toujours pour les membres d’une société d’agir au moment historique et dans le contexte social à considérer, dans une certaine reconnaissance de ce qui peut leur apparaître rationnel dans la société qui est la leur.
23À cet égard, on ne peut faire l’économie de la « disposition d’esprit politique », la politische Gesinnung, bien mise en relief dans les analyses d’inspiration hégélienne des conditions de la subjectivité politique13. Pourrait-on oublier son rapport avec l’appréciation par chacun de la dignité, de la liberté et de la justice – indubitablement un aspect essentiel des réflexions du courant libéral classique, par exemple14 ? La réponse est certainement négative. Or, on est alors immédiatement reconduit à la position du sujet réflexif dans un univers institutionnel partiellement façonné de manière artificielle et – parce qu’il s’agit pour les agents de faire des choix situés historiquement – aux enjeux proprement contemporains de cette situation.
24Compte tenu l’enracinement de l’effectivité des normes dans les conditions de la vie sociale et en particulier dans le rapport des personnes à ce qui se présente à elles comme déjà rationnel, la volonté de tirer parti des modèles (souvent abstraits et généraux) de la vie sociale pour donner de l’effectivité à des normes d’organisation ne peut conduire directement à brider la complexité sociale. Dans le champ contemporain de la « philosophie économique », l’exigence d’une conscience réflexive et d’une attention critique aux voies de la théorie ne peut que se trouver renforcée du poids opérationnel croissant de la représentation des motifs et des comportements dans la conception et l’édiction de règles15. On s’impose individuellement (pour le savant) et collectivement (dans les applications) un détour par des représentations de la réalité sociale souhaitable.
25Allons plus loin : en usant de modèles qui présument de la rationalité ou de motifs particuliers des personnes, nos entreprises de régulation des interactions et des pratiques, comme aussi un nombre croissant de politiques publiques ordinaires et de stratégies des grandes entreprises oligopolistiques, conduisent à aborder l’efficacité et la légitimité des normes et des institutions sur la base du caractère fondamental qui est tout d’abord prêté à des principes organisateurs du monde social. Ce sont typiquement des principes jugés rationnels et supposés déjà à l’œuvre d’une manière ou d’une autre dans une réalité plus ou moins confuse (par exemple, des principes de libre choix dans différents domaines ou bien le principe général d’une recherche de l’efficacité dans la vie sociale). Leur donner une pleine effectivité – comme on se le propose dans les entreprises associées de « régulation », par exemple – est une entreprise doublement indirecte. Son rapport aux fins posées est médiatisé d’abord par le recours à des modèles des comportements ou des conduites auxquels il faut s’attendre, ensuite par le développement de formes appropriées de respect pour ce qui est perçu (ou progressivement discerné) comme un genre d’ordre correctement relié à des principes que l’on trouve importants. Deux écueils sont évidents : dans le premier registre, simplifier la représentation des motifs individuels au point de ne pouvoir tenir compte de la reconnaissance par les personnes de ce qui est rationnel ; s’appuyer sur des principes péremptoirement revendiqués, mais dont la valeur rationnelle reste douteuse et, à tout le moins, doit demeurer contestable dans le débat civique.
26Si la conception des évolutions normatives et institutionnelles illustre bien alors la présomption de tendances rationnelles propres aux agents (des tendances que l’on cherche souvent à « modéliser »), la concrétisation de ces arrangements normatifs met inévitablement en jeu la réflexivité de l’agent raisonnable, confronté à une projection en quelque manière collective de sa propre rationalité, de son propre rapport à ce qui est rationnel dans la société. La tradition idéaliste est bien à même d’éclairer ces enjeux aujourd’hui décisifs pour les entreprises de « régulation » de la société. Elle peut aussi certainement, à partir des mêmes raisons, aider à penser d’une manière plus générale les limites de l’ambition d’une concrétisation effective des principes. La question se pose, par exemple, face aux défis du cosmopolitisme (avec ses exigences morales), comparés au cheminement concret de la constitution du droit international16.
27Dans l’ordre interne également, la force à donner aux principes – leur effectivité, en bref – entretient évidemment des rapports étroits avec la croyance en la possibilité d’une mise en validité très stricte des normes et des institutions qui les concrétisent. La tradition idéaliste nous a légué une forme d’absolutisation de l’effectivité des normes – dans le cas du droit en particulier – qui pose problème de nos jours, même si l’on reconnaît en général sans difficulté, dans les études appliquées, la nécessité d’incorporer les questions de degrés de légitimité aussi bien que les questions de degrés de compétence et les questions financières à la détermination de ce qu’est vraiment la capacité d’agir sur la base des règles institutionnelles17. Par exemple, les phénomènes de consentement à la violation persistante des normes et l’action éventuelle des institutions pour fragiliser les principes qui sont à leur fondement méritent attention. De même, considérons l’attention collective à une concrétisation graduelle et imparfaite mais « en progrès » de normes (juridiques ou non) et de pouvoirs institués (publics ou non) témoignant de la force reconnue à des principes. Elle reste assez largement impensée dans la théorie des normes, alors qu’elle joue un rôle crucial dans des mouvements institutionnels de grande ampleur comme la Responsabilité sociale des entreprises, la Redevabilité, la Finance verte, le Commerce équitable, etc.
Conclusion
28L’efficacité des normes, des procédures ou des mécanismes de pouvoir institués afin de donner aux principes de référence leur effectivité n’a guère de sens tant que l’on ne se réfère pas à la fois à leur signification pour les acteurs sociaux et au sens que ceux-ci attribuent aux principes de référence et à leur déploiement. Les problèmes rencontrés au sujet de l’effectivité des principes révèlent des formes indirectes – qui peuvent sembler paradoxales – de concrétisation des préoccupations rationnelles.
29L’ambition organisatrice doit recourir à des modèles du rapport des êtres à ce qui est rationnel et court alors le risque de négliger, au profit de leviers grossiers de prévision des comportements, des aspects importants de la liaison de la pratique à la raison. Ne peut-on y voir une seconde artificialisation du politique et de la vie institutionnelle, après l’avènement des notions modernes de citoyenneté et de poursuite de l’intérêt général ? Les préoccupations actuelles au sujet de l’artificialisation de la régulation politique, de sa dépendance par rapport à des modèles abstraits de l’homme et de l’action, vont dans ce sens. En outre, l’importance donnée à des principes organisateurs, investis d’une sorte de rôle fonctionnel dans l’action, court le risque de faire oublier la dimension critique et évolutive du discernement des principes appropriés, que rappelle au contraire avec force la tradition idéaliste de l’interprétation du rationnel comme lieu de rencontre de l’objectivité et de la subjectivité dans l’histoire.
30L’analyse a ici potentiellement une portée pratique puisque l’on peut se demander de quelle manière il convient d’orienter le jeu des mécanismes institutionnels et des choix herméneutiques qui confortent cette effectivité indirecte.
Notes de bas de page
1Voir à ce propos J.-F. Kervégan, « Figures du droit dans la Phénoménologie de l’Esprit. La phénoménologie comme doctrine de l’esprit objectif ? », Revue internationale de philosophie, 2, 2007, p. 193-214, spéc. p. 240-248.
2Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, Science de la logique,§ 142, Ad.
3Voir en ce sens J.-F. Kervégan, « L’État après Hegel : le dépassement social du pouvoir », dans S. Goyard-Fabre (dir.), L’État moderne, Paris, Vrin, 2000, p. 295. Sur les conséquences scientifiques du partage hégélien entre le social et le politique, voir par ailleurs C. Colliot-Thélène, J.-F. Kervégan, « Présentation », dans De la société à la sociologie, textes réunis par C. Colliot-Thélène et J.-F. Kervégan, Lyon, ENS Éditions, 2002.
4Cette formule est celle qu’utilise Jean-François Kervégan, dans son commentaire approfondi de la critique de Rudolf Haym (L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007, p. 243), pour caractériser une lecture « révolutionnaire » de l’énoncé des Principes de la philosophie du droit de Hegel : « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel » – la lecture qui accentue l’effectivité vraie ou rationnelle au détriment de l’effectivité entendue comme empirique ou phénoménale.
5Voir sur ce point J.-F. Kervégan, « L’effectif et le rationnel. Observations sur un topos hégélien et anti-hégélien », dans F. Dagognet, P. Osmo (dir.), Autour de Hegel. Hommage à Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2000 ; p. 250-251 et le texte correspondant du prologue de L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, op. cit.
6Voir à ce propos l’exposé minutieux de Jean-François Kervégan dans l’article cité, « L’effectif et le rationnel… » (à partir des lectures de Rudolf Haym et de von Thaden surtout), ici p. 239-241.
7J.-F. Kervégan, L’effectif et le rationnel…, op. cit., p. 344 (avec référence à G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 267).
8J.-F. Kervégan, « Figures du droit dans la Phénoménologie de l’Esprit. La phénoménologie comme doctrine de l’esprit objectif ? », art. cité, p. 197.
9Ibid., p. 196.
10Ibid.
11J.-F. Kervégan, « Figures du droit dans la Phénoménologie de l’Esprit. La phénoménologie comme doctrine de l’esprit objectif ? », art. cité.
12Voir le commentaire de Jean-François Kervégan, ibid., p. 197.
13J.-F. Kervégan, chap. XI, « Les conditions de la subjectivité politique », dans L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, op. cit.
14Voir à ce propos L. Jaume, « Le problème de l’intérêt général dans la pensée de Benjamin Constant », dans F. Tilkin (dir.), Le Groupe de Coppet et le monde moderne. Conceptions, images, débats. Actes du VIe Colloque de Coppet, Liège, 10-11-12 juillet 1997, Genève, Droz, 1998, p. 174.
15Il me semble que cela suit des attentes que Gilles Campagnolo décrit en termes plus généraux dans une synthèse récente : « C’est […] du rapport entre les êtres humains et les savants qui les observent que naît la nécessité d’une conscience à prendre des actions des premiers comme du savoir des seconds » (G. Campagnolo, Philosophie économique. Une introduction, Paris, Éditions matériologiques, 2019, p. 34).
16Voir notamment les enseignements de la référence à Kant – cité parmi d’autres auteurs classiques – dans J.-F. Kervégan, « Souveraineté, État de droit, supra-nationalité : un rapport contradictoire ? », dans L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Troper, Paris, Economica, 2006.
17Voir ainsi, sur le cas des capacités de gouvernement ou de gouvernance des institutions européennes : C. Landfried, Das politische Europa. Differenz als Potential des Europäischen Union, 2e éd., Baden-Baden, Nomos, 2005, chap. VII, p. 265.
Auteur
Professeur d’éthique appliquée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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Rémi Beau
2017
Expériences vécues du genre et de la race
Pour une phénoménologie critique
Marie Garrau et Mickaëlle Provost (dir.)
2022
La pensée et les normes
Hommage à Jean-François Kervégan
Isabelle Aubert, Élodie Djordjevic et Gilles Marmasse (dir.)
2021