« Charme campagnard et très grande ville » Le peuple de Paris dans la littérature de l'entre-deux-guerres
p. 207-223
Texte intégral
1Dans la production littéraire française de l'entre-deux-guerres, « Paris » comme décor urbain, comme mythe, comme catégorie de la civilisation, joue le premier rôle. Il suffit, pour le constater de parcourir les titres innombrables des livres de cette période qui incluent le nom de « Paris » ou d'un quartier de Paris : que l'on songe au « Paysan de Paris »1, aux « nuits de Paris »2, à « Paris de nuit »3, aux « nuits de Montmartre »4, à « Belleville, scènes de la vie populaire »5, à « Faubourgs de Paris »6, à « Envoûtement de Paris » 7ou simplement à « Paris »8. Paris est un « mythe moderne », écrit Roger Caillois9. Pourtant, le peuple de Paris si présent dans la littérature du xixe siècle n'est pas toujours au cœur des écrits des hommes de lettres de l'entre-deux-guerres. Si le décor est parisien, les personnages ne le sont pas toujours.
2Pendant les années folles, assez peu d'écrivains placent au centre de leurs œuvres le peuple de Paris ; l'univers des hommes de lettres est marqué par les Beaux Quartiers, l'ouest parisien, le quartier latin. Certains comme Jean Cocteau ou Maurice Sachs vivent dans un monde brillant, narcissique et feutré, et consacrent leurs écrits à leur propre milieu, celui du « Tout-Paris ». Ces écrivains limitent volontiers leur horizon au Quartier Latin, à Montparnasse, aux quartiers de leurs travaux et de leurs plaisirs. Dans leurs œuvres, peu ou pas d'apparitions du peuple de Paris. Vers la fin de la décennie – eux-mêmes parlent d'une époque qui s'achève – une sorte de clôture des années folles, la fin de l'après Première Guerre mondiale, un âge qui était à la fois celui de la Victoire et celui de l'illusion. Les deux expressions qu'ils utilisent pour décrire leur milieu sont : le « Tout-Paris » et « tout-Paris » – tout ce qui compte à Paris – ; elles permettent de délimiter un milieu clos, à cheval entre la noblesse et la grande bourgeoisie, de gens dont on peut citer les noms, dresser des listes, qui se connaissent, se reconnaissent, s'invitent, et qui, précisément, ne sont pas le peuple. C'est à ce monde qu'est consacrée La Garçonne10 de Victor Margueritte. C'est lui que décrit Maurice Sachs dans La Décade de l'Illusion11. Aragon lui consacre un roman : Les Beaux Quartiers12.
3Le peuple de Paris fait l'objet de descriptions pittoresques, poétiques, fantastiques à la Carco ou à la Mac Orlan ; il devient, après 1928, le héros de plusieurs romans, essais, portraits : ceux de Garric, de Dabit, de Jules Romains, de Céline. Les écrivains étrangers présents à Paris se font volontiers les observateurs du peuple de Paris dont ils narrent avec relief les comportements, les coutumes, les spécificités.
4Alors que la plupart des auteurs cernent avec précision les contours des Beaux Quartiers, il semble qu'ils aient plus de difficultés à percevoir ceux des quartiers populaires qui prolongent Paris jusque dans ses banlieues :
« [...] au nord, à l'est et au sud [...] Paris, chair vannée, maisons, hommes sans toit, bicoques, fortifications, zone, Paris, Paris, [qui] se poursuit au-delà de lui-même dans la suie et le bric-à-brac, dans le désordre pauvre des faubourgs, des chantiers, des usines, [de] Paris [qui] s'effrite dans sa banlieue interminable [...] »
5écrit Aragon dans Les Beaux Quartiers13.
6Le « petit peuple des rues de Paris », la « flore des petites gens » est une population qu'il est possible de retrouver n'importe où dans Paris et qu'il est difficile d'évaluer, observe Siegfried Kracauer, dans la chronique qu'il écrit pour le Frankfurter Zeitung, le 12 avril 1927 :
« Le pavé leur sert d'humus et la voie publique est leur chez-soi. Cette population a beau comprendre des ouvriers, des artisans et des contrôleurs, elle n'entre pas dans les statistiques. Le peuple s'est créé le paysage urbain dans lequel il peut vivre : un tissu indissoluble de cellules, à peine touché par les perspectives architecturales créées par les rois et la grande bourgeoisie éclairée. [...] Il est aussi difficile de donner une évaluation chiffrée du peuple que du réseau de rues qu'il habite »14.
7Pourtant des lignes, des frontières sillonnent la capitale. Jules Romains parle des « lignes de la richesse » qui partagent Paris et il oppose terme à terme, comme deux moitiés de signes contraires, pôle de la richesse et pôle de la pauvreté, le pôle de la richesse qui, dit-il, remonte depuis un siècle de la Madeleine vers l'Étoile et le pôle de la pauvreté, qui se situe entre la rue Rébeval et la rue Julien-Lacroix15. Eugène Dabit explique qu'il a vécu son enfance dans un monde séparé comme par des « frontières » du Paris monumental et du Paris bourgeois :
« Je voyais la Tour Eiffel, la Grande Roue, les Invalides, Notre-Dame, des quartiers qui n'étaient pas le mien, dont mes parents ne me parlaient guère – ou comme d'un monde bourgeois différent du nôtre et vers lesquels mon père descendait chaque matin pour gagner sa vie. Je devinais des frontières que je n'avais, à cette époque, nulle envie de franchir »16.
8Tout semble opposer les beaux quartiers et les quartiers populaires de Paris : leurs monuments, leur population, leur style. Quand Galtier-Boissière, directeur du Crapouillot, se rend en promenade à Belleville, il se plaît à souligner les contrastes entre les magasins des beaux quartiers et ceux de Belleville : il voit les magasins de la rue de Belleville où il va se promener comme « [...] le contraire des magasins des beaux quartiers où le bon ton consiste à ne mettre en montre qu'un unique objet »17.
Les Parisiens
9Plus que le « peuple de Paris », ce sont « les Parisiens » que dépeignent les écrivains de l'entre-deux-guerres. Être Parisien de naissance confère une certaine dignité à telle enseigne que Léon-Paul Fargue affirme qu'il est « presque né » dans le quartier de la Chapelle, son « pays », que Léon Daudet observe « je suis né dans le Marais et j'y ai passé une enfance heureuse » ; quant à Eugène Dabit, il affirme qu'il est né à Paris (alors qu'il est né à Mers-les-Bains !). Dans Les Hommes de bonne volonté, Jallez est « Parisien de Paris ». Le thème de la naissance est lié au motif du « pays » et à celui de la « petite patrie ». Mais l'on peut aussi devenir Parisien comme par naturalisation. Sartre se dit « citoyen de Paris »18. Le Parisien développe et réactive, surtout après la période de repli qu'a constituée la Grande Guerre, un complexe de supériorité vis-à-vis des gens de provinces aux yeux desquels il devient le « parigot » qui « parle argot », « rouspète à propos de tout » et est « convaincu de sa supériorité de citadin sur les campagnards »19.
10Il y a une glorification continue de la notion de Parisianité que Valéry Larbaud, lui-même originaire de Vichy, explique par un transfert qui s'est effectué de l'exaltation des faubourgs et du peuple à celle des Parisiens : V. Larbaud dénonce ce qui s'apparente à une sorte de nationalisme.
« D'une part, il y a "nous", les Parisiens de Paris, et d'autre part les demi-civilisés et les quart-de-civilisés, les petsouilles et les macaques : provinciaux étrangers »20.
11Surtout Valéry Larbaud considère que cette exaltation de la Parisianité
« remontait des profondeurs populaires. [...] Ce mépris, cette incompréhension militante à l'égard de tout ce qui n'était pas Nous étaient sortis des faubourgs, s'étaient généralisés, et on les retrouvait avec stupéfaction aux différents étages de la hiérarchie citadine21.
12Chacun projette sur le Parisien son idéal du Français. Pour Léon-Paul Fargue « Le Parisien est avant tout un Français et c'est pourquoi l'on ne peut tenir pour Parisiens certains métèques illustres »22 ; les écrivains retrouvent les « vrais Parisiens » dans toutes les couches de la société et convoquent volontiers les figures de l'ouvrier de Paris, du bon Français, de la midinette, du « peuple des faubourgs »23.
13Paris est présentée tour à tour comme une très grande ville, obsédante par son nombre qui draine vers elle et fabrique l'élite d'un peuple unique et comme une ville qui abrite 20 villes qui sont autant de « petites patries ». L'unité de la capitale est une dimension de sa puissance, de sa capacité à figurer l'élite. La diversité fait partie de son charme, de son pittoresque. Les deux images coexistent sans que l'on puisse dire laquelle l'emporte sur l'autre. Pour Paul Valéry, dans Regards sur le monde actuel (1927), Paris se distingue des autres métropoles par sa capacité à concentrer l'élite du peuple :
« C'est qu'il n'[...] est point [de ville] où, depuis des siècles, l'élite, en tous genres, d'un peuple ait été si jalousement concentrée ; où toute valeur ait dû venir se faire reconnaître, subir l'épreuve des comparaisons, affronter la critique, la jalousie, la concurrence, la raillerie, et le dédain. Il n'est point d'autre ville où l'unité d'un peuple ait été élaborée et consommée par une suite aussi remarquable et aussi diverse de circonstances et le concours d'hommes si différents par le génie et les méthodes »24.
14En définitive chaque Parisien est amené à figurer une élite dans son domaine, que ce soit le travail manuel, artisanal, le travail intellectuel, la mode...
15Alors que près d'un Parisien sur deux est né dans un département autre que celui de la Seine, les écrivains se plaisent à souligner l'extraordinaire diversité des origines des Parisiens, provinciaux ou étrangers. « Paris », note dans Essai sur la France (1931) Ernst-Robert Curtius, « renferme une quantité de « petites patries »25.
« Les marchands de vin et de charbon viennent d'Auvergne, les maçons et les paveurs du Limousin, les cochers et les chauffeurs de la Corrèze. Tous conservent le caractère particulier de la province, et restent en rapport les uns avec les autres »26.
16Les écrivains de Paris narrent de façon pittoresque les mœurs provinciales qui donnent aux rues populaires de Paris l'allure d'un village. Léon Daudet affirme dans Paris vécu qu'il « reconnaît à première vue », dans la rue de Ménilmontant parmi « des villageois transplantés, qui ont ici les habitudes, achats, patiences, et tournaillements de leurs bourgades et patelins » : « un pâtissier breton, un quincaillier auvergnat, un charcutier de Seine-et-Oise, un marchand de voiture à bras marseillais »27.
17En décembre 1923, Paul Morand se réjouit de la « beauté » de Paris depuis l'arrivée massive d'étrangers28 :
« [...] les rues gémissent, les boulevards craquent. C'est Carthage, Byzance, Bagdad. Nous avons les rues italiennes de Ménilmontant, les restaurants chinois du quartier Latin, les vieux exilés turcs de Passy, les réfugiés grecs de Smyrne venus à Auteuil et qui sentent encore le canon, les Scandinaves de Montparnasse, les tailleurs de diamants hollandais de la rue de la Gaîté, les Juifs mitteleuropéens dans les vieilles cours du xve siècle proches de l'Hôtel de ville et les Juifs levantins mangeant leur pain d'épice derrière la Bastille, les tailleurs hongrois au carré du Temple, les Roumains à la terrasse du Café de la Paix, les Arméniens de la rue Jean-Goujon, les Suisses dans leurs auberges de la rue Saint-Roch, les Américains sur les quais. Les Russes sont partout [...] »29.
18L'extrême-droite intellectuelle vante les qualités du bon peuple Parisien, provincial et français pour lequel elle exprime son « amour » en même temps qu'elle dénonce avec haine et virulence la présence des étrangers dans la capitale. Nous en donnerons comme exemple une description haineuse et raciste des étrangers du quartier de la Goutte d'Or par Léon Daudet :
« Des sidis couverts d'ordures, de poux géants et jaunes de chrome, de sanie, ballottent, les bras vers Allah d'un trottoir à l'autre. C'est un dépotoir de tous les stupres. Et quels relents, quel remugle, quelle panique de l'odorat ! »30.
19La tonalité est voisine chez Rebatet ou chez Brasillach qui exprime à la fois son « amour » pour les quartiers populaires français et son dégoût pour les Juifs étrangers du Marais :
« [...] Nous nous apercevions que les ghettos de l'Europe Centrale avaient déversé là leurs juifs à chapeaux de fourrure, leur crasse, leurs patois, leurs commerces, leurs boucheries Kasher, leurs restaurants à quarante sous, pour un rapide décrassage avant les ghettos commerçants du faubourg Montmartre, les ghettos luxueux de l'avenue du Bois et de Passy »31.
20La bigarrure de la population parisienne, son allure provinciale apparaissent en définitive comme des éléments typiques, constitutifs du caractère de Paris au point de représenter pour la plupart des auteurs étrangers qui vivent à Paris et font de la capitale le lieu privilégié de leurs réflexions, un attribut de la France.
Charme campagnard et très grande ville32
21Les Parisiens habitent leur ville, Paris, comme le paysan qui occupe sa terre. Paris, écrivent Daniel Halévy et Léon-Paul Fargue, se compose de « pays » plutôt que d'arrondissements.
22Ce sont les quartiers populaires qui confèrent à la capitale son charme campagnard. Les écrivains se plaisent à le souligner : ils présentent une ville peuplée de personnages pittoresques aux types bien caractéristiques. Leur vision du Paris populaire reflète au moins autant leur perception directe de la capitale que celle qu'ils se sont façonnés à travers des films comme Les toits de Paris de René Clair (1930) ou des œuvres littéraires comme celles de Hugo, Balzac ou encore, plus proche d'eux, de l'écrivain Charles-Louis Philippe33, l'auteur de Bubu de Montparnasse. Dans les rues du XVe arrondissement, qualifiées par Brasillach de « faubourg charmant et provincial », Brasillach rencontre « le vieux petit boulanger, [...], la teinturière, la concierge de notre femme de ménage qui passait ses chats au bleu de méthylène [...], l'italien marchand de jambon [...] ». Selon Paul Morand, le « charme » de Paris se situe aux antipodes du gigantisme américain : Paris est « petit », dit-il et la France est « un grand pays de petites gens ». Avec humour, Morand parle du rôle de la concierge en France et baptise Paris la « concierge de l'univers » :
« [...] Imaginez-vous une concierge de gratte-ciel ? Or, toute la civilisation française repose sur la concierge... Les concierges estiment, décident, qualifient, c'est grâce à elles que Paris reste la concierge de l'univers [...] ».
23Paris est, pour Morand « une ville surannée d'artisans méticuleux »34.
24Que ce soit chez Léon Daudet ou chez Jules Romains, l'ouvrier de Paris est présenté par des clichés35 ; il est « parigot », a un physique de classe, parle sa langue, le parigot, a un accent.
25Ainsi le portrait d'Adolphe Derval par Léon Daudet :
« Adolphe Derval était le chef de l'équipe de typos qui composaient notre quotidien au début. C'était un homme gros, jovial, parigot dans l'âme »36.
26Dans Les Hommes de Bonne Volonté, Victor Miraud, ancien ouvrier peintre et fils de quarante-huitard correspond à ce qui est censé constituer le type Parisien, qui correspond trait pour trait aux portraits des ouvriers dans la plupart des œuvres à thème ouvrier :
« Victor Miraud, qui était de vieille souche Parisienne, avait un visage, et toute une apparence physique, d'un type singulier, qu'on retrouve de temps en temps dans de vieux quartiers populaires, spécialement en haut de Belleville, à Ménilmontant, faubourg Saint-Antoine, ou sur la pente sud de la butte Montmartre, sans qu'on puisse deviner à quelle race ou mélange de races il doit son origine [...]. C'est la tête surtout qui est curieuse : assez grosse, plutôt cubique, la face plate et carrée [...] » et « La voix a le vieil accent Parisien dont celui des faubourgs actuels est une forme dégénérée, avilie ; vieil accent où se traduisent à la fois la promptitude de l'esprit et la patience de l'humeur, une nuance de vanité protectrice, et la peur de s'en faire accroire »37.
27La zone de Paris constitue un sujet d'inspiration fréquent. Entre 1919 et 1930, les fortifications de Paris sont démolies. Les écrivains multiplient alors, non sans nostalgie, les descriptions de la zone et de la population des « zoniers ». Ils rapportent les loisirs des Parisiens le dimanche sur le gazon des fortifications et évoquent cette ambiance campagnarde et bon enfant d'une ville dont les bordures sont marquées par la campagne mais aussi par la marginalité des souteneurs et des fameux « apaches » :
« Le dimanche, écrit Léon Daudet, dans Paris vécu les fortifications offraient le spectacle d'un agréable mélange de petits bourgeois et de retraités, d'enfants, de filles, de tristesse et de souteneurs. [...]. L'ensemble était patriarcal, et, quand un ballon s'égarait vers un couple d'apaches, elle le relançait, comme une brave fille au gosse interdit [...]. »38.
28Eugène Dabit se souvient du « charme » et de l'« atmosphère spéciale qui n'était ni celle de la ville ni celle de la banlieue » [qui] « émanait des fortifs de Paris ». Près de la Porte de Clignancourt vit une population hétéroclite « des biffins, des tailleurs juifs ou hongrois, des marchands de chaussures. Des Polonais et des sidis marchandent âprement, achètent. [...] » ; Dabit évoque les combats menés autour des intérêts des zoniers : « [...] sur des palissades, des affiches comme autant d'appels : « Contre la spoliation par les pouvoirs publics des droits des zoniers ! La brocante contre le neuf ! »39.
29La nuit de Paris a également ses personnages typiques : Paul Morand les présente dans Paris la nuit un album photographique accompagné des photos de Brassai40 qui entend, à travers un « voyage » nocturne dans Paris, exprimer la « réalité » des travailleurs de la nuit. Ce sont les mitrons, les vidangeurs, les polisseurs de rails de tramway, les travailleurs des Halles, les ouvreuses, les typos, les chasseurs de restaurants, les dames des water, les prostituées...
30Le piéton de Paris est une figure centrale des écrits consacrés à Paris ; ses itinéraires à travers la ville expriment en général un sens symbolique. Il marche, se promène, circule dans un Paris découpé en zones et en quartiers, chacun animé d'un esprit typique attaché au lieu évoqué ; Le piéton de Paris de Léon-Paul Fargue qui parcourt méthodiquement Paris, les lieux bien Parisiens en présentant leur population en est un bon exemple.
31À la différence de cette vision émiettée en quartiers de l'espace Parisien, Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains s'attachent à offrir une perception globale de l'espace de la grande ville. Ils démarrent, le 6 octobre 1908 par une description de Paris qui « par un joli matin [...] descend au travail »41. « Les rues, écrit Jules Romains, abondaient de piétons ». Jules Romains décrit les déplacements des travailleurs (« des myriades d'hommes ») qui parcourent Paris du centre vers la périphérie et de la périphérie vers le centre. Vingt-cinq ans plus tard, le 7 octobre 1933, le dernier volume des Hommes de bonne volonté, s'ouvre par le même titre – « par un joli matin Paris descend au travail »42 – mais, il mesure les évolutions, les transformations, des mouvements dans la grande ville qui transforment le piéton en « figure anachronique » :
« le piéton qui descend d'un pas juste un peu pressé, une rue de Montmartre ou de Ménilmontant, en lisant son journal [...] n'est pas encore une survivance, mais il prend déjà quelque chose d'anachronique ou de privilégié [...]. Le travailleur d'octobre 1933, en route vers son travail est plutôt un homme debout, serré entre beaucoup d'autres, sur la plate-forme d'un tramway de banlieue »43.
32Les « portraits » de Paris dont l'époque est particulièrement friande se plaisent à donner une vision stéréotypée d'un Paris pittoresque, touristique, découpé en secteurs, en lieux particulièrement représentatifs des qualités de la capitale. Des noms d'auteurs célèbres s'attachent à la description de chaque quartier, zone, site. Montmartre, Belleville, Ménilmontant, Montrouge sont jugés au moins aussi représentatifs de l'image de la capitale que l'Arc de Triomphe, les églises de Paris, le Quartier Latin, les Quais ou Montparnasse. À chaque aspect de Paris s'attache un nom d'auteur reconnu. Ainsi Carco et de Mac Orlan sont régulièrement invités à écrire sur Montmartre, Garric et Jules Romains racontent Belleville au même titre que Claudel peut rédiger les pages consacrées aux églises de Paris. C'est leur peuple qui confère à Montmartre et à Belleville leur caractère. Montmartre et Belleville semblent devenus dans l'entre-deux-guerres une sorte de conservatoire d'un esprit Parisien qui se veut authentique en dépit de la démocratisation ou du développement du tourisme ; dans une vision nostalgique, Léon-Paul Fargue y retrouve
« un petit bistrot, un "Bois et Charbons" où le bonheur et le pittoresque se conçoivent encore », où l'on « conserve » à l'égard du client « une bonhomie qui n'est plus admise ailleurs chez les émancipés de la ville moderne »44.
33Carco, Mac Orlan, Kessel sont régulièrement invités à présenter Montmartre. Tout en se défendant d'être l'historiographe du milieu, Carco se spécialise dans des romans consacrés à la pègre, au « monde interlope » lié au vol, à la drogue, à la prostitution. À travers l'évocation des personnages de la pègre et de la nuit de Montmartre, Carco restitue le « fantastique social » de la rue.
34Bien souvent, les auteurs distinguent deux Montmartre, deux Belleville. À côté du Montmartre authentiquement populaire, centré autour de la rue Lepic, ils représentent le monde de la pègre ; ces deux Montmartre disparaissent progressivement derrière l'envahissement touristique. Écrivant sur Belleville, Jules Romains reprend le thème des deux Belleville et oppose les idées reçues qui font de Belleville la terre des apaches, à la réalité d'un « bon peuple paisible et laborieux » :
« Pour les Parisiens des « Beaux Quartiers », Ménilmontant et Belleville, cela signifie le plus souvent la pègre, les apaches, et leurs compagnes, truffant une population misérable. Ce n'est vrai, dans une certaine mesure, que pour une zone assez étroite, un marécage humain qui croupit en longueur au pied de la falaise, sur l'emplacement de l'enceinte du 18e siècle. Les hauteurs au contraire sont occupées encore aujourd'hui et sauf exception par un peuple paisible, fort laborieux, non exempt de respectabilité, très attaché à son village, ami de la vie douillette et de la bonne chère... »45.
35L'image du bon peuple parisien tranquille et laborieux est indissociable de celle d'un Paris intra-muros aux caractères et aux identités locales bien affirmées. Elle s'affirme toujours en opposition à une image moins typée, potentiellement menaçante, moins localisée.
Le peuple de Paris dans le monde moderne
36Dans un monde confronté aux crises et aux turbulences de l'après-guerre, aux mutations liées à l'essor de l'agglomération parisienne et de ses banlieues, le peuple de Paris affirme sa présence dans les écrits des écrivains au tournant des années 1930, comme si s'ouvrait dans la littérature une place que n'occupaient plus les fastes du monde de la Belle Époque et des années Folles. Plusieurs écrivains – et non des moindres – se tournent vers le peuple, le placent au centre de leur œuvre : le peuple de Paris apparaît alors comme le refuge des valeurs des temps passés, comme le vecteur de la mémoire de Paris et de la France (celles de 89, celle de la Commune, celle de la guerre). Il incarne l'humanité, sujette aux mutations du monde moderne, et semble presque écartelé, tiraillé entre les valeurs d'hier et celles de demain ; il court alors le risque de perdre sa personnalité ; il devient quelquefois, porteur de l'espoir des temps nouveaux, ceci dès les années 1934-1936. En même temps que s'opèrent ces questionnements, les écrivains ouvrent l'espace de leurs écrits aux banlieues et dévoilent les contrastes entre peuple de Paris et « peuple des banlieues », les lignes de séparation entre Paris et la banlieue.
37L'écrivain vaudois Ramuz s'interroge sur la visibilité du peuple à Paris. Après avoir conclu « il y a encore un peuple à Paris »46, il explique comment au sortir de la Grande Guerre
« [...] on pouvait passer toute sa vie à Paris, du moins dans un certain Paris, sans même se douter que l'ouvrier existât. [...] Il aurait fallu pousser tout au moins jusqu'à Belleville ou à Ménilmontant, ce qu'on ne faisait pas, car on jugeait qu'il n'y avait rien à y voir [...] Personne, reconnaît-il, n'avait poussé jusqu'à Saint-Denis ou Levallois-Perret »47.
38La mutation, Ramuz la situe dans cet entre-deux-guerres, dans la prise de conscience par les ouvriers du fait qu'ils sont le nombre. L'ouvrier est donc sorti des limites qui lui étaient imparties, des espaces où il était – selon certains – relégué, selon d'autres « entre soi » lors des manifestations ou dans ses lieux de vie.
« [...] L'ouvrier, il y a vingt ans ne manifestait guère que chez lui, dans son quartier ou place de la République, c'est-à-dire dans la périphérie »48.
39Une génération d'écrivains marquée par la guerre et plus proche du peuple commence à s'exprimer. Elle affirme que la « réalité est sociale » et recherche un mode d'expression qui rende compte des temps nouveaux. Le public contemporain tente de la classer – sous l'étiquette du « populisme » que des auteurs comme Dabit refusent en tant que telle. Certains, comme Henry Poulaille, s'attachent à définir ce que serait un « nouvel âge littéraire » qui introduise dans la littérature les « petites gens ».
40Plusieurs œuvres consacrées au peuple de Paris se voient décerner le prix populiste : Hôtel du Nord d'Eugène Dabit en 1931, Le 6 octobre, le crime de Quinette de Jules Romains en 193249, Faubourg Saint-Antoine de Tristan Rémy en 1936. Est « populiste » selon le jury du prix populiste « tout roman qui présente des personnages ayant une vie sociale quelle qu'elle soit ».
41Même si le public relève dans ces écrits un intérêt commun pour le « peuple », les « petites gens », les travailleurs, les auteurs de ces œuvres déploient des approches sensiblement différentes, voire contradictoires. La force des écrits d'Eugène Dabit vient en partie de son extraction populaire : Eugène Dabit a vécu et travaillé à l'Hôtel du Nord ; il parle volontiers à ce titre et exprime son « amour » « pour la « foule anonyme qui emplit les villes »50 pour les « petites gens, les humbles » et préconise pour les littérateurs de se pencher sur le « monde ouvrier des villes ». Dabit fait le projet d'écrire un grand roman « Capitale » qui prend Paris pour champ d'application. Céline publie Voyage au bout de la nuit en 193251 ; il s'installe à Clichy comme médecin au dispensaire de Clichy : la misère des taudis est aux sources mêmes du roman. Il est à cette époque en contact régulier avec Eugène Dabit. Issu du monde chrétien, Robert Garric synthétise dans Belleville, Scènes de la vie populaire l'expérience qu'il a menée à la tête des Équipes sociales qui vont au-devant du peuple dans le quartier de Belleville. Il explique qu'il vient
« à Belleville pour savoir ce que veut aujourd'hui ce peuple si mal connu, qui se fait si mal connaître, que j'ai tant aimé pour l'avoir connu. C'est le souvenir de la guerre et de notre fraternité qui m'envoie ici demander à la rue, au quartier, aux théâtres, aux ateliers, et aux foyers la vérité sur un peuple »52.
42Jules Romains a une expérience moins directe mais il affirme qu'il l'a amassée « au cours de promenades, à travers les fêtes foraines, les voyages dans le métropolitain, l'immobilité sur la Butte Montmartre en face de Paris. »53.
43Chacun de ces romans rencontre auprès de son public l'assurance qu'il a su traduire dans l'écrit la vie véritable du peuple : les lecteurs de Garric le félicitent d'avoir su restituer l'esprit du peuple de Belleville et du peuple ouvrier, ils soulignent l'optimisme de Garric pour qui le peuple de Paris est un peuple doué d'intellectualité et surtout fondamentalement bon54 ; les lecteurs de Céline – tout en reconnaissant sa capacité à restituer la réalité moderne – sont impressionnés par le pessimisme célinien. Cependant, comme l'a montré André Derval55, « toute une frange de romanciers issus du naturalisme ou du symbolisme se reconnaissent dans les desseins du roman ». Certains voient en lui un « étrange Proust de la plèbe »56...
44Faire référence au peuple de Paris renvoie à sa mémoire : la fonction du peuple de Paris est de conserver la mémoire de Paris et de la France. Entre lui et sa ville s'est développé un sentiment d'appartenance, d'identité, voire de propriété. Paris est le lieu où le peuple honore ses traditions et où se conserve la mémoire des combats de la Révolution. La question est alors d'exprimer, dans cet entre-deux-guerres, l'articulation entre peuple de la mémoire et peuple du monde moderne.
45Certains – comme Ramuz et Jules Romains – s'interrogent sur l'évolution du peuple de 89 : ils retrouvent sur les hauteurs de Belleville « une saveur de vieux peuple Parisien » parmi lequel [...] « l'élément qui impose le ton, c'est bien le peuple artisan révolutionnaire par tradition plus que par accès » :
« Je me suis demandé parfois, en rêvassant d'histoire : "où est passé le peuple de 89 ; celui qui a fait le premier quatorze juillet ?" [écrit Jules Romains]. Il en est resté du côté du Faubourg Saint-Antoine, bien sûr ; il s'en est dispersé ou infiltré en maints endroits. Mais je suis persuadé maintenant qu'une partie, après avoir pris la Bastille, et s'être amusée quelque temps le long du Faubourg, a tourné sur la gauche, par la rue de la Roquette, ou la rue du Chemin-Vert, et s'est mise à grimper la falaise. Le trajet a duré près d'un siècle (à cause des arrêts chez le bistrot). Pendant ce temps, là-haut, beaucoup de place avait été prise par les bourgeois idylliques. Mais il y en avait encore. Et les bourgeois allaient s'effacer peu à peu, ou se fondre, dans ce peuple, auquel ils tenaient par tant de liens. C'est lui, je crois, que vous retrouvez presque intact, quand vous vous promenez sur ces hauteurs »57.
46Eugène Dabit présente des Parisiens qui se souviennent encore des combats de la Commune autour du Mur des Fédérés, qui « célèbrent fidèlement le premier Mai sur la Butte Rouge des fortifs [...] »58, « envahissent » les pelouses des Buttes-Chaumont ou les rues de Paris le 14 juillet. Écrivant sur le cimetière du Père Lachaise en 193759, Jean Cassou estime qu'il est « naturel » que « ce soit à ce peuple, son peuple que Paris ait confié la garde des morts »60. Paul Nizan dans La Conspiration (1938) évoque le souvenir de la panthéonisation de Jaurès en 1924, et explique que le parisien est « habitué aux grandes funérailles »61.
47Le peuple porte le souvenir de la Grande Guerre. Le 14 juillet 1919 a ouvert une période marquée dans la Cité tout à la fois par la célébration de la Victoire et par le deuil. Les chroniques d'écrivains sont sensibles au rôle du « peuple de Paris » lors des grandes célébrations nationales et patriotiques. Maurice Barrès dans la Chronique de la grande guerre62 raconte la Fête de la Victoire, le 14 juillet 1919, quand « Parisiens, banlieusards et provinciaux venaient se presser, en masses de jour en jour plus épaisses (et remarquablement paisibles et courtoises) »63. C'est, dit-il « tout un peuple enivré de gratitude »64 qui acclame les poilus lors du défilé sous l'Arc de Triomphe. De la « foule », « multitude enthousiaste et recueillie » qui envahit ensuite la Chaussée triomphale, ne « sort nulle chanson » : « Trop de pleurs dans la joie » ajoute-t-il. L'écrivain et journaliste américaine Janet Flanner rédige une chronique quotidienne pour le New-Yorker ; elle y rapporte la force de l'émotion populaire qui s'exprime lors des funérailles des maréchaux de la grande guerre Foch et Joffre en 1929 et 1931 et qui réunit « Paris et la France ». Avec une sensibilité différente, et de façon moins directe, dans un passage des Hommes de bonne volonté (1933), consacré à la Fête de la Victoire Jules Romains écrit que :
[les patries] « savent que les morts débordent du champ de bataille et qu'ils coulent jusque dans la cité pour le jour de la plus grande fête »65.
48Tout au long de la période, l'atmosphère joyeuse au premier abord laisse transparaître le deuil et la tristesse ; les décors légers peuvent cacher des drames : écoutant un concert donné par Mayol en 1932, Eugène Dabit refuse de se laisser aller à l'ambiance gentille et bon enfant pour conclure :
« [...] ça rappelle un temps qui ne reviendra plus. Oui. Le rideau baisse. Que les morts restent avec les morts ; et nous, le présent nous suffit »66.
49Jules Romains suit dans la partie des Hommes de bonne volonté intitulée « Les Humbles », des trajectoires d'ouvriers parisiens ; les ouvriers de Paris incarnés par deux personnages Miraud et Roquin, sont confrontés à la date du récit, en juin 1909, à deux grandes séries de problèmes : la défense de la patrie vis-à-vis de ses ennemis (Allemagne mais aussi Angleterre) et la transformation des métiers liée à la modernisation.
50Aucun des deux ouvriers n'est véritablement intégré à la grande industrie67. Miraud est un ancien ouvrier peintre de vieille souche parisienne. Il est cultivé, connaît tout Victor Hugo, est fils d'un quarante-huitard, aime les beaux meubles, est fidèle à la tradition ouvrière aux traditions du « peuple philosophe »68 qui croit en la fraternité des peuples. Néanmoins, il se méfie des Allemands. Roquin lui est ébéniste, habile de ses mains. Il est syndicaliste révolutionnaire, se défend de regretter le passé mais il médite sur le machinisme qui concentre les capitaux, mais aussi l'esprit. Il est attaché à l'idéal de la révolution69. Quant à l'ouvrier-tourneur Maillecottin, il quitte quotidiennement Paris pour se rendre dans cette banlieue nord au sein de laquelle s'est constituée, selon Jules Romains, une « puissance de fait », qui maintient Paris dans sa « dépendance » ; dans l'usine Bertrand où il travaille, Maillecottin vit sa condition d'ouvrier, détenteur d'un savoir-faire, confronté à la mécanisation et à la rationalisation du travail. Il a perdu toute caractéristique parisienne spécifique et devient un personnage qui symbolise la condition ouvrière70.
51À côté des écrits consacrés à Paris, à ses métiers, à ses quartiers, qui dépeignent les contradictions, les difficultés d'un peuple confronté quotidiennement à la modernisation, au développement de la grande industrie et des banlieues industrielles, Eugène Dabit et surtout Céline représentent une humanité qui peut être celle de toutes les capitales du monde en butte à la laideur, à la haine, à la misère du métro, du travail, de la promiscuité, de la maladie. Dabit parle des « foules de Paris », d'une « internationale de la misère » dans Faubourgs de Paris en 1933 et invite à se délivrer, à s'échapper de « ces maisons, de ces usines », en un mot à quitter Paris.
« [...] S'écrabouiller dans une capitale, s'y crever à fabriquer des machines qui nous assassineront. Sauve qui peut ! »71.
52La rupture intervient avec Voyage au bout de la nuit (1932) ; Céline y donne toute leur place aux petites gens et à la banlieue de Paris ; celle-ci s'avère sordide et morbide. Le public contemporain et les critiques72 soulignent le « réalisme », le « populisme à vif », la violence de l'écriture et mettent en évidence l'emploi par Céline d'une langue populaire qui en accroît la dimension ; les personnages ont quitté Paris, semblent être sans mémoire, avoir perdu toute appartenance à un lieu, toute identité. Le destin du couple Henrouille qui n'a eu qu'une pensée dans sa vie, l'achat d'un pavillon à la Garenne-Rancy n'en est que plus tragique :
« Les Henrouille, dès avant leur mariage, ils y pensaient déjà à s'acheter une maison. Séparément d'abord, et puis après ensemble. Ils s'étaient refusés de penser à autre chose pendant un demi-siècle et quand la vie les avait forcés à penser à autre chose, à la guerre par exemple et surtout à leur fils, ça les avait rendus tout à fait malades »73.
53Dans les arrière-cours de sa maison du Rancy, où il s'est installé comme médecin, Bardamu rencontre une humanité sordide, désespérée et décadente qui boit, crie, bat ses enfants :
« [...] C'est le moment intense dans la vie des familles. Avec la gueule on se défie et des verres plein le nez. Papa manie la chaise, faut voir, comme une cognée et maman le tison comme un sabre ! Gare aux faibles alors ! C'est le petit qui prend. Les torgnoles aplatissent au mur tout ce qui ne peut pas se défendre et riposter [...] ».
54Avec les prémisses du Front populaire s'affirme une littérature d'inspiration socialiste ou communiste qui valorise de nouveau le peuple de Paris, les masses de l'Est parisien et les présente comme des acteurs dans l'émancipation du prolétariat et du peuple.
55La description par Georges Bataille de la manifestation du cours de Vincennes le 12 février 1934, tout en utilisant un langage symbolique traditionnel, prend acte de ce tournant : Georges Bataille se rend en compagnie de Tual et de Michel Leiris à la manifestation (300 000 personnes) ; il évoque les deux cortèges, d'une part, le cortège communiste, qui s'avance majestueusement et représente aux yeux de Bataille « le peuple ouvrier », d'autre part, la « foule populaire » qui emplit le cours de Vincennes :
« [...] À un pas en avant d'eux, un vieil ouvrier chauve, immense, le visage rougeaud flanqué d'énormes moustaches blanches tombant à la gauloise. Ce n'est plus un cortège, plus rien de simplement humain : c'est toute l'imprécation du peuple ouvrier et pas seulement dans sa colère déchaînée. DANS SA MAJESTÉ MISÉRABLE qui s'avance grandi encore par une sorte de solennité grisante de lieu et de temps – et par la menace de tuerie qui s'étend sur toute la foule. Sur une pancarte au premier rang, rappelant les défis des hordes de légende au moment où, dans la brume du matin, elles s'apprêtent à affronter la mort et les ennemis rangés en face d'elles se lisaient ces simples mots « FASCISTES, VOUS NE PASSEREZ PAS ».
À perte de vue, la foule populaire s'accumule, vocifère, arrivant de toutes parts sur l'immense cours de Vincennes, et il semble que les éléments fascistes soient pour longtemps hors d'état de se mesurer avec cette force ouvrière massive »74.
56Ainsi nous avons pu mettre en évidence plusieurs lignes de séparation dans la littérature consacrée au peuple de Paris dans les années 1930. Un véritable changement de perspective s'opère entre les œuvres qui observent le peuple de Paris depuis la banlieue et celles qui parcourent un Paris limité à ses fortifications, délimité en quartiers. Nous avons dégagé deux périodes : l'une part de la fin de la guerre, inclut les années folles, et s'étend jusque vers 1928 ; dans cette période le « peuple de Paris » est décrit par une expression poétique, fantastique, mélancolique et nostalgique. La seconde, après 1928, fait entrer le peuple dans la littérature mais sans avoir totalement renouvelé les termes de la période précédente, passage qu'opère, quelque peu solitaire, Céline avec son Voyage au bout de la nuit qui contraste profondément – dans le regard porté sur le peuple – avec celui d'une œuvre contemporaine telle que Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue dont les différents chapitres parurent entre 1932 et 1935.
Notes de bas de page
1 L. Aragon, Le paysan de Paris, Paris, Folio, 1926/1984.
2 P. Soupault, Les dernières nuits de Paris, Paris, J’ai lu, 1928/1975.
3 Brassaï et P. Morand, Paris de nuit, 62 photographies de Brassai, texte de Paul Morand, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1937.
4 J. Kessel, Nuits de Montmartre, Paris, 10/18, 1928/1990.
5 R. Garric, Belleville, scènes de la vie populaire, Paris, 1928.
6 E. Dabit, Faubourgs de Paris, Paris, Gallimard, 1933/1990.
7 Envoûtement de Paris, illustré de 112 photographies de René-Jacques, Paris, 1930.
8 Titre de plusieurs portraits de Paris comme Jules Romains, Paris 1937, textes et gravures par de nombreux écrivains et artistes contemporains ; – Ramuz, Paris, Paris, Gallimard, 1939.
9 R. Caillois, « Paris, mythe moderne », NRF, Paris, 1er mai 1937, p. 682-699.
10 V. Margueritte, La Garçonne, Paris, Flammarion, 1922, 247 p.
11 M. Sachs, La Décade de l’Illusion, Paris, Gallimard, 1932/1950.
12 L. Aragon, Les Beaux Quartiers, Paris, Folio, 1936/1991.
13 L. Aragon, ibid., p. 265.
14 S. Kracauer, « Frankfurter Zeitung 12 avril 1927 », in Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris, Le Promeneur, 1995, p. 139.
15 Dans les 19e et 20e arrondissements.
16 E. Dabit, Faubourgs de Paris, Paris, Gallimard, 1933/1990, p. 26.
17 Galtier-Boissière, « De Ménilmuche à la Villetouse », Le Crapouillot, mai 1929.
18 J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, septembre 1939-mai 1940, Paris, Gallimard, 1995, p. 460.
19 V. Larbaud, Jaune bleu blanc, Paris de France, Paris, Gallimard, 1927/1991, p. p. 274.
20 V. Larbaud, ibid., p. 16.
21 Ibid., p. 17.
22 L.-P Fargue, Le piéton de Paris, Paris, Folio, 1932/1939, p. 162-163.
23 V. Larbaud, ibid, p. 273.
24 P. Valéry, « Présence de Paris », in Regards sur le monde actuel, 1927, p. 152.
25 E.-R. Curtius, Essai sur la France, Paris, Éditions de l’Aude, 1932/1990, p. 283.
26 Ibid, p. 282-283.
27 L. Daudet, Paris vécu, Souvenirs et polémiques, Paris, Robert Laffont, 1933/1992, p. 945, Coll. « Bouquins ».
28 Selon le recensement de 1931, on compte 275743 étrangers à Paris et 464601 dans le département de la Seine.
29 P. Morand, Lettres de Paris, Paris, Salvy, 1996, p. 51-52.
30 L. Daudet, Paris vécu..., op. cit., p. 952, Coll. « Bouquins ».
31 R. Brasillach, Notre avant-guerre, Une génération dans l’orage. Mémoires, Paris, Livre de poche, 1992, p. 114.
32 Selon l’expression utilisée par Gertrude Stein.
33 Ch.-L. Philippe, Bubu de Montparnasse, Paris, Livre de poche, 1901/1947.
34 Paulp, Le Crapouillot, mars 1931.
35 Selon Nelly Wolf, l’ensemble de la littérature ouvrière est, au xxe siècle, une littérature du cliché.
36 L. Daudet, « Rive droite », in Paris vécu... op. cit., p. 925.
37 J. Romains, « Le 6 octobre », in Les Hommes de bonne volonté, t. I, vol. 1, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 157.
38 L. Daudet, Paris vécu..., op. cit, p. 1172.
39 E. Dabit, « À la foire aux puces » Marianne, 22 mars 1933, in Ville-lumière, Paris, Le Dilettante, 1987, p. 53.
40 P. Morand, Paris de nuit..., op. cit.
41 J. Romains, Les Hommes de bonne volonté, op. cit, t. I, vol. 1 p. 929.
42 J. Romains, Les Hommes de bonne volonté, op. cit, t. IV, vol. 27 : Le 7 octobre, p. 930.
43 Ibid., p. 930.
44 L.-P. Fargue, Le piéton de Paris, Paris, 1932/1939, p. 45.
45 Paris 1937, Textes et gravures par de nombreux écrivains et artistes contemporains : – » Présence de Paris » par Paul Valéry ; – « Seine, berceau de Paris » par R. Escholier ; – « Paris vu de la Cité » par A. Suarès ; – « Du Louvre aux Tuileries » par L. Hautecœur ; – « Jardins de Paris » par A. Bonnard ; « Faubourg St Honoré » par Maurice Bedel ; – « La Bibliothèque Nationale » par J. Cain ; – « Faubourg Montmartre » par Francis Carco ; – « Montmartre » par Pierre Mac Orlan ; « Belleville à vol d’âme » par C.-H. Hirsch ; – « Belleville-Ménilmontant » par J. Romains ; – « Le Père Lachaise » par J. Cassou ; – « Bêtes » par Colette ; – « De la Santé aux Gobelins » par L. Descaves ; – « Montparnasse » par Léon-Paul Fargue ; « Petit Montrouge » par A. Therive ; – « Songes de Passy » par T. Derème ; – « Les églises de Paris » par P. Claudel ; – « Les musées » par G. Huisman. Cette référence sera abrégée par la suite en Paris 1937...
46 C.-F. Ramuz, Paris, Paris, Gallimard, 1939, p. 121.
47 Ibid., p. 152-153.
48 Ibid., p. 152.
49 Jules Romains décline le prix.
50 E. Dabit, « Atmosphère de Paris » Les Lettres 1931, in Ville-lumière, op. cit., p. 22.
51 Il reçoit le prix Renaudot.
52 R. Garric, Belleville, Scènes de la vie populaire, Paris, Grasset, 1928, préface.
53 J. Romains, Introduction à l’unanimisme, 1925, réf. citée par M. Roncayolo, « Jules Romains et la ville... », in Jules Romains face aux historiens contemporains, ENS, 13-14 novembre 1985, n° 8 des Cahiers Jules Romains, p. 35.
54 Dossier de presse autour de R. Garric, Belleville, Scènes de la vie populaire, Bibliothèque du Musée social. Fonds Garric.
55 A. Derval, 70 critiques de Voyage au bout de la nuit, 1932-1935, Paris, IMEC éditions, 1993.
56 M. Israël, « Le Mât de cocagne », 15 décembre 1932, in A. Derval, op. cit., p. 54.
57 J. Romains, « Belleville-Ménilmontant », in Paris 1937..., op. cit., p. 213.
58 E. Dabit, Faubourgs de Paris, op. cit., p. 64.
59 Le 24 mai 1936, 600 000 manifestants se sont rassemblés au Mur des Fédérés.
60 J. Cassou, « Le Père Lachaise », in Paris 1937..., op. cit., p. 221.
61 P. Nizan, La Conspiration, Paris, Livre de poche, 1938/1968, p. 53.
62 M. Barrès, Chronique de la grande guerre. XIV. 14 juillet 1919, Paris, Plon, 1924, p. 46-53.
63 Ibid., p. 46.
64 Ibid., p. 51.
65 Les Hommes de bonne volonté, op. cit., t. III, vol. 17 : Vorge contre Quinette, p. 483.
66 E. Dabit, « Coulisses : Mayol », Marianne, 7 décembre 1932, in Ville-lumière, op. cit., p. 50.
67 Voir N. Wolf, Le peuple dans le roman français de Zola à Céline, Paris, PUF, 1990, p. 96.
68 J. Romains, Les Hommes de bonne volonté, op. cit., t.1, p. 876.
69 Ibid., I, p. 165 et 877.
70 Ibid., t. II : Montée des périls, p. 193.
71 E. Dabit, « Boulevard Mortier », NRF, décembre 1933, in Ville-lumière, op. cit., p. 26.
72 A. Derval, 70 critiques de Voyage au bout de la nuit, 1932-1935, IMEC éditions, 1993.
73 Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Folio, 1932 / 1975, p. 316.
74 G. Bataille, Œuvres complètes, t. II : Ecrits posthumes, 1922-1940, Paris, Gallimard, 1979, p. 258.
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