Les consolations de l’absolu ?
À propos de L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif de J.-F. Kervégan
p. 77-90
Note de la traduction
J.-F. Kervégan, L’effectif et le rationnel. Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007. Toutes les références paginales données dans le corps de l’article renvoient à cet ouvrage. Par ailleurs, les termes suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original (NdT).
Texte intégral
1L’un des principaux problèmes qu’affronte l’ambitieux exposé de Jean-François Kervégan sur la théorie de l’esprit objectif de Hegel est la fameuse double affirmation de l’effectivité du rationnel et de la rationalité de l’effectif1. Kervégan énonce ses thèses avec fermeté. Pour lui, Hegel est un penseur systématique, ce qui signifie en un sens qu’il est un penseur métaphysique. Mais Kervégan souligne immédiatement que Hegel a inauguré une toute nouvelle façon de comprendre la métaphysique, en rupture avec ce que Kant, par exemple, entendait par le dogmatisme rationaliste. Pour Hegel, la métaphysique est une logique, et donc une « onto-logique », au sens où il croit qu’un exposé sur les façons de rendre quelque chose intelligible est ipso facto un exposé sur le sens de l’être. (Kervégan relève que, par là, Hegel ne considère pas qu’il fournit lui-même une logique d’un quelconque discours sur l’être [et, partant, possiblement, un exposé transcendantal], mais que la logique spéculative est simplement le « discours de l’être » au sens du génitif subjectif [p. 13 ; voir aussi p. 51], dont Hegel serait pour ainsi dire le secrétaire. Je préfère voir dans cette formulation obscure l’insistance hégélienne sur le fait que la logique ne porte pas sur les formes subjectives de la pensée et que, pour lui, les formes vraies ou effectives de la pensée sont les formes des choses2.) Ainsi, en ce qui concerne la question de l’effectivité (actuality), Kervégan nous renvoie à juste titre à la logique de l’essence, où la notion de Wirklichkeit est bien expliquée. Cela permet à Hegel et à Kervégan de distinguer la « simple réalité » de l’« effectivité », cette dernière étant une notion réfléchie. Une existence purement contingente, comme un nombre ou un marteau, « est » simplement ce qu’elle est, mais un être organique ou vivant (ou encore une création humaine, comme une institution) est et n’est pas ce qu’il est, il n’est pas encore ce qu’il est effectivement, ou encore, il n’est plus ce qu’il était dès lors qu’il a été pleinement effectué. La Wirklichkeit est donc une catégorie de la processualité, et non du simple être-là, ou Dasein, et on peut dire que le terme s’applique de la façon la plus paradigmatique à l’esprit objectif, puisque Hegel comprend ce dernier comme un processus et un produit essentiellement historiques. Ainsi, la signification la plus anodine (mais peut-être l’est-elle trop) de la double affirmation de la rationalité de l’effectif et de l’effectivité du rationnel serait simplement que les changements institutionnels significatifs dans le temps historique sont intelligibles (il existe une raison pour tout changement décisif) et que la structure de l’intelligibilité est téléologique (à des fins d’explication, on peut poser une subjectivité collective qui tente de devenir ce qu’elle est et qui échoue ou réussit mieux sous différents aspects).
2Ces importantes précisions introductives préparent le terrain pour tout ce qui suit dans le livre de Kervégan. En effet, pour lui, la notion d’« effectuation » (actualization) nous donne l’image de base de la procédure argumentative de Hegel tout au long du livre (voir par exemple p. 74). Comme l’énonce la première phrase de la Philosophie du droit, la philosophie est l’étude des « idées » et non des « concepts », et les idées désignent les concepts effectués, leur signification au fur et à mesure qu’ils sont « effectués » (actualized). Ainsi, Hegel essaie constamment de montrer à quoi correspondent les droits dont on parle lorsqu’ils sont « effectués », ce que les appels moraux à la conscience impliquent « effectivement », les raisons pour lesquelles l’« effectuation » d’une économie de marché doit être une monarchie constitutionnelle représentative, et ainsi de suite. (Hegel répète cette structure de bien des façons, dont la plus importante et la moins bien comprise encore est peut-être : l’« intérieur » doit devenir « extérieur », de sorte qu’on puisse dire que l’intérieur est, en un sens spéculatif, « identique » à l’extérieur.)
3Cette notion d’effectuation ne relève pas, bien sûr, de la téléologie naturelle dès lors qu’il s’agit de la philosophie de l’esprit. « L’esprit, affirme souvent Hegel, est un produit de lui-même », il se constitue lui-même dans le temps. Il est ce qu’il se considère et s’astreint à être. La logique de l’effectuation spirituelle doit donc être la logique de l’action elle-même, une présentation de ce qu’un sujet, selon une certaine compréhension de lui-même (en commençant par la plus « abstraite »), devrait faire effectivement pour agir comme le sujet qu’il se considère être. Ce que nous constatons, c’est que le moi ne peut être ce qu’il est qu’« avec » ou « dans » un autre (qu’un « être libre » est un « être chez soi dans un autre »), c’est-à-dire que la réalisation de la subjectivité réside dans les institutions publiques (p. 64, voir Encyclopédie, § 393, Addition). Tout cela n’est que le début d’une histoire beaucoup plus longue, car il est clair que Hegel croit aussi qu’une attention appropriée à l’histoire humaine effective, en particulier aux déterminations précises de la modernisation européenne, est essentielle pour indiquer précisément « ce qu’un sujet devrait effectivement faire » pour agir comme le sujet qu’il se considère lui-même être, et l’exposé de Kervégan comporte maints passages très éclairants sur la relation entre norme et histoire (voir, par exemple, p. 99 et suiv.).
4En retraçant cette stratégie dans les quatre sections qui suivent, Kervégan produit des résultats importants, mais je ne peux ici m’intéresser qu’à un des aspects seulement, qui met en jeu un désaccord avec la position de Hegel, non pas avec l’interprétation de Kervégan. Dans la première section, consacrée à la conception hégélienne du droit abstrait, l’une des conséquences les plus importantes de l’approche de Kervégan est, en vérité, de « sauver » les thèses hégéliennes sur le droit abstrait, la propriété et le contrat des lectures qu’en ont faites des auteurs pro-Hegel aussi bien de la gauche marxiste que de la droite traditionaliste, excessivement attentifs à la critique hégélienne dénonçant les limites de ces notions dans un contexte politique, portant à voir en Hegel un penseur « anti-juridique », qui n’introduirait des notions telles que le « contrat » que pour démontrer leur inapplicabilité à des institutions comme le mariage et l’État (voir p. 113). Kervégan montre bien plutôt de manière précise et convaincante que pour Hegel, dans son abstraction et son formalisme mêmes, le droit abstrait présente des aspects tout à fait précieux, et que seule l’absolutisation de la notion de droit individuel comme spécification complète de la nature et du but de l’État est l’objet de la critique hégélienne. Pour Hegel, la pleine effectuation de la liberté objective, de la liberté finie est la vie éthique moderne et l’État. Mais, comme le montre Kervégan, la Sittlichkeit elle-même dépend essentiellement d’une solide institutionnalisation du droit. En effet, Kervégan énonce la thèse quelque peu paradoxale selon laquelle c’est seulement parce que l’État n’est pas compris comme un simple instrument de protection des droits qu’il peut garantir et protéger correctement les droits (p. 78). Ainsi, l’affirmation du § 30 de la Philosophie du droit n’a rien d’énigmatique dans laquelle Hegel énonce que « le droit est de façon générale quelque chose sacré, pour la simple raison qu’il est l’être-là (Dasein) du concept absolu, de la liberté consciente de soi » (après tout, comme Kervégan le souligne, le livre s’appelle « philosophie du droit », et non pas « philosophie de l’éthicité »).
5Ce dernier point est lié aux objections générales de Hegel contre l’utilisation de l’état de la nature et de ce qu’on appelle l’individualisme méthodologique dans la théorie politique moderne. Pour Hegel, la volonté libre n’est pas la Willkür, ou le simple libre arbitre, mais une volonté rationnelle, la volonté rationnelle « se voulant elle-même », de telle sorte que la sortie de l’état de nature ne doit pas être considérée comme une restriction opportune, simplement nécessaire, d’un droit originel à toute chose ou d’une volonté qui serait libre au plus haut point. L’exeundum3 n’est pas un sacrifice. Les contraintes et les normes de la société civile et de l’État sont elles-mêmes une forme de libération, permettant à la volonté d’être rationnelle et donc « effectivement » libre. Sur ce point et sur d’autres points connexes, la discussion menée par Kervégan s’élargit à un certain nombre de différences essentielles par rapport à d’autres penseurs politiques modernes, en particulier Hobbes, Kant, le droit romain, l’économie politique écossaise et, tout au long du livre dans les notes, Schmitt (p. 117, 134, 210, 307).
6La grande contribution de Hegel à l’histoire de la pensée politique, et la plus grande transformation qu’il a apportée à la tradition du xviiie siècle, a été son insistance sur les différences catégoriales entre l’État et la société civile ou bourgeoise moderne, sur les normes appropriées à chacun, et son explication des types d’erreurs que nous commettons lorsque nous les confondons. (L’analyse généalogique de Kervégan sur les origines de cette distinction est l’une des plus éclairantes du livre.) La deuxième partie de l’ouvrage « Vitalité et failles du social », retrace le développement de la pensée de Hegel de sa jeunesse à la maturité tardive (Berne, Francfort, Iéna, Berlin) sur la question du citoyen* et du bourgeois*. Elle dresse aussi la carte de l’émergence progressive de la notion de Sittlichkeit à partir des analyses hégéliennes de l’esprit objectif (p. 214) et se concentre sur l’analyse hégélienne de la nature et des limites du Rechtstaat moderne.
7Tout cela me semble tout à fait juste et bien dit, mais cela conduit également à la question qui deviendra décisive pour la quatrième partie de l’étude. Parce que Hegel considère la Sittlichkeit, selon son expression, comme « bien vivant » (Philosophie du droit, § 142), cela signifie que toute forme objective d’esprit (comme les institutions publiques) doit être authentiquement « vécue » par les sujets de ces institutions (voir p. 231 sur la relation entre le « système* » et le « monde vécu* », ou entre la « loi* » et les « mœurs* »). Il n’est pas facile de dire exactement à quoi cela correspond chez Hegel, d’autant plus qu’il ne semble pas vouloir dire que ces institutions et pratiques objectives se contentent de s’accorder avec la conscience morale individuelle. (Ce point pourrait d’ailleurs constituer le début d’une objection hégélienne à la théorie de Hegel lui-même sur la vie éthique moderne. En effet, dans le monde moderne tardif, post-hégélien, quelque chose est [« effectivement »] arrivé à cette relation dialectique entre l’objectif et le subjectif. On peut encore dire que les institutions et les pratiques incarnent une sorte de rationalité objective, mais elles sont également « mortes » d’une certaine manière, elles ne sont pas vécues dans la vie des bourgeois et des citoyens sur un mode vital ou vivant. Les pensées de Kierkegaard et de Nietzsche définissent à l’évidence leurs coordonnées à partir d’un tel point.)
8L’un des aspects les plus intéressants de l’étude de Kervégan est la manière dont il rend compte de la claire prise de conscience hégélienne, tout à la fois, de la tendance des économies modernes de marché modernes à produire de grandes inégalités matérielles et (malgré sa distinction entre la société bourgeoise et l’État) des dangers politiques que ces inégalités peuvent créer. Il y a eu beaucoup de discussions (pour la plupart originellement inspirées par Marx) sur la question de savoir si, avec sa prise en compte de l’émergence d’une masse appauvrie (ou « populace », das Pöbel), Hegel admet qu’il y aurait une irrationalité structurelle de la société civile moderne (cette structure étant censée produire des citoyens par le biais de la Bildung et non des personnes incapables de citoyenneté), ou bien si cette irrationalité ne serait qu’un moment historique temporaire, voire un problème particulier suscité en Grande-Bretagne par l’industrialisation rapide. Kervégan note que, au sein du système de l’Encyclopédie, Hegel peut prétendre que s’il n’y a peut-être pas de résolution de ce problème au niveau de l’esprit fini ou objectif, il existe, au niveau méta-éthique et méta-objectif, une sorte de réconciliation dans la perspective de l’esprit absolu. On ne sait pas très bien ce que cela pourrait signifier, et on ne sait pas non plus si Hegel est en mesure de laisser la situation telle qu’elle est au niveau de l’esprit objectif, non réconciliée, sans que cela n’entraîne des coûts importants pour son explication globale de la rationalité de la société civile moderne. Tel est le problème que je souhaite soulever, mais nous avons encore besoin d’une image plus complète de la manière dont Kervégan comprend la nature des sociétés démocratiques chez Hegel.
9Pour explorer cela, la troisième section de l’ouvrage (« L’étatique et le politique ») s’intéresse à l’étude hégélienne de la politique en général et la pièce maîtresse de cette section est une fascinante comparaison entre les conceptions tocquevillienne et hégélienne des (Kervégan envisage un dialogue silencieux entre les deux auteurs). Tocqueville et Hegel voient tous deux l’Amérique comme un exemple crucial de « modernité en cours de développement », et tous deux considèrent que l’état de la culture politique aux États-Unis est à leur époque inférieur à celui de l’Europe, voire qu’elle est arriérée. (Du point de vue de Hegel, cela excluait d’emblée toute attention philosophique pour le thème de l’Amérique, la philosophie n’étant pas prophétique à ses yeux et ne devant s’intéresser qu’à la réflexion sur le passé.) Indépendamment de la manière dont les deux auteurs traitent philosophiquement de l’effectivité historique (et contournent comme non pertinente la traditionnelle spéculation purement philosophique sur « le meilleur régime ») et de leurs grandes différences à propos de la relation entre l’État et la société civile, ce qui intéresse Kervégan est leur désaccord majeur sur la manière de comprendre les problèmes de la liberté et de l’égalité. Comme nous l’avons vu, la véritable liberté, pour Hegel, ne peut se résumer à la seule liberté de choix et, politiquement, à l’exercice du droit de vote, mais elle n’existe que dans les institutions effectives de la loi, de la société civile et de la politique, lesquelles ne sont pas le produit d’une volonté contingente et particulière, mais seulement d’une volonté rationnelle et universelle. Pour lui, cela signifie que la liberté ainsi comprise admet de graves inégalités matérielles, de sorte que toute conception politique de soi qui dépasse la revendication la plus « abstraite » de l’égalité juridique se place au seuil de la Terreur, et n’est qu’une tentative violente de rendre égal. (On pourrait dire aussi que Tocqueville a exagéré la préoccupation des Américains pour l’égalité matérielle et a sous-estimé leur engagement en faveur d’une version morale de l’égalité.)
10Dans la quatrième section de l’ouvrage, « Figures de la subjectivité dans l’esprit objectif : normativité et institutions », Kervégan remarque une fois encore que les lecteurs de Hegel qui sont sensibles à sa critique d’une moralité de la conscience ou des intentions omettent souvent de noter comme il se doit que le projet de Hegel n’est pas de rejeter le point de vue moral. Son affirmation selon laquelle la Sittlichkeit sous-tend l’effectivité de la moralité ou en est une condition nécessaire relativise certes le contenu des normes morales (en ce sens que ce qui compte dans le fait de traiter les personnes comme de simples moyens plutôt que comme des fins en soi n’est pas spécifiable en dehors des pratiques et coutumes d’une communauté à un moment donné de l’histoire). Mais il ne s’agit guère d’un rejet des idées morales d’obligation ou de l’importance de l’intention subjective (p. 338). (Et il faut ajouter que Hegel est d’accord avec Kant pour dire que le bonheur ne peut être la fin ultime de la vie éthique, que le seul fondement véritable des normes juridiques et éthiques est la « volonté libre et rationnelle qui se veut elle-même » [p. 319].)
11Au sens le plus large, la vie éthique est une vie éthique en raison de l’insistance de Hegel sur le fait que les sujets doivent affirmer qu’une telle vie est un droit, qu’ils doivent la vivre comme un droit. Certes, il reste possible de critiquer Hegel pour avoir exagéré le rôle de vertus telles que l’honneur lié à l’état social, le sentiment de patriotisme et la « droiture » (ce que Hegel appelait la Rechtschaffenheit) dans le maintien du « côté subjectif » de la vie éthique. De plus, malgré toute l’attention systématique qu’il porte à la dialectique sujet-objet, intérieur-extérieur et concept-effectuation, du point de vue de ce qui est vécu, l’expérience quotidienne de la vie éthique menée par un bourgeois moderne est peu solidement infléchie par l’autodétermination de la volonté rationnelle. Au contraire, les normes éthiques et politiques sont vécues comme une seconde nature, c’est-à-dire presque comme relevant de la nécessité (p. 366). Cela amène Kervégan à examiner de plus près la manière dont, au sein des institutions de la vie éthique, on peut dire qu’un sujet fait l’expérience de lui-même en tant que sujet, et il examine la présentation hégélienne de la reconnaissance réciproque, du travail et du rôle que l’adhésion aux normes joue dans cette expérience (p. 375). Kervégan nie que Hegel s’en tienne à un institutionnalisme « fort » dans lequel tous les aspects de la subjectivité seraient de simples manifestations d’un ordre objectif. Hegel s’en tient plutôt à un institutionnalisme « faible », dans lequel les institutions de type moderne sont des conditions nécessaires mais non suffisantes de l’action (p. 314, 375 et suiv.). (Tout cela met en évidence le fait que Hegel traite le statut d’agent beaucoup plus comme une réalisation collective et individuelle que comme un type naturel ou métaphysique. On peut donc aussi remplir les conditions minimales d’une telle capacité d’agir sans être un agent à part entière, ou un agent véritable ou entièrement « effectif ».) Mais, s’il en est ainsi, alors nous revenons à la question des « consolations » de l’esprit absolu, et nous y revenons avec beaucoup plus de scepticisme.
12La question fondamentale est la suivante : comment doit-on considérer ce qui se présente comme des aspects éthiques insolubles et destructeurs d’une économie de marché ? Kervégan mentionne le célèbre problème de la pauvreté et de la populace (Principes de la philosophie du droit, § 244), mais Hegel vitupère également contre la « riche populace » (wealthy rabble). La prémisse commune de ces deux thèses est que, pour Hegel, le travail est essentiel dans toute société de liberté effectuée. Cela relève encore du schéma hégélien selon lequel un sujet particulier doit travailler pour se libérer lui-même de la nécessité naturelle, maîtriser idées et relations abstraites, éprouver sa liberté subjective en tant qu’elle s’extériorise dans un produit objectif qui est ainsi l’expression de ses talents et de son travail propres, et en venir à comprendre la dépendance aux autres appelée par la division du travail. Cette acculturation ne se produit pas par l’échange, mais par le travail ainsi que par l’expérience positive et formatrice d’une dépendance vitale à l’égard des autres. Toutefois, les riches, ou nombre d’entre eux, soit ne travaillent pas, soit n’ont pas besoin de travailler, de telle sorte qu’ils n’ont pas le même intérêt au résultat de leur travail. Ils vivent de leur richesse et, pour Hegel, ils sont par là gravement appauvris d’un point de vue spirituel. (Hegel pense sans aucun doute ici à la richesse héritée, à l’aristocratie foncière, et à ceux pour qui le travail n’est qu’un jeu. C’est un peu daté. Il n’a pas anticipé les multi-milliardaires qui en veulent toujours plus.) Ils deviennent de simples « consommateurs », activité dépourvue de statut4 éthique et qui n’inspire aux autres aucun respect.
13Rappelons que les systèmes politiques et sociaux censés être fondés sur des idéaux anhistoriques ne font jamais que refléter le niveau de conscience de soi disponible à un moment historique donné. Dans le modèle de Platon et de sa République auquel Hegel fait référence dans la préface, la justice était comprise comme étant menacée par l’exigence que porte le sujet individuel que lui soient reconnus un statut et du respect en tant qu’un tel individu singulier, et non pas seulement en tant que citoyen. Cette tension était pleinement manifeste dans celle qui met aux prises, d’une part, eros, en particulier l’amour de soi, et, d’autre part, la justice, le dévouement au bien commun et au gouvernement de la raison (rule of reason) en politique. Cette affirmation du sujet comme ayant en lui-même un statut était considérée comme l’affirmation d’un simple caprice intérieur, sentiment, lubie, etc., et la tâche de l’éducation était de sublimer un tel eros au profit d’une identification organique avec la politeia. Toutefois, désormais, avec la vue rétrospective hégélienne, nous pouvons voir que ce principe du statut de la subjectivité était une exigence d’une portée historique et mondiale, une exigence de la raison se manifestant dans le temps historique. Son émergence comme problème crucial dans le monde ancien était le signe que ce monde allait bientôt disparaître sous la pression d’une prise de conscience toujours plus grande, par ce monde, de son irrationalité, rendue en dernière instance pleinement manifeste dans le christianisme.
14Nous l’avons vu, Hegel a interprété l’économie de marché qu’est le capitalisme comme produisant inévitablement le décrochage des chômeurs chroniques et des riches des seuls fondements sociaux possibles du respect de soi et d’un statut reconnu : le processus du travail. Comme il l’affirme, « sans la médiation du travail », il n’y a pas chez les individus membres de la société civile le « sentiment […] de leur subsistance par soi et de leur honneur »5. Et il faut ici souligner qu’il ne s’agit pas là d’un problème psychologique mineur en comparaison, par exemple, de la question du bien-être matériel ou de la sécurité. L’affirmation fondamentale de la conception hégélienne est que, entre l’indépendance et la dépendance des individus les uns aux autres dans la société civile, dans l’activité économique, le travail productif, l’organisation du travail et l’échange, il peut y avoir une relation logique qui n’est ni disjonctive, ni un simple compromis, mais que l’acculturation dont la société civile est le lieu peut apprendre à ses membres que la véritable indépendance n’est pas amoindrie mais réalisée par une forme de dépendance, et qu’être dépendant de la bonne manière dans une société qui connaît la division du travail est en réalité l’accomplissement de l’indépendance. La clé de cette thèse peu courante est l’expérience que l’on peut faire de son statut parmi ses pairs, membres de la société civile. Conformément à cette idée, Hegel tente de montrer, ou du moins d’affirmer, que le statut dans un état social (one’s standing in an estate) et, d’une façon plus médiatisée, dans une corporation ou association de travailleurs, permet de préserver un statut reconnu (recognitive status), fût-on riche ou chômeur. Même si, affirme-t-il, la société civile apprend à chacun qu’en agissant pour lui-même, il agit pour les autres, « cette nécessité inconsciente n’est pas suffisante : c’est seulement avec la corporation qu’elle devient une éthicité consciente et pensante6 ». Hegel accorde tant de confiance à la solidarité profonde produite par de telles corporations qu’il prétend même que les élections devraient être organisées sur leur base, que chacun devrait voter en tant que membre d’une corporation.
15Enfin, il pense que tout résidu de dommage éthique que produit le besoin sans répit du capitalisme et qui revient à éliminer les fondements du respect social peut aussi être médiatisé de manière décisive par l’État politique et l’expérience que l’on fait des autres en tant que concitoyens. Citons en ce sens une affirmation typique au sujet de l’État proprement dit : « La fin de la corporation, en tant que fin bornée et finie, a sa vérité […] dans la fin universelle en et pour soi [qu’est l’État] et dans l’effectivité absolue de celle-ci7 ».
16Ces deux réponses aux problèmes repérés par Hegel dans la production marchande généralisée de la modernité sont faibles, remarquablement faibles au vu de la gravité des difficultés. Les corporations, qui s’organisent autour des intérêts particuliers des différents groupes de travailleurs, ne peuvent être le fondement d’aucune véritable position d’égalité et d’universalité. De plus, on voit mal comment la solidarité au sein d’un tel groupe ne serait pas sapée par une inévitable condescendance à l’égard de ceux qui ne parviennent pas à trouver du travail, et Hegel laisse inexpliquée la manière dont un membre au statut si réduit pourrait même un tant soit peu générer cette solidarité (qui s’oppose à la rancœur de ceux qui, de manière contingente et sans aucune raison valable, parviennent encore à avoir du travail). Et il n’est pas hégélien de suggérer que l’État fonctionne seulement comme une sorte d’expérience compensatoire. Ce dernier est censé être la réalisation d’un idéal éthique qui émerge et s’éprouve dans la société civile : le fait d’avoir un statut, ou encore une mesure satisfaisante de respect et d’importance qui peut générer un véritable intérêt au bien commun. Et une fonction compensatoire laisserait entiers les problèmes de la société civile, elle ne permettrait pas de les « dépasser » (« sublate »). Comme nous le verrons plus tard, la même chose est vraie, de manière plus aiguë encore, s’agissant des possibles compensations permises dans l’esprit absolu.
17Ainsi, en dépit de l’apparente réticence de Hegel à poser les choses de cette manière, la question est de savoir si la situation qu’il diagnostique (et qui est à mon sens correctement diagnostiquée par Kervégan) est ou non semblable à la situation historique de Platon. Ce que Hegel a diagnostiqué est-ce une forme de vie affrontant ce qui peut se présenter comme des problèmes de nature telle que tout système social fini, imparfait, tout système politique doit s’y confronter du mieux qu’il le peut, ou bien s’agit-il d’une forme de vie menacée par ce qui se présente véritablement comme les signes d’une irrationalité bien plus profonde ? Est-ce la forme du capitalisme même, telle qu’on la connaît, qui est une menace à la réalisation de la liberté et, partant, une menace telle qu’elle annonce la nécessité d’une transformation historique majeure ? Pour Hegel, la richesse ou la pauvreté ne sont pas des menaces en elles-mêmes, pas plus que la mécanisation et la simplification du procès du travail ne sont la cause de la monotonie et de l’ennui. Selon la perspective hégélienne, les économies de marché créent, pour les propriétaires de capital, des incitations massives à prendre des mesures réduisant inévitablement les fondements vécus de tout statut satisfaisant d’un individu parmi ses semblables et mettent ainsi à mal toute Bildung susceptible d’inspirer un engagement en faveur du bien commun, voire une simple participation politique.
18De tout ce qui précède, je pense qu’on ne peut pas ne pas conclure que, à suivre Hegel lui-même, la situation qu’il décrit est clairement symétrique à celle à laquelle il prétend que Platon a été confronté. Le capitalisme, la production généralisée de marchandises qui suppose partout la recherche de profit et les contraintes de la compétition sont incompatibles avec ce que j’ai appelé un statut éthique (ethical standing), lequel vaut pour Hegel comme le fondement du respect réciproque et mutuel, et donc de l’expérience, pour chacun, de sa propre valeur. Même s’il ne le formule pas de cette manière, ce que j’ai appelé ce problème du statut de chacun ne peut pas être un trait acceptable, bien que problématique et regrettable, d’un système de production qui serait malgré tout, dans l’ensemble, une effectuation objective de la liberté, et je crois que cela est aussi valable pour la compréhension de la vie éthique telle que l’interprète Kervégan. La raison de cela est que, comme le montre Kervégan, cette question de la réciprocité est inséparable de la conception hégélienne de la liberté elle-même. La conception hégélienne de l’action responsable n’est pas une conception simple, intentionnelle et causale de l’agentivité. Sa norme (standard) générale de la liberté réalisée est que l’on doit être capable de se reconnaître soi-même dans ses propres faits (deeds), de les éprouver comme les siens propres – ce qui est un autre aspect de la notion générale d’être-chez-soi-dans-son-autre. Cela requiert à son tour une compréhension de la connaissance de soi non pas comme résultant d’une quelconque transparence complète de soi à soi, mais comme étant médiatisée par la signification que l’on donne à ses actes et par l’importance qu’ils revêtent pour les autres.
19L’explication hégélienne de la liberté peut n’être pas la bonne, et il y a possiblement encore fort à faire pour expliquer la thèse paradoxale selon laquelle je ne peux pas être libre sans être reconnu comme libre d’une manière institutionnelle concrète. Mais telle est certainement sa position, compte tenu du fait que l’association qu’il propose entre le caractère essentiel du travail eu égard à la valeur humaine et ses hésitations quant à la question de savoir si la reconnaissance est possible dans un système compétitif de production, implique que la situation qu’il décrit ressemble beaucoup à celle qu’il attribue à Platon (ou à Sophocle, aux institutions féodales, ou encore au jacobinisme français). Dans le cas de Platon, le « nouveau principe » était ce que Hegel a appelé « le droit de la subjectivité ». Dans son cas, le problème est celui de l’incompatibilité entre, d’une part, un système de production dans lequel les contraintes de la compétitivité exigent de maximiser le profit et de minimiser le coût du travail et, d’autre part, les véritables fondements sociaux du respect de soi et de l’accomplissement d’un statut aux yeux des autres. Compte tenu de la manière dont Hegel comprend le concept de liberté, on ne peut pas éviter la conclusion selon laquelle cette forme d’effectuation de la liberté « ne s’accorde pas avec son concept », ce qui est la marque hégélienne de l’irrationalité.
20La dernière question que tout cela soulève est évidente et, de fait, elle a été fréquemment soulevée par la nouvelle interprétation dialectique et matérialiste de Hegel. Y a-t-il une résolution de cette incompatibilité elle-même compatible avec une quelconque préservation des éléments centraux du capitalisme industriel mondial avancé ? La réponse à cette question dépend largement de ce que l’on considère être ces éléments centraux, ou plutôt ce qu’ils sont devenus deux cents ans après la publication des Principes de la philosophie du droit. Et « ce qu’ils sont devenus » rend difficile de reconnaître le tableau que donne Hegel du travail et du système des échanges.
21Mais quelle que soit l’interprétation de l’état du capitalisme financier mondialisé que l’on adopte, il faudra répondre par la négative : on ne peut d’aucune manière réconcilier ces éléments centraux avec ce que Hegel considère être l’essence de la liberté (tout cela, bien sûr, en dépit des espoirs que place Hegel dans les corporations et l’État politique). Il n’est pas aisé de comprendre la manière dont Hegel voudrait conserver ce qu’il considère être les effets positifs de socialisation et d’acculturation de l’économie de marché si, mettons, la propriété privée des moyens de production était abolie ou si était adoptée telle ou telle mesure de réforme radicale, comme le contrôle, par les travailleurs, des conditions de leur travail ou encore la conception d’une technique de production qui prendrait en compte la nécessité d’assurer la dignité et le statut social des travailleurs. Et si Kervégan a à juste titre mis l’accent sur l’élément subjectif s’agissant de l’unité ultime de la liberté subjective et objective (c’est l’argument décisif qu’il oppose à une interprétation de la pensée de Hegel comme étant un institutionnalisme absolu), bien qu’il soit vrai que la pensée hégélienne systématique puisse croire que les accomplissements de l’art, de la religion et de la philosophie dans l’ère moderne transcendent ce problème et permettent une réalisation théorique de la liberté, il ne semble pas possible de relier cet accomplissement avec cette exigence subjective au niveau de l’esprit objectif. Mais j’ai essayé de montrer que la conception hégélienne elle-même invite à et même exige une telle spéculation, et il faut considérer cette exigence comme étant profondément cohérente avec la saisie hégélienne de l’effectivité historique. Autrement dit, les implications d’un dernier exemple de passages parmi les plus cités de sa préface ne me semblent pas avoir été jamais comprises, et ce passage, pourtant très connu, est en réalité régulièrement ignoré quand l’ouvrage de Hegel est enseigné comme étant sa « philosophie politique ».
22Cette leçon du concept est également nécessairement manifestée dans l’histoire, à savoir que c’est seulement quand l’effectivité a atteint sa maturité que l’idéal apparaît en face du réel et qu’il reconstruit ce monde réel qu’il a saisi dans sa substance
sous la figure d’un règne intellectuel. Quand la philosophie peint gris sur gris, alors une figure de la vie est devenue vieille et, avec du gris sur gris, elle ne se laisse pas rajeunir, mais seulement connaître ; la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à l’irruption du crépuscule8.
23Comment cela pourrait-il signifier autre chose que le fait que le monde que l’on s’apprête à explorer dans l’ouvrage est un monde devenu vieux, qui n’est pas encore mûr ni pleinement effectué, mais est moribond, et que la compréhension philosophique n’est d’aucune utilité pour dire au monde comment il doit être parce qu’elle entre en scène toujours trop tard et peut seulement saisir ce qui est sur le point de disparaître ? Si le raisonnement présenté ici est correct, nous devons nous attendre à trouver très exactement ce que nous avons trouvé, à savoir qu’un nouveau principe est en train d’émerger, un « idéal faisant face au réel », une réponse à l’état de non-liberté qui requerra un « rajeunissement » que la philosophie ne peut qu’observer et qu’elle ne peut pleinement comprendre que quand l’effectuation d’un tel nouveau principe est parvenue à son propre moment de « crépuscule ».
Notes de bas de page
1Suivant la traduction anglaise usuelle, le texte original rend le terme hégélien wirklich (« effectif » selon la traduction française admise) par actual (NdT).
2Voir R. Pippin, The Philosophical Hitchcock: Vertigo and the Anxieties of Unknowingness, Chicago, University of Chicago Press, 2017 et Id., Hegel’s Realm of Shadows: Logic as Metaphysics dans The Science of Logic, Chicago, University of Chicago Press, 2018.
3Exeundum e statu naturae : « il faut sortir de l’état de nature » (NdT).
4Ici comme pour les occurrences ultérieures, « statut » traduit l’anglais standing (NdT).
5Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2013, § 245, p. 405.
6Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 245, Ad., p. 701.
7Principes de la philosophie du droit, op. cit., § 256, p. 415.
8Principes de la philosophie du droit, op. cit., préface, p. 134.
Auteurs
Professeur émérite de l’université de Chicago, titulaire de la chaire Evelyn Stefansson Nef.
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas, membre de l’Institut Michel-Villey et directrice adjointe de la revue Droit & Philosophie.
Professeur à l’université de Poitiers et directeur de l’unité de recherche « Métaphysique allemande et philosophie pratique ».
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