Les étudiants et l’histoire de l’Islam médiéval
Réflexions autour d’une enquête
p. 51-69
Texte intégral
1L’enquête dont nous présentons ici les résultats est le fruit d’interrogations communes. Depuis deux à trois décennies, la place de l’Islam médiéval dans les universités a connu une évolution nette. Il est mieux intégré au sein de la formation universitaire, puisqu’il est aujourd’hui enseigné non seulement par des spécialistes dans les universités de Paris, Aix-en-Provence, Grenoble, Lyon, Montpellier, Nantes, Strasbourg et Toulouse, mais aussi par de nombreux collègues médiévistes dans le cadre de modules généraux dans la plupart des universités françaises1. Qui aujourd’hui songerait à limiter l’histoire du Moyen Âge à la seule histoire de l’Occident latin ? Il nous a donc semblé que nos interrogations d’enseignants spécialistes des pays d’Islam pouvaient rejoindre celles de tous nos collègues.
2Nous sommes partis de l’impression d’une forte interaction du contemporain avec notre enseignement : l’islam2 occupe en effet, depuis au moins quinze ans, une place non négligeable dans le champ médiatique en raison à la fois de l’actualité internationale et des enjeux liés à la place de l’islam en France. Au-delà de cette spécificité, l’enseignement de l’histoire de l’Islam soulève deux difficultés qui ne lui sont pas propres : le lien entre discours savant et vulgate médiatique (voire erreurs véhiculées par les médias), et la relation entre discours savant et lieux communs transmis par le milieu familial et/ou communautaire (le plus souvent, d’ailleurs, sans prétention scientifique). Ces questions peuvent se poser de la même manière à propos, par exemple, des origines du christianisme. Elles sont, bien entendu, renforcées par le développement – dans une mesure qu’il importerait de préciser – de la place du religieux dans l’espace public. Or la transmission d’un savoir dans un cadre universitaire devrait être un instrument privilégié pour tenter de lever les confusions qui peuvent naître de ces interférences.
3Nous désirions apporter à ces interrogations des éléments de réponse allant au-delà des simples impressions et des cas particuliers que nous avons tous rencontrés. Le questionnaire que nous avons demandé à nos étudiants de remplir était une tentative pour mieux cerner leurs attentes mais aussi pour mieux comprendre les difficultés auxquelles ils estimaient être confrontés au cours de leur apprentissage de l’histoire de l’Islam au Moyen Âge.
4Le questionnaire a été rempli par des étudiants de L2 et L3 inscrits dans les départements d’histoire de cinq universités3, étant entendu qu’il s’agit de groupes qui ont fait le choix de cette matière. Un sixième groupe est constitué d’étudiants en L2 à l’Institut des langues orientales (INALCO) qui étudient la langue arabe et ont, eux, l’obligation de suivre un enseignement en histoire de l’Islam médiéval. L’objectif de ce contrepoint était de mettre en lumière les similitudes et les divergences entre ce public et celui des historiens. Le questionnaire de quatre pages distribué aux étudiants était, évidemment, anonyme ; il a été rempli sans réticence particulière. Il combinait des informations personnelles, des questions sur les motivations des étudiants, sur leurs moyens d’information concernant l’Islam, leurs centres d’intérêt, leurs difficultés, leur connaissance éventuelle de la langue arabe (pour les historiens)4. Les résultats de cette enquête ont été traités grâce au logiciel ModaLisa. L’échantillon regroupe 215 étudiants en histoire et 55 en arabe à l’INALCO, soit 270 étudiants, dont 179 filles et 91 garçons5.
5Nous ne proposons pas de donner ici les résultats de cette enquête de manière exhaustive, mais de présenter les réflexions qu'elle a suscitées autour de trois points : la question des motivations et des intérêts, la nature des informations avec lesquelles nous sommes « en concurrence » et enfin le problème des spécificités et des difficultés qui sont associées par les étudiants à cet enseignement.
Motivations et intérêts
6À la question : « Pourquoi avez-vous choisi de suivre un enseignement portant sur les mondes musulmans médiévaux ? », les étudiants donnent comme première réponse « par curiosité pour une culture étrangère » (1 57 sur 270, soit 58 %6). % Notons néanmoins que les résultats sont contrastés suivant que les étudiants sont en histoire ou à l’INALCO, au sein d’une formation entièrement tournée vers le monde arabo-musulman (36 % chez les étudiants de l’INALCO contre 64 % chez les étudiants en histoire).
7Suit la justification : « Dans l’espoir de mieux comprendre l’actualité et le monde contemporain » (140 sur 270, soit 51 %). De manière générale, la conception utilitaire de l’histoire censée éclairer notre temps est très répandue et il est probable qu’il faut voir là une de ses déclinaisons. On peut penser néanmoins que cette réponse serait moins fréquente pour une autre matière de l’histoire médiévale que pour les débuts de l’islam7.
8L’intérêt pour la religion musulmane est également une motivation importante (111 sur 270, soit 41 %), même si elle revient plus souvent chez les étudiants de l’INALCO (47 % contre 40 % pour les étudiants en histoire).
9L’interférence que nous prévoyions entre actualité et religion se révèle effectivement forte, même s’il semble que joue également l’attrait de la nouveauté, qui s’explique en partie par le peu de place dévolu à la question dans l’enseignement dispensé avant l’arrivée à l’université. On serait curieux, mais le questionnaire ne permet pas de répondre à cette question, de savoir ce que signifie « culture étrangère » dans l’esprit de ceux qui ont coché cette réponse : « marginale dans l’enseignement général » ? ou « perçue comme radicalement différente » ? La question se pose dans la mesure où l’Islam est en réalité bien plus proche de notre culture que bien d’autres mondes extra-européens qui n’ont quasiment pas droit de cité à l’université. Un élément de réponse, au moins partiel, peut être trouvé dans les réponses à une question qui vient plus tard dans le questionnaire et qui concerne les obstacles rencontrés par les étudiants au cours de leur apprentissage : 29 % des étudiants en histoire mentionnent l’« éloignement culturel », contre 24 % à l’INALCO. Cette donnée réduit considérablement l’impression d’une altérité forte et suggère donc que la première réponse renvoie plutôt à la place insuffisante de l’Islam dans les cursus scolaires.
Sujets intéressant les étudiants8

10Comment ces motivations se traduisent-elles lorsqu’on interroge les étudiants sur leurs centres d’intérêt ? Dix-neuf sujets étaient proposés pour lesquels on leur demandait s’ils les intéressaient pas du tout, un peu ou beaucoup (annexe, section D, questions 50 à 71). Précisons que les questionnaires ont été remplis après au minimum un semestre de cours : l’ignorance absolue ne joue donc théoriquement pas.
11En tête de l’ensemble des intérêts viennent « les relations Orient/Occident » (80 % de « beaucoup »). Ce chiffre relativise à nouveau l’intérêt pour une quelconque « altérité » et pourrait donner un autre élément de réponse à la dernière question posée. En revanche, l’actualité doit ici jouer à plein. Notons également que « les relations Orient/Occident » ne renvoient pas directement aux croisades, ni aux minorités non musulmanes en Islam : ces deux thèmes sont nettement moins plébiscités (respectivement 55 % et 48 % de « beaucoup »), même si les étudiants de l’INALCO semblent plus intéressés. Vient ensuite « la culture arabe » (74 % de « beaucoup »). Ce qui suggère une vision très culturaliste de l’Islam chez les étudiants, ce que confirment les réponses à d’autres parties du questionnaire. Enfin, dernier point commun entre les deux groupes, le thème des origines de l’islam, sans distinction entre les différentes filières (72 % de « beaucoup »). Ce point ne laisse pas d’inquiéter si on le met en relation avec les autres réponses, dans la mesure où il suggère une conception relativement essentialiste de l’Islam, les origines étant censées aider à comprendre l’actualité... Toutefois, il est probable que cet intérêt pour la naissance de l’islam soit plus large et relève de l’intérêt pour la naissance d’une religion qui demeure souvent un impensé pour les étudiants historiens, celle du christianisme étant rarement abordée. Ajoutons que, s’agissant des étudiants musulmans qui ont reçu une formation religieuse, cette question peut les intéresser car elle est souvent l’une des rares qu’ils croient connaître.
12D’autres thèmes attirent des réponses contrastées : les historiens ne sont pas très attirés par « le temps des califats », qui passionne en revanche les étudiants de l’INALCO, sans doute parce qu’il est conçu comme un âge d’or (respectivement 44 % et 80 % de « beaucoup ») ; « les pratiques religieuses » attirent de nouveau plus les seconds que les premiers, à l’inverse exact des « doctrines ». « Les non-musulmans », « l’Andalousie » et « le Maghreb » intéressent les arabisants mais moins les historiens.
13Les thèmes peu prisés sont, toutes catégories confondues, « le soufisme et les confréries » (près de 25 % de « pas du tout »), ce qui reflète une conception très traditionnelle de l’islam mais aussi le peu d’impact de courants religieux pourtant fortement médiatisés en France. De manière générale, les historiens sont peu intéressés par l’Islam « périphérique » (« Afrique subsaharienne, Iran et Asie centrale et orientale »), et les thèmes strictement historiques (« économie et société », « les formes du pouvoir », « la fin du Moyen Âge ») sont délaissés par tous, ce qui ne peut qu’interpeller tout particulièrement les historiens que nous sommes. L’intérêt moyen pour al-Andalus et « la sharî’a » prouve, en outre, que le battage médiatique ne fait pas tout, puisque ces deux thèmes cristallisent nombre d’idées reçues au sein des élites médiatiques sans pour autant être retenus par les étudiants.
14Les thèmes ainsi mis en avant ou laissés de côté par les étudiants renvoient à une conception très culturaliste et essentialiste de l’Islam9, même si les étudiants semblent également privilégier une meilleure compréhension de leur propre histoire (« les relations Orient/Occident »). On peut évidemment se demander d’où vient cette conception peu enchanteresse pour les historiens que nous sommes. Ce tableau nous invite donc à aborder de front la question des origines de l’islam, qui a précisément fait l’objet de profonds renouvellements historiographiques ces dernières années, mais aussi à insister toujours plus sur la diversité régionale de l’Islam et sur ses évolutions chronologiques.
Médias et informations
15Dix questions ont été posées sur le thème des moyens utilisés par les étudiants pour s’informer sur l’islam, le monde arabe, le monde musulman répartis entre les médias et les autres vecteurs d’information (annexe, section B, questions 13 à 39). En posant ces questions, nous cherchions à évaluer, d’une part, le degré d’information que les étudiants estiment avoir sur l’Islam (histoire et actualité) ; et, d’autre part, le type d’information auquel les étudiants ont recours et qui influe sur leur approche de l’Islam médiéval. Nous désirions ainsi mieux comprendre les réactions à nos cours et connaître les clichés et visions anhistoriques de l’Islam que nous avons à démonter.
16Les étudiants ont, dans l’ensemble, peu recours aux médias énumérés (presse écrite, radio, télévision, Internet) pour s’informer sur l’islam, son histoire et son actualité.
Le recours aux médias pour s’informer sur l’Islam (ensemble des étudiants)

17Les médias les plus utilisés pour obtenir des informations sur l’Islam sont la presse quotidienne et la télévision ; les moins utilisés sont les magazines et revues, la radio et Internet. Ce sont, dans l’ensemble, des médias d’information générale (quotidiens d’information, journaux télévisés ; une mention particulière pour le magazine Courrier international·10, lu par 21 % des étudiants en histoire, mais seulement 9 % des étudiants de l’INALCO), plus quelques médias en arabe pour ceux qui ont accès à cette langue. Il faut cependant nuancer cette vision d’ensemble qui donne l’impression générale d’étudiants s’informant peu, alors qu’il ressort des échanges fréquents et informels avec ces derniers qu’ils sont de gros consommateurs de médias. Ces chiffres reflètent donc surtout le peu d’informations que les médias occidentaux proposent sur l’Islam. Les médias en arabe offrent une véritable alternative, mais qui n’est accessible qu’à une partie des étudiants.
18Les étudiants les plus consommateurs de médias (utilisant fréquemment télévision et Internet notamment) ont recours aux médias arabes ou communautaires musulmans. Cela concerne surtout les étudiants arabophones – étudiants de l’INALCO et étudiants en histoire maîtrisant l’arabe11 –, qui regardent en grand nombre la chaîne arabe al-Jazira (38 % d’entre eux la citent parmi les chaînes regardées, alors que les réponses pour les autres chaînes tournent autour d’une à cinq mentions) et écoutent plus fréquemment Radio Orient que les non-arabophones (27 % contre 8 %). Les sites Internet communautaires (musulmans) mentionnés sont, eux, des sites francophones au contenu inégal (oumma.com, qui présente l’actualité d’un point de vue musulman ; sajidine.com, qui définit une orthopraxie en offrant des articles sur la foi et les piliers de l’islam ; etc.). Ces résultats confirment le déficit d’information sur l’islam, son histoire et son actualité dans les médias francophones. On peut donc légitimement penser que de nombreux étudiants attendent d’un cours d’histoire médiévale des éléments les aidant à mieux comprendre le monde contemporain.
19Nous avons également demandé aux étudiants à quelles sources d’information non médiatiques sur l’islam et son histoire ils avaient recours.
Autres vecteurs d’information
Étudiants en cursus d’histoire | Étudiants de l’INALCO | Ensemble des étudiants | |
Famille | 35 % | 60 % | 40 % |
Amis | 54 % | 47 % | 53 % |
Voyages | 34 % | 25 % | 32 % |
Enseignements universitaires | 35 % | 18 % | 32 % |
Ouvrages scientifiques | 25 % | 20 % | 24 % |
Ouvrages de vulgarisation | 34 % | 11 % | 29 % |
Musées et expositions | 61 % | 33 % | 55 % |
Formation religieuse | 12 % | 35 % | 17 % |
Autres | 6 % | 2 % |
|
20On distingue parmi ces sources d’information trois types de vecteurs :
les vecteurs « informels » (et parfois communautaires) : famille, amis et voyages ;
les vecteurs « culturels » (ouvrages scientifiques et de vulgarisation, musées et expositions, autres enseignements universitaires) ;
la formation religieuse.
21Les vecteurs informels sont les plus représentés : en moyenne, 53 % des étudiants disent avoir recours à leurs amis pour s’informer sur l’Islam et 40 % évoquent leur famille. Il faut noter que ces proportions sont nettement plus élevées chez les étudiants de l’INALCO (respectivement 47 % et 60 %) et surtout chez les étudiants en histoire arabophones (respectivement 66 % et 77 %). Élément surprenant, à peine plus d’un étudiant sur deux ayant voyagé au Proche-Orient ou au Maghreb considère son voyage comme une source d’information (85 sur 158 étudiants ayant voyagé, soit 54 %) ; les étudiants de l’INALCO, nombreux à avoir voyagé dans la région, ne citent pas leur voyage comme une source d’information (14 étudiants sur 45 ayant voyagé, soit 31 % seulement), alors qu’ils sont proportionnellement plus nombreux à avoir voyagé dans la région (45 sur 55 étudiants, soit 82 %) que les étudiants en histoire (113 sur 215, soit 53 %). Il s’agit donc de séjours de nature familiale, sans lien déclaré avec une recherche ou un apport de connaissances.
22Les vecteurs culturels arrivent en deuxième position, avec une forte fréquentation des musées et expositions par les étudiants en histoire (61 %, contre 33 % seulement chez les étudiants de l’INALCO). Ce résultat, plutôt inattendu, est à rapprocher du fait que les étudiants qui ont participé à cette enquête sont parisiens ou lyonnais. Il va de soi que les réponses seraient certainement différentes pour des étudiants vivant dans des villes où l’offre en la matière est moins importante. Enseignements universitaires et ouvrages scientifiques et de vulgarisation sont peu utilisés dans l’ensemble (en histoire : respectivement 35 %, 25 % et 34 % des étudiants les évoquent, proportion encore plus faible à l’INALCO avec respectivement 18 %, 20 % et 11 %).
23Enfin, il est notable qu’environ un étudiant sur 6 a bénéficié d’une formation religieuse lui permettant de s’informer sur l’islam (45 étudiants, soit 17 %) ; cette proportion est beaucoup plus élevée à l’INALCO (35 %) et chez les étudiants d’histoire arabophones (32 %) que chez les étudiants d’histoire non arabophones (7,5 %). Cette forte proportion rappelle que l’approche de l’Islam médiéval par une partie des étudiants est, au moins au début du cours, non historique.
24Il en ressort que notre public se compose d’étudiants ayant, en grande majorité, recours à des vecteurs non académiques pour s’informer sur l’islam, son histoire et son actualité ; la place importante accordée aux musées et expositions laisse aussi entrevoir une approche très culturaliste de l’Islam. Enfin, les vecteurs « informels » (amis, famille, etc.) tendent à construire une image partielle et anhistorique de l’Islam, présentée comme la seule forme possible de l’islam, et qui doit être critiquée.
25Toutes ces considérations conduisent, une fois encore, à insister sur la nécessité d’historiciser le sujet, de souligner les diversités régionales, d’analyser les évolutions historiques, ce qui est déjà, bien entendu, l’un des objectifs majeurs de nos enseignements. L’approche comparatiste, en collaboration avec des collègues spécialistes de l’Occident chrétien et de Byzance, nous permettrait, en outre, de mettre davantage l’accent sur les différences entre les aires culturelles, mais aussi sur les nombreux points communs qui les rapprochent.
Des difficultés spécifiques ?
26À la question : « Peut-on étudier l’histoire de l’Islam médiéval comme n’importe quelle question d’histoire ? » (annexe, section E, question 72), la réponse est positive à 64 %. Mais ce chiffre global doit être éclairé par les réponses apportées à la question suivante, qui demandait aux étudiants de justifier leur choix par un texte libre (question 73). Remarquons tout d’abord que beaucoup ont mal compris la demande et ont souligné les difficultés « techniques » propres à cette discipline, qui faisaient l’objet de la rubrique suivante (questions 74 à 81). Ces obstacles sont liés pour une grande part à l’éloignement culturel, géographique, linguistique, et à une chronologie jugée trop complexe.
Étudiants en cursus d’histoire | Étudiants de l’INALCO | Ensemble des étudiants | |
Difficultés techniques (langue, etc.) | 70 % | 20 % | 60 % |
Chronologie complexe | 36 % | 57 % | 40,5 % |
Cadre géographique mal connu | 34 % | 35 % | 34,5 % |
Éloignement culturel | 29 % | 24 % | 28 % |
Contexte international | 15 % | 22 % | 16,5 % |
Enjeux religieux contemporains | 19 % | 18,5 % | 19 % |
Place de l’islam en France | 13 % | 20 % | 14 % |
Aucun obstacle particulier | 7 % | 15 % | 9 % |
27La proportion de 64 % de réponses positives à la question 72 doit donc être revue à la hausse. Globalement, l’immense majorité des étudiants affirment que la question doit être étudiée comme les autres, précisant parfois que tout sujet a ses spécificités et que celui-ci ne fait pas exception. Mais beaucoup soulignent également des problèmes qui lui sont propres et qui rendent plus difficile une approche historienne classique.
28La première spécificité, souvent soulignée dans ces réponses libres, est le lien très fort avec l’actualité. Assez paradoxalement, seuls 16,5 % des étudiants voient dans l’impact du contexte international un obstacle, alors qu’ils sont nombreux à mentionner ce problème dans leurs explications. C’est un « sujet plus proche et plus brûlant que la guerre du Péloponnèse » écrit l’un d’eux, alors qu’un autre remarque que « l’histoire de l’Islam médiéval est spéciale puisque, étrangement, elle est aussi contemporaine », donnant l’exemple des divisions entre sunnites et shi’ites. Ce télescopage avec l’actualité et les conflits contemporains apparaît ainsi à la fois comme une des motivations des étudiants pour choisir l’Islam médiéval, mais aussi comme un obstacle à une approche historienne sereine12. Nombreux sont ceux, en effet, qui soulignent l’importance des préjugés et des stéréotypes, véhiculés notamment par les médias et qui viennent contaminer notre approche de la période médiévale. Ce reproche est particulièrement vif chez les étudiants de l’INALCO, qui sont en attente d’une image plus neutre de l’islam, c’est-à-dire dans leur esprit sans doute plus « positive », ce qui ne va pas sans poser de problèmes, car ils s’inscrivent ainsi dans une demande de « réhabilitation » de l’image de l’islam, au risque de gommer les aspects qui pourraient être vus comme dépréciatifs.
29C’est surtout la dimension religieuse de la question qui apparaît comme un frein majeur à l’étude et à l’enseignement de l’Islam médiéval, en raison de la difficulté supposée à séparer le religieux du profane en islam, idée reçue très répandue dans l’opinion et donc parmi les étudiants, mais aussi de la place de l’islam dans les débats en France. Sur cette question, on relève d’ailleurs des réponses sensiblement différentes chez les étudiants arabophones : si les enjeux religieux contemporains sont considérés comme un obstacle pour étudier l’Islam médiéval par 13 % des étudiants en histoire non arabophones, le chiffre monte à 25 % pour les étudiants arabophones.
30Il en est de même pour la place de l’islam en France, désignée comme un obstacle par 7 % des étudiants en histoire non arabophones, mais par 34 % des étudiants en histoire arabophones (20 % chez les étudiants de l’INALCO). C’est sur ce point que les étudiants sont le plus sensibles à la distance entre ce que devrait être l’étude de l’Islam médiéval et la réalité. L’un d’eux répond ainsi que, dans l’idéal, il faut étudier la question comme n’importe quelle autre, mais ajoute que « les enjeux actuels font de l’étude des débuts et de l’essor d’une religion aujourd’hui très puissante et mobilisatrice une discipline qui n’est pas neutre ». La neutralité est très souvent mentionnée comme une exigence plus forte que pour d’autres sujets, mais difficile à satisfaire. De même, plusieurs étudiants soulignent la nécessité de traiter cette histoire sans tabous, ce qui est une manière de supposer qu’il existe aujourd’hui des non-dits incompatibles avec la démarche historique. Certains mettent en avant la nécessité de « prendre des précautions » en raison de l’actualité difficile ou pour ne pas « heurter » des sensibilités, alors que d’autres demandent au contraire de ne pas tomber dans le « politiquement correct ». La question demeure cependant de savoir ce qui, dans l’esprit des étudiants, est susceptible de heurter certains ou, au contraire, doit être « dévoilé », puisqu’ils ne savent dans l’ensemble pas grand-chose d’un point de vue historique : cela reflète probablement une vulgate plutôt floue. Toutefois, ce topos ne peut être ignoré et il nous faut en tenir compte dans notre approche pédagogique de certaines questions.
31Il y a donc chez les étudiants à la fois une conscience assez claire des freins, qu’ils supposent liés aux débats contemporains sur la place de l’Islam et la situation internationale, et l’affirmation que l’Islam médiéval doit être étudié comme tout autre sujet. Cette spécificité implique une plus grande exigence de neutralité et, selon les étudiants, une certaine prudence ou au contraire un refus des tabous. Il y a là une contradiction, qui peut nous conduire à louvoyer entre esprit critique indispensable et contournement des sujets polémiques. D’une manière un peu paradoxale, les étudiants, sur cette question comme sur d’autres et en dépit de certaines spécificités, attendent une démarche historienne, alors que tout indique que leur première approche est avant tout culturaliste et anhistorique.
32Il ne nous revient pas de conclure, mais seulement de suggérer trois pistes de réflexion. Premièrement, de quelle manière notre enseignement peut-il critiquer la conception spontanée chez les étudiants d’un Islam plus culturel que marqué par l’évolution historique ? Nous devons évidemment être attentifs à mettre constamment l’accent sur les évolutions et les hétérogénéités des pays et des sociétés d’Islam, avec les mêmes exigences méthodologiques que pour n’importe quel thème d’histoire médiévale occidentale. L’intérêt pour les rapports « Orient/Occident » qui se dégage de l’enquête peut servir de guide à une chronologie qui mette en rapport les différents espaces (l’Islam en 732, en 1095, en 1236, en 1492). Un module sur « histoire et religions » qui ne traiterait pas seulement de l’islam, mais aussi des autres monothéismes, voire des autres religions, peut permettre à la fois de combler les lacunes des étudiants en la matière13 et leur montrer que le fait religieux est aussi un fait d’histoire. L’intérêt spontanément exprimé par les étudiants pour une « culture étrangère » peut être utilisé comme point de départ, mais devrait conduire à une critique de la notion de culture, et plus encore de l’approche culturaliste. De manière ponctuelle, la visite commentée d’une exposition peut servir ce propos.
33Deuxièmement, quelle place notre enseignement doit-il faire au comparatisme ? L’histoire comparée est difficile, car elle suppose une connaissance solide des domaines à comparer, à moins de tomber dans une approche culturaliste du type « la femme dans l’Occident chrétien et en Islam au Moyen Âge ». Souvent, nous ne pouvons faire plus que de juxtaposer des cours sur l’Occident, Byzance et l’Islam pour une même période et/ou sur un même thème. Aller au-delà est sans doute difficile, sauf à se situer dans des moments et des lieux au croisement des différents mondes (croisades, al-Andalus, Sicile, commerce méditerranéen, etc.). De tels sujets permettent effectivement une histoire comparée, à condition d’exiger des connaissances égales sur les différentes sociétés en présence. L’expérience de sujets d’examens transversaux (par exemple sur le pouvoir impérial) s’est révélée souvent décevante. Elle est pourtant justifiée intellectuellement (réflexion sur la nature du pouvoir dans des mondes monothéistes) et permet de sortir l’Islam d’une forme d’exotisme (qui n’est pas sans déplaire aux étudiants) pour l’introduire dans une histoire des pays méditerranéens pré-modernes. Le comparatisme implique que les spécialistes de divers domaines travaillent ensemble, à partir d’interrogations communes ; nous en avons la pratique au niveau de la recherche, beaucoup moins dans l’enseignement.
34Troisièmement, une réflexion historiographique est souhaitable, mais est-elle possible ? En Occident, l’islam et l’histoire des pays d’Islam ont depuis longtemps été étudiés entre orientalisme et sciences sociales, pour faire bref. Les renouvellements récents sont de grande ampleur, en particulier pour l’histoire des premiers siècles, et reposent en partie sur un accès renouvelé aux sources (qui n’a pas entendu parler des Corans de Sana’a ?). Aussi une riche réflexion peut-elle être nourrie par l’analyse avec les étudiants de ces évolutions historiographiques sur des points précis comme, par exemple, la biographie de Muhammad, la constitution du corpus coranique, la périodisation couramment adoptée (par dynastie et/ou selon le schéma naissance/apogée/déclin), les débats nés de la thèse de Pirenne, etc. Là encore, il s’agit d’historiciser les savoirs, tâche qui nous est apparue, à l’analyse de ce questionnaire, comme d’une particulière, mais difficile, urgence.
Annexe
Annexe : questionnaire
A) Raisons de l’intérêt pour la discipline
• Pourquoi avez-vous choisi de suivre un enseignement portant sur les mondes musulmans médiévaux ?

• Avez-vous déjà voyagé ou vécu dans certains pays du Maghreb ou du Proche-Orient ? Si oui, le(s)quel(s) ?

B) Moyens d’information sur l’islam, le monde arabe, le monde musulman
• Voici une liste de moyens d’information ; indiquez avec quelle fréquence vous les utilisez pour obtenir des informations sur l’islam, le monde arabe, le monde musulman :

19-21. Citez les 3 émissions que vous regardez pour vous informer sur l’islam, le monde arabe, le monde musulman :

• Quels sont les autres vecteurs d’information dont vous avez bénéficié et/ou auxquels vous avez recours pour vous informer sur l’islam, le monde arabe, le monde musulman ?

C) Degré de connaissances sur l’Islam
• Voici une liste de sujets se rapportant à l’Islam et à son histoire. Pour chacun, estimez quel est votre degré de connaissances :


D) Intérêts particuliers en matière d’histoire de l’Islam médiéval
• Parmi cette liste de sujets concernant l’histoire de l’Islam médiéval, indiquez lesquels vous intéressent un peu, beaucoup ou pas du tout :


E) Spécificités de la discipline
• Peut-on étudier l’histoire de l’Islam médiéval comme n’importe quelle question d’histoire ?

• Quels obstacles rencontrez-vous dans l’étude de l’histoire de l’Islam médiéval ?

F) Cursus et renseignements personnels

• Quel diplôme préparez-vous cette année ?

• Avez-vous effectué toute votre scolarité en France ?

• Si oui, connaissez-vous la langue classique et/ou dialectale ?

• Où avez-vous appris l’arabe ?

Notes de bas de page
1 Les résultats donnés ici s’appuient néanmoins sur une enquête menée exclusivement au sein d’universités ayant développé des modules spécifiques relatifs a 1 histoire du monde islamique au Moyen Âge ; cf. infra, n. 3.
2 Nous suivons ici l’usage qui tend à se généraliser : « islam », avec un « i » minuscule, pour désigner la religion, et « Islam », avec un « 1 » majuscule, pour désigner l’ensemble géo-politique des pays d’Islam et les civilisations qui s’y sont déployées.
3 Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 4 Paris-Sorbonne, Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Paris 10 Nanterre, et Lyon 2 Louis-Lumière. Nous tenons à remercier Cyrille Aillet, Antoine Borrut et Emmanuelle Tixier, qui ont bien voulu faire remplir ce questionnaire par leurs étudiants.
4 Voir le questionnaire en annexe de cet article.
5 Dans l’ensemble, l’analyse par sexe des résultats ne fait pas apparaître de différenciation significative.
6 Les pourcentages ont été arrondis à l’unité la plus proche.
7 Une des raisons en est qu’une partie du discours islamiste d’instrumentalisation politique de la religion musulmane se réfère constamment aux premiers temps de l’islam présentés comme un paradigme.
8 Les non-réponses n’ont pas été indiquées, ce qui explique que les totaux ne fassent pas toujours 100 %.
9 On peut regretter de ne pas avoir fait figurer parmi les thèmes proposés un certain nombre de courants musulmans, tels le shi’isme ou l’ibadisme, qui pourraient infirmer ou confirmer cette conception monolithique de l’islam.
10 Les étudiants étaient invités à citer trois revues, chaînes de télévision, stations de radio, sites Internet (sans liste fournie), d’où l’intérêt d’un titre spontanément mentionné par une proportion significative d’étudiants.
11 Les étudiants d’histoire qui disent avoir une certaine connaissance de l’arabe sont au nombre de 44 (sur un total de 215). Avec les étudiants de l’INALCO, au nombre de 55, ce groupe des étudiants arabophones représente donc 99 étudiants, soit 37 % de l’ensemble.
12 Seul un étudiant observe qu’il ne faut pas « considérer les événements actuels comme l’aboutissement évident de l’histoire ».
13 Lacunes dont les étudiants n’ont guère conscience. Ils affirment (questions 46 à 49) que leurs connaissances sur le christianisme sont suffisantes (47 %) ou moyennes (40 %), et sur le judaïsme suffisantes (16 %) ou moyennes (44 %). Un étudiant affirme même bien connaître le christianisme (question 46) mais cite le protestantisme comme religion qu’il connaît insuffisamment (réponse libre à la question 49).
Auteurs
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Orient et Méditerranée (CNRS, UMR 8167)
Laboratoire « Islam médiéval »
Université Paris 4 Sorbonne
Orient et Méditerranée (CNRS, UMR 8167)
Laboratoire « Islam médiéval »
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Orient et Méditerranée (CNRS, UMR 8167)
Laboratoire « Islam médiéval »
Institut national des langues et civilisations orientales, Paris
CERMOM (EA 4091)
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La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010