Revisiter Assise : la lisibilité de l’image médiévale
p. 391-419
Texte intégral
1Pénétrer dans la nef de l’église supérieure de la basilique Saint-François d’Assise provoque un choc dont il faut quelque temps pour se remettre1. Les vastes dimensions, la luminosité de l’ensemble, la rigoureuse organisation de l’espace, l’harmonie des couleurs en sont sans doute responsables. Mais, très vite, l’œil délaisse les fresques dévastées du transept pour s’abîmer dans la lecture de la suite des vastes scènes qui s’enchaînent dans la narration de la vie de saint François. Chaque épisode de la vie du saint est facilement repérable, d’ailleurs décrit par un texte qui établit un lien avec la Vita. Les scènes, du moins à première vue, nous frappent par ce que l’on pourrait appeler – on reviendra sur le terme – leur réalisme : les loups sont des loups, les oiseaux des oiseaux, les ânes des ânes, les franciscains sont des franciscains, Innocent III est Innocent III, la reconnaissance du pauvre a bien lieu sur la place d’Assise où l’on reconnaît sans peine le palais communal et l’église de la Minerve2. Le terme réalisme n’est évidemment pas celui qui convient, et les historiens d’art, à juste titre, préfèrent l’éviter3. Certains utilisent celui de naturalisme4, mais j’utiliserai pour ma part, dans les quelques notes5 qui suivent – le sujet abordé ici exigerait un traitement d’une tout autre ampleur-, celui de « lisibilité ». Sans vouloir un seul instant nier la singularité de l’église d’Assise, il me semble en effet que l’on ne peut apprécier la portée de ses fresques qu’en les intégrant dans le cadre d’une évolution plus large, celle de ce que j’ai ailleurs appelé le système communicationnel médiéval, dont la transformation rapide au cours des xiie et xiiie siècles, accompagne la mutation culturelle de l’Occident. Le principal agent de ces changements est l’Église, dans la dimension nouvelle qu’elle assume à partir de la réforme grégorienne. Les rapports entre l’architecture gothique et la théologie augustinienne de la lumière d’une part, et la structure formelle des summae parisiennes, par exemple, ont déjà été soulignés6, et Roland Recht a magnifiquement replacé l’essor de l’architecture des cathédrales dans le cadre des transformations profondes du christianisme sous l’impulsion des maîtres parisiens des xiie et xiiie siècles7.
2Pour sa part, Jean Wirth insiste bien sur le fait que, si « le développement des institutions fit perdre à l’Église son monopole de l’organisation des rapports sociaux [...], elle garda le contrôle du symbolisme ». Prenant en compte les apports de la logique universitaire (et plus particulièrement la querelle des universaux) et ceux du droit, il contraste le nominalisme logique appliqué aux constructions qui ressortent des activités humaines (comme par exemple les institutions), ce qui permet donc de les traiter comme des fictions, et le réalisme ontologique. L’existence de ces deux plans séparés – constatée, chacun à sa manière, aux deux extrémités de la période, par Roscelin et par Guillaume d’Ockham – permet de ne pas remettre en cause l’hégémonie de l’Église. D’où, sur le plan qui nous occupe, une double conséquence : les « institutions » (corporation, commune, université, royauté, etc.) sont en elles-mêmes aniconiques, puisqu’elles n’existent pas, et doivent être représentées par l’intermédiaire de l’entité spirituelle qui les protège (par exemple, le Christ-Juge plutôt que la Sainte Justice), tandis que ces entités spirituelles doivent quant à elles démontrer de la façon la plus évidente leur réalité. Déjà, l’art roman a fait une partie du chemin en anthropomorphisant Dieu et en autorisant un retour vers les modèles byzantins refusés par les Carolingiens ; l’époque gothique va plus loin : quand les théologiens imposent la réalité de la présence divine dans ce qui n’était jusque-là que son signe, il s’agit de rendre sensible à travers la matérialité de la représentation l’impalpable et invisible réalité des entités spirituelles : d’où une esthétique qui insiste sur la particularisation ou l’individualisation d’images d’abstractions qu’il faut rendre concrètes8. Cette exigence paradoxale impose, pour exprimer le sacré, le passage de l’opposition byzantino-romane entre le visible et l’invisible à une opposition nouvelle entre le naturel et le surnaturel, théorisée par Thomas d’Aquin9. Nous partirons à la recherche de cette transformation dans un domaine particulier, celui du politique : avant Assise, il nous conduit tout naturellement dans la Rome des papes, au cœur de cette institution globale détentrice pour lors du monopole du pouvoir symbolique.
3Les représentations du pouvoir sont en effet au cœur du paradoxe : celles du pouvoir de l’Église ne font guère problème, car il est facilement assimilable aux entités spirituelles qu’elle prétend « représenter » sur terre ; les deux sens de représenter se recouvrent ici. En revanche, il n’en va pas de même pour les institutions : leur utilisation des entités spirituelles doit se conformer aux normes de la symbolique ecclésiastique, même lorsque celles-ci entrent en conflit avec leurs prétentions et leurs principes. Tout ce qui ressortit aux sacres médiévaux et à la religion royale permet ainsi d’insérer les représentations royales dans le dispositif symbolique développé par l’Église romaine, rois et clercs se contentant parfois d’un « comme si » (l’expression est de Gilbert Dagron à propos de l’empereur byzantin) pour masquer les problèmes théoriques de fond10. Le seul pouvoir institutionnel qui puisse se permettre de refuser les facilités du « comme si » est le pouvoir impérial : soit qu’il se réclame d’une entité spirituelle, ce que l’Église a d’ailleurs longtemps toléré (dans le cas des empereurs carolingiens et ottoniens), soit qu’il outrepasse délibérément les limites fixées par l’Église, en cherchant à rétablir une continuité, notamment visuelle, avec le passé romain : c’est apparemment ce qu’a cherché à faire Frédéric II en plusieurs occasions, et notamment avec le décor de la porte monumentale de Capoue11.
4La papauté ne pouvait donc qu’être sensible au problème de sa propre représentation et de celle de l’empereur. On sait qu’il y avait au palais du Latran des fresques12 dont l’une représentait l’empereur Lothaire et le pape Innocent II (1130-1143) : elles se trouvaient dans une salle du palais du Latran, un ensemble constitué par l’oratoire Saint-Nicolas au Latran, la camera pro secretis conciliis, édifiés par Calixte II, et la camera d’innocent II13. Le dessin d’Onofrio Panvinio14 permet d’en deviner à peu près le tracé et de discerner trois scènes successives (un serment ? une commendatio ? un couronnement ?) ; mais, en dépit d’une inscription contenant la formule homo fit papae, leur interprétation reste difficile15. Elles firent l’objet de passes d’armes entre Frédéric ier Barberousse et le pape Adrien IV, dès la première descente de l’empereur en Italie, quand il lui fut demandé d’accomplir l’office d’écuyer [strator] du pape : il refusa d’abord, car cela risquait d’autant plus d’être compris comme un signe de vassalité que ces fresques ignominieuses représentaient l’empereur Lothaire en train de se recommander au pape. Le pape dut préciser que la conduite rituelle de la monture pontificale devait se comprendre comme une marque de respect ; et que la peinture serait détruite. Il n’en fut rien : Frédéric ou ses représentants s’en plaignaient encore en 1157 ; le manuscrit Panvinio prouve toutefois que, si la peinture existait encore au xvie siècle, l’inscription avait bel et bien été effacée, mais à une date que nous ignorons. De cet exemple, nous retiendrons deux choses : il y avait donc, déjà, des images chargées de signification politique au début du xiie siècle ; toutefois, leur signification était assez peu « lisible », en dépit du texte qui les accompagnait. Quant à l’allure générale de ces fresques, elles s’intégrent parfaitement au renouveau paléochrétien qui caractérise Rome au tournant du xiie siècle : dès les débuts de la Réforme grégorienne, les grands chantiers se sont multipliés à Rome, tandis que Desiderius entreprenait la rénovation du Mont-Cassin. Les réformateurs, même s’ils ont introduit des thèmes nouveaux, sont allés chercher leur inspiration dans l’art paléochrétien (Hélène Toubert parle même de renouveau paléochrétien) et byzantin, revenant d’ailleurs à la mosaïque16. Les fresques de Lothaire font penser – mais je n’ai nulle compétence sur ce point – à celles, de quelques années antérieures, de l’église inférieure de la basilique de Saint-Clément17, et notamment la « Messe de saint Clément » : même caractère iconique, même juxtaposition de trois scènes, mêmes personnages allongés, hiératiquement figés dans leur action et observant frontalement le spectacteur18.
5Jusqu’au milieu du xiiie siècle, les fresques ou les mosaïques dont la signification est ouvertement « politique » restent pourtant relativement peu nombreuses, et la référence à l’art paléochrétien et à l’Empire romain chrétien implique qu’elles s’inscrivent volontairement dans le système visuel byzantin. Au palais du Latran, la salle d’audience de Calixte II (1119-1124) comportait des fresques représentant le triomphe des papes orthodoxes sur les antipapes, la dernière d’entre elles célébrant le Concordat de Worms19 : on a d’ailleurs interprété l’ensemble de ces constructions de Calixte comme un monument commémorant le Concordat, triomphe du vicaire du Christ sur l’empereur. Un demi-siècle plus tard, un cycle glorifiant Alexandre III et commémorant la paix de Venise était réalisé dans les chambres du palais du Vatican. Il n’en reste rien, et il est impossible d’en tirer la moindre conclusion. Ces fresques palatiales ont été vues par des hommes d’importance20, mais elles n’étaient guère visibles par le plus grand nombre dans la mesure où elles se trouvaient pour la plupart – la mosaïque du Concordat est un peu l’exception qui confirme la règle – dans des endroits peu accessibles. Mais d’autres images des papes étaient beaucoup plus accessibles dans l’espace public, si du moins l’on considère que les églises font partie intégrante de l’espace public21 : là, elles ne se trouvaient pas isolées et la papauté a donc pu les faire évoluer, en fonction des transformations de cet espace et du système de communication, pour diffuser sa propre vision de son office.
6Les représentations médiévales des papes ont été inventoriées par Gerhard Ladner22. Dans le contexte du formidable essor des constructions et restaurations d’églises enclenché par la réforme grégorienne23, les deux types les plus fréquents des représentations romaines des papes conservées se trouvent dans leurs tombeaux et dans l’espace sacré qu’est l’abside des églises où les papes bâtisseurs sont représentés faisant l’offrande de l’église qu’ils ont bâtie ou rénovée. Dans ces séries longues, on décèle deux ruptures importantes. La première affecte la représentation des papes dans les absides. Depuis le haut Moyen Âge, le pape est en général figuré sur l’un des côtés de l’abside, humblement agenouillé ou incliné, tenant dans ses bras la maquette de l’église offerte. Pour le xiie siècle, on pourrait citer l’exemple d’innocent II à Santa Maria in Trastevere, mais l’un des plus esthétiquement probants est celui d’Honorius III (1216-1227) à San Paolo Fuorimura : la posture est traditionnelle, mais le pontife arbore déjà un magnifique manteau décoré d’astres et d’étoiles. La sévérité et l’austérité traditionnelles se retrouvent en revanche, dans la même basilique, dans le portrait peint censé être celui du pape Anaclet. Mises en perspective chronologique, ces représentations – qui ne sont nullement des portraits – frappent par l’abandon progressif de la simplicité et de l’humilité, et la somptuosité progressivement soulignée des vêtements pontificaux et de leurs ornements. La véritable rupture survient cependant avec l’abside de l’ancienne basilique de Saint-Pierre : Innocent III est représenté de face, arborant simplement le phrygium, qui, selon la Donation de Constantin, est donné par Constantin à Sylvestre quand celui-ci refuse la couronne impériale ; il est représenté au xiie siècle sous la forme de la tiare blanche (évocation de la résurrection du Christ), pour achever de distinguer la coiffure du pape de la mitre épiscopale (une évolution déjà amorcée par la mitra bicornis des papes)24 ; surtout, il fait pendant à l’allégorie de l’Ecclesia Romana, portant quant à elle le diadème de l’imperatrix, de part et d’autre de l’agneau mystique, au centre de la frise inférieure de la mosaïque, faite d’agneaux et d’arbres25. Le modeste phrygium – phrygien pour troien, allusion aux origines des Romains – est encore loin de la tiare que porteront les successeurs d’innocent III : mais l’affirmation du binôme pape-Église, le vicaire du Christ étant symboliquement présenté comme l’époux mystique de l’Église, est une claire formulation de la pensée pontificale26. C’est d’ailleurs à partir du pontificat d’innocent III que la fête du Trône de saint Pierre (22 février) se voit attribuer une valeur particulière. La restauration de l’abside de Saint-Pierre accompagne la reconstruction du palais du Vatican et la réalisation de la Confession de Saint Pierre, véritable manifeste en faveur de la plenitudo potestatis pontificale ; c’est donc bien d’une rupture qu’il s’agit27. L’aboutissement de ce processus apparaît dans la fresque qui représente Nicolas III, appartenant comme Innocent III (des comtes de Segni) à une grande famille romaine, en l’occurrence les Orsini, offrant la chapelle Saint-Laurent (la Sancta Sanctorum) qu’il tient entre ses mains, au Christ : le pape est représenté en vis-à-vis du Christ ; placé entre les apôtres Pierre et Paul, coiffé d’une immense tiare et revêtu du splendide manteau rouge impérial, il arbore, comme on le verra, tous les symboles de la souveraineté impériale du pontife ; en outre, il s’agit d’un véritable portrait, le premier portrait peint d’un pape28.
7La seconde rupture s’observe dans une autre série de représentations, celles des tombeaux pontificaux. Leur analyse peut prêter à controverse, mais je suivrai ici l’argumentation de Ingo Herklotz29, qui concorde avec les précédentes observations. La rupture se fait en deux étapes, la monumentalisation à l’antique du tombeau d’abord, l’apparition d’une effigie qui évolue en portrait ensuite. Cela commence d’ailleurs loin de Rome, avec les Normands, à la nécropole familiale qu’édifie Robert Guiscard à la Trinité de Venosa pour les premiers Hauteville. Il ne semble pas y avoir de précédent normand à ce type de monument : on doit donc supposer que Guiscard s’est inspiré du modèle impérial byzantin. On se serait conformé à ce nouveau modèle monumental pour Léon IX, mort en 1054, mais ce n’est qu’au début du xiie siècle que le mouvement vers des architectures monumentales et des décorations inspirées de l’Antiquité romaine commence véritablement, avec, par exemple, le tombeau édifié à Santa Maria in Cosmedin pour le camérier pontifical Alfano, mort vers 1123. Innocent II est le premier pape à franchir cette étape en 1143 en se faisant ensevelir dans le sarcophage de porphyre qui avait été celui de l’empereur Hadrien ; c’est d’ailleurs probablement pour riposter à cette initiative que Roger II de Sicile fait édifier en 1145 dans la cathédrale de Cefalù deux monuments en porphyre – dont l’un finira par être la sépulture de Frédéric II30. Anastase IV récupérera quant à lui le sarcophage de l’impératrice Hélène !
8Un siècle plus tard apparaissent les premiers monuments arborant le portrait du défunt31. La tombe de Clément IV, édifiée à San Francesco de Viterbe en 1268, est généralement considérée comme le premier de ces monuments à portrait32. Les tombes cardinalices sur le même modèle se multiplient également. Ce type de monument avec l’effigie du pape défunt se retrouve pour la tombe de Grégoire X à la cathédrale d’Arezzo en 1276. Le cas de Jean XXI (mort en 1277) est moins clair, sa tombe à la cathédrale de Viterbe ayant été détruite. La série reprend ensuite, avec la tombe de Nicolas III (Orsini) au Vatican en 1280. Nicolas III est d’ailleurs le premier pape à avoir été honoré par une statue « civique », celle qu’érige Ancône vers 128ο33 ; il est aussi le premier à avoir utilisé les armoiries pontificales34 : or l’on sait depuis Hans Belting que les armoiries sont une autre forme de portrait35. Les tombes de Martin IV à Pérouse en 1285 et d’Honorius IV à Santa Maria in Aracœli en 1288 sont conformes au nouveau modèle, mais celui-ci semble contesté à la fin du siècle : Nicolas IV, le premier pape franciscain, aurait refusé un tombeau de ce type, et bien évidemment Célestin V n’en a pas eu. Mais le plus grandiose de tous ces monuments funéraires est celui qu’a conçu pour lui-même Boniface VIII, dans la chapelle qu’il a fait consacrer au Vatican par le cardinal Matthieu d’Aquasparta à saint Boniface (le pape Boniface IV, dont la sépulture est d’ailleurs déplacée sans grands ménagements !), et dont la décoration a été confiée à Arnolfo di Cambio : l’extrême ressemblance des traits du gisant avec ceux du pape semble d’ailleurs avoir choqué les contemporains, car la statue fut faite de son vivant ; les statues de Boniface VIII sont ainsi les premiers portraits d’un pape vivant36. Les statues du pontife se sont en effet multipliées ; qui plus est, celle qui semble avoir été placée à côté de son tombeau et qui est aujourd’hui au Vatican tient dans ses propres mains les clés, traditionnellement portées par saint Pierre37. L’histoire et les circonstances des autres statues de Boniface VIII sont précisées par Agostino Paravicini Bagliani ; il faut toutefois noter que ces statues des papes ont des précédents : ses statues « civiques » à Bologne ou à Padoue suivent l’exemple de la statue de Nicolas III à Ancône, sa statue en argent doré destinée à être placée en vis-à-vis de celle de la Vierge (donc dans la position du Christ) sur l’autel de la cathédrale d’Amiens rappelle les statuettes d’argent dont le cardinal Bianchi et lui-même en tant que légats avaient imposé la fabrication aux chanoines et à l’archevêque de Reims en 1290. Il prêtait ainsi le flanc à l’accusation d’idolâtrie, mais il convient d’observer que la même inflation caractérise les représentations de Célestin V38, il est vrai dans des lieux et des circonstances bien différents. Et le portrait n’est plus à l’époque une rareté39.
9De fait, les représentations pontificales permettent de suivre la montée des prétentions politiques et idéologiques du pouvoir pontifical dans deux directions principales40. D’un côté, les deux apôtres Pierre et Paul, le premier signifiant la primatie, le second la prédication, sont omniprésents : ils figurent dans les cycles dédiés à saint Sylvestre (dont on reparlera plus loin), au Sancta Sanctorum de Nicolas III, à Sainte-Marie-Majeure de Nicolas IV, ou dans le tombeau que se fait construire Boniface VIII en 1295-1296. Ici aussi, la liturgie renforce l’association avec l’importance nouvelle donnée à la fête des apôtres Pierre et Paul (29 juin) ; l’écrit – en l’occurrence, les bulles pontificales – renforce encore l’effet des images et des rituels. Et d’un autre côté, le pape annexe les rites et les symboles d’origine impériale. L’un des plus manifestes est le manteau rouge impérial, que la Donation de Constantin autorise le pape à porter. Certes, le rouge est une couleur christique, symbolisant la Passion, tout comme le blanc qui symbolise la sainteté : mais c’est bien le manteau impérial que Grégoire VII est le premier à porter et qui est représenté pour la première fois dans le cycle de saint Sylvestre aux Quatre Saints Couronnés41 où, significativement, l’empereur apparaît dans son office rituel de strator, celui-là même qui avait tant inquiété Barberousse lors de sa première rencontre avec le pape. Enfin, si depuis le xie siècle le pape apparaît coiffé d’une mitre épiscopale – qui évolue en bicorne – suggérant la puissance spirituelle, il est de plus en plus fréquemment représenté avec la tiare, qui incorpore le diadème, symbole de la souveraineté sacerdotale, et une puis deux couronnes, la première symbolisant la souveraineté royale, et la seconde, avec Boniface VIII, la souveraineté impériale. Or, cette affirmation des prétentions politiques du pape prend d’autant plus de sens qu’elle accompagne une profonde mutation du système des représentations dont, qui plus est, elle participe.
10Dans un système de production symbolique qui reste toujours dominé par l’Église42, cette mutation prend de multiples formes mais, pour mon propos, je ne retiendrai ici que la place grandissante prise par les éléments visuels dans l’espace public43. On ne trouvera d’ailleurs ici, faute de place, que quelques indices chronologiques, qui ne distinguent d’ailleurs pas strictement ce qui ressort du profane et ce qui ressort du religieux, tant celui-ci est partout prégnant. Les éléments visuels dans l’espace public se manifestent par la surface (le texte gravé ou affiché, l’image), par le volume (la statuaire, l’architecture) et par des actions ou des déplacements en relation avec leur cadre (itinéraires, rituel, liturgie)44. Comme il est impossible dans les limites d’un simple article d’aborder toutes ces questions, je m’arrêterai à trois problèmes qui affectent précisément le lieu où se joue, très concrètement, l’affrontement entre le pouvoir de l’Église et celui de l’Empire, en l’occurrence l’Italie. Sans doute déborderont-ils très rapidement de cet espace ; mais c’est d’abord là qu’ils se manifestent ; et leur analyse est d’ailleurs simplifiée par l’absence momentanée dans cet espace des monarchies d’Occident. Le premier de ces problèmes est celui du développement monumental des villes, dont il faut bien rappeler qu’il s’agita cette époque d’une innovation : l’un de ses symptômes les plus manifestes est le développement palatial.
11La présence puis la multiplication des palais ont en effet profondément transformé le paysage urbain45. Les palais contribuent à restructurer l’espace urbain, et ils jouent un effet multiplicateur sur les images : trophées, statues et bas-reliefs s’installent sur leurs façades, comme sur celles des églises ; plus tard, ce seront les horloges. Après la disparition des palais carolingiens (celui du roi d’Italie à Pavie a brûlé en 1024), remplacés – même en ville – par des châteaux ou des demeures fortifiées, le palais du Latran, demeure de l’évêque de Rome, est pratiquement resté le seul. Maureen Miller a bien montré la singulière histoire des palais épiscopaux italiens46 : avec la réforme grégorienne, l’évêque doit affirmer avec force les valeurs de la culture cléricale, car, jusque-là maître de la cité, il est de plus en plus obligé d’abandonner son pouvoir ou du moins de le partager avec la Commune et ses diverses incarnations politiques. Un castellum ne lui convient pas, d’où le choix du palatium qui affirme la nouvelle vision ecclésiastique, spirituelle, donc charismatique et donc civique, de son autorité seigneuriale : précisément parce que leur sacralité est exaltée, ces nouveaux palais sont d’ailleurs des lieux civiques où les consuls et les autorités des communes naissantes aiment à se réunir, quand leurs relations avec leur évêque ne sont pas trop mauvaises, comme à Côme vers 1109 et à Lucques en 111947. Au plan architectural, ces palais épiscopaux sont des structures organiques et fonctionnelles, rarement construites d’un seul jet, et l’une de leurs particularités, qui va se répandre ensuite dans la plupart des nouveaux palais, y compris ceux des autorités laïques, est de posséder une chapelle. En effet, la paix de Constance légitime les communes en 1183, et celles-ci se mettent à leur tour à construire leurs propres palais48 : le plus ancien passe pour être le palazzo della Ragione à Bergame qui date de 1199. Et viendront ensuite ceux des podestats et des capitaines du peuple, ceux du popolo et de ses magistrats, prieurs ou Αnziani, parfois ceux des partis guelfe ou gibelin, bientôt ceux des métiers...
12Il faut ajouter, pour l’Italie centrale et pour Rome, la multiplication des palais pontificaux et, dans le dernier tiers du xiiie siècle, les palais cardinalices49. Les palais du Latran, habités par les papes depuis Constantin mais remaniés au tournant du ixe siècle par Léon III, et du Vatican, dont les origines remontent au pape Symmaque au tournant du vie siècle, avaient bien entendu légué une structure et une tradition que l’on pourrait qualifier d’impériales. L’un et l’autre palais ont ensuite subi plusieurs remaniements mais aussi des pillages (notamment le Latran en 1234), mais il est évidemment difficile d’en apprécier l’importance, puisque l’un et l’autre palais ont été détruits. Pour le Vatican, outre les travaux d’innocent III déjà évoqués, c’est Nicolas III – encore lui – qui a fait faire les travaux les plus importants : le palais était proche de la torre romaine des Orsini (qui n’était autre que le château Saint-Ange, relié au Vatican par une longue galerie) et l’attachement de Nicolas III au Vatican est bien démontré par sa décision d’enlever à la cathédrale du Latran son titre de « mère de toutes les églises » pour le conférer à la basilique du Vatican. Il est d’ailleurs beaucoup intervenu à Rome, par exemple à San Paolo Fuorimura, et dans les quartiers dominés par la famille Orsini, autour du Vatican et du château Saint-Ange50. Au Latran, les additions les plus importantes sont la nouvelle chapelle du Sancta Sanctorum, due à Nicolas III, et la loggia des bénédictions, construite par Boniface VIII : mais c’est surtout le décor de ces deux derniers édifices qui retiendra notre attention.
13La mobilité de la cour pontificale a en effet obligé les papes à séjourner dans une multitude de lieux : en s’appuyant sur les données fournies par Agostino Paravicini Bagliani, Pierre-Yves Le Pogam donne la liste des résidences où les papes ont séjourné pendant plus d’un an (en durées cumulées) pour la période 1254-1304 : les cités d’Orvieto et de Viterbe arrivent en tête, suivies du Latran et du Vatican, puis des cités d’Anagni et de Pérouse ; viennent ensuite Sainte-Marie-Majeure à Rome, Lyon, Sainte-Sabine à Rome, et enfin Rieti51. C’est donc dans ces lieux que les papes de la seconde moitié du xiiie siècle ont donné la pleine mesure de leur activité de bâtisseurs. Parfois, la cité qui les recevait leur interdisait une telle activité, comme à Lyon : mais le plus souvent, les cités acceptaient de participer à l’édification du palais, car l’on cherchait à retenir le pape et sa cour, ne serait-ce que pour des raisons économiques, quitte à grogner quand les exigences financières de la papauté se faisaient trop fortes ou quand l’autonomie de la commune paraissait menacée. C’est donc à Viterbe, Orvieto, Anagni, Pérouse, Rieti que l’on trouve les palais pontificaux types de la période, Montefiascone et Soriano nel Cimino étant surtout des forteresses. Comme les palais épiscopaux, auxquels ils empruntent plusieurs de leurs traits (le caractère organique de la structure, l’importance de la chapelle), ces palais pontificaux doivent partager l’espace urbain avec les autres pouvoirs, eux aussi manifestés dans l’espace public par leurs propres palais52. Alors que les résidences de Frédéric II sont souvent en dehors des villes, les palais pontificaux restent des palais urbains et figurent donc au même titre que les églises (ou du moins certaines d’entre elles) parmi les principaux vecteurs de la communication symbolique de la papauté : leur multiplication participe donc bien de la même politique que celle de l’essor des tombeaux pontificaux (comme nous l’avons vu) et des fresques (comme nous le verrons). Cela est d’autant plus important que, depuis le milieu du xiie siècle, l’Église n’est plus seule à intervenir dans ce domaine.
14C’est en effet à cette époque que l’on peut faire remonter les premiers « monuments » civiques destinés à exalter, ou du moins à conserver, la memoria des événements passés. Chronologiquement, les premiers sont des dépouilles. La monographie consacrée par Rebecca Müller à Gênes, grande dévoreuse de Lions de Venise, sans parler des chaînes du port de Pise, montre bien comment, d’abord présentées aux églises, ces dépouilles s’insèrent à partir du xiie siècle dans l’espace civique, avant de revenir – comme bien d’autres images – aux églises par l’intermédiaire de leur privatisation familiale ; le cas des Doria, que ce soit à San Matteo ou à San Fruttuoso dans leurs terres de Capodimonte, est exemplaire53. L’histoire des dépouilles continue bien évidemment pendant toute la période : que l’on songe aux chevaux de San Marco54 ou au Carroccio milanais offert par Frédéric II à la Commune de Rome après sa victoire de Cortenuova, mais dès la seconde moitié du xiie siècle, est apparue la statuaire civique. Parmi ses premières réalisations, la Porta Romana de Milan est celle qui a le plus attiré l’attention55. Les fragments aujourd’hui conservés au Castello Sforzesco à Milan permettent de se faire une bonne idée de la porte, détruite en 1796, mais dont Paolo Mezzanotte a fait une reconstitution. Elle faisait partie des reconstructions entreprises en 1171 après la prétendue destruction de la ville par Frédéric ier Barberousse. Ses bas-reliefs exaltent la memoria de ces événements, ou exposent la damnatio memorie des adversaires de la cité (si l’on admet que les « portraits » burlesques de l’homme croisant les jambes et de la femme relevant sa jupe pour montrer son sexe sont ceux de Barberousse et de l’impératrice). Rapidement les réalisations se multiplient, avec souvent la mise en valeur d’un personnage héroïque auquel la cité veut manifester sa reconnaissance – et nous retrouvons ici le problème du portrait. Comme pour les trophées, ce sont les églises qui reçoivent d’abord ces sculptures : les cathédrales lombardes (Lodi, Plaisance, Crémone) et émiliennes (Modène), ou San Zeno à Vérone. Un exemple intéressant est celui de la cathédrale de Crémone, pour la façade de laquelle les Crémonais font faire (par Benedetto Antelami ?) à la fin du xiie siècle la statue de leur héros, Giovanni Baldesio, qui, en battant en duel un fils d’Henri III, a libéré la ville du tribut de trois sphères d’or qu’elle devait à l’empereur. Ce sont ensuite les palais de la commune qui sont ornés de statues : à Milan (statue d’Oldrado da Tresseno en 1233), à Arezzo (un podestat à cheval), ou encore à Parme.
15Le sommet de cet art communal, à peine un siècle après la Porta Romana, est atteint avec la magnifique fontaine de Pérouse56, située entre la cathédrale et le palais des Prieurs. En elle-même, la fontaine est une manifestation triomphale des capacités du gouvernement de la cité, capable d’amener l’eau au cœur de cette ville grâce à un formidable réseau d’aqueducs. Non seulement Nicola Pisano y a figuré en 1278 les portraits du podestat Matteo da Correggio et du capitaine du peuple Ermanno da Sassoferrato, mais encore la fontaine offre un excellent exemple de l’utilisation de l’écriture comme élément du programme iconographique. On retrouve ici l’importance du texte, non comme commentaire de l’image, mais comme image lui-même57. L’image peut d’ailleurs elle aussi fonctionner comme une écriture : dans le cas de la peinture infamante, dont la première mention dans les statuts date de 1261, nous n’avons pas forcément affaire à proprement parler à des « portraits » des personnages dont la Commune souhaite exposer publiquement les turpitudes, mais plus simplement à leur image. Dans les contrats passés avec les artistes, on ne leur demande pas que l’image du condamné à l’opprobre soit ressemblante, même si, quand on en a sous la main, on peut éventuellement utiliser un portrait, comme les habitants de Plaisance utilisant la statue honoraire de Charles d’Anjou pour sa damnatio memorie lors de la descente de l’empereur Henri VII en Italie58. Mais une chose est sûre, il s’agit bien de « frapper l’individu à travers son image ». On voit bien que l’on a ici aussi affaire à un discours politique en images : il est inséparable de l’active réflexion juridique contemporaine sur l’infamie, et ce sont surtout les régimes guelfes à connotation populaire qui sont à la source de ces peintures infamantes. Mais cette innovation n’est possible que parce qu’une place nouvelle est assignée à l’image dans le système visuel de l’Occident latin et l’un de ses aspects les plus frappants est précisément l’évolution du portrait du Christ lui-même59.
16Si cette transformation a lieu, c’est que, alors même que depuis 1204 et la prise de Constantinople par les Croisés, l’influence artistique de Byzance est à son zénith, la rupture avec le système visuel byzantin se précipite, en raison de la « réorganisation des rapports entre le visible et le spirituel due au développement des institutions60 ». Hans Belting préfère parler du « besoin de voir », et donc de la nécessité de représenter l’invisible (le surnaturel pour Wirth) par le visible (le naturel), autrement dit une réalité spirituelle par une image, celle de son signum, signe extérieur visible de la réalité spirituelle, l’exemple le plus caractéristique étant celui de l’eucharistie61, que l’ostension nouvellement introduite permet de montrer au fidèle, mais qui est aussi évoqué sans cesse à leurs yeux par la juxtaposition du crucifix et de l’enfant Jésus dans les bras de sa mère, métaphore de l’Église et de son époux le Christ que l’on retrouve dans l’image phare de la dévotion médiévale, celle de la Pietà. On retrouve dans ces figurations le réalisme ontologique de Jean Wirth62. D’une certaine façon, on tient là l’un des antidotes à l’idolâtrie qui menace le système byzantin, tout en disposant d’images qui peuvent être vénérées et être l’objet de cette dévotion privée dont le formidable essor est précisément l’une des caractéristiques de la fin du Moyen Âge. L’image « est » la personne qu’elle représente en ce sens qu’elle lui donne un « être », en fait une persona fictive, sans pour autant être une incarnation : vénérer l’image n’est pas la vénérer pour elle-même, c’est vénérer, à travers son signe, la réalité surnaturelle qu’elle représente. Comme le dit si bien Hans Belting, « l’image est présente à travers son médium, mais elle renvoie immédiatement à une absence dont elle est l’image63 ». Il rappelle d’ailleurs que Giotto a choisi de ne pas donner d’ombre à ses personnages, marquant bien ainsi qu’ils n’étaient que des images : il se rapproche ici de la pensée de Dante pour qui « les corps ne sont jamais des images, tandis que les images n’ont jamais de corps64 ». Pour autant, et avec autant de force que Dante dans ses vers, il fait tout – sauf les pourvoir d’une ombre – pour que ses images soient chargées de telles qualités corporelles qu’elles ressemblent à la réalité des corps incarnés.
17Hans Belting a également expliqué que l’absence d’iconostase dans les églises d’Occident dégageait l’icône de la fonctionnalité à laquelle elle était contrainte dans l’église byzantine65. C’est ce qui fait que la transformation de la place assignée à l’image n’apparaît pas en premier lieu dans la fresque. Sa manifestation la plus radicale, en effet, est l’apparition du panneau peint mobile (tableau d’autel, retable). L’absence en Occident de cadre fonctionnel fixe permet en effet de libérer l’image, de lui assigner des fonctionnalités nouvelles et de rechercher les formes les mieux adaptées à ces fonctionnalités, et donc des formes nouvelles, tandis que l’absence de vénération de l’image en tant que telle permet de ne pas la figer, à la différence de l’icône. Les ordres mendiants semblent avoir été les premiers à user de ces possibilités nouvelles au milieu du xiiie siècle66 : les premiers panneaux connus sont le retable de saint François à Pescia67 (à mi-chemin entre Pistoia et Lucques), peint par Bonaventura Berlinghieri en 1235. Ils ont aussi fait faire des grands crucifix peints, comme celui que le célèbre frère Élie fait réaliser par Giunta Pisano pour Assise en 1236, sur lequel il s’est même fait représenter68. À Pise, des panneaux ont été utilisés en 1252 pour les fêtes des saints : saint François pour les Franciscains et, sans doute en réaction à cette initiative, sainte Catherine pour les Dominicains. Mais la Vierge69 devient vite le sujet essentiel de ces retables : la première de ces madones est celle qu’exécute en 1260 Coppo di Marcovaldo pour les Servîtes de Sienne, et surtout, en 1261, dans le contexte de la guerre avec Florence et de la bataille de Montaperti, la Madonna del Voto est placée sur le maître-autel de la cathédrale. Les madones siennoises continuent de faire évoluer les formes, dans un espace sans cesse plus vaste, bientôt architecturé en plusieurs panneaux articulés, jusqu’à la fameuse Maesta de Duccio, dont le contrat est signé en 1308 et qui est placée dans la cathédrale de Sienne le g juin 1311 : la Commune a établi le plan du tableau par l’intermédiaire de l’œuvre de la cathédrale, et Duccio a dû prêter serment de le respecter dans les moindres détails. Il s’agit en effet d’une image votive, entièrement contrôlée par la cité, dont les quatre saints patrons (Ansano, Savisio, Crescenzio, Vittore) entourent la Madone. Mais si les retables ont, les premiers, signifié avec éclat le nouveau statut de l’image, les fresques se sont elles aussi transformées, au terme d’une évolution d’à peine un demi-siècle.
18Le caractère d’illusion et de fiction qui caractérise le nouveau statut de l’image ouvre la porte, dans le cas de la fresque, à la mise en place de la narrativité, évolution soigneusement contrôlée par les commanditaires des œuvres.
19Le milieu du xiiie siècle voit la réalisation de deux grands cycles très évidemment politiques, celui des Santi Quattro Coronati à Rome et celui de la crypte de la cathédrale d’Anagni, d’ailleurs très liés l’un à l’autre70. Même si leur datation n’est pas parfaitement assurée, ils appartiennent à cette époque où, après la reprise des hostilités entre l’empereur et le pape, la lutte est devenue inexpiable. Elle s’accompagne d’une véritable guerre idéologique, dont font partie aussi bien la lettre circulaire adressée aux princes d’Europe après son excommunication le 20 avril 123971 par Frédéric II que la réponse que fulmine Innocent IV (ou son entourage), Eger cui levia.
20Pendant que le pape est à Lyon pour y tenir le concile au cours duquel Frédéric sera excommunié, restés à Rome, les cardinaux Stefano Conti (cardinalprêtre de Santa Maria in Trastevere, initiateur des travaux en 1240) et Raniero di Viterbo (vicaire pontifical représentant le pape à Rome et consécrateur de la chapelle en 1246) font construire un palais et une chapelle dédiée à saint Sylvestre dans la basilique des Santi Quattro : sa forteresse qui n’est située qu’à 500 mètres du Latran est susceptible d’offrir un refuge contre l’empereur ou ses partisans romains72. On a redécouvert, il y a peu, une grande partie des fresques du couvent73, mais la chapelle Saint-Sylvestre reste l’ensemble le plus significatif au plan politique. Les fresques y sont consacrées pour l’essentiel à deux ensembles reliés typologiquement, l’un pour le temps de l’Ancien Testament, l’autre pour celui de l’Église, le temps du Nouveau Testament n’étant évoqué qu’indirectement par le Jugement dernier où le Christ trône en majesté, juste au-dessus de la porte d’entrée. L’Ancien Testament est représenté par une galerie de vingt-quatre prophètes – il n’en reste que dix – huitqui tiennent des parchemins sur lesquels on pouvait lire des citations exaltant la supériorité du pouvoir du prêtre sur celui du roi. Au-dessous, disposé sur trois parois, se trouve le cycle de saint Sylvestre qui illustre ses rapports avec l’empereur Constantin. La première fresque montre la misère du maître du monde, l’empereur, souffrant de la lèpre et refusant de se baigner dans le sang de 3 000 jeunes garçons, seul remède que lui proposent les païens. Les apôtres Pierre et Paul (devenus, on l’a vu, les deux compagnons iconographiques des papes) lui annoncent alors par un rêve qu’il peut être guéri par le successeur de Pierre, qu’il envoie donc chercher aussitôt (troisième fresque) sur le mont Soracte. Constantin lui raconte son rêve et l’apparition des deux inconnus, mais Sylvestre lui montre leurs portraits, ceux des apôtres, que l'empereur reconnaît immédiatement. Les scènes suivantes représentent la guérison de l’empereur, puis le baptême de Constantin par Sylvestre. Ce qui suit est essentiel : l’empereur, à moitié agenouillé, tend à Sylvestre le phrygium blanc, ici représenté comme une véritable tiare, et tient la bride d’un cheval blanc qui sort de Rome chargé de présents : c’est la première représentation du Constitutum Petri, par lequel Sylvestre reçoit aussi sa résidence impériale du Latran et la domination de Rome et des provinces italiennes et de l’Occident74. L’empereur accomplit ensuite le rite du strator et guide le pape jusqu’au Latran qui vient de lui être offert. La Crucifixion du mur opposé est entourée de deux miracles de Sylvestre : Sylvestre le prêtre ressuscite le bœuf sacrifié par les juifs, et Sylvestre le roi – agissant en lieu et place de l’empereur – terrasse le dragon qui ravage la campagne romaine, allégorie du triomphe du pape sur les ennemis du Christ (que ce soit au ive siècle ou en 1246). Le pape, comme le Christ, est prophète, roi et prêtre : comme le dit Gunnar Danbolt, il est « un second Moïse et un second Christ guidant son nouvel Israël, populus christianus, dans l’adversité et la détresse ». Le Jugement dernier est là pour bien marquer que, quoi qu’il arrive, l’Église et le Christ triompheront à la fin des temps de l'ennemi, que celui-ci soit Frédéric II ou le dragon de l’Apocalypse auquel les fresques l’assimilent75.
21L’autre cycle, celui de la crypte de la cathédrale d’Anagni, est également typologique, même si la variété des scènes représentées est a priori déroutante. La cathédrale, réédifiée à partir de 1068 et consacrée en 1104 par l’évêque d’Anagni, Pierre de Salerne (canonisé en 1130), comporte en effet une crypte destinée à accueillir les reliques des saints protecteurs de la ville (les saints martyrs Cesario et Sebastiano, les saintes Secondina, Aurelia et Neomisia, et surtout saint Magne de Trani) auxquelles seront ajoutées celles de Pierre luimême. La cathédrale a été complètement restructurée vers 1250 par l’évêque Pandolfo, mais c’est en 1231 que son pavement et celui de la crypte, réalisés par maître Cosmas et ses fils à la faveur de la réorganisation des reliques de saint Magne et de la construction d’un nouvel autel, ont été achevés. Les fresques de la crypte ont donc pu être peintes entre 1227 (début du pontificat de Grégoire IX) et 1255, ce qui est cohérent avec l’observation qu’au moins trois bottege se seraient succédé : celle du Primo Maestro, celle du Maestro Ornatista et celle du Terzo Maestro, mais les historiens d’art sont très loin d’être parvenus à un consensus et des datations plus anciennes sont aujourd’hui encore proposées76. Avant de devenir la cité des Caetani, Anagni est liée de très près aux Conti des comtes de Segni (Innocent III, Grégoire IX, Alexandre IV) dont Innocent IV est par ailleurs intellectuellement très proche ; Grégoire IX et Alexandre IV ont même été chanoines de la cathédrale. Une chose est sûre : même si le cycle a été peint en plusieurs étapes, il a été conçu avec soin comme un ensemble d’une rare cohérence, selon toute probabilité dans l’entourage de Grégoire IX et sans doute par le futur Alexandre IV, le cardinal Rinaldo di Jenne, encore chanoine en 1231, ou encore par l’évêque Pandolfo, apparenté à la famille Conti77. Sa disposition générale illustre le projet divin, la création d’un monde dans l’harmonie duquel nul ne doit intervenir pour modifier l’ordre créé. Les deux premières voûtes présentent l’une le zodiaque et l’autre les quatre âges, les quatre éléments, etc., tout ceci directement inspiré du Timée de Platon78. Les scènes de l’Ancien Testament évoquent la soumission du pouvoir impérial au pouvoir sacerdotal (l’histoire de Saül et de Samuel, celle de Melchisédech et d’Abraham) et l’histoire de l’arche d’alliance dont les pérégrinations correspondent à celles des reliques de saint Magne79. À l’autre extrémité chronologique, la représentation du Jugement dernier est inspirée des visions apocalyptiques de Joachim de Fiore, encore une marque de Grégoire IX, personnellement fondateur d’au moins deux couvents de l’ordre de Fiore (l’un à Florence, l’autre à Santa Maria della Gloria près d’Anagni) : le Christ du Jugement dernier est le Christ vengeur, répondant à la demande de vengeance des martyrs. Entre ces deux extrêmes, se déploie la présentation typologique des martyrs de saint Magne et de saint Jean l’Évangéliste. La présence de saint Léonard, patron des prisonniers (et par ailleurs objet d’une dévotion particulière dans la famille Conti), semble liée à l’emprisonnement par Frédéric II des cardinaux en route pour le concile de Lyon, mais, de façon plus explicite encore, le martyr de saint Magne n’est pas représenté selon la vita du saint : il correspond au déroulement du meurtre de Thomas Becket. Globalement, la crypte exalte le triomphe de la foi sur les persécutions des tyrans, thème illustré par les deux martyres parallèles de saint Magne-Becket et de saint Jean l’Évangéliste. Cette impression est d’ailleurs renforcée par la présence d’une chapelle attenante, elle aussi décorée de fresques, dédiée à Thomas Becket, auquel Grégoire IX semble avoir été le premier à assigner un rôle particulier dans l’expression de l’idéologie pontificale.
22Stylistiquement, toutefois, ces fresques sont proches de celles que nous avons déjà évoquées. Les scènes ont un caractère iconique marqué qui permet certes de les interpréter isolément, mais ne permet pas le déploiement d’une véritable narration. De ce point de vue, bien qu’elles ne se présentent vraiment pas comme un cycle narratif, un troisième ensemble de fresques, celui du Sancta Sanctorum80 au Latran, marque une avancée décisive, par le jeu complexe des relations qui s’établissent entre les différentes scènes représentées. Sur la voûte, sont figurés les symboles des quatre évangélistes : le propos sera essentiellement apostolique. Sur la paroi est, Nicolas III (on a déjà évoqué son portrait) offre la maquette du Sancta Sanctorum, entouré de Pierre et Paul, au Christ en majesté qui est son pendant, de l’autre côté de la fenêtre. De même, sur la paroi sud, le martyre de saint Pierre est le pendant du martyre de saint Paul. Sur la paroi ouest, c’est la lapidation de saint Étienne qui est le pendant du martyre de saint Laurent (auquel est dédiée la chapelle : d’où sa présence). Sur la paroi nord, la décapitation de sainte Agnès fait pendant au miracle de saint Nicolas, dont la seule raison d’être là est qu’il est le saint patron de Nicolas III. La décoration fait aussi place aux mosaïques, juste au-dessus de l’autel mais au niveau inférieur : la mosaïque est un rappel archaïsant, qui va avec le propos apostolique, et exprime l’ambition de restaurer Rome dans sa grandeur du temps de l’Empire chrétien. D’où l’importance de la topographie romaine, notamment dans La crucifixion de saint Pierre, mais aussi dans Le martyre de saint Paul, censée se dérouler dans un lieu désert, ce qui n’a pas empêché le peintre de représenter dans le fond San Paolo Fuorimura. Le programme du Sancta Sanctorum est d’autant plus important pour nous que, avec le pontificat de Nicolas III (1277-1280), Rome et Assise marchent désormais d’un même pas.
23Rappelons les faits. On sait que l’église inférieure a été conçue par Élie de Cortone (mort en 1253), qui a fait commencer les travaux dès 1227, avant même que la dépouille du saint y soit transportée en 1230. Elle est consacrée en juillet 1253 par Innocent IV, qui séjourne alors au Sacro Convento avec la Curie, et terminée en 1260. C’est sans doute le cardinal protecteur Rinaldo da Jenne (Alexandre IV) et son entourage qui ont conçu le programme du cycle de fresques attribué au « Maître de saint François », appellation qui recouvre un ou plusieurs artistes81. Sur cette décoration initiale, viendront se greffer les fresques des différentes chapelles, généralement postérieures à la décoration de l’église. Pour l’église supérieure, la décoration semble avoir été conçue pendant le généralat de Jean de Fidenza (Bonaventure de Bagnoreggio), de 1257 à 1274. Si bien des choses ont pu être modifiées par la suite, on sait que l’interprétation de la vie de saint François était un enjeu crucial dans les luttes acharnées dont l’ordre était le théâtre, et que, après avoir fait rédiger en 1260 la Vita Major et la Vita Minor, Bonaventure avait fait détruire en 1266 toutes les autres « vies » et toute la documentation ayant trait à la biographie du saint. Il est bien clair que la vie de saint François dans la nef de l’église supérieure est une vie officielle, et les fresques sont d’ailleurs accompagnées des textes de la Legenda qu’elles sont censées illustrer fidèlement.
24La décoration des parois a commencé, sans doute en 126482, après la mise en place des vitraux, une innovation par rapport aux traditions italiennes, qui a conduit à Assise des artisans venus du Nord ; il n’est donc pas surprenant que les fresques aient d’abord été confiées au Maestro Oltremontano (une appellation qui désigne un groupe d’artistes)83. Toutefois, c’est Nicolas III qui met en place les indulgences pour les offrandes qui financeront les travaux, indulgences renouvelées par la bulle Reducentes ad sedulae de mai 1288 du pape franciscain Nicolas IV, qui chargeait en outre Matthieu d’Aquasparta, en tant que custode du Sacro Convento, de gérer les offrandes pour poursuivre les travaux84. Aussi, et peut-être en liaison avec le chapitre général de l’ordre franciscain tenu à Assise en 1279, le chantier connaît-il une nouvelle impulsion, marquée par l’entrée en scène des peintres romains, tels le franciscain Jacopo Torriti85 et surtout le Toscan Cimabue, patronné par les Orsini (Nicolas III et le cardinal Matteo Rosso Orsini), et auteur des deux grandes crucifixions du transept. Enfin, la décoration de la nef commence un peu plus tard (1290 ou 1294, selon les historiens d art). Les fresques sont ordonnées selon rien de moins que le plan typologique des grandes basiliques romaines : les épisodes de l’Ancien Testament et de la vie du Christ au registre supérieur correspondent à ceux de la vie de François au registre inférieur. Les scènes vétéro-testamentaires – consacrées aux patriarches Abraham, Nœ, Jacob et Joseph – sont cependant très peu nombreuses par rapport à celles des basiliques romaines (16 contre 46 à San Pietro au Vatican, par exemple). Les correspondances sont soigneusement établies : il s’agit d’établir de façon visuelle le parallélisme entre la vie du Christ et celle de saint François : la mort du saint est surmontée de la mort du Christ, et elle fait face a l’approbation de la règle par le pape, la réception des stigmates par la montée au calvaire86. L’analyse détaillée par Bruno Zanardi87 montre que la décoration de la nef a commencé par les niveaux supérieurs : à partir des deux fresques La bénédiction de Jacob et Isaac repoussant Esaü (attribuées par certains au jeune Giotto qui les aurait peintes vers 1290, tant le choc esthétique est grand par rapport aux fresques précédentes), commence l’organisation du chantier en giornate : il en a fallu 546 pour le réaliser, en terminant précisément par la scène de la Légende de saint François évoquée au début de cet article. S’agit-il d’une œuvre de Giotto, dont on sait de façon sûre qu’il a été présent sur le chantier à plusieurs reprises, ou de peintres romains, déjà en action au niveau supérieur, et notamment de Piero Cavallini, bien qu’il soit au même moment à la tête d’un grand chantier à Sainte-Cécile au Trastevere88 ? Il ne s’agit pas ici de trancher cette question, encore qu’elle soit effectivement capitale, mais de nous interroger sur cette rupture, dont on peut effectivement dire qu’elle a décidé de toute l’orientation qu’allaient prendre la peinture italienne du Trecento et, à travers elle, celle de tout l’Occident.
25Mais le problème qui ne peut laisser l’historien indifférent est celui de la lisibilité et de l’ordonnancement des images dans une structure narrative qui est capable de présenter concrètement une histoire, reconnaissable par des signes dont le sens doit être apparent, et de la faire fonctionner comme une allégorie, pour permettre d’atteindre les réalités spirituelles qui s’expriment à travers le signe. On a déjà vu que le portrait (frère Élie, les papes, saint François) fait désormais partie des dispositifs reconnus par les producteurs comme les récepteurs ; l’identification des lieux aussi. L’apport le plus éclatant du cycle d’Assise me paraît en la matière être la maîtrise de l’espace. De ce point de vue, l'« hypothèse d’Oxford » présentée récemment par Dominique Raynaud me paraît ouvrir une piste passionnante89. Résumée très grossièrement, l’idée de Dominique Raynaud est que, notamment grâce à Robert Grosseteste et aux Franciscains Roger Bacon et John Pecham (l’un des traducteurs et des introducteurs, avec Witelo, du traité d’Alhazen [Ibn al-Haytham] sur la perspective), on s’est particulièrement intéressé à Oxford non seulement à l’optique, mais aussi à la notion de perspective. Or, l’œuvre de Bacon, élève de Grosseteste, a été transmise à la papauté en dépit de ses démêlés avec les autorités ; Pecham a été successivement lecteur de théologie à Paris, à Oxford et à la Curie, avant de rentrer en Angleterre pour y devenir archevêque de Canterbury : quand il a quitté le couvent franciscain de Paris pour celui d’Oxford en 1272, c’est Matthieu d’Aquasparta, son élève, qui l’a remplacé : or, Matthieu d’Aquasparta a donné son imposante bibliothèque au Sacro Convento en 128790. Devenu maître général de l’ordre des Franciscains, c’est lui qui est chargé de surveiller les travaux d’Assise : Elvio Lunghi a récemment démontré l’impact de ses idées et de celles du pape franciscain Nicolas IV sur le contenu idéologique et religieux du programme décoratif de l’église inférieure d’Assise, qu’ils ont infléchi dans un sens plus favorable aux idées des Franciscains spirituels, comme Pierre de Jean Olivi et Ubertino de Casale91. Et Matthieu se fera édifier un tombeau dans un style à la pointe de l’évolution monumentale, dans l’église des Franciscains de Rome, Santa Maria in Aracoeli.
26Certes, les artistes toscans ne sont pas ignares, mais, en dépit de quelques exceptions brillantes, leur savoir, quand il existe, n’est pas à jour92. Pourtant, Giotto (si du moins on admet qu’il est l’un des peintres de la Légende de saint François de la nef de l’église supérieure) a été capable d’utiliser une méthode de réduction correcte, et ce en adoptant un système binoculaire93. On retrouve d’ailleurs ces qualités dans d’autres œuvres, comme les fresques de la chapelle Scrovegni à Padoue. Où a-t-il trouvé les moyens intellectuels de faire cet extraordinaire bond en avant ? La réponse est suggérée par le rapprochement avec Assise, la présence – et le rôle directeur – de savants comme Matthieu d’Aquasparta. L’apparition de la perspective serait donc liée à un phénomène de commande, lui-même lié à l’existence d’un réseau à la fois institutionnel et intellectuel favorisant la diffusion rapide des connaissances. Les peintres siennois Pietro Lorenzetti (qui a aussi peint des fresques dans la basilique inférieure) et Simone Martini ont été inspirés par le même milieu, ou ont peint sous les mêmes influences. Un mouvement s’est alors amorcé, même si, sous ses formes du Trecento, la perspective reste encore une technique peu maniable : il faudra attendre pour la dompter le travail des Florentins du Quattrocento, Brunelleschi (avec une perspective monoculaire et une méthode de réduction fausse), et surtout Alberti et Della Francesca, tandis qu’à la même époque les peintres du Nord adoptent une méthode empirique qui leur assure de bons résultats. Car, désormais, on ne peut plus se passer de la perspective : elle est bien devenue une forme symbolique au sens de Panofsky94 – Dominique Raynaud préfère avoir recours au concept de système culturel. Et c’est dans cet espace nouveau que les peintres formés sur le chantier d’Assise vont pouvoir donner libre cours au nouveau langage visuel qui permet effectivement à un artiste aussi immense que Giotto, comme le notera plus tard Boccace, de produire une ressemblance si parfaite avec les choses de la nature que « très souvent, [...] on a pris pour une réalité ce qui n’est que peinture95 ».
27Le nouveau système visuel, sous-ensemble du système de communication médiéval, n’est donc pas né par hasard. Certes, comme le montrent Hans Belting, Jean Wirth ou Roland Recht, il correspond aux aspirations profondes du peuple chrétien. Mais ces aspirations sont elles-mêmes en partie manipulées par une théologie nouvelle produite par la logique et les méthodes philosophiques nées dans les écoles mises en place par l’Église pour permettre la réalisation des objectifs de la Réforme grégorienne. D’une façon plus immédiate, la papauté, puissamment aidée par ces maîtres de la communication symbolique que sont les ordres mendiants, s’est emparée des aspects les plus novateurs de la production d’images. La science nouvelle de Giotto (et cette fois, il semble bien qu’il s’agisse de lui) a été mise immédiatement à profit par Boniface VIII qui l’a chargé de peindre les fresques du portique qu’il avait fait ériger sur la façade du palais du Latran, et d’où il s’adressait à la foule, notamment le jeudi de Pâques. Ces peintures ont fait l’objet de récentes analyses de Chiara Frugoni96 et d’Agostino Paravicini Bagliani97, qui se sont tous les deux intéressés au rituel représenté et à la bulle que tient Boniface. Selon Chiara Frugoni, il s’agit d’une des deux bulles du jubilé : la première, Antiquorum habet, a été promulguée au Latran le 17 février 1300 et lue une première fois à Saint-Pierre, le 22 février. Avec l’indulgence du jubilé, elle transforme Rome en une nouvelle Jérusalem ; mais le même jour, une relecture a eu lieu, après qu’a été prononcée la condamnation des ennemis de l’Église, les Siciliens, le roi Frédéric d’Aragon et les Colonna. Les deux bulles sont presque identiques, mais la seconde (Nuper per alias) diffère en ce qu’elle exclut les ennemis de l’Église de l’indulgence. C’est cette bulle, commençant par Ad perpetuam rei memoriam, qui est représentée sur la fresque (où on lit seulement Ad perpetuam memoriam)98. Mais Agostino Paravicini Bagliani a démontré que la formule était fréquente et que l’on pouvait même établir une typologie des actes qu’elle précède ; et il n’a pas dénombré moins de quarante et une bulles contre les ennemis de l’Église parmi ces actes. La fresque représente en fait la cérémonie des procès de condamnation des ennemis de l’Église, peut-être celle de mai 1297, qui aboutit à la condamnation des Colonna. Mais, tout en acceptant cette proposition, d’autant qu’il a observé que le portique est excentré par rapport à la façade et que la fresque fait exactement face au quartier des Colonna, Pierre-Yves Le Pogam propose une autre hypothèse99. À ses yeux, la fresque faisait partie d’un cycle « constantinien », dont deux éléments nous sont connus par le témoignage de Panvinio, Le baptême de Constantin et La construction du Latran pour le pape Sylvestre. Giovanna Curcio ayant démontré que ce cycle a inspiré les xylographies ornant un traité de Giuliano Dati destiné à réfuter les arguments de Lorenzo Valla contre la donation de Constantin, et ces xylographies faisant référence à une quatrième fresque, La remise de la tiare au pape Sylvestre (sur laquelle nous n’avons aucun témoignage), on peut supposer qu’il y a eu quatre fresques au Latran, et non trois. Et Boniface VIII n’avait sans doute pas les scrupules des auteurs du cycle des Santi quattro, qui semblent faire repousser la tiare à Sylvestre !
28Ces analyses montrent bien les rapports qu’entretiennent désormais, dans le système de communication de la fin du Moyen Âge, le texte et l’image : le texte s’intégre à l’image, mais derrière toute image il y a, explicitement ou implicitement, un texte100. Quand bien même l’image a été conçue pour illustrer un texte, elle peut être lue puisqu’elle ordonne dans l’espace bidimensionnel des signes qui donnent à voir des réalités naturelles ou surnaturelles, et qui sont liés par des relations dont la perception génère une narration, une « histoire », même si celle-ci reste intériorisée. Cette histoire dynamise les signes, qu’ils soient des symboles ou non, en les intégrant dans l’allégorie, comme le poète utilise pour ce faire les métaphores littéraires101. La narration générée par l’image est de ce fait largement polysémique, puisqu’elle est dépendante de la culture et de la perspicacité du récepteur, de celui qui « lit » l’image avec ses propres moyens. La lisibilité de l’image – qui n’est pas du tout celle du texte102 et dont le « naturalisme » est sans aucun doute un facteur déterminant – est donc requise par la place nouvelle qu’a prise l’image dans le système communicationnel médiéval. Mais l’Église n’est évidemment pas la seule à pouvoir s’en servir : même la Légende de saint François en apporte la preuve, si l’on accepte de voir avec Elvio Lunghi103, dans L’hommage d’un pauvre, la dernière des scènes du cycle à avoir été peinte, une sorte de Buon Governo, représentant en fait à la fois l’hommage des magistrats de la cité d’Assise au saint et la reconnaissance par les Frères du rôle tutélaire de la cité. Comme elles l’ont fait pour la statuaire et pour les retables, les cités, et après elles les princes d’Occident, vont en effet s’emparer à leur tour du nouveau langage et des possibilités offertes par la narration par l’image. Giotto lui-même va mettre son art au service de la cité de Florence en peignant le Comune rubato da molti dans la grande salle du palais du podestat. Et bientôt, ce sera autour des murs du Palais communal de Sienne de s’orner de fresques dont nous discutons encore des significations possibles104...
Notes de bas de page
1 La bibliographie sur l’église d’Assise est colossale, et je dois à Élisabeth Mornet et à un mémorable corrigé d’agrégation d’en avoir connu une bonne partie. Je me contenterai de citer ici les quelques ouvrages que j’ai consultés.
2 Qui était un bâtiment communal au temps de saint François : le podestat logeait à l’étage, au sous-sol étaient les prisons ; cf. E. Lunghi, San Franceso in Assisi : le immagini del potere, Pérouse, 2003, p. 70-71.
3 J. Wirth, L’image médiévale. Naissance et développements ( vie- xve siècle), Paris, 1987, p. 265-266.
4 Par exemple, Bruno Zanardi préfère employer le terme de « naturalisme » : Zanardi, op. cit., infra, p. 28.
5 Elles portent la marque du séminaire que j’anime avec Patrick Boucheron à Paris 1 : on retrouvera sans peine dans les pages qui suivent l’influence de ceux qui ont bien voulu y participer depuis trois ans, notamment Étienne Anheim, Mario Folin, Anna-Imelde Galletti, Isabella Lazzarini, Jean-Claude Maire-Vigueur, Olivier Mattéoni, Agostino Paravicini Bagliani, Philippe Plagnieux. Pour autant, les hypothèses présentées ici n’engagent que moi.
6 E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, 1967.
7 R. Recht, Le croire et le voir. L’art des cathédrales, Paris, 1999.
8 Ce bref paragraphe résume les pages fondamentales de J. Wirth, op. cit., p. 207-221 et 343-346.
9 J. Wirth, « L’apparition du surnaturel dans l’art du Moyen Âge », dans F. Dunand, J.-M. Spieser et J. Wirth, dir., L’image et la production du sacré, Paris, 1991, réflexion menée à partir de Hans Belting, Das Bild und sein Publikum in Mittelalter, Berlin, 1981.
10 Voir J.-Ph. Genet, « Légitimation religieuse et pouvoir dans l’Europe médiévale latine », dans Rome et l’État moderne européen. Une comparaison typologique, dir. par Id., Collection de l’École française de Rome, Rome, 2007, p. 381-418. Sur les problèmes du sacre, A. Boureau et C. S. Ingerflom, éd., La royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, 1992, et, désormais, sur les reliques, E. Bozoky, La politique des reliques de Constantin à Saint Louis, Paris, 2007.
11 C. A. Willemsen, Kaiser Friedrichs II. Triumphator zu Capua. Ein Denkmal hohenstaufischer Kunst in Süditalien, Wiesbaden, 1953.
12 Ch. Walter, « Papal Political Imagery in the Medieval Lateran Palace », Cahiers archéologiques, 20,1970, p. 155-176, et 21,1971, p. 109-136.
13 Voir, dans la nouvelle collection dirigée par Maria Andaloro et Serena Romano, La pittura medievale a Roma, 312-1431, d’une part M. Andaloro, Atlante, I, Suburbio, Vaticano, Rione Monti, Milan, 2006, p. 213-216, et de l’autre S. Romano, Corpus IV. Riforma e Tradizione, 1050-1198, Milan, 2006, p. 270-271, 290-293 et 296-297.
14 Ms. Vaticano Barberini lat. 2738, f. 104-105 : cf. G. B. Ladner, « 1 mosaici e gli affreschi ecclesiastico-politici nell’antico Palazzo Lateranense », Rivista di Archeologia Cristiana, XII, 1935, p. 265-292, réimpr. dans Id., Images and Ideas in the Middle Ages. Selected Studies in History and Art (Storia e Letteratura. Raccolta di Studi, 156) Roma [1954] 1983,1, p. 347-365. L’inscription est connue par les Gesta Friderici Imperatoris de Rahewin : Rex venit ante fores iurans prius Urbis honores/Post homo fit papae sumit quo dante coronam.
15 P. Munz, Frederick Barbarossa, a Study in Medieval Politics, Londres, 1969, p. 142.
16 A. M. Romanini éd., Roma nel Duecento : l’arte nelle città dei Papi a Bonifacio VIII, Turin, 1991 ; sur la force de la tradition romaine et son éclipse au trecento, S. Romano, « I pittori romani e la tradizione », dans M. Andaloro et S. Romano, Arte e Iconografia a Roma da Constantino a Cola di Rienzo, Milan, 2000, p. 133-174 ; Id., « Arte del mediœvo romano : la continuita e il cambiamento », dans A. Vauchez éd., Roma medievale, Bari, 2006 [2001], p. 267-289.
17 Ce rapprochement est aussi fait par Christopher Walter (op. cit., p. 109) qui insiste sur la relation avec l’art officiel de l’Empire romain.
18 M. Andaloro, Atlante, I..., op. cit., p. 167-190 ; S. Romano, Corpus IV..., op. cit., p. 129-150, 209-218 et 247-2 493. Hélène Toubert suggère que la décoration de l’église inférieure traduit l’influence du Mont-Cassin et souligne que le cardinal prêtre titulaire du titre de Saint-Clément était Ranerius, ensuite pape sous le nom de Pascal II ; il avait aussi commandité des fresques (détruites) du même style pour la basilique de Saint-Laurent-hors-les-murs : proche de Grégoire VII, il supervise la réalisation de fresques répondant « à la volonté maintes fois formulées par Grégoire VII d’exalter les premiers papes ». L’influence du Mont-Cassin se retrouve aussi dans les fresques de Sant’Angelo in Formis, où la juxtaposition typologique à la crucifixion de l’histoire de Gédéon et surtout au martyr de saint Pantaléon montre qu’il s’agit de célébrer la victoire de Mahdia, survenue en 1087 : voir « Le cycle de l’Ancien Testament à Sant’Angelo in Formis. III. Allégorie typologique et allégorie politique », et « Rome et le Mont-Cassin : nouvelles remarques sur les fresques de l’église inférieure de Saint-Clément de Rome », réimprimées dans H. Toubert, Un art dirigé. Réforme grégorienne et iconographie, Paris, 1990 (citation p. 238).
19 Ch. Walter, art. cit., p. 109-123 ; G. B. Ladner, « Mosaici... », art. cit., p. 351-352 ; I. Herklotz, Gli eredi di Costantion. Il papato, il Laterano e la propaganda oisiva nel XII secol, Rome, 2000, p. 95-105.
20 Nous avons les témoignages de Suger, d’Othon de Freising, de Jean de Salisbury, d’Arnulf de Lisieux : cf. G. B. Ladner, « Mosaici... », art. cit., p. 351.
21 Cf. D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris, 2006, p. 570 : « Devenue la nécessaire porte d’entrée dans l’Église, l’église-monument est logiquement le lieu où s’affiche la société chrétienne et où se comptent les pouvoirs qui la régulent. Les exégètes de la liturgie des xiie-xiiie siècles représentent le lieu de culte comme le Tout de la société, la structure monumentale de l’église regroupant l’ensemble des fonctions. [...] »
22 G. B. Ladner, Die Papstbildnisse des Altertums und des Mittelalters, 3 vol., Citta del Vaticano, 1941-1984, II (1), p. 13-21.
23 R. Krautheimer, Rome, portrait d’une ville 312-1308, Paris, 1999 [1980), p. 375-538.
24 A. Paravicini Bagliani, Le Chiavi e la Tiara. Immagini e simboli del papato medievale, Rome, 1998, p. 71-74·
25 G. B. Ladner, Die Papstbildnisse..., op. cit., table X ; le fragment de mosaïque représentant Innocent III est conservé au Museo di Roma, et celui représentant l’Ecclesia au palais Barracco ; cf. M. Andaloro, Atlante, I..., op. cit., p. 167-190 ; reproductions et commentaire dans A. Paravicini Bagliani, Le Chiavi e la tiara, op. cit., passim. Son image avec saint Benoît à Subiaco est nettement plus tardive et la posture du pape n’est pas sans rappeler celle des portraits de Boniface VIII. Il existe également un « portrait » d’innocent III dans les fragments d’une mosaïque de San Giovanni Evangelista à Ravenne, représentant la prise de Zara pendant la IV'croisade (G. B. Ladner, Die Papstbildnisse..., op. cit., p. 76-79 et table XII).
26 Cf. A. Iacobini, « La Pittura e le Arti Suntuarie da Innocenzio III a Innocenzo IV (1198-1254) », dans A. M. Romanini éd., Roma nel Duecento..., p. 239-319, à la p. 244, qui établit un lien entre cette représentation et le Sermo III in consecratione pontificis d’innocent III (P.L., 217, col. 658-665).
27 Μ. T. Gigliozzi, I palazzi del papa. Archittetura e ideologia : il duecento, Rome, 2003, p. 49.
28 J. Pœschke, Fresques italiennes du temps de Giotto, 1280-1400, Paris, 2003, p. 157 ; Sancta Sanctorum, Milan, 1995.
29 I. Herklotz, « Sepulcra » e « Monumenta » del Mediœvo. Studi sull’arte sepolcrale in Italia, Naples, 1 :1985] 2e éd., 2001. Dans la préface de la nouvelle édition, Ingo Herklotz souligne que sa thèse fondamentale est la revalorisation de la tombe en Italie à partir de la fin du xie siècle, en tant qu’instrument de représentation sociale, marquée par le passage de la tombe en terre (sepulcrum) à la construction au-dessus de la terre (monumentum). Ce monument doit être considéré comme un objet de l’art de la représentation profane : la liturgie n’a pas déterminé la monumentalisation ; elle n’est pas une pieuse expression de la memoria au sens d’Otto-Gerhard Œxle mais elle ressort plutôt du concept sociologique de competitive expression of status (A. Cannon, Current Anthropology, XXX, 1990, p. 437-458).
30 I. Herklotz, op. cit., p. 315.
31 I. Herklotz, op. cit., p. 205 et suiv., et G. B. Ladner, Die Papstbildnisse..., op. cit., II, p. 143-159 et tables XXX-XXXII. Clément IV est Guy Foulquois, proche de Saint Louis et légat pontifical auprès d’Henri III. Sa remarquable statue révèle une forte influence de la statuaire gothique française ; on peut aussi rapprocher son tombeau du travail réalisé par les artistes cosmatesques engagés par Henri III pour Westminster.
32 Voir cependant G. B. Ladner, Die Papstbildnisse..., op. cit., II, p. 127-131, pour le tombeau d’Urbain IV (le Troyen Jacques Pantaléon) qui apparaît fortement individualisé d’après la copie de Vasari ; sur la tombe de Clément IV, I. Herklotz, « Sepulcra » e « Monument a » del Mediœvo. Studi sull’arte sepolcrale in Italia, Naples, 2001, p. 238-242.
33 Cette statue, édifiée par Ancône après que le pape a agi comme médiateur pour la commune lors de sa guerre avec Venise en 1276-1280, avait été placée près de la mer sur une colonne pour être vue de loin, et appartient clairement à l’« art communal » dont il sera question plus loin.
34 A. Paravicini Bagliani, Boniface VIII, Paris, 2003, p. 249.
35 H. Belting, « Blason et Portrait », dans Pour une anthropologie des images, Paris, [2001] 2004, p. 153-181.
36 A. M. d’Achille, « La Scultura », dans Romanini, Roma nel Duecento..., op. cit., p. 145-235.
37 A. Paravicini Bagliani, Boniface VIII, op. cit, p. 129-135.
38 Les représentations de Célestin V comme pape sont plutôt localisées dans le Sud (à Monte Morrone, lieu de sa première cellule monacale, à Aquila, à Casaluca près d’Aversa, ou à Sulmona) ; et il est aussi représenté comme frère mendiant (cf. G. B. Ladner, Die Papstbildnisse..., op. cit., II, p. 255-284 et tables LXV-LXI).
39 Cf. infra. G. Bœhm, Bildnis und Individuum, Munich, 1985 ; H. Martin, « Cinq portraits du XIIIe siècle », dans Société nationale des antiquaires de France. Centenaire 1804-1904. Recueil de mémoires publiés par les membres de la société, Paris, 1904, p. 269-279, montre à partir du manuscrit 3142 de l’Arsenal que le portrait était déjà pratiqué à la cour de France vers 1285. Les portraits des deux belles-sœurs, Blanche de France et Marie de Brabant, du poète Adenet auquel elles ont commandé la mise par écrit des vers du Cléomadès, de Jean [II] de Brabant et de Robert II d’Artois sont assez peu individualisés, mais redoublés par leurs armoiries.
40 Sur tous ces points, voir A. Paravicini Bagliani, Le Chiavi e la Tiara, op. cit., p. 65-97.
41 Ibidem, p. 66.
42 Voir sur ce point J.-Cl. Schmitt, Le corps des images. Essais sur la culture visuelle du Moyen Âge, Paris, 2002.
43 A. I. Galletti, « Les langages de la culture urbaine (xiie-xve siècles) », dans I. Heullant-Donat dir., Cultures italiennes ( xiie- xve siècles), Paris, 2000, p. 17-51, et « All the world’s a stage : la théâtralisation de l’histoire », dans L’Histoire et les nouveaux publics dans l'Europe médiévale ( xiiie-xve siècles). Actes du colloque international organisé par la Fondation européenne de la science à la Casa de Velasquez, Madrid, 23-24 avril 1993, J.-P. Genet éd., Paris, 1997, p. 55-74·
44 À cela il faut ajouter tous les éléments de « mise en scène », qui peuvent concerner des domaines très variés : cf. A. von Hülsen-Esch éd., Inszienerung und Ritual in Mittelalter und Renaissance, Düsseldorf, 2005.
45 La bibliographie est énorme. Voir simplement, « Aux marches du palais ». Qu'est-ce qu’un palais médiéval ? Actes du viie Congrès international d’archéologie médiévale, Le Mans, 2001 ; M.-F. Auzépy et J. Cornette dir., Palais et pouvoir de Constantinople à Versailles, Saint-Denis, 2003 ; P. Boucheron et J. Chiffoleau dir., Les palais dans la ville. Espaces urbains et lieux de la puissance publique dans la Méditerranée médiévale, Lyon, 2004.
46 M. C. Miller, The Bishop’s Palace. Architecture and Authority in Medieval Italy, Ithaca, 2000.
47 Ibidem, p. 97
48 Maureen Miller cite longuement la vie de l’évêque de Pavie saint Lanfranc, contraint de renoncer à l’étable de son propre palais pour faire place au palais communal (p. 125).
49 Voir la remarquable thèse de Pierre-Yves Le Pogam, De la « Cité : de Dieu » au « Palais du Pape ». Les résidences pontificales dans la seconde moitié du xiiie siècle (BEFAR, 326) Rome, 2005, qui renouvelle entièrement la question.
50 A. Tommei, « Un modello di committenza papale : Niccolo III e Roma », dans Sancta Sanctorum, op. cit., p. 192-201.
51 P.-Y. Le Pogam, op. cit., p. 16 et p. 18-22 (itinéraire) ; A. Paravicini Bagliani, « La mobilità della corte papale nel secolo XIII. Riflessi locali », dans Società e istituzioni dell’Italia communale : l’esempio di Perugia (secolo XII-XIV), Pérouse, 1988, I, p. 155-278 : pour l’ensemble du siècle, Viterbe arrive en tête. Il faut ajouter qu’Assise reste importante, même si les papes y résident moins dans la seconde moitié du xiiie siècle, car ils y mettent souvent à l’abri leur trésor et une partie de leur administration.
52 P.-Y. Le Pogam souligne à juste titre que Gottfried Kersher, Architektur als Repräsentation. Spätmittelalterliche Palastbaukunst zwischen Pracht und zeremoniellen Voraussetzungen. Avignon – Mallorca – Kirchenstaat, Tübingen-Berlin, 2000, minimise l’influence des palais pontificaux italiens sur Avignon : mais Kersher met en évidence un fait capital, la fermeture sur lui-même du palais des Papes, préfiguration du palais de la Renaissance fermé sur ses cours intérieures au lieu d’être ouvert sur la ville. À Avignon (mais aussi au palais des Rois de Majorque à Perpignan ou avec les palais majorquins), on a affaire à des palais d’État, où le privé et le public sont rigoureusement séparés, et où les rituels du cérémoniel permettent l’organisation d’une véritable société de cour. Les résidences des rois français et anglais sont encore loin du compte à cette époque...
53 R. Müller, Sic hostes Ianua frangit. Spolien und Trophäen im mittelaltelichen Genua (Marburger Studien zur Kunst-und Kulturgeschichte, V), Weimar, 2002.
54 M. Jacoff, The Horses of San Marco and the Quadriga of the Lord, Princeton, 1993.
55 A. von Hülsen-Esch, « À propos de la Porta Romana de Milan : dans quelle mesure la sculpture de l’Italie du Nord reflète-t-elle certains aspects de l’histoire communale ? », Cahiers de Civilisation Médiévale, 35,1992, p. 147-153, et Romanische Skulptur in Oberitalien als Reflex der kommunalen Entwicklung im 12. Jahrhundert. Untersuchungen zu Mailand und Verona, Berlin, 1994, p. 36-118.
56 Sur la fontaine, voir C. Santini éd., Il linguaggio figurative della Fontana Maggiore di Perugia, Pérouse, 1996, et J. White, « The Reconstruction of Nicola Pisano’s Perugia Fountain », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXXIII, 1970, p. 70-83. Pour ces références, ainsi que pour ce qui suit dans ce paragraphe, je remercie Anna-Imelde Galletti.
57 A. Pétrucci, Ideologia e rappresentazione, Turin, 1986, et N. Giovè Marchioli, « L’epigrafia communale cittadina », dans P. Cammarosano, Le forme della propaganda politica nel Duo e nel Trecento (Collection de l’école française de Rome, 201), Rome, 1994, p. 268-286.
58 G. Ortalli, La peinture infamante du xiiie au xve siècle, Paris, [1973] 1996, p. 80-81.
59 Ibidem, p. 15 ; et J. Wirth, « Le portrait médiéval du Christ en Occident », dans A. Paravicini Bagliani, J.-M. Spieser et J. Wirth, Le portrait, la representation de l’individu, Florence, 2007, P-77-94·
60 J. Wirth, op. cit., p. 221, où il critique la position de Belting.
61 Voir aussi sur ce point R. Recht, Le croire et le voir..., op. cit., p. 98-103.
62 H. Belting, L’image et son public au Moyen Âge, Paris, [1981] 1998.
63 H. Belting, « Medium, Image, Corps. Une introduction au sujet », dans H. Belting, Pour une anthropologie..., p. 17-61, citation p. 43.
64 H. Belting, « Image et ombre. La théorie de l’image chez Dante, dans son évolution vers une théorie de l’art », dans H. Belting, Pour une anthropologie..., p. 241-270. La citation est p. 256 et les italiques sont de l’auteur.
65 Pour ce qui suit, H. Belting, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Pans, 1998 [1990], notamment« Les madones de Sienne », p. 511-552.
66 Donc un bon siècle après l’apparition des statues-colonnes gothiques à Saint-Denis qui, traditionnellement, marquent les débuts de la statuaire gothique, mais c’est évidemment avec les innovations de Niccolo et Giovanni Pisano qu’il faut faire un rapprochement. Sur la sculpture et la dévotion, voir R. Recht, Le croire..., op. cit., p. 251-335.
67 C. Frugoni, Francesco e l’invenzione delle stimmate, Turin, 1993, p. 203.
68 E. Lunghi, Il Crocefisso di Giunta Pisano e l’Icona del Maestro di San Francesoa alla Porziuncola, Pérouse, Santa Maria degli Angeli, 1995.
69 Cf. pour ce qui suit H. Belting, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, 2007 [1990], p. 511-552 (« Les madones de Sienne. L’image dans la vie quotidienne et religieuse »).
70 Le troisième maître d’Anagni est l’un des peintres des fresques des Santi Quattro Coronati.
71 Acta imperii, II, no 1035.
72 G. Danbolt, « Le pouvoir papal en images ; la légitimation du pouvoir papal aux xiiie et xive siècles », dans A. Ellenius dir., Iconographie, propagande et légitimation (Les origines de l’État moderne en Europe), Paris, 2001, p. 165-192. Un autre cycle, contemporain, mais très endommagé, est celui consacré à Constantin dans l’abside de San Silvestro à Tivoli.
73 Le sujet des fresques, sans doute postérieures à celles de la chapelle, et mis à part les effigies des saints Laurent, Paul, Dominique et François, fait plutôt penser aux « fresques platoniciennes » d’Anagni (zodiaque et planètes, mois et saisons, etc.) : voir infra ; cf. A. Draghi et F. Matera, « Gli affreschi nel convento dei Ss. Quattro Coronati a Roma : un capitulo inedito della pittura romana del Duecento », Rivista dell’Istituto nazionale di archeologia e storia dell’arte, LIV, 1999, p. 115-166.
74 S. Epp, Konstantinszylden in Rom. Die päpstliche Interpretation der Geschichte Konstantins des Grossen bis zur Gegenreformation, Münich, 1988, p. 28-29 ; il y a un autre cycle de Constantin à Rome, en mosaïque sur le portique de la basilique du Latran ; dans celui du Vatican, il n’y a que le songe de Constantin avec les saints Pierre et Paul, à la représentation de l’histoire desquels est voué ce cloître. Il y a d’autres chapelles dédiées à saint Sylvestre à Rome (à San Martino ai Monti) et à Tivoli.
75 G. Danbolt, op. cit., p. 166-176.
76 A. Tomei, « Gli affreschi : una lettura », dans G. Giammaria dir., Un universo di simboli. Gli affreschi della cripta nella cattedrale di Anagni, Rome, 2001, p. 39-46.
77 F. W. N. Hugenholtz, « Un manifesto politico », dans Giammaria, Un universo di simboli, op. cit., p. 47-70 (traduction d’une étude datant de 1979).
78 L. Pressouyre, « Le cosmos platonicien de la cathédrale d’Anagni », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, LXXVIII, 1966, p. 551-593.
79 Les analyses de M. Q. Smith, « Anagni. An Example of Medieval Typology », Papers of the British School of Rome, XXXIII, 1965, p. 1-47, montrent un traitement typologique complexe, fondé sur les cinq sens du mot arca. Au sens littéral, c’est l’arca des Israélites (Exode, 25-27), contenant les tables des commandements, le lieu où Dieu et son peuple se rencontrent. Son histoire occupe la partie médiane de la voûte. Mais il y a aussi l’arca de saint Magne : patron d Anagni, ses miracles et son martyre forment le cycle hagiographique qui se termine autour de l’autel, arca foederis de l’Eucharistie, avec l’Ascension et les « Ascensions » d’Élie et Enoch (arca testamenti de l’Apocalypse) ; enfin, l’incorruptibilité du corps du Christ et du bois de l’arche mène à l’incorruptibilité du corps de Marie, arca dei.
80 S. Romano, « Il Sancta Sanctorum : gli affreschi », dans Sancta Sanctorum, Milan, 1995, p. 38-125.
81 Je suis ici S. Romano, La basilica di San Francesco ad Assisi. Pittori, botteghe, strategie narrative, Rome, 2001, p. 15-48 ; voir aussi H. Belting, Die Oberkirche von San Francesco in Assisi, Berlin, 1977·
82 Ce que suggère la découverte en 1981 des insignes de Clément IV, par ailleurs reconstructeur en style gothique français de la cathédrale de Narbonne : cf. E. Lunghi, San Franceso..., op. cit., p. 56-58.
83 S. Romano, La basilica..., op. cit., p. 49-69.
84 Bullarium Franciscanum Romanorum Pontifïcum, J. H. Sbaralea éd., Santa Maria degli Angeli, [1759-1768] 1983, IV, p. 16-17.
85 V. Pace, Arte a Roma nel Mediœvo. Committenza, ideologia e cultura figurative in monumenti e libri, Naples, 2000, p. 399-414 ; l’auteur insiste sur le fait que Torriti est bien un franciscain, même s’il n’est peut-être qu’un tertiaire (il n’est pas désigné comme frater comme Jacobus de Camerino, représenté avec lui sur l’abside de Saint-Jean de Latran) : c’est d’ailleurs la première représentation d’artistes dans l’espace sacré de l’abside (p. 403-405].
86 S. Romano, La basilica, op. cit, p. 184.
87 B. Zanardi, Il cantiere di Giotto. Le storie di San Francisco ad Assisi, Milan, 1996, et Giotto e Pietro Cavallini : la questione di Assisi e il cantiere medievale de pittura a fresco, Milan, 2002. Voir aussi l’introduction de Giuseppe Basile à G. Basile et P. Pasquale Magro, Il cantiere pittorico della Basilica Superiore di San Francesco in Assisi, Assise, 2001 (cf. p. xxiii) pour mesurer les divergences d’opinion entre spécialistes du sujet.
88 Ceci d’après Bruno Zanardi.
89 D. Raynaud, L’hypothèse d’Oxford. Essai sur les origines de la perspective, Paris, 1998. Voir plus récemment son introduction à M. Cojannot-Le Blanc, M. Dalai-Emiliani et P. Dubourg-Glatigny, L’artiste et l’œuvre à l’épreuve de la perspective (Collection de l’École française de Rome, 364), Rome, 2006.
90 Les manuscrits d’optique du Conuento viendraient de cette donation. D’ailleurs, les deux bibliothèques les plus riches en manuscrits d’optique sont celle du couvent des Franciscains à Florence, Santa Croce (dont le gardien est un temps Pierre de Jean Olivi), une bibliothèque dont on sait qu’elle a été fréquentée par Dante comme par Giotto, et celle de la papauté.
91 E. Lunghi, San Franceso..., op. cit., p. 119-145.
92 A. Sorci, « Ambiti di diffusione del sapere ottico nel duecento. Tracce per uno studio sulle conoscenze scientifiche degli artisti italiani del XIII secolo », dans L’artiste et l’œuvre..., op. cit., p. 19-42, à la p. 42.
93 La démonstration est faite sur l’Approbation de la règle (panneau VII du schéma de S. Romano, p. 226-227) : D. Raynaud, L’hypothèse..., op. cit., p. 113-120. Le plus souvent, les mises en perspectives d’Assise et/ou de Giotto sont partielles, ne s’appliquant qu’à une partie de la fresque : voir, pour une autre interprétation, J.-Ph. Antoine, « Ad perpetuam memoriam : les nouvelles fonctions de l'image peinte en Italie, 1250-1400 », Mélanges de l’École française de Rome, 100, 1988, p. 514-615 ; je remercie Jean-Claude Schmitt d’avoir attiré mon attention sur cet article.
94 E. Panofslcy, La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, 1975.
95 Boccace, Decameron, VI, 5 (traduction de Jean Bourciez, Paris, 1967, p. 413).
96 C. Frugoni, Due Papi per un Giubileo. Celestino V, Bonifacio VIII e il primo Anno Santo, Milan, 2000.
97 A. Paravicini Bagliani, « Bonifacio VIII, l’affresco di Giotto e i processi contro i nemici della Chiesa. Postilla al giubileo del 1300 », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 112, 2000, 1, p. 459-483.
98 Chiara Frugoni a aussi noté que, dans L’approbation de la règle à Assise, Francesco se tient avec une règle enroulée devant Innocent III, ce qui est historiquement faux, le pape ayant pris soin de ne donner son accord que sous forme orale : l’« erreur » s’explique mieux quand on lit sur le rouleau l’incipit de la regula bullata accordée par Honorius III le 29/XI/1223, c’est-à-dire la seule règle officiellement acceptée par la papauté !
99 P.-Y. Le Pogam, op. cit., p. 41-53.
100 Sur ces rapports entre le texte et l’image, cf. H. Belting, « Das Bild als Text. Wandmalerei und Literatur im Zeitalter Dantes », et R. Kuhns, « The Writer as Painter. Observations on Boccacio’s Decameron », dans H. Belting et D. Blume éd., Malerei und Stadtkultur in der Dantezeit. Die Argumentaton der Bilder, Munich, 1989, respectivement p. 23-64 et p. 65-70.
101 H. Belting, « The New Role of Narrative in Public Painting of the Trecento : Historia and Allegory », Studies in the History of Arts, XV, 1985, p. 151-168.
102 Voir sur ce point les remarques essentielles de Louis Marin, « Visibilité et lisibilité de l’histoire : à propos des dessins de la colonne Trajane », réédité dans De la representation, Paris, [1994] 1984, p. 219-234.
103 « Un “buon governo” nella Leggenda Francescana di Assisi ? », dans E. Lunghi, San Francesco..., op. cit., p. 61-78.
104 P. Boucheron, « “Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est peinte ici”. La fresque du Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti », Annales HSS, LX, 6, 2005, p. 1137-1199.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. LAMOP-UMR 8589 CNRS
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