Les cultures locales des usines de Paris-banlieue
p. 91-109
Texte intégral
1Il y a presque deux décennies aux portes de Paris dans la proche banlieue, on comptait plus d'usines en activité que de friches industrielles. Avec un peu d'aveuglement, on pouvait encore croire, à la pérennité de leur influence sur les sociétés locales, aux cultures d'entreprises supplantant les cultures de métiers et de « corps », derniers avatars des représentations d'avant-guerre d'une organisation rationnelle de la production industrielle.
2Dans ces conditions, sinon d'expansion, du moins de stabilité –Vasconi ne construisait-il pas les beaux ateliers de « Renault-2000 », le 57 Métal –, on pouvait, raisonnablement, se poser la question de la culture usinière de la Région parisienne considérée comme une culture locale. Alors on aurait pu, si l'on avait conduit des campagnes de recherches ethnographiques appropriées, vérifier la présence de l'originalité locale et de la spécificité populaire des pratiques cultivées du peuple des usines où les ouvriers étaient encore pour peu de temps majoritaires en nombre.
3Nous appelons pratiques cultivées tous les comportements, toutes les représentations qui correspondent à des reconstructions ou interprétations des normes et des usages des institutions, si tolérantes soient-elles. S'y ajoutent, jour après jour, les inventions et les créations, qu'elles s'expriment par la réalisation d'œuvres, par des aménagements du temps, de l'espace, ou encore par le renouvellement des modes de relations des individus et des groupes.
4Ce n'est pas ici le lieu de commenter les différentes définitions des notions de cultures populaires et ouvrières, de prendre place, si modestement que ce soit, dans la polémique où s'affrontent réfutations et affirmations de leur existence. L'expérience, l'observation et tant d'autres travaux ont assez apporté la preuve de la présence de pratiques cultivées dans les usines. C'est sur ce constat que nous nous appuyons. Ajoutons à l'univers de ces pratiques cultivées les compétences et les virtuosités de métier, avec les « techniques du corps » qui en exercent et en exaltent la force et l'habileté, la résistance à la fatigue et à la douleur2.
5Pour achever de cadrer notre propos, de donner à lire sans ambiguïtés les observations qui vont suivre, il convient encore de nuancer des assimilations ou des antagonismes entre des couples de notions qui font image, mais qui figent et masquent les faits quotidiens. Le premier tend à confondre les notions de culture locale et de culture populaire, comme si, différenciés selon les aires culturelles, les systèmes symboliques de la représentation des classes d'âge, de la différenciation sexuelle des rôles sociaux, celles du déroulement du temps, de la signification des espaces, ne trouvaient pas leur expression pour chaque strate de la société d'un même territoire. Il en est de même de la spécification des fêtes religieuses ou des rituels attachés aux cycles de vie. L'autre notion est celle qui accorde aux pratiques du « peuple de Paris », de sa population la plus modeste économiquement, des qualités propres, irréductibles aux pratiques et aux valeurs originelles des individus dont elle s'est – de tout temps – composée, bien avant que Proud'hon ne déplore en 1863, entraîné par la nostalgie et la lassitude dues aux conséquences sur le paysage parisien des travaux d'Haussman, la soudaine étrangeté de « la ville neuve, monotone et fatigante... avec ses squares, ses théâtres neufs, ses casernes neuves, ses légions de balayeurs et son affreuse poussière ; ville peuplée d'Allemands, de Bataves, d'Américains, de Russes, d'Arabes ; ville cosmopolite où ne se reconnaît plus l'indigène. »3. Commentant cette citation apportée en préambule d'un état de la population ouvrière de Paris et de ses banlieues dans les années 1860, Georges Duveau précise :
« Le creuset dans lequel tous ces ouvriers sont fondus est un creuset subtil ; la grande ville crée une unité dans la vie ouvrière ; mais les traditions mêmes de cette grande ville sont multiples et nuancées. Que nombre d'ouvriers, aux prises avec une existence difficile ou un morne labeur, perdent toute individualité, tout génie, cela est hors de conteste. Il n'est pas douteux d'autre part, que le développement même de certaines manufactures ait simplifié l'idéologie d'un grand nombre d'ouvriers parisiens ; nous avons nous même indiqué déjà qu'un fossé se créait moralement entre le forgeron de la Villette ou de Vaugirard et le bronzier de la rue du Temple. Cependant ce fossé reste relativement peu profond. Paris offre le plus souvent aux travailleurs des expériences et par ricochet des réflexions qui agrandissent leur univers. Cail, Davin, Paul Dupont et Isidore Leroy peuvent multiplier les machines dans leurs ateliers, ce ne sont pas elles qui risquent de transformer l'ouvrier parisien en robot. Sous le Second Empire Paris n'est ni une grande usine à fer, ni une grande usine de papiers peints ; il est une usine à rêves. Et lorsque Corbon veut d'un mot caractériser l'ouvrier de Paris, il se réfère à Cervantes, il dit d'une voix à la fois attendrie, indulgente, admirative et inquiète : "Don Quichotte" »4
6À chaque étape de l'urbanisation, à chaque moment de l'histoire de l'industrie parisienne, il conviendrait de mettre en évidence les facteurs d'unicité et de dispersion d'une population en constante recomposition dont la cohérence change périodiquement de principe directeur.
Pour une culture locale d'une emprise usinière
7Pendant les années 1980, à l'époque où nous avons conduit le plus grand nombre de nos observations, l'activité des entreprises industrielles, implantées depuis longtemps sur leur territoire, avait déjà structuré l'espace.
8Autour de l'usine Dassault de Saint-Cloud, comme autour du dépôt d'autobus de la rue Floréal aux Lilas, les derniers cafés-restaurants-hôtels, qui avaient accueilli depuis les années 1930, parfois depuis le début de ce siècle, les vagues successives d'ouvriers venus de partout habiter dans des chambres organisées autour d'une structure en coursive, vivaient leurs dernières années. Ainsi, « Lili » veillait encore – rue de la République, à Suresnes, en 1984 – sur la santé d'anciens ouvriers des AMDBA sans famille maintenant qu'ils étaient à la retraite. Son « bistrot-d'en-face-le-Comité d'établissement » – qui avait accueilli, de Lily Laskine à Jean-René Caussimon et à Giovanna Marini, tous les artistes venant se produire à l'heure du déjeuner au C.E. – a été détruit à la fin des années 1980 après que le personnel de l'usine y ait organisé une fête d'adieux mémorable. Il en est de même de l'ancien Moulin de la Galette de Bagnolet chanté par Jean-Baptiste Clément qui abritait lui aussi certains retraités sans famille de la RATP, après avoir logé, tout comme son voisin, l'ancien hôtel de l'Aveyron – aujourd'hui Le Floréal – les premières cohortes des migrants récents qui venaient prendre leur emploi au dépôt des tramways de l'Est Parisien. On pourrait énumérer la liste des établissements (L'Annexe, A l'Autobus, Le Café du dépôt, Au dernier métro, Au terminus) qui affichent la qualité de leur clientèle-cible auprès des centre-bus ou des têtes de ligne de la RATP5 (fig. 1) ... Près de la place Nationale de Billancourt, il ne subsiste de vivants, avec les brasseries de l'angle de la rue du Point-du-Jour, que les foyers-résidence des travailleurs africains.
9La stagnation, puis la diminution du personnel ouvrier des entreprises, avec l'efficacité d'une politique de logement social ont fait disparaître cette fonction des débits de boisson-restaurants pour ne conserver que leur rôle d'accueil d'une sociabilité péri-professionnelle, parfois différenciée selon les hiérarchies d'entreprise ou les sensibilités idéologiques affichées. L'Aveugle de Bagnolet, antique guinguette dans un bâtiment du xviie siècle avec une des dernières enseignes peintes de la Région parisienne, immortalisée par la chanson aimablement grivoise de Béranger, a été un élément essentiel pour l'activité de la CGT-U des années 1930 au dépôt Floréal de la STCRP (Société des Transports en Commun de la Région Parisienne) :
« Parallèlement à toutes ces actions nous entreprîmes de rassembler le plus de personnel possible dans un Comité de Front Populaire... Nous créâmes une Amicale de Front Populaire avec une carte d'adhérent au prix de 1 F par an. Elle reposait sur une base culturelle et d'activités diverses... Elle avait un groupe théâtral d'enfants avec lequel elle organisait des goguettes chez l'ami Robineau (À l'Aveugle de Bagnolet dont l'établissement était comme une sorte de Bourse du Travail)... Chaque mois l'Amicale organisait une sortie-promenade pour les enfants des agents du dépôt. Ces promenades s'effectuaient par le métro pour lequel nous obtenions un prix réduit... Avec la différence nous distribuions des bonbons. »6
10Les récits de grève, les archives cinématographiques, particulièrement « La reprise du travail aux Usines Wonder »7, ou, pour des époques antérieures des travaux universitaires8, se multiplient les exemples de relations privilégiées entre les groupes d'opinion et des cafés-restaurants devenus lieux de réunion, territoires-refuges. On pourrait encore citer, sur le territoire de Renault-Billancourt, le Studio, rue du Point-du-Jour vis-à-vis du comité d'établissement dont le patron participait à tous les défilés du Premier mai, sans oublier les célèbres Côteaux de la Loire place Nationale, voués à l'époque aux adhérents de la CGT En période d'occupation d'usine, les directions tiennent bureau d'information et de paye dans d'autres cafés, ni trop proches, ni trop éloignés, ainsi du Moulin Joly, éponyme d'une célèbre résidence de plaisance de Colombes, lors de l'occupation de la SNEC-MA-Gennevilliers en 1968. Tant d'autres encore...
11On pourrait établir une topographie idéologique des abords des usines, car, selon le double critère de la proximité des entreprises et de l'aptitude à recevoir et à conserver des affichages, la frontière des espaces usiniers est implicitement concédée aux forces de l'opinion qui y placardent leurs proclamations en se combattant pour « tenir les murs » en période de compétition électorale ou revendicative. Le phénomène est permanent, on l'observe aujourd'hui sur les murs de la SNECMA-Gennevilliers. L'étude des archives de la répression anti syndicale de Louis Renault en rend compte plus de soixante ans après.
12On doit à un constat d'huissier du 21 septembre 1938 un relevé du marquage revendicatif du territoire de Billancourt :
« L'an mil neuf cent trente huit, le vingt et un Septembre, par-devant moi Jean-Paul Salzac, huissier près le Tribunal Civil de la Seine... s'est présenté un préposé de la Société Anonyme des Usines Renault... lequel m'a exposé que la Société avait intérêt à faire constater en différents endroits de la Ville, l'existence d'affiches émanant de la "Section Syndicale Renault"... qu'il me requérait en conséquence de me transporter aux environs des Usines et de faire toutes constatations utiles.
Déférant à cette réquisition je me suis transporté ce jour à Billancourt et j'ai constaté :
• sur un panneau réclame vis-à-vis du kiosque à journaux, Place Nationale et à 50 m des Usines, l'existence d'une affiche dont le texte est ci-dessous littéralement rapporté...................................
• j'ai constaté également l'existence d'une affiche semblable sur la palissade entre la rue de Meudon et la rue Nationale, puis une autre encore rue Nationale, en direction du quai de Billancourt ; j'ai constaté encore l'existence d'une affiche à la devanture d'un café-restaurant, 18 rue de Meudon et une autre à proximité du n° 35 de la rue Nationale....................................... »9.
13Trois photographies sont jointes au constat. L'une est celle de l'affiche incriminée : « Faisons échec à Renault » signée de la « Section Syndicale Renault » qui demande la libre diffusion de la Vie Ouvrière dans l'usine et dénonce la réduction du nombre des délégués du personnel et la limitation de leurs fonctions (fig. 2). Le deuxième cliché de l'affiche en situation « sur la palissade vis-à-vis le kiosque à journaux de la Place Nationale » où l'on peut lire la mention « Interdit d'afficher », la montre encore humide de colle sous l'annonce de la projection du film de Jean Epstein commandé par la Fédération CGT du Bâtiment, « les Bâtisseurs », aux côtés d'autres affiches qui rendent compte des grèves de la métallurgie et annoncent un meeting « Pour la Paix. Union des Peuples Pacifistes. Union des Peuples de France » au cours duquel Marcel Cachin et Gabriel Péri prendront la parole. Enfin, le dernier cliché montre la Maison Arthur « café, restaurant, vins fins » – qui pourrait être le décor du film des frères Prévert L'Affaire est dans le sac –, il cadre l'affiche coupable devant un sage rideau à la garniture de crochet, entre les publicités réunies de Viandox, Dubonnet et Ambassador (fig. 3).
14Une guerre et quelques nationalisations plus tard, on peut voir dans l'essaimage des installations des Comités d'entreprises/Comités d'établissements, un autre phénomène, constitutif et effet tout à la fois de ces cultures locales d'usines. Le caractère privé du territoire de ces dernières permet d'en refuser l'accès à toute personne étrangère au personnel, ce qui est donc potentiellement applicable à tout animateur, tout invité des Comités d'entreprise. Proches ou quelquefois partiellement intégrés dans l'emprise de l'usine, les C.E. doivent toujours avoir une porte ouverte sur l'extérieur. La place leur étant fréquemment chichement mesurée, ils sont parfois contraints de trouver des implantations annexes dans des espaces périphériques, renforçant sur un autre mode l'emprise de l'usine sur son environnement. Un plan, édité par le Comité d'entreprise Renault au début des années 1950, donne la localisation de 19 sites CE. du « trapèze de Billancourt », tant dans l'enceinte de l'usine où ils avaient pu être maintenus ou imposés, qu'aux limites de l'enceinte10 (fig. 4). Hors de l'échelle du plan, dans l'espace proche on trouve encore, du Bois de Meudon à la Porte de Saint-Cloud, 8 sites gérés par le CE. On peut dès lors imaginer les trajets aux heures des repas, à l'heure des sorties de service, le week-end même...
15Il est facile d'imaginer encore, qu'ajoutés aux circulations définies par la distance des points de desserte du territoire par les transports en commun, ces trajets des lieux du travail à ceux des loisirs « sociaux » constituent des zones de chalandise qui n'intéressent pas seulement le commerce de l'hébergement, des « vins et spiritueux », de la restauration.
16Traditionnellement, l'implantation d'une usine suscite à ses abords la création d'établissements de commerce qui offrent au personnel, des services généraux et des services spécifiques adaptés à leur situation. C'est ainsi que nous avions pu observer autour d'un centre-bus centenaire de la RATP, la présence en vis-à-vis, outre les débits de boissons-restaurants-hôtels, d'un teinturier, d'un coiffeur pour hommes, d'un tabac-journaux, d'une épicerie11... Si on devine aisément la fonction de ces deux derniers commerces, l'implantation des deux premiers s'explique par la discipline de l'apparence inflexiblement imposée par la STCRP puis par la RATP à ses machinistes et à ses receveurs. Au cours des années 1980, autour de l'usine des AMDBA de Saint-Cloud, usine aéronautique de prototypes au personnel hautement qualifié, outre les marchands ambulants d'accessoires automobiles, d'huîtres et de foie gras au moment des fêtes de fin d'année, de maroquinerie et de vêtements, installés régulièrement entre ateliers, bureaux et restaurant d'entreprise, on pouvait encore trouver rue de la République à Suresnes hors du trafic autoroutier du quai Marcel Dassault, plusieurs magasins de vêtements dégriffés, un atelier de travaux photographiques, une boutique informatique. Aujourd'hui, autour de la place Nationale, les boutiques ont fermé une à une, il ne reste, plusieurs fois par semaine, qu'un marché afro-oriental pour ceux qui continuent d'habiter dans les foyers de la rue de Meudon. Le « Chinois » de la rue Nationale où, depuis des décennies, se revendait le matériel réformé de l'usine sera détruit au moment de la parution de ce texte, et il y a longtemps que boutiques et cabarets russes ont disparu de la rue Traversière où l'on ne voit plus aujourd'hui que des façades d'hôtels-fantômes peut-être décrits par Nina Berberova12.
17La contribution des implantations de l'industrie parisienne à la construction de cultures industrieuses et populaires localement caractérisées ne se limite certes pas aux phénomènes directement observables que nous avons rapidement et incomplètement énumérés. Il existe bien d'autres strates moins évidentes de la pénétration de la société et du territoire par l'influence d'une activité industrielle. Les études des programmes de construction des logements domestiques sont les mieux connues13, mais on pourrait encore étudier sous cet angle les politiques scolaires, la composition du personnel municipal, les aménagements urbains, les pastorales et les pratiques religieuses, les festivités... (fig 5).
18Dans son immédiateté, ce premier niveau rend compte des conditions de l'apparition et du maintien d'une sociabilité quotidienne établie sur le mode fugace et informel. La sociabilité entre aussi dans le cours des habitudes en intégrant à la fois des solidarités de condition ouvrière et de voisinage, quelquefois un intérêt partagé pour une production de prestige, des représentations stéréotypées, des ostracismes et des réserves, des échanges de pratiques acclimatées, une semblable incorporation d'un paysage urbain et de son histoire. Les sociabilités ainsi comprises participent-elles d'une culture, peuvent-elles être considérées comme des « pratiques cultivées » ? Cela ne fait aucun doute puisqu'il s'agit de l'actualisation de normes sociales, de réponses, donc d'interprétations émanant d'individus et de groupes à l'égard de contraintes réglementaires ou matérielles.
19Maintenant que les grands sites industriels de production lourde disparaissent de la banlieue de Paris et que s'amenuise le poids des instances politiques normatives et intégratrices des syndicats et des partis, il conviendrait d'étudier les cultures avec les sociabilités qui les portent et qui en résultent, dans ces banlieues et ces zones de soft-ware abritant aujourd'hui les populations industrieuses des autres secteurs industriels, le peuple de la Défense et des parcs d'activités des villes nouvelles, le peuple de Paris d'aujourd'hui.
Les cultures locales dans l'entreprise. Abandons, reconnaissances et légitimations
20Lorsque l'extension des entreprises, l'utilisation massive des machines-outils, et la réputation de cherté de la main-d'œuvre parisienne ont entraîné le recours à un personnel venu d'ailleurs, les recrutements ne se sont pas faits au hasard mais ils ont privilégié des réseaux d'interconnaissance fondés sur de mêmes origines locales qui garantissaient la qualité des apprentissages, la nature des modes de vie et des aspirations, la responsabilité et l'auto-discipline de groupes familiaux et sociaux. Les forgerons de la Région parisienne ont souvent été préférentiellement recrutés dans les Ardennes, et les compagnies de transport en commun ont largement utilisé l'émigration intérieure bretonne. Les exemples pourraient être multipliés, ils sont bien connus.
21Les grandes usines de l'expansion industrielle des cinquante avant-dernières années de ce siècle, à l'origine de l'immigration massive de main-d'œuvre, ont-elles en retour respecté dans leur organisation, dans leurs règlements, les spécificités de ces cultures venues d'ailleurs, concédé des moments, des espaces pour leur expression ? Comment, dans les usines parisiennes, où dans l'organisation du travail, l'universalité de la condition humaine et la transculturalité sont des dogmes, appréhender ces expressions, ces persistances, ces revendications de cultures originelles ?
22Pour cette période, il semble, que l'on puisse saisir ces constances et ces ruptures à cinq niveaux au moins : celui de la répartition des temps sociaux, du travail salarié et du temps libre (« congés agricoles », « vacances au pays »), celui du maintien des modes d'alimentation (organisation des horaires des cantines, respect des interdits alimentaires), celui de l'installation de normes non formalisées de comportement (répartition des tâches en fonction d'aptitudes et d'apprentissages physiques, de tolérance ou d'intolérance à la douleur, à la chaleur..., délégation de pouvoir au leader reconnu d'un groupe, installation manifeste ou dissimulée de pratiques d'évitement et de compensation : commercialisation de boissons ou de nourriture traditionnelles dans l'entreprise, organisation de jeux...), celui de la ritualisation des manifestations de solidarité dans les moments difficiles (décès, accidents, maladies), enfin celui de la reproduction des fêtes et célébrations originelles, qu'elles appartiennent à la scansion du cours de la vie (mariage, naissances), à celle du temps calendaire ou des temps sociaux (fêtes nationales, fêtes politiques). C'est à ce dernier niveau que nous nous attacherons pour illustrer notre propos et nous interroger sur la portée sociale de ces pratiques.
23En étudiant dans la presse du Comité d'entreprise de l'usine Renault de Billancourt les fêtes organisées par celui-ci dans la perspective qui est la nôtre, on distinguera les fêtes qui assument le déplacement des pratiques cultivées du corporatisme de métier à la culture de classe, et du rural à l'urbain, de celles qui reconnaissent le temps des nations et de leurs cultures présentes dans l'entreprise.
Les fêtes de la tradition populaire française
24Dès la fin de 1944 et, en titre, depuis l'institutionnalisation des Comités d'entreprise en 1946, leurs militants, cooptés puis élus, ont repris en l'adaptant largement en raison des circonstances et d'une radicale révolution des références idéologiques, le calendrier des activités du Comité social de l'usine, qu'elles résultent des initiatives de la politique culturelle de Vichy où qu'elles perpétuent les anciennes coutumes corporatistes. Ainsi l'Accélérateur, n° 7, du mois de janvier 1947, rend compte de la Saint Éloi de l'école d'apprentissage le 30 novembre 1946. Cela avait commencé par un repas de choix « où la saveur de la crème au chocolat fut particulièrement goûtée », suivi de l'offrande des chefs d'œuvre des apprentis à leurs aînés selon la règle non écrite des fêtes corporatives, suivi encore de la distribution des récompenses « en nature et en espèce » aux apprentis les plus talentueux. La mesure de la transposition par le Comité d'entreprise du sens du rite intégrateur, social, politique et militant, attribué à la fête, est donnée par le discours de M. Cazenabe alors secrétaire du CE. :
« [...] La question de l'apprentissage est le souci constant du Comité d'entreprise et de la section syndicale... Jeunes amis soyez animés de la volonté d'apprendre... En déployant un esprit de solidarité entre vous dans une discipline librement consentie, vous deviendrez des ouvriers hautement qualifiés, ce qui assurera votre avenir, l'avenir de la Régie et en même temps celui de la France républicaine et démocratique, qui a tant besoin de sa jeunesse pour relever les ruines accumulées par l'envahisseur nazi et les traîtres. »
25Quelques années plus tard, la Saint Éloi offerte aux apprentis deviendra jusqu'à son extinction – à la fin des années 1960 – une fête moins explicitement normative pour les jeunes de la Régie où le C.E. leur permettra de côtoyer des personnalités du spectacle et du sport, établissant, le temps d'un repas, une traversée miraculeuse des univers sociaux, tout devenant alors possible. Les documents d'archives mentionnent pour une année non précisée entre 1950 et 1955 : « Apprentis, jeunes, professionnels, stagiaires, le samedi 30 novembre au traditionnel repas de la Saint Éloi, vous déjeunerez avec Gilbert Bécaud, Yves Deniaud, Cora Vaucaire, Jean Bobet, Maurice Baquet, Antonin Magne, René Gary, Jo Lefebvre. Présentation du film Étoiles et tempêtes ». Un tampon à l'encre rouge apposé sur le tract indique encore : « Dernière minute : Gérard Philippe sera présent ». Une participation aux frais de 250 F est alors demandée. En 1955, pour le même prix, le repas de la Saint Eloi réunira avec les jeunes de l'entreprise, Yves Montand et Simone Signoret, Raymond Bussières et Annette Poivre, le trio Raisner, le trio Erivan, l'accordéoniste Serge Carini (un ouvrier de l'entreprise formé à la section « Accordéon » de Loisirs et Culture au C.E.), le compositeur Jean Wiener, la chanteuse Marie Laurence et « le jeune fantaisiste » François Deguelt, ancien ouvrier de Renault lui aussi, des champions sportifs de l'époque accompagnent les artistes. Dix ans plus tard, dans un tout autre rapport entre les classes d'âge, en 1965, la Saint Éloi est organisée par le « club des Jeunes » au sein du C.E. qui adopte la formule « La Saint Éloi ça claque d'ambiance. », le compte rendu de la fête est ainsi rapporté : « Cette fête que nous attendions depuis l'an dernier, la voici enfin arrivée. On en parlait depuis le retour des vacances... On décida donc de faire le repas à la cantine C9, puis de se rendre au bal à la mairie du Ve... Vers minuit on commença à réclamer le clou de la soirée, Eddy Mitchell. Il ne devait arriver qu'à 3h 30 du matin... » (Contact, n° 2,1965). A la même époque de l'année, la Saint Eloi de l'atelier des forges était célébrée sur place par l'ensemble des forgerons quelle que soit leur place dans la hiérarchie, avec le secours des cuisiniers des restaurants du C.E., fête corporatiste cependant, sans que, jusqu'à sa disparition au milieu des années 1980, on constate de recouvrement avec la fête de la Saint Eloi des jeunes au sein du CE14.
26Saint Eloi des jeunes mais aussi dans ces usines, rites d'intégration des jeunes hommes, il est impossible d'établir une comparaison avec la Sainte Catherine, célébration propiatoire et rituel de protection des jeunes filles célibataires. Sans doute, avec moins de faste et avec moins de régularité que dans les ateliers de couture, a-t-on fait la fête aux « catherinettes » dans les bureaux et dans les ateliers15. Pourtant dans les grandes années d'expansion de la politique culturelle du C.E., constate-t-on comme pour la Saint Eloi, une tentative de rapprochement de la célébration de cette fête, qui concerne plus une classe d'âge qu'une corporation de métier, avec une activité de diffusion culturelle d'envergure. La « 1ère nuit de Loisirs et Culture » en 1954 consacre une partie de la soirée dans la salle du TNP au Palais de Chaillot à l'élection de la « Catherinette Renault », Simone Thomas, dactylo au département 37 dans l'île Seguin, selon les décisions d'un jury composé de Jean Vilar, de Bernard Blier, de Jean Deschamps, de Monique Chaumette, d'Yves Montand et de Gérard Philippe.
27Reprise et transformation des fêtes calendaires : à partir de 1956, Loisirs et Culture a eu l'initiative de ressusciter, en milieu urbain, le défilé propitiatoire des enfants déguisés le jour de la Mi-Carême, âmes innocentes proches de l'au-delà selon l'acception populaire plus affirmée en milieu rural que dans les villes, qui, avançant masquées, peuvent recevoir les offrandes conjurant le mauvais sort et rendant hommage aux forces vitales de la jeunesse. La référence est explicite :
« Ah, qu'ils étaient heureux nos pères, nos aïeux en ces jours de fêtes populaires que sont le mardi-gras, la Mi-Carême, le Noël... Suivant les régions les coutumes sont différentes... Là ce sont ces enfants de paysans, grimés, costumés dès le matin et qui parcourent, un panier au bras, de nombreux villages pour obtenir les œufs qui serviront à préparer cette fameuse crêpe... Ce monde moderne où nous vivons, avec ses cadences, sa vie harassante, nous fait quelquefois oublier nos joies d'antan. Va-t-on oublier ces traditions ? Ce n'est pas l'avis du personnel du patronage qui s'efforce de conserver cette charmante coutume, partie intégrante du patrimoine national. Cette année encore, tous les enfants ont été déguisés. Ils vous ont fait participer à leur bonheur en venant vous rendre visite aux portes des restaurants, vous ont présenté leurs costumes et quelques-unes de leurs réalisations... Alors vive le 21 Mars, mi-carême, annonciatrice du printemps ».
28L'enchaînement du rituel est presque entièrement respecté et transposé du rural à l'industriel, de l'espace villageois et familial à celui du salariat dans une triple volonté d'intégration : conserver dans une situation d'émigration rurale européenne la signification sociale des rituels saisonniers, investir symboliquement pour les familles de ceux qui y travaillent le territoire des propriétaires de l'usine, en affirmant par là une sorte de droit de résidence lignager, enfin signifier la volonté de partage et d'échanges des pratiques symboliques. Ainsi, l'enfant au centre de la photo d'illustration de la fête est un petit africain en habit de prince16. En 1956, un défilé fut organisé sur le thème des Provinces françaises au square Henri Barbusse proche de l'usine, suivi d'un bal costumé, accompagné d'un spectacle permanent de marionnettes, clowns, cascadeurs, acrobates, d'un concours de déguisements et d'une distribution de friandises. Au cours des années qui suivront, la fête de la Mi-Carême pour les enfants adoptera la forme d'un gala dans une salle de spectacle de la ville (au Pathé-Palace, « la plus belle salle de Boulogne ») ou dans une salle parisienne. La séance de 1959 eut lieu à l'Alhambra à Paris et présentait les ballets des cosaques de l'Ukraine suivis de la projection du film Le Cerf-volant du bout du monde, de Roger Pigault ; celle de 1960 utilisait la salle Récamier du TNP, le gala de 1958 se déroulait au stade Pierre de Coubertin, il était consacré aux sports et à l'acrobatie. Il ne restait alors plus rien du défilé conjuratoire qui reparaîtra pourtant quelques années plus tard ; seuls demeuraient l'offrande des enfants et la coïncidence des dates.
Le Comité d'entreprise et les temps des nations
29Les archives de Loisirs et Culture regroupent sous la rubrique « fêtes des nationalités », de 1978 à 1984, les fêtes religieuses, les fêtes politiques et les fêtes nationales des groupes de travailleurs immigrés présents dans l'usine, qu'ils soient légalistes ou dans l'opposition à l'égard du gouvernement de leur pays d'origine.
30L'hétérogénéité des célébrations correspond à la complexité des pôles de recomposition des populations immigrées ainsi que des stratégies possibles au principe de ces recompositions. Jusqu'au début des années 1970, l'éventuel cumul des situations d'exil économique et politique ainsi que le déroulement de la guerre d'Algérie ont rendu difficile l'institution de rencontres de nationaux en exil dans le cadre des manifestations du C.E. Les documents dont nous avons pu disposer, évidemment incomplets, correspondent à la période où les régimes politiques des pays de l'immigration, la fin des conflits de la décolonisation, la politique d'immigration de la France, permettaient une visibilité sans trop de risques de la spécificité des groupes nationaux à l'intérieur de l'usine.
31Bien avant que ne se traduise dans les activités des C.E. la volonté de contribuer à l'information des groupes immigrés dans leur langue et avec les œuvres de leur propre culture, de faciliter les occasions de rencontres des groupes de même origine – rencontres nuancées parfois d'une orientation idéologique sélective – il semble bien que ce soient les coutumes alimentaires liées au calendrier religieux, avec leurs interdits et leurs obligations, qui aient, les premières, concouru à inclure les temps différenciés des différentes cultures dans le calendrier du CE. Dès le début de leur installation, quand le ravitaillement et la santé étaient leurs tâches essentielles, un autre C.E., celui de la SNECMA à Gennevilliers, se félicitait « d'avoir pu trouver de la semoule pour les camarades Nord Africains à l'occasion de l'Aïd el Khébir ». Le respect des coutumes alimentaires s'étend aux autres rituels de la fête : Contact, le nouveau journal du CE. Renault, dans son n° 1 de 1959, rapportant le budget du C.E., mentionne une subvention de 60 000,00 F (1,1 % du budget global) pour une aide apportée à l'occasion de cette fête aux enfants des travailleurs algériens demeurés au pays. La subvention sera reconduite, et en 1962 elle prendra la forme d'une allocation de tissu afin que puisse être respectée la coutume de se vêtir de neuf ce jour-là. Mais dès 1954, l'Aïd avait été l'occasion le 8 avril à la cantine C9, d'un concert oriental avec des danseuses et un orchestre renommés.
32On ne peut donc pas conclure du silence de notre documentation entre cette date et 1978 à l'absence de fêtes de l'immigration, la coutume est installée de longue date, et cette année-là on compte cinq fêtes « de nationalités ». La relative irrégularité de la célébration de certaines fait que l'on peut émettre l'hypothèse d'une implantation au cours des ans, à l'occasion de tel ou tel événement, et en profitant de la disponibilité de tel ou tel animateur à l'intérieur des groupes concernés.
33En 1978, la période d'installation de fêtes s'étend du mois de mars au mois de décembre. Elles se déroulent soit dans les locaux du C.E. rue du Point-du-Jour, salle Picasso ou salle Benoit Frachon, soit lorsque le spectacle est trop important et le public attendu trop nombreux, sous un chapiteau installé au stade des Dominicains rue de Meudon, proche de l'usine. Cette année-là encore, la Commission portugaise auprès de Loisirs et Culture, qui rédige ses notes dans sa langue et semble reposer, pour toute la période étudiée, sur l'activité de deux personnages, paraît avoir, et depuis longtemps, une grande autonomie. Elle possède ses fonds propres et va jusqu'à obtenir un support financier d'une banque portugaise. Son fonctionnement s'apparente à celui d'une amicale d'originaires puisqu'elle organise dans l'année trois fêtes d'importance inégales, la plus importante – au mois de février – sera seule reproduite au cours des années suivantes à une date proche de la fête nationale portugaise. Le budget 1978, cachets de l'orchestre et du groupe folklorique compris, est d'environ 60 000 F, compte tenu de la subvention du CE. de 2 000 F. La fête – qui compte 180 entrées et des buffets de plats nationaux, payants – est à peine déficitaire d'une centaine de francs.
34Des fêtes de nationalités, la plus importante et la plus fastueuse en 1978 est celle de l'Aïd el Khébir qui accueille à grands frais des musiciens et des chanteurs renommés venus du Sénégal, du Maroc, d'Algérie et du Mali. Ils se produiront sous un chapiteau au stade des Dominicains. En 1981, la fête se tiendra dans le grand stade du Club Olympique de Billancourt dans les bois de Meudon et, s'éloignant du territoire de l'usine, elle aura lieu en 1982 à la Mutualité à Paris, mais en 1984 le chapiteau de l'Aïd sera dressé place Nationale à Billancourt. Il semble que nombre d'artistes de culture arabe, africaine et berbère aient trouvé à l'occasion de cette fête une possibilité de faire carrière en Europe. En 1978, Hassan Massoudy, le calligraphe persan aujourd'hui de renommée internationale, crée l'affiche pour un cachet de 300 F et Idir, le grand chanteur kabyle se produit dans un spectacle collectif (il reviendra seul en 1981). La fête – qui bénéficie d'une subvention de 20000 F de l'ambassade d'Algérie et d'une subvention de 10000 F du CE. – est celle qui réunit le plus d'artistes, le plus d'orchestres venant du Maghreb et d'Afrique, qui exige le plus gros budget : 100000 F en 1978 pour le seul « plateau » artistique, plus de 200000 F en 1979, 323 000 F en 1980, et, dans une sorte de décrue 263000 F en 1981, 179000 F en 1982. Son budget demeure le plus important de toutes les fêtes de l'immigration. Son organisation mobilise presque une dizaine d'ouvriers africains et maghrébins de l'usine pendant un mois. La mobilité de la fête, qui obéit au calendrier religieux de l'islam, varie, de 1978 à 1982, du mois d'octobre au mois de novembre. Le programme ne change guère et les organisateurs mettent un point d'honneur en faisant venir à Billancourt les chanteurs, les orchestres, les danseuses, les griots les plus réputés de l'Afrique islamisée pour des cachets qui dépassent quelquefois ceux des vedettes médiatiques françaises sollicitées, pour d'autres festivités, par le C.E.
35Dans les années 1978-1980, un schéma d'organisation des fêtes des cultures de l'immigration tend à se constituer dans un balancement entre la célébration des fêtes nationales des pays, dégagés des derniers régimes fascistes (Portugal) ou anciennement colonisés (Maroc, Tunisie, Algérie), des fêtes fédératives des cultures islamiques (fête de l'Aïd) et des fêtes de la culture syndicale (d'été et du printemps à Mennecy et du retour des vacances). « Laïques » ou « politiques », mais territorialement déterminées, elles se succèdent, ainsi en 1978 : fête nationale portugaise, du Maroc le 23 septembre, de l'indépendance de l'Algérie du 27 octobre au 3 septembre, salle Benoit Frachon au C.E. À cette occasion se produit le groupe de chanteuses kabyles Djudjura qui connaîtra ensuite une certaine notoriété, on y projette le film Chronique des années de braise de Lakhdar Hamina . A la fête de printemps dans le parc de loisir du CE. de Mennecy, en empruntant la formule à la Cité Internationale de la Fête de l'Humanité, on installe les stands – spectacles et buffets – du Maroc, de l'Algérie et du Laos. La formule est étendue les années suivantes et fait école à la fête du Retour au stade Marcel Bec.
36Il semble que le modèle international et laïque, inauguré dans les fêtes de plein air, produise un effet d'appel pour d'autres à Billancourt puisque celle du Laos, organisée modestement le 20 mai 1979 par un ouvrier laotien du montage mécanique et par deux de ses compatriotes et qui avait été consacrée aux chants et à la musique traditionnelle, voit l'année suivante son budget augmenter d'un tiers, et que s'instaure une fête de la Tunisie . Pour la première fois, elle se déroule, pour partie, à l'intérieur de l'usine puisque le poète Monaf Ghacem y donnera deux récitals, l'un à la porte Zola, l'autre sur le site historique de l'esplanade de l'île Seguin.
37L'importance et le nombre de ces fêtes diminueront jusqu'à disparaître avec l'autre disparition programmée du centre industriel de Billancourt, sans effacer pour autant des cultures usinières contemporaines l'expression des cultures apportées à l'usine.
38Dans le courant des années quatre-vingt-dix, le Comité d'établissement de l'usine-mère centenaire de la SNECMA de Gennevilliers organisait sa fête au retour des vacances... Rien de grandiose, entre la fête et la foire, sur le parking de l'usine, 23 baraques tenues dans leur très grande majorité par le personnel et pour le reste par leurs enfants ou amis. Leur contenu témoignait des passions hors travail du « collectionneur fou », des œuvres du poète, de celles du champion de l'aéromodélisme, du journal et des photos du périple au Vietnam de la grande voyageuse, des paysages et de la gastronomie du Morvan décrits et offerts par un ouvrier, maire aussi de son village, des talents de cet autre qui, à Paris, avait ouvert un cabaret flamenco et qui dédiait traditionnellement son chant à son vieux camarade et compatriote demeuré à l'usine, les Portugais offraient sardines et vinho verde. Les temps avaient changé, l'histoire de l'usine était autre, il ne s'agissait plus de redonner les cultures originelles en cadeau, mais d'en permettre la rencontre à tous, à la mesure de la vie quotidienne, et d'en proposer le partage. Le secrétaire du C.E. en faisait ainsi le bilan :
« C'était une très belle fête, de ces moments où l'on se sent un peu frère de tous ceux qui sont là et où l'on regrette l'absence de tous ceux qui n'ont pas pu venir... La fête du cinquantenaire a permis à ceux qui l'ont faite et vécue de puiser des forces dans les certitudes construites par nos aînés. Que voulez-vous moi je me requinque à me dire qu'en des temps plus durs qu'aujourd'hui, ils ont nationalisé la SNECMA, créé leur Comité d'Entreprise, gagné ce que nous appelons aujourd'hui les acquis... C'est sans doute cela le message de la fête, et cette manifestation s'est déroulée dans la sobriété, sans dépense somptuaire, avec beaucoup de moyens du bord, d'où sa convivialité... Une vie de salarié ça ne se détricote pas comme un vieux pull, ça se tisse chaque jour, avec de l'ambition nous saurons installer notre Comité d'Établissement dans son deuxième centenaire ».
39Un semestre plus tard, 15 jours d'exposition et d'animation étaient voués aux « Lusitaniens de la SNECMA », histoire, littérature, art, politique, gastronomie bien sûr « carte entièrement portugaise au restaurant d'entreprise », musique baroque et fado à bord de la péniche du C.E. La présentation en était rédigée ainsi :
« Armando Barroso de l'outillage-forge, Joaquim Ferreira des aubes, Isabel Hay de la fonderie, Vicelio Mendes de la mécanique, Antonio Paulino de la forge, Serafin Pineiro de la mécanique, Clément Sampiero de la mécanique ont le Portugal au cœur, ils y sont nés, ils y ont un bout de leur âme. Ils nous font l'amitié de nous inviter à la découverte. ».
40Viendront ultérieurement trois semaines d'expositions et de manifestations dédiées à la culture marocaine par les Marocains de l'usine.
41Dans cet autre vieux site industriel du bassin d'Argenteuil, les cultures locales de la population d'une usine-centenaire ne peuvent plus être un cadeau offert, mais un partage des pratiques cultivées que revendique le populaire pour son information et sa délectation. Le populaire ? enfin ceux qui ne se sentent pas appartenir aux élites académiquement labellisées, ici et ailleurs.
Notes de bas de page
2 R. Maroli, Tu seras choumac, Paris, Librairie du Compagnonnage, 1977. – L. Oury, Les prolos, Paris, Denoël, 1973.
3 P.-J. Proud'hon, La capacité politique des classes sociales, Paris, Rivière, 1924, p. 1 ; cité par G. Duveau, La vie ouvrière en France sous le Second Empire, Paris, Gallimard, 1946, p 206.
4 G. Duveau, op. cit., p. 218, et A. Corbon, Le secret du Peuple de Paris, Paris, Pagnerre, 1863, p. 175.
5 Enquête Noëlle Gérôme, Claude Berton, M. Minolli.
6 F. Isaac, Une vie de lutte. Récit autobiographique, deux cahiers manuscrits déposés au Musée de la Résistance Nationale, Champigny-sur-Marne. – N. Gérôme, « Les extensions de l'architecture industrielle, "annexes" et "bistrot-d'en-face" », Bulletin du CILAC, nos 20-21, « L'archéologie industrielle. Actes du Congrès de la Courneuve », t. 1 : Les communications, juin 1990, p. 70-79.
7 « La reprise du travail aux usines Wonder », Cinéma Rouge-ISKRA, 16 mm N.B.-12 minutes.
8 N. Graveleau, Les cafés comme lieu de sociabilité politique à Paris et en banlieue, 1905-1913, Maîtrise sous la direction de J.-L. Robert, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 1991.
9 Archives Renault, inventaire Archives Nationales, 91 AQ 115.
10 Comité d'entreprise Renault, Les services sociaux, s.d., 11 p. Fonds Noëlle Gérôme, Centre des Archives du Monde du Travail de Roubaix, en cours d'inventaire.
11 N. Gérôme avec la collab. d'A. Guiche, Un village éclaté. Une étude ethnologique des pratiques culturelles dans un dépôt de la RATP, Rapport de fin d'étude, RATP. Réseau 2000, 1987, multigraphié, 219 p.
12 N. Berberova, Chroniques de Billancourt, Arles, Actes Sud, 1996.
13 A. Fourcaut (dir.), La ville divisée. Les ségrégations urbaines en question xviiie-xxe siècles, Grâne, Créaphis, 1996.
14 N. Gérôme, « Das Sankt-Eligius-Fest in den Scmieden der Renault-Betriebe von Billancourt. Industrielle Kultur und Klassekämpfe », in F. Boll (dir.), Arbeiter-kulturen zwischen Alltag und Politik, Vienne, Europaverlag, 1986.
15 A. Monjaret, La sainte Catherine. Culture festive dans l'entreprise, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1997.
16 Contact, n° 2, 1963.
Auteur
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