Écrire en « enragé »
p. 181-189
Texte intégral
1La rage est une maladie virale qui, de très longue date, a frappé les esprits humains par son caractère horrible et inéluctablement fatal. De ce fait, elle a donné lieu à un grand nombre de publications, le professeur Jean Blancou considérant même, il y a quelques années, que « la rage est certainement la maladie sur laquelle ont été écrits de tout temps le plus grand nombre d’ouvrages1 ». Au xixe siècle et au début du siècle suivant, des vétérinaires et des médecins ont beaucoup publié sur l’histoire de cette zoonose mais avec une approche souvent centrée sur les écrits anciens et sur la diversité des traitements2. Plus récemment, à l’occasion du centenaire de la première vaccination humaine effectuée par Louis Pasteur, Jean Théodoridès a publié une Histoire de la rage axée sur l’amélioration progressive des connaissances3. À l’étranger, en particulier dans le monde anglo-saxon, cette histoire a généralement été abordée sous l’angle de l’épidémiologie ou sous celui social et culturel4. Que ce soit l’histoire des pratiques, des savoirs ou des imaginaires, il s’est agi d’une histoire anthropocentrée, d’un « monologue humanocentrique5 ». Les animaux ont été traités en objets passifs, comme s’ils formaient une toile de fond devant laquelle s’activaient les humains et surtout les scientifiques, considérés comme les seuls véritables acteurs. Il a manqué la présence réelle des bêtes, les permanences ou les évolutions de leur condition, leurs odeurs et leurs sons, leurs besoins et leurs souffrances, leurs actions et leurs réactions.
2Notre publication, Enragés ! Une histoire animale (France, fin xviiie-fin xxe siècle)6, est l’une des premières essayant d’adopter en histoire le « point de vue animal7 », qu’il faut ici comprendre comme une focalisation sur le sort des animaux dans le passé et non comme une opinion des bêtes sur tel événement historique. Ce positionnement ambitionnait de pointer l’impact des événements d’origine naturelle ou humaine sur la vie quotidienne des animaux, de montrer l’évolution de leurs conditions d’existence ou de travail et de mettre en évidence les comportements qu’ils adoptaient, les actions qu’ils entreprenaient, les émotions qu’ils manifestaient et les relations qu’ils entretenaient avec les autres êtres vivants. Nous avons ainsi souligné l’inégale menace de la rage en fonction des espèces, des individus, des périodes ou des lieux, et mis en lumière les circonstances des contaminations, les symptômes ressentis par les malades, les pratiques antirabiques et les massacres subis par ces populations animales ainsi que les diverses modalités, individuelles et collectives, de résistance animale. Un tel positionnement zoocentré oblige à penser des questions fondamentales concernant les sources utilisées, les concepts maniés et les croisements disciplinaires entrepris. Il implique aussi d’adopter un mode original d’écriture, inhabituel pour l’historien et, au-delà, pour l’humain. C’est cette nécessité de rédiger autrement, pour mieux restituer des expériences animales, approcher « d’autres vies que la nôtre8 », qui est traitée ici en revenant sur le processus d’écriture de ce livre.
Une rigoureuse démarche d’écriture
3Le défi d’écrire ce qu’a vécu un animal dans le passé a nécessité de faire usage d’un certain nombre de procédés choisis avec justesse et manipulés avec rigueur. Il n’a pas été question de céder à la tentation de fantaisies romanesques, comme rédiger ce vécu à la première personne du singulier faisant de l’animal un héros, ce qui aurait décrédibilisé le projet scientifique. À commencer par le choix du titre : Histoire de la rage, très classique, habituel aux yeux du lecteur, n’aurait pas convenu puisqu’il aurait mis en avant la maladie et le virus rabique mais aurait négligé les animaux. D’ailleurs, les ouvrages ainsi intitulés ne répondent jamais complètement au défi d’un tel titre, car ils traitent avant tout des humains et peu de l’agent pathogène. Le terme « enragés » offrait un double intérêt, celui de braquer le projecteur sur les malades, les victimes, non sur les scientifiques ou les administrateurs, et celui de capter le regard du lecteur eu égard à la forte charge symbolique de la maladie. Le faire suivre d’un point d’exclamation et l’imprimer en orange sur une couverture dominée par le bleu rehaussait la capacité d’attraction. Comme la rage est une zoonose, il fallait préciser qui étaient les « enragés ». Le sous-titre, « Une histoire animale », a permis de désigner les animaux tout en indiquant que les humains ne sont pas au cœur de l’ouvrage et que l’ambition était d’écrire du « point de vue animal ». Il donne aussi à comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une histoire des animaux mais aussi d’une histoire par les animaux. L’épigraphe, extraite d’une publication datée de 1930, a été choisie pour ce qu’elle dit du positionnement de l’ouvrage, du renversement complet de point de vue : « Est-il bien prouvé que ce soit le chien qui ait inoculé la rage à l’homme ? Ne serait-ce pas dans l’origine un homme qui aurait mordu un chien9 ? »
4Le plan est un autre élément essentiel d’une écriture zoocentrée. La composition et les titres des parties ont été construits et définis par rapport au vécu animal, afin de retracer le parcours des individus et de reconstituer le sort collectif des espèces confrontées à la menace rabique et aux pratiques humaines. Nous avons déterminé cinq parties qui sont autant d’étapes de l’expérience des animaux face à la rage, depuis leur contamination jusqu’à leur décès. Pour chacune des situations, les titres ont été centrés sur ce que vivaient ou faisaient ces animaux : 1. « Contaminés », 2. « Malades », 3. « Traités », 4. « Morts », 5. « Résistants ». Le choix d’un mot unique, et systématiquement d’un adjectif, implique de se concentrer sur le sort des animaux. Terminer avec la résistance animale, et non la mort, a permis de conclure sur une note d’espoir, des animaux ayant pu survivre grâce aux vaccins ou à leurs réactions, mais aussi d’insister sur l’agentivité des protagonistes, c’est-à-dire leur capacité à agir de manière autonome. « Résistants », est le seul de ces cinq titres à être un adjectif verbal. Cela en fait un indicateur plus novateur et donc plus dérangeant, car il induit l’idée d’actions des animaux face à la maladie et aux pratiques antirabiques, qu’elles soient conscientes ou non, qu’elles se révèlent efficientes ou non.
5La structure du texte répond aussi à l’ambition de retracer le vécu des animaux dans le contexte rabique et elle reflète des questionnements multiples, à savoir ceux « qui importent pour l’animal10 ». Nous avons restitué la réalité concrète des animaux : les soucis posés pour s’hydrater et se nourrir, les difficultés de déplacement, les perturbations des perceptions sensorielles, l’impossibilité d’avoir des relations normales avec des congénères, les douleurs ressenties lors de certains traitements, les tentatives d’échapper aux pratiques subies, etc. Les chapitres et les intertitres traduisent cette préoccupation. Ainsi, le chapitre 5 a été intitulé « Développer la rage », sa seconde sous-partie « Des corps en souffrance11 » et les sections qui la composent sont annoncées par des expressions telles que « Une agitation inhabituelle », « Sens dessus dessous », « Un défi : boire et manger », « Tituber à la façon d’un moderne Silène », qui est une citation d’un savant du xixe siècle12.
6Au sein du texte lui-même, la reconstitution des vécus peut également être atteinte en zoocentrant toutes les phrases ou presque. Cela implique de promouvoir les animaux en sujets des phrases et de ne plus les reléguer en compléments d’objet, directs ou indirects. Ces phrases ont donc été structurées autour des individus et des espèces animales tandis que les humains ont été relégués au second plan et n’apparaissent que si leurs actions ont influé sur la condition des animaux. Ainsi, lorsqu’il était question des modifications de comportement provoquées par la rage, nous avons fait état de la propension des animaux enragés à lécher certaines parties du corps des humains. Dans un texte centré sur le virus rabique, nous aurions pu écrire : « Le virus de la rage se transmet également par le léchage des mains et du visage des humains par les chiens malades. » Dans un texte centré sur les humains, il aurait été logique d’écrire : « Les personnes sont également contaminées lorsqu’elles se font lécher les mains et le visage par des chiens enragés. » Dans notre livre qui se veut zoocentré, nous avons écrit : « Les chiens enragés manifestent une tendance marquée au léchage des mains voire du visage13 » des humains. Cette tournure oblige l’historien à une véritable discipline, car notre instruction et nos conceptions nous incitent à rédiger « naturellement » de manière anthropocentrée.
7La question des verbes est essentielle. Il est légitime d’employer des verbes d’état et d’action qui retranscrivent ce que ressent et ce que fait un animal. Tout au long du texte, les animaux ont ainsi été associés à des verbes comme « se voir », « ressentir », « exprimer », « éprouver », « endurer » ou encore « souffrir14 ». Par ailleurs, comme les animaux étaient acteurs des événements et qu’ils avaient, au moins certains d’entre eux, une conscience, il ne nous a pas paru aberrant d’utiliser des expressions ou des verbes exprimant une décision prise par ces individus. Ainsi, les animaux sont devenus les sujets de verbes comme « décider », « opter15 » ou encore « choisir » : « Il est signalé par des observateurs que des renardes font le choix de ne pas mettre bas dans les terriers précédemment gazés16. » L’usage de verbes pronominaux, commençant par le pronom personnel « se », nous a semblé pertinent. Le lecteur est alors invité à se mettre à la place de l’animal, à adopter le point de vue de l’individu ou du collectif. L’emploi de ces verbes pronominaux, qui plus est à l’infinitif, est apparu particulièrement probant pour les titres. Ainsi, le chapitre 7 a été intitulé « Se montrer agressif » et une expression comme « se blesser gravement » a été employée pour un intertitre.
8Concernant les verbes, s’est enfin posée la question du temps employé. L’emploi du présent nous a paru judicieux, non pour échapper aux difficultés grammaticales des temps du passé, mais pour réduire la distance entre ces animaux ayant vécu autrefois et les humains de ce début du xxie siècle. Le choix du présent facilite ainsi le « décentrement17 » du lecteur qui peut avoir l’impression d’assister en direct aux phénomènes et aux événements. Ce rapprochement nous a paru assez efficace dans une phrase comme celle-ci, d’autant qu’elle est associée à une opération :
Le chien est saisi et maintenu par un ou deux assistants puis, après qu’un morceau de bois a été installé en travers de sa gueule pour tenir celle-ci entrouverte, il doit supporter la mise en place d’un bâillon qui lui immobilise les mâchoires. Le chien se fait alors briser, à l’aide d’une pince, les pointes de ses quatre canines. Celles-ci et les douze incisives sont ensuite érodées, à l’aide d’une lime, afin de les rendre les plus plates possibles18.
9Le choix des mots est également porteur de sens. Pour ne pas alourdir le texte ni faire acte de militantisme, nous avons écarté l’expression « animaux non humains » bien qu’il soit scientifiquement établi que nous, Homo sapiens, soyons aussi des animaux. Le terme « animaux » a été régulièrement employé quand il était question de l’ensemble des mammifères étudiés ou pour ne pas être répétitif. Toutefois, nous avons essayé de faire usage de vocables plus précis dès lors que nous pouvions caractériser les êtres. Les espèces ont été nommément citées lorsque nous décrivons ce qui leur arrivait et cette échelle de l’espèce a été privilégiée dans la première partie, « Contaminés », qui visait à mesurer dans le temps l’ampleur des infections au sein de chaque espèce et à comprendre les circonstances des contaminations en lien avec les caractéristiques biologiques et comportementales des espèces ainsi qu’avec leurs conditions de vie dans la nature ou sous la conduite des humains. Les chapitres de cette partie ont porté spécifiquement sur les loups, les chiens, les renards et sur un groupe composé des bestiaux, des chats, des rongeurs et des léporidés. Les mots « loups », « chiens » ou « renards » reviennent ainsi plus souvent qu’« animaux ».
10Par ailleurs, chaque animal est d’abord un être qui a son propre corps, ses propres besoins, ses propres sensations, sa propre histoire, etc. Pour mettre cette singularité en exergue, nous avons régulièrement employé le vocable « individu » à propos d’un animal clairement défini, ainsi reconnu comme « animal singulier19 ». Et lorsque nous avions des données plus précises, nous avons fait en sorte de désigner cet individu du nom attribué par son maître ou de donner des détails sur son âge, son sexe, sa taille ou encore sa couleur de robe. Ainsi, l’animal a retrouvé un peu de son identité et parfois de sa personnalité. Notre livre revient par exemple sur les derniers jours de Fidèle, un chien épagneul âgé de 12 ans, qui appartenait à la veuve Matif, rentière à Fécamp, et qui a contracté la rage en 1865, ce qui a incité le vétérinaire à l’abattre d’une balle dans le front20. Souvent, nous ne sommes pas en mesure de donner autant de renseignements, comme pour cette jument du dépôt de Belleville de la Compagnie des omnibus, emportée par la rage en 1881. Tout ce que nous savons est qu’elle était âgée de 8 ans et qu’elle portait le numéro de matricule 566321.
11Pour les bipèdes, nous avons employé de préférence le mot « humains » afin de laisser ceux-ci dans la pénombre. Nom et qualité (propriétaire, vétérinaire, ministre…) n’ont été indiqués que s’ils permettent de comprendre ce qu’ont vécu les animaux. Par exemple, Louis Pasteur a été cité nommément parce qu’il a expérimenté son futur vaccin sur des chiens ou parce qu’il les a enfermés dans ses chenils avant de les faire tuer quand ils développaient la rage22. Mais il est relégué au second plan, comme dans cette phrase : « À la fin du xixe siècle, les animaux employés par Louis Pasteur sont ainsi tués faute de places dans les divers sites mis à sa disposition mais aussi pour ne pas que les hurlements des chiens enragés gênent le voisinage23. »
12Avec un positionnement zoocentré, il est plus que jamais indispensable pour l’historien d’asseoir son propos en prenant appui sur des extraits issus de sources solides (rapports vétérinaires, actes administratifs, travaux éthologiques…), sous peine, dans le cas contraire, d’être accusé d’affabulations ou d’anthropomorphisme. Les citations ont donc été nombreuses. Certaines fois, ces citations ont été reprises telles quelles car leur formulation décrivait ce qui était réellement arrivé aux animaux ou bien ce qu’ils faisaient. Dans le cas de phrases trop anthropocentrées, il a fallu réorganiser la citation en n’en conservant qu’une partie ou bien se contenter de la résumer en indiquant sa référence en note.
Un exemple : « Le salut n’est pas que dans la fuite »
13Pour se rendre compte de ces procédés, le plus simple est de reproduire in extenso un extrait. Le passage choisi se situe au sein de la partie « Résistants », à l’intérieur du quatorzième chapitre « Résister » et du sous-chapitre « Sauver sa peau ». Succédant à un paragraphe qui montre comment les animaux détectent les menaces que représentent les animaux enragés ou certains humains, cette sous-partie a pour titre « Le salut n’est pas que dans la fuite ». Elle est représentative de notre démarche d’écriture : les animaux sont les sujets des verbes ; ceux-ci insistent sur le ressenti et les actes des animaux ; ces verbes sont au présent ; certains individus sont caractérisés ; les informations sont sourcées ; des citations appuient le propos24.
Le salut n’est pas que dans la fuite25
Dès qu’ils ont pris conscience26 du risque d’agression qui pèse sur eux, les animaux adoptent des attitudes fort diverses qui vont de la fuite à la violence en passant par la ruse. La réussite de ces réactions diverge bien sûr selon les caractéristiques des situations vécues et des individus concernés, la persistance de la menace rabique en France pendant ces deux siècles prouvant qu’elles sont loin d’être toutes couronnées de succès.
La modalité de résistance27 la plus souvent citée est la fuite que prennent les animaux en s’éloignant rapidement ou en trouvant asile dans un lieu sûr. C’est le cas, à Lyon vers 1863, de chiens mâles qui, à la vue d’une chienne « en folie » mais enragée, décident28 de « s’enfuir au lieu de la rechercher ». Cette réaction de fuite est très fréquente chez les animaux pourchassés. Ainsi, en 1879, à Paris, un « magnifique chat angora29 » suspect de rage cherche ainsi à s’échapper quand il se rend compte qu’ on lui f[a]it la chasse ; un boucher a cassé la crosse de son fusil en essayant de l’assommer. Le fugitif s’est réfugié dans le gymnase Paz ; et après avoir grimpé aux échelles, sauté d’un trapèze à l’autre, il est allé se cacher au sixième étage de la maison, où les moniteurs du gymnase, armés de sabres et de hachettes, l’ont encore pourchassé pendant près d’un quart d’heure. À la fin, la terrible bête a été assommée30.
Pris dans un piège, les animaux cherchent à se libérer par tous les moyens31. En 1814, à Nonsard (Meuse), une louve tombée dans une fosse parvient ainsi à s’agripper à la pique utilisée pour la tuer et à regagner la surface32. La fuite est bien plus douloureuse pour les animaux dont une patte est prise dans un piège à mâchoires et qui n’hésitent alors pas à amputer le membre emprisonné afin de retrouver la liberté. Cette auto-mutilation conduira non seulement au handicap d’une vie sur trois pattes mais aussi à des risques d’infection a posteriori. Quand ils sont face à une situation dont ils ne parviennent pas à s’extirper, les animaux usent d’autres stratagèmes. Il y en a, par exemple, qui refusent d’avancer vers le lieu de l’exécution comme ce chien qui est conduit dans la salle de pendaison de la fourrière de et qui bascule son centre de gravité en arrière en baissant la croupe, ce qui oblige le bourreau à le traîner au sol. D’autres individus cherchent à susciter la pitié ou la sympathie chez des humains. Le regard de certains animaux placés dans une cage à la fourrière et assistant à la mort de leurs camarades est ainsi qualifié de « suppliant » par ceux qui entreprennent une visite dans cette antichambre de la mort. Dans un reportage à la fourrière de Paris en 1878 est rapporté le fait qu’« un griffon, à la tête bouffonne et narquoise, sorte de chien-clown, se dresse sur ses pattes de derrière, en sautillant – il veut attendrir ses bourreaux ! Une navrante association d’idées s’est faite dans son cerveau. Il se rappelle que d’ordinaire on le bat pour le faire danser33 ».
Les animaux peuvent également tenir bon face aux souffrances endurées. Lors du gazage des terriers, les renardes expérimentées et prudentes, résistent longtemps, parfois plusieurs heures jusqu’à ce que, en dernière extrémité, « les muqueuses oculaires et respiratoires rongées par le produit, elles soient contraintes de gagner, elles aussi, une des gueules du terrier d’où elles jaillissent à toute vitesse pour éviter les tireurs ». Tenir le plus longtemps possible est également la réaction instinctive que mettent en œuvre les chiens qui sont pendus, gazés ou noyés dans les fourrières aux époques où ces techniques de mise à mort étaient employées. Lors de ces opérations d’abattage, les animaux sont décrits comme gémissant, se débattant, s’agrippant les uns aux autres pour essayer de se libérer et comme bloquant un temps leur respiration pour ne pas faire entrer l’eau ou le gaz toxique dans leurs poumons.
Enfin, les animaux n’hésitent pas à se battre avec acharnement à coups de crocs, de griffes, de sabots ou de cornes contre les humains qui essaient de les tuer. À Paris, en avril 1888, sur les plus de 2 000 chiens pendus à la fourrière, quelques-uns ont réussi à mordre les agents chargés de cette besogne qui doivent alors consulter à l’Institut Pasteur. À Brest, la même année, un chien, « poursuivi dans la rue, parce qu’il mordait tous les animaux de son espèce qu’il rencontrait » est pris à partie par un soldat qui « traversa le ventre du chien avec son sabre-baïonnette, et cloua l’animal au sol, mais celui-ci en relevant la tête put atteindre sa main droite, et lui fit de nombreuses blessures contuses ». Les réactions sont tout aussi vives chez les animaux sauvages qui sont acculés par des chasseurs, comme les blaireaux et les renards coincés dans leurs terriers ou les loups cernés par une meute qui, tous, se battent avec l’énergie du désespoir34.
14En se voulant imaginatif et rigoureux dans l’écriture, il est tout à fait possible de donner à voir un vécu animal passé, ici en l’occurrence le vécu des animaux face à la rage en France entre la fin du fin xviiie et la fin du xxe siècle. Cette réalisation ouvre des perspectives non seulement pour les historiens mais aussi pour les éthologues, les vétérinaires ou encore les écologues. En effet, en se plaçant sur le « versant animal35 », le chercheur accède à un autre point de vue sur les phénomènes et peut ainsi mieux les comprendre et, si besoin, agir plus efficacement sur ceux-ci. Ainsi, dans le cadre du projet mondial One Health, « une seule santé », qui associe santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes, la démarche consistant à se placer du côté des animaux offre ainsi la possibilité aux scientifiques de mieux saisir pourquoi les animaux réagissent de telle ou telle manière face à certaines pratiques humaines passées ou actuelles, comme la vaccination. En s’appuyant sur des exemples historiques, tel celui de la rage, et sur le point de vue animal, les politiques sanitaires devraient ainsi gagner encore en efficacité.
15Malgré le soin apporté aux procédés, il nous arrive parfois, lorsque nous relisons ce livre, de juger que nous n’avons pas assez retourné le point de vue, que telle phrase ou tel paragraphe était encore trop anthropocentré. Il nous semble que ces faiblesses s’expliquent par le fait que le décentrement est un processus exigeant, qui ne peut aboutir tout de suite à un résultat parfait. Il faut sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier, se poser de nouvelles questions, revoir des plans pas assez zoocentrés, améliorer des phrases encore bancales, etc. Ce n’est qu’après un certain nombre d’années de pratique qu’on commence à écrire du point de vue des animaux de manière un peu satisfaisante, du moins espérons-le. Nous avons poursuivi cette histoire du vécu animal et cette recherche d’écriture avec un ouvrage consacré aux renards en France aux xxe et xxie siècles, dont le titre, Vivre en renard. La traversée du siècle, indique l’ambition de retracer l’histoire de Vulpes vulpes du point de vue animal36.
Notes de bas de page
1 Jean Blancou, Histoire de la surveillance et du contrôle des maladies animales transmissibles, Paris, OIE, 2000, p. 199.
2 Parmi d’autres, voir Bernard-François Balzac, Histoire de la rage, Tours, Mame, 1810 ; Camille Leblanc, Documents pour servir à l’histoire de la rage, Paris, Renou, Maulde et Cock, 1873.
3 Jean Théodoridès, Histoire de la rage. Cave Canem, Paris, Masson, 1986.
4 Arthur A. King (dir.), Historical Perspective of Rabies in Europe and the Mediterranean Basin, Paris, OIE, 2004 ; Neil Pemberton, Michael Worboys, Rabies in Britain: Dogs, Disease and Culture 1830-2000, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007 ; Bill Wasik, Monica Murphy, Rabid: A Cultural History of the World’s most Diabolical Virus, New York, Penguin, 2012 ; Jessica Wang, Mad Dogs and Other New Yorkers: Rabies, Medicine, and Society in an American Metropolis 1840-1920, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2019.
5 Florence Brunois, « Pour une nouvelle approche interactive des savoirs locaux : l’ethno-éthologie », Journal de la Société des océanistes, 121, 2005, p. 32.
6 Nicolas Baron, Enragés ! Une histoire animale (France, fin xviiie-fin xxe siècle), Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2022. Il s’agit de la version publiée (et synthétisée) d’une thèse d’histoire contemporaine soutenue en 2021 à l’université Lyon 3 sous la direction d’Éric Baratay. Cette thèse a obtenu le prix de thèse Sciences humaines et sociales de l’université Lyon 3 en 2021.
7 Éric Baratay, Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012.
8 Homéric, D’autres vies que la nôtre, Paris, Grasset, 2012.
9 Adolphe Houdetot, La petite vénerie ou La chasse au chien courant, Paris, Nourry, 1930, p. 105.
10 Vinciane Despret, « From Secret Agents to Interagency », History and Theory, 52/4, 2013, p. 30.
11 N. Baron, Enragés !, op. cit., p. 101-116.
12 Amédée Houssin, Rapport sur la rage adressé à M. le Préfet de police de la Seine suivi d’Observations intéressantes et utiles à consulter, Clichy, Dupont, 1875, p. 14.
13 N. Baron, Enragés !, op. cit., p. 122.
14 Ibid., p. 157, 117, 121, 144, 187 et 201.
15 Ibid., p. 269 et 274.
16 Ibid., p. 274.
17 Ewa Domanska, « Beyond Anthropocentrism in Historical Studies », Historein, 10, 2010, p. 118.
18 N. Baron, Enragés !, op. cit., p. 187-188.
19 Dominique Lestel, L’animal singulier, Paris, Seuil, 2004.
20 N. Baron, Enragés !, op. cit., p. 210. D’après le Recueil de médecine vétérinaire, 1878, p. 128.
21 Ibid., p. 147-148. D’après le Recueil de médecine vétérinaire, 1881, p. 1049.
22 Ibid., p. 58, 212, 255 et 286.
23 Ibid., p. 212.
24 Pour ne pas alourdir la présentation de cet extrait, nous n’avons pas reproduit l’appareil de notes de bas de pages. Toutes les sources mentionnées dans ce passage sont indiquées dans ibid.
25 Le titre de ce paragraphe est zoocentré puisqu’il est question du salut des animaux. Ce sont les réactions des animaux aux captures ou aux mises à mort par les humains qui nous intéressent.
26 L’existence d’une conscience chez certains animaux est aujourd’hui admise par nombre de chercheurs. Elle implique des capacités perceptives et cognitives dont on a montré l’existence chez diverses espèces animales.
27 Ce terme n’est pas propre aux humains. De nombreux chercheurs ont mis en évidence les tentatives animales de se soustraire par divers moyens à certaines situations déplaisantes. Dans ce passage, des verbes traduisent ces formes de résistance, comme « refuser », « réagir » et, bien sûr, « résister ».
28 Le choix du verbe « décider », comme « adopter » plus haut ou « chercher à » plus bas, permet de mettre l’accent sur les initiatives des animaux face à une situation.
29 La citation permet d’insister sur l’individualité de cet animal : ce n’est pas que « un » chat ; c’est un chat qui vit à Paris en 1879, qui est de race angora et qui est jugé particulièrement beau.
30 Seule est citée la partie du texte qui met en scène le vécu de l’animal. La phrase introduisant cette citation doit être formulée de telle manière que l’animal soit l’acteur principal dans ce court passage.
31 Nous avons ici utilisé le verbe pronominal « se libérer », afin d’insister sur les actions d’animaux qui ne restent pas passifs dans l’attente, peut-être illusoire, d’être libérés par des humains.
32 La louve est sujet de la phrase et les verbes d’action employés insistent sur les gestes qu’elles réalisent. À l’inverse, les humains ne sont pas explicitement cités bien qu’ils soient aussi des acteurs de cet événement.
33 Cette citation a été choisie car elle a le double intérêt d’être positionnée du point de vue de l’animal et d’être particulièrement vivante, ce qui permet au lecteur de se représenter plus facilement la scène et le vécu du chien.
34 Dans cette phrase, comme dans les autres, les verbes sont employés au présent afin de rapprocher au maximum les événements passés du lecteur. Seule la citation précédente est au passé simple. Tout l’extrait est tiré de N. Baron, Enragés !, op. cit., p. 269-271.
35 Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, Paris, Bayard, 2007.
36 Nicolas Baron, Vivre en renard. La traversée du siècle, Arles, Actes Sud (Mondes sauvages), 2023.
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