Descartes contemporain
Subjectivité et ordre symbolique : Descartes lu par Lacan
p. 61-88
Texte intégral
1L’enjeu général de cet article consiste en l’examen de la réactivation de la philosophie de Descartes, au cœur de la thématisation contemporaine du sujet au titre d’une subjectivité non égologique, et de la définition corrélative de l’ordre humain comme ordre symbolique, non réductible à ce titre à un ordre naturel.
2Il se trouve, en effet, que le projet d’une conceptualisation du sujet distincte de la catégorie de conscience ou de moi, et la thématisation afférente d’un ordre symbolique (la loi et le langage) comme instance singulière d’humanisation, se rencontrent dans le projet lacanien d’un retour à la singularité de la découverte de Freud, celle de l’inconscient. Ce retour à Freud, proposé par Lacan, se doubla lui-même d’un « retour à Descartes », qui marqua du reste une grande partie de son œuvre attachée à la critique de la psychologie, contre toutes les tentatives d’oblitération de la ligne de partage entre psychanalyse et psychologie. Ce mot d’ordre du « retour à Descartes », lancé par Lacan dès les années 1950, concerne avant tout la conceptualisation moderne du sujet dans son rapport au « phénomène de la folie » et dans le registre de la « conquête de la vérité », telle qu’elle s’institue dans la deuxième des Méditations métaphysiques1. La mobilisation du sujet cartésien, à rebours de la lecture classique du cogito identifié au sujet de la conscience, scande tout le travail de Lacan. Ce retour singulier à Descartes se comprend dans le contexte de son combat contre le psychologisme, dans l’ordre même de la psychanalyse.
3Nous envisagerons donc d’abord deux aspects théoriques, étroitement corrélés, de cette contemporanéité singulière du cartésianisme, à travers la reprise de la pensée cartésienne par la psychanalyse au xxe siècle. Cette reprise, telle qu’elle fut expressément engagée et revendiquée par Jacques Lacan, concerne ainsi au premier chef la compréhension du sujet cartésien, à travers une lecture paradoxale, hérétique pourrait-on dire, du cogito, aux antipodes d’une philosophie de la conscience.
4Dans un second moment, nous envisagerons le retour à Descartes en tant qu’il se rapporte aussi à la thématisation cartésienne du langage et de la vera loquela considérée comme le critère fondamental de la distinction entre humanité et animalité. C’est cette capacité spécifiquement humaine, selon Descartes, de répondre « à propos » de ce qui se dit, qui constitue pour Lacan une dimension spécifique de la parole humaine et du sujet au titre de sujet hanté par le « discours de l’Autre ».
5Nous évoquerons enfin, dans un dernier temps, ce qui pourrait constituer une tradition rationaliste, de Descartes à Lacan, articulée à la perspective antipsychologiste. Cette tradition rationaliste peut, en effet, offrir un instrument théorique déterminant pour la critique des multiples formes du naturalisme contemporain : naturalisme qui tend aujourd’hui à occulter la césure anthropologique, à confondre le sujet avec l’individu organique ou le moi affectif, et à mettre entre parenthèses la centralité du langage dans la constitution de l’ordre humain comme ordre symbolique.
Le sujet cartésien. Le cogito conçu comme sujet vide et sans profondeur, à rebours d’une philosophie de la conscience
6Le cartésianisme de Lacan se marque, dès les années 1950, par le caractère déterminant de la question « Qu’est-ce que le sujet ? », qui constitue la trame fondamentale de ses deux premiers séminaires2.
7Dans le cadre général de son « retour à Descartes », Lacan, dès le début des années 1950, revendique ainsi une dette explicite à l’égard de la conceptualisation du sujet, ou du Je, telle qu’elle advient dans le contexte de la naissance de la science moderne, en particulier dans le Discours de la méthode et dans les Méditations métaphysiques. Cette mise en relief de la singularité du « je pense » cartésien comporte d’emblée une dimension doublement atypique et inédite, pourrait-on dire : non seulement elle se formule contre une certaine interprétation canonique du cogito comme moi solipsiste, ou comme for intérieur synonyme de la transparence à soi de la conscience, mais elle heurte également les critiques communément adressées à Descartes, identifié au « philosophe de la conscience », de la part même des philosophies du concept et des tenants de l’analyse structurale.
8Tout d’abord, le cogito cartésien tel que le réinterprète Lacan est irréductible à la sphère de l’introspection et d’une intériorité qui serait celle de la conscience réflexive, et se trouve par conséquent défini comme sujet radicalement distinct du moi de la psychologie du sens intime. Cette lecture hétérodoxe du « Je » cartésien est déjà repérable dans le séminaire de Lacan de 1954-1955, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique. La séance du 17 novembre 1954, qui s’ouvre sur l’impératif d’une dissociation nette entre psychanalyse et psychologie, propose ainsi une critique vigoureuse de ce que Lacan nomme le « cogito des dentistes », identifié ici à la réduction indue du « Je pense » cartésien à l’ordre de la conscience et d’un for intérieur transparent à soi-même. Cette attaque frontale dirigée contre une interprétation traditionnelle du cogito dans les termes d’une philosophie de la conscience se fonde donc sur une distinction conceptuelle entre l’ego cartésien et le moi, ou encore entre le « sujet » et « l’individu », dont on connaît l’importance pour la thématisation lacanienne du sujet comme sujet de l’inconscient, rétif par conséquent à toute appréhension psychologique ou même égologique ».
La sorte de gens que nous définissons par notation conventionnelle comme les dentistes sont très assurés de l’ordre du monde parce qu’ils pensent que M. Descartes a exposé dans le Discours de la méthode les lois et les procès de la claire raison. Son je pense, donc je suis, absolument fondamental pour ce qui est de la nouvelle subjectivité, n’est pourtant pas aussi simple qu’il paraît à ces dentistes, et certains croient devoir y reconnaître un pur et simple escamotage. S’il est vrai en effet que la conscience est transparente à elle-même, et se saisit comme telle, il apparaît bien que le je ne lui est pas pour autant transparent […]. Si ce je nous est bien livré comme une sorte de donnée immédiate dans l’acte de réflexion où la conscience se saisit transparente à elle-même, rien n’indique pour autant que la totalité de cette réalité – et c’est déjà beaucoup dire que l’on aboutit à un jugement d’existence – soit par là épuisée3.
9Ainsi, dès les années cinquante, Descartes, au titre d’« inventeur » du cogito, se trouve-t-il d’emblée enrôlé dans une lutte théorique pour la distinction conceptuelle rigoureuse entre le sujet (ou le Je) et le moi, ce qui le place du côté des adversaires d’une « philosophie » de la conscience, à l’opposé de tant de lectures instituées. On ne saurait trop souligner l’audace comme l’hétérodoxie d’une telle perspective à propos du cogito, puisque cette perspective expressément antipsychologiste interdit l’assimilation courante du cartésianisme à une philosophie de l’intériorité. De cette « hétérodoxie », on trouve cependant une manifestation décisive sous la plume de Georges Canguilhem, dans le célèbre article de 1958 qui, à l’occasion d’une attaque aiguë contre la psychologie et sa prétendue scientificité, propose également une généalogie critique du contresens constitué selon lui par l’identification du cartésianisme – à travers le philosophème du cogito – à la matrice théorique d’une « psychologie du sens intime » élaborée au début du xixe siècle par Maine de Biran4.
10Ainsi, le cogito cartésien pris au mot de sa rigueur, suivant l’exigence lacanienne du retour à Descartes évoqué précédemment, pouvait-il, en 1954, se comprendre également à la lumière de l’énoncé rimbaldien, « Je est un autre5 », énoncé poétique donnant à entendre le thème fondamental (freudien) du décentrement du sujet par rapport au moi et à l’individu. Décentrement du sujet dont Lacan affirme, en référence à l’hypothèse du Dieu trompeur, que « d’une certaine façon, c’était déjà en marge de l’intuition cartésienne fondamentale6 ». L’invitation de Lacan à « abandonner, pour lire Descartes, les lunettes du dentiste », met ainsi à mal – avant la controverse entre Foucault et Derrida à ce propos – la représentation classique d’un partage cartésien entre raison et folie, ou d’une exclusion de la folie hors de la sphère intérieure du « Je pense ». Plus généralement, le thème de l’excentricité du sujet par rapport au moi, rapporté par Lacan à sa prémisse cartésienne, tend à étayer une lecture du sujet cartésien radicalement distinct du sujet individuel, ou du sujet des affects, qui se développera par la suite, dans les textes des années soixante, avec la caractérisation du cogito comme sujet vide et sans profondeur, ou comme « sujet de la science » aux antipodes d’un sujet psychologique, ou d’un sujet phénoménologique compris comme sujet « vivant », ou sujet incarné et individué, sujet du corps propre7.
11C’est en ce sens, pourrait-on dire, que le sujet cartésien peut constituer une étape – même si Lacan, en 1954, ne la caractérise pas explicitement comme telle – vers la caractérisation freudienne de l’inconscient en vertu de laquelle
l’inconscient échappa tout à fait à ce cercle de certitudes en quoi l’homme se reconnaît comme moi. C’est hors de ce champ qu’il existe quelque chose qui a tous les droits à s’exprimer par je, et qui démontre ce droit dans le fait de venir au jour en s’exprimant au titre de je8.
12Lacan, en 1954, n’affirme pas encore que Freud est cartésien. Mais avec le thème du décentrement du sujet par rapport au moi-individu dont il repère les prémisses cartésiennes, notamment en référence à l’hypothèse du Dieu trompeur qui révélerait la possibilité d’une « maldonne » s’agissant du « moi », hypothèse qu’il oppose à l’interprétation traditionnelle d’une transparence à soi du cogito, Lacan ouvre la voie à une telle généalogie, de Descartes à Freud.
13Quelque dix années plus tard, en 1964, dans le cadre du séminaire 11, intitulé Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, la généalogie de Descartes à Freud est affirmée et travaillée comme telle, puisque la thèse que développe systématiquement Lacan est la suivante : le sujet cartésien du doute et de la certitude n’est autre que le fondement du sujet de l’inconscient.
14En effet, le concept de cogito acquiert un statut central dans l’enquête lacanienne à propos de la spécificité de la découverte freudienne, s’agissant du concept de sujet de l’inconscient entendu sous le registre de la « coupure ». Et la réflexion lacanienne s’amorce en prenant pour principe l’examen de la notion de « sujet de la certitude », au chapitre 3 (« Du sujet de la certitude »), entendu en son acception cartésienne originale. La thèse fondamentale de Lacan, s’agissant de l’inconscient tel que Freud l’a thématisé, par rupture avec les traditions antérieures à propos d’un « inconscient » simplement réduit à la négation du conscient, thématisation freudienne envisagée dans sa dimension épistémologique révolutionnaire par conséquent, c’est que l’inconscient freudien se définit par la « fente », la division, la coupure. Par où se conçoit le caractère structurellement évanouissant du sujet identifié au sujet de l’inconscient, c’est-à-dire au sujet du désir. En se référant au mécanisme de répétition, Lacan écrit :
Ce qui est ontique, dans la fonction de l’inconscient, c’est la fente par où ce quelque chose dont l’aventure dans notre champ semble si courte est un instant amené au jour – un instant, car le second temps, qui est de fermeture, donne à cette saisie un aspect évanouissant. […] Ontiquement donc, l’inconscient c’est l’évasif […]9.
15Telle est la lecture de l’inconscient en son acception rationaliste freudienne, au plus loin par conséquent du « champ de la sentimentalité religieuse » ou de « l’aspiration océanique » rejetée par Freud, lecture que Lacan oppose à nombre de ses contemporains qui promeuvent la représentation d’une sorte d’inconscient des profondeurs liée à une notion elle-même pré-freudienne du « caractère immaîtrisable, infini, du désir humain10 ».
16La jonction Freud-Descartes s’opère, en l’occurrence, autour de la question de la certitude, de ce dont on peut être certain, et qui suppose, de façon structurelle, l’épreuve du doute. Du côté de Freud, pourrait-on dire, le doute est inhérent au flottement de l’inconscient, au « contenu de l’inconscient », et tout le programme freudien, selon Lacan, est de faire de ce doute, concernant le dire de l’inconscient, par exemple dans le récit du rêve (« Je ne suis pas sûr, je doute »), l’appui même de la certitude11.
17Et c’est à ce titre que, suivant l’expression frappante de Lacan, « La démarche de Freud est cartésienne – en ce sens qu’elle part du fondement de la certitude », lors même que la certitude prend pour ancrage le doute structurel du sujet à propos de son rêve, et du « contenu de l’inconscient12 ». Freud, dans la situation de la cure, fait précisément de l’aveu de ce doute chez l’analysant le signe de la résistance (« Je ne suis pas sûr, je doute »), ouvrant la voie à l’interprétation et permettant de surmonter les fluctuations du contenu de l’inconscient. C’est donc dans la mesure où la certitude requiert le doute, ou plus exactement encore l’énonciation du doute, que, Lacan insiste sur ce point, l’on peut cerner une convergence entre la démarche de Descartes et celle de Freud.
18Lacan pose en ces termes la nature de l’analogie qui existe, à ses yeux, entre les deux démarches, de Freud et de Descartes – la démarche métaphysique de Descartes, et la démarche d’auto-analyse de Freud dans L’interprétation des rêves, qui fait de l’analyse du rêve la voie royale vers la théorie de l’inconscient :
Descartes nous dit – Je suis assuré, de ce que je doute, de penser, et – dirai-je, pour m’en tenir à une formule non pas plus prudente que la sienne, mais qui nous évite de débattre du je pense – De penser, je suis. Notez en passant qu’en éludant le je pense, j’élude la discussion qui résulte du fait que ce je pense, pour nous, ne peut assurément pas être détaché du fait qu’il ne peut le formuler qu’à nous le dire, implicitement – ce qui est par lui oublié. […]. D’une façon exactement analogique, Freud, là où il doute – car enfin ce sont ses rêves, et c’est lui qui, au départ, doute – est assuré qu’une pensée est là, qui est inconsciente, ce qui veut dire qu’elle se révèle comme absente. C’est à cette place qu’il appelle, dès qu’il a affaire à d’autres, le je pense par où va se révéler le sujet. En somme, cette pensée, il est sûr qu’elle est là toute seule de tout son je suis, si on peut dire – pour peu que, c’est là le saut, quelqu’un pense à sa place13.
19L’homologie ainsi posée, entre Freud et Descartes, n’exclut pas une possible dissociation, une divergence de l’un à l’autre, considérable assurément, et liée à la spécificité épistémique de la découverte révolutionnaire de la psychanalyse, au tournant du xxe siècle. Freud, à la différence de Descartes, inscrit le sujet dans le registre de l’inconscient, dont le concept ne se rencontre pas dans les textes cartésiens14. Freud, en effet, allant au-delà du « pas » décisif franchi par Descartes lui-même lorsqu’il institue le sujet en référence à la science moderne, formule pour sa part l’appel, adressé au sujet, de « rentrer chez lui dans l’inconscient », de sorte que ce sujet « freudien », identifié au sujet de l’inconscient (traduction lacanienne du Wo es war, soll Ich werden), est également et constitutivement sujet du désir, sujet assujetti à l’Autre, au désir de l’Autre et au discours de l’Autre. La catégorie du désir, à ce titre, n’entre pas dans la définition cartésienne inaugurale du sujet cartésien des Méditations métaphysiques.
20Toutefois, en dépit de cette non-réductibilité du sujet de l’inconscient au cogito, demeure une dette fondamentale de Freud à l’égard de la définition cartésienne du sujet : l’introduction par Descartes du « sujet dans le monde » suppose en effet la dissociation constitutive, définitionnelle pourrait-on dire, du concept de sujet par rapport à toute « fonction psychique » réduite à un mythe15. Le sujet cartésien, au sens du sujet moderne, du sujet de la science, est donc distinct de toute « âme16 ». La réflexivité du Je cartésien, le sujet qui « se saisit comme pensée » à travers le doute méthodique, liée à la structure de la pensée « qui se saisit elle-même », est parfaitement distincte d’un rapport à soi introspectif, ou de la réflexivité d’un certain individu incarné, ou encore de cette « illusion de la conscience » consistant à « se voir se voir ». Par où se conçoit, selon Lacan, le caractère « punctiforme » du sujet cartésien, anticipant sur « l’aphanisis » (le caractère évanouissant) du sujet en son acception freudienne, comme sujet de l’inconscient, sujet du désir17.
21Tel est du reste un des enjeux de ce basculement paradoxal du doute dans la certitude, retournement qui structure le sujet des Méditations métaphysiques et lie principiellement la condition de sujet à la question de la vérité. En définitive, le sujet « remet le fondement de la vérité » entre les mains de Dieu, c’est-à-dire de l’Autre, supposé non trompeur18. Ainsi la conceptualisation cartésienne du sujet comme sujet de la certitude engage son assujettissement à l’Autre, c’est-à-dire à Dieu garant métaphysique de la vérité, comme le donne à entendre la théorie de la création par Dieu des vérités éternelles dont Lacan affirme que « c’est assurément un des plus extraordinaires tours d’escrime qui ait jamais été porté dans l’histoire de l’esprit19 ».
22Or ce geste cartésien signifie précisément que le cogito, dès lors qu’on abandonne la lecture à contresens des « dentistes » – suivant la formule lacanienne précédemment évoquée –, se conçoit à travers une structure d’assujettissement à l’Autre (le Dieu non trompeur, garant de la vérité des idées claires et distinctes), et ne se confond donc aucunement avec un sujet constituant, ni avec le sujet de la « philosophie transcendantale » entendue comme une philosophie de la conscience. La représentation d’un sujet assujetti, loin de constituer une thèse inédite, signifie bien plutôt la continuation et l’extension par Freud (relu par Lacan) du geste cartésien originaire de thématisation du sujet comme sujet de la certitude à partir de l’expérience métaphysique du doute hyperbolique, ou encore du doute radical entendu comme vacillement originaire de toute forme de savoir. C’est en ce sens que Lacan peut écrire : « Desidero, c’est le cogito freudien20. »
23Le partage cartésien originaire, dans le cadre du doute hyperbolique puis de la reconstruction de la science à partir de Dieu comme garant métaphysique de la vérité, entre « savoir » et « vérité », donne ainsi à comprendre l’existence d’une coupure, d’une division constitutive du sujet, ou encore d’une refente qui le situe à l’opposé du moi plein et indivis de la psychologie. La métaphysique cartésienne paraît de la sorte instituer la prémisse fondamentale de cette Ichspaltung, de cette scission spécifique du sujet qui le différencie radicalement d’un moi solipsiste, aussi bien que d’un moi introspectif ou psychologique marqué par le régime de la coïncidence à soi et de la plénitude des états de conscience, ou encore du flux des vécus. De manière générale par conséquent, il apparaît que la première forme de la dette de Freud à l’égard de Descartes, telle que Lacan la met courageusement en exergue contre les lectures dominantes du cartésianisme dans le champ même des philosophies du concept, s’incarne spécifiquement, et de manière remarquable, dans l’antipsychologisme.
24L’on peut du reste noter, dans la perspective adoptée par Lacan à propos du philosophème du cogito, une insistance sur le « dire » de ce cogito, qui suggère la possibilité d’une résonance entre le « Je pense » cartésien et la détermination ultérieure du sujet de l’inconscient comme sujet de l’énonciation, distinct du sujet de l’énoncé, dont on connaît l’importance dans l’approche freudienne-lacanienne du sujet pris dans l’ordre symbolique, dans l’élément du langage. C’est ainsi que se trouve mis en relief, à propos du texte de Descartes, le fait que « ce je pense, pour nous, ne peut assurément pas être détaché du fait qu’il ne peut le formuler qu’à nous le dire, implicitement – ce qui est par lui oublié21 ». Quelques lignes plus loin, Descartes met en exergue le fait que, s’agissant de cette structure de basculement dans la certitude par l’épreuve du doute qui institue le sujet cartésien comme Je pense, ou comme cogito : « Descartes saisit son je pense dans l’énonciation du je doute, non dans son énoncé qui charrie encore tout ce savoir à mettre en doute22. »
25Lacan, insistant sur la dimension du dire et de l’énonciation inhérente à la formulation du Je pense dans le texte de Descartes, pourrait à cet égard, fort légitimement, être considéré comme un des précurseurs des lectures ultérieures de Jean-Luc Marion et d’Étienne Balibar à propos du pronuntiatum et de la dimension performative de la formule cartésienne « Ego sum, ego existo » de la deuxième des Méditations métaphysiques23.
26L’on notera quoi qu’il en soit, et de façon générale, le caractère antipsychologiste de la conception cartésienne du sujet comme Je punctiforme, liée à l’institution du sujet cartésien comme une sorte de « point géométral24 », autrement dit comme une sorte de sujet symbolique distinct du moi imaginaire (ou spéculaire) de la conscience. Pour reprendre la formule de Lacan, « [l]à où le sujet se voit, à savoir où se forge cette image réelle et inversée de son propre corps qui est donnée par le schéma du moi, ce n’est pas là d’où il se regarde25 ». Le sujet ne relève donc pas du « se voir se voir » caractéristique de l’illusion de la conscience, comme le souligne également Lacan dans la lignée des analyses qu’il consacre à la question du regard et de la dimension scopique, notamment à partir du travail de Merleau-Ponty26.
27En dernière instance, une « erreur » de Descartes consisterait cependant, selon Lacan, à ne pas s’être fixé « à la limite du point d’évanouissement », c’est-à-dire à ne pas avoir maintenu jusqu’à son terme la thèse du caractère vide, punctiforme, du sujet. Descartes se serait ainsi égaré, parce qu’il aurait confondu la « certitude » résidant « tout entière dans le je pense de la cogitation », avec un certain « savoir27 ». Néanmoins le sujet cartésien, fût-ce sous la forme de la res cogitans, ne constitue aucunement une conscience introspective.
28Reconduisant cette attention névralgique accordée au cogito dans le texte intitulé La science et la vérité, en 196528, Lacan poursuit en effet et accentue sa lecture du cogito cartésien dans les termes d’une reprise de Descartes par Freud : le sujet cartésien n’est autre que le sujet de la science, sujet vide et sans profondeur. C’est à ce titre qu’il constitue, comme sujet pris dans une division constituante – division entre savoir et vérité –, le fondement du sujet de l’inconscient, du sujet dont il est question en psychanalyse, c’est-à-dire du sujet distinct du moi imaginaire et rétif à toute « psychologie des profondeurs ». Ainsi, la référence au cogito cartésien se révèle véritablement stratégique : elle est au centre de la mise au jour par Lacan de l’irréductibilité du Je au moi (de la conscience), c’est-à-dire, simultanément, au cœur du combat qu’il engage contre le psychologisme et contre le mouvement institutionnel de « repsychologisation » de la psychanalyse caractéristique des courants dominants de la psychanalyse américaine, marquée par l’ego psychology issue des travaux d’Anna Freud.
29Opposant expressément la compréhension freudienne du sujet élaborée dans la continuité du sujet moderne défini comme sujet de la science, à la thématisation par Jung d’un « sujet doué des profondeurs29 », Lacan cerne en ces termes la dette de Freud à l’égard de Descartes : la leçon de Freud, son travail autour du sujet, a pour origine le « rapport au savoir » que permet la science moderne. Ce rapport précisément défini comme rapport « ponctuel et évanouissant », dont le « moment historiquement original », est-il réaffirmé, « garde le nom de cogito ». C’est pourquoi le cogito, compris comme sujet de la science moderne, constitue une « origine indubitable », « patente en tout le travail de Freud30 ».
30Cette singularité et cette anomie de la lecture névralgique de Descartes par Lacan ont été particulièrement mises en lumière par Alain Badiou, qui identifie nettement cette dette fondamentale de Lacan par rapport à Descartes, pour l’élaboration, dans le registre de la psychanalyse, de la question du sujet dans son rapport à la vérité. C’est ainsi que dans son séminaire de 1987-1988, intitulé Vérité et sujet, Alain Badiou rend hommage à ce qui constitue à ses yeux le caractère extraordinaire, quasi héroïque, de la démarche de Lacan, en l’occurrence rien moins qu’un renouvellement du geste cartésien et de la « méditation cartésienne », dans la mesure où celle-ci porte la théorisation du sujet comme sujet de la science31. Évoquant la « question de savoir si nous sommes ou non dans l’espace de la méditation cartésienne, si l’époque est celle du sujet de la science », Badiou écrit en effet que « Lacan a donc soutenu, un peu solitairement, et dans un héroïsme sans concession, l’entreprise contemporaine de renouvellement de la méditation cartésienne ». Il s’agit donc par là de marquer le caractère décisif de « ce que Lacan a tenté d’établir sur le sujet32 » dans une filiation expressément cartésienne. Cette revendication de l’héritage cartésien situe en conséquence l’auteur des Écrits à contre-courant des tendances dominantes dans la galaxie des « philosophes du concept », à laquelle il appartient pourtant pleinement sous l’aspect de l’antipsychologisme et du recours – au moins jusqu’aux années soixante – à l’appareil conceptuel de la linguistique et de l’analyse structurale.
Le symbolique et la césure anthropologique. La question du langage et l’identification de l’ordre humain à l’ordre symbolique
31L’on retrouve de façon insistante, dans l’œuvre de Lacan, la thèse de la systématicité de l’ordre symbolique (le langage et la loi) comme constitutif de l’ordre humain dans sa totalité. Cette thèse du primat du symbolique dans la constitution de l’ordre humain est ce qui autorise une représentation non idéaliste de la césure anthropologique, puisque c’est bien le primat du signifiant (et des institutions collectives) qui constitue le principe d’humanisation. Une telle conception de l’ordre humain comme ordre symbolique engage son irréductibilité à un ordre animal, fût-ce sous l’aspect de « l’intelligence » définie comme faculté d’adaptation, et du comportement qui en est le corrélat. La structure de l’ordre symbolique introduit en effet une coupure irréversible (l’antécédence nécessaire de l’institution du langage et de « l’état civil ») avec un supposé donné naturel, établit Lacan, dont la perspective se situe explicitement dans le sillage des travaux de Lévi-Strauss dans le registre de l’anthropologie structurale.
32L’on peut ainsi se reporter, dans le Séminaire 2, à l’affirmation selon laquelle tout l’ordre humain porte la marque du symbolique, de sorte que nulle tentative de généalogie du « naturel » ou de « l’animal » au symbolique n’est recevable. Cette thèse, soulignons-le, procède d’une perspective structurale et « holiste » en vertu de laquelle l’ordre humain possède une systématicité qui interdit sa réduction à une collection d’individus, perspective que l’on retrouve également en jeu dans la dissociation conceptuelle opérée par Lacan entre le concept de sujet et celui d’individu (qu’il s’agisse du moi, individu psychologique traversé d’affects et d’émotions, ou de l’individu organique, biologique). Le discontinuisme culture/nature, en l’espèce, ne procède chez Lacan d’aucune sorte de métaphysique « dualiste », mais bien d’une reprise des concepts fondamentaux de l’anthropologie structurale, laquelle donne à entendre l’institution de ce que l’on peut ici nommer un universel anthropologique.
33Lacan écrit en effet, en référence expresse à Lévi-Strauss et à sa théorie des « structures élémentaires » qui régissent les règles de l’alliance et fondent les systèmes de parenté, structures élémentaires à l’œuvre dans toute société humaine :
Il n’y a aucune déduction possible, à partir du plan naturel, de la formation de cette structure élémentaire qui s’appelle l’ordre préférentiel. Et cela, il [Claude Lévi-Strauss] le fonde sur quoi ? Sur le fait que, dans l’ordre humain, nous avons affaire à l’émergence totale englobant tout l’ordre humain dans sa totalité – d’une fonction nouvelle. La fonction symbolique n’est pas nouvelle en tant que fonction, elle a des amorces ailleurs que dans l’ordre humain, mais il ne s’agit que d’amorces. L’ordre humain se caractérise par ceci, que la fonction symbolique intervient à tous les moments et à tous les degrés de son existence.
En d’autres termes, tout se tient. Pour concevoir ce qui se passe dans le domaine propre qui est de l’ordre humain, il faut que nous partions de l’idée que cet ordre constitue une totalité. La totalité dans l’ordre symbolique s’appelle un univers. L’ordre symbolique est donné d’abord dans son caractère universel. […] Dès que le symbole vient, il y a un univers de symboles. […] Mais si petit que soit le nombre de symboles que vous puissiez concevoir à l’émergence de la fonction symbolique comme telle dans la vie humaine, ils impliquent la totalité de ce qui est humain. Tout s’ordonne par rapport aux symboles surgis, aux symboles une fois qu’ils sont apparus.
La fonction symbolique constitue un univers à l’intérieur duquel tout ce qui est humain doit s’ordonner33.
34En mettant en exergue le caractère déterminant de la fonction combinatoire (les règles d’alliance) dans l’ordre symbolique tel qu’il est thématisé par l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss – mais qui se retrouve aussi bien dans la linguistique structurale qui sert de modèle à celle-ci –, Lacan peut ainsi abstraire la définition de l’ordre humain, ou encore de l’univers humain en sa systématicité spécifique, de la représentation de « toute espèce de donné qu’on pourrait déduire expérimentalement du rapport vital du sujet au monde34 ». Une telle systématicité, qui est également celle de l’inconscient en son acception lacanienne (distinct de tout inconscient collectif, ou inconscient « des profondeurs », mais répondant aux mêmes règles combinatoires que le langage lui-même), rend compte de la prise de l’humain dans le symbolique, de son assujettissement constitutif à l’ordre de la loi et du langage, de sorte qu’il apparaît vain de postuler une « origine » naturelle ou animale de l’univers humain, suivant une transition graduée de la sphère naturelle vitale, la sphère des besoins, à l’humanisation. En effet, pour reprendre les termes de Lacan à travers lesquels se joue l’invalidation du prisme naturaliste comme de toutes les conjectures à propos d’une supposée « origine », extra-linguistique et extra-historique, du langage et de la civilisation : « Si la fonction symbolique fonctionne, nous sommes à l’intérieur. Et je dirai plus – nous sommes tellement à l’intérieur que nous ne pouvons en sortir35. »
35Dans la perspective de Lacan se dessine ainsi un principe de césure anthropologique, l’ordre symbolique, et au premier chef la parole, la parole de l’Autre et adressée à l’Autre. Cette spécificité d’un univers humain institué dans l’ordre symbolique implique également un critère singulier, celui de l’inachèvement, caractéristique de l’activité humaine, par opposition à la perfection de l’apprentissage animal régi par l’instinct et l’adaptation vitale au milieu36.
36Or cet argument lacanien paraît redoubler de façon remarquable la thématisation cartésienne de la distinction entre les actions parfaites des animaux d’une part, et le caractère infini et universel de l’agir humain d’autre part, en tant que ce dernier a pour principe la raison, ou encore la pensée abstraite, qui elle-même est le nécessaire corrélat, le principe de la vera loquela, de la « vraie parole », comme critère fondamental de la différence anthropologique (et de la représentation afférente d’un universel anthropologique), ainsi qu’il appert des textes constitutifs de ce que l’on a pu appeler la « linguistique cartésienne37 ».
37De fait, l’on peut établir une filiation cartésienne décisive dans la thématisation lacanienne de l’ordre symbolique comme ordre exclusivement humain. Dans la mesure où Lacan pose, avec le primat de l’ordre symbolique sur toutes les étapes du développement humain (et notamment du développement de l’enfant), la définition de l’homme comme étant constitutivement « en proie au langage », il s’inscrit dans la continuité de la linguistique cartésienne en son acception rationaliste, anti-empiriste : théorie cartésienne qui fait de la seule parole, en tant que celle-ci implique la disposition à la réponse, le critère de reconnaissance du « vrai homme ».
38La filiation, de Descartes à Lacan, pourrait donc se dire en ces termes : selon Lacan, il n’y a de sujet qu’humain, puisque seul l’homme est soumis au langage, c’est-à-dire aussi assujetti à l’Autre, et qu’à ce titre seul l’homme répond, pris dans cet élément symbolique qui fait de la structure dialogique, et de l’intersubjectivité qui s’y joue, une instance médiée par une instance tierce, celle du langage. Ainsi se trouve réactivé dans le travail de Lacan le critère de la réponse en son acception originellement cartésienne : à savoir la réponse « à propos », dont sont capables « les plus insensés » et les plus « hébétés », critère fondamental de reconnaissance du « vrai homme » par lequel Descartes noue de façon décisive la représentation d’un universel anthropologique (c’est-à-dire, aussi, d’une césure anthropologique) avec cette disposition à la vera loquela, à la vraie parole irréductible à un codage ou à une norme algorithmique, puisque la place du sujet (même fou, même hébété) s’y fait nécessairement entendre.
39Or il se trouve que cette filiation, de Descartes à Lacan, s’agissant de la définition d’un critère de l’humain dans l’ordre de la parole, et singulièrement de la disposition à la réponse, est mise en relief par Jacques Derrida, selon le prisme critique qui est le sien, c’est-à-dire celui d’une contestation de la césure philosophique (et qui scande l’histoire de la philosophie en son origine métaphysique) entre l’humain et l’animal, césure philosophique elle-même au fondement de la catégorie d’« animalité » en général, catégorie que Derrida s’emploie à récuser.
40Dans l’ouvrage publié sous le titre L’animal que donc je suis38, qui réunit deux conférences, l’une de 1997 (décade de Cerisy), « L’animal autobiographique », l’autre de 2003, « Et si l’animal répondait ? », texte précisément dédié « à Jacques Lacan », Jacques Derrida livre ainsi une attaque frontale contre toute la tradition de la philosophie, la tradition entière de la philosophie en son acception métaphysique matricielle. Cette tradition, quelles qu’en soient les inflexions et les figures, travaillerait à partir de l’hypothèse fondatrice d’une ligne de partage entre humanité et « animalité » en général. Le geste de constitution d’une « animalité » en général, qui engage simultanément la représentation d’une spécificité anthropologique, d’une distinction constitutive entre humanité et animalité, apparaît comme le « geste » philosophique, c’est-à-dire métaphysique par excellence.
[…] ce geste me semble constitutif de la philosophie même, du philosophème en tant que tel. Non que tous les philosophes s’entendent sur la définition de la limite qui séparerait l’homme en général de l’animal en général […]. Mais malgré, à travers et par-delà tous leurs dissentiments, toujours les philosophes, tous les philosophes ont jugé que cette limite était une et indivisible ; et que de l’autre côté de cette limite il y avait un immense groupe, un seul ensemble fondamentalement homogène qu’on avait le droit, le droit théorique ou philosophique, de distinguer ou d’opposer, à savoir celui de l’Animal en général, de l’Animal au singulier général. Tout le règne animal à l’exception de l’homme39.
41Mais Jacques Derrida propose une analyse plus spécifique de ce « geste philosophique », sous l’espèce d’un humanisme métaphysique dont la figure tutélaire serait Descartes, avec la thèse d’une césure anthropologique dont un critère principal est celui de la « vraie parole », la vera loquela : thèse proprement philosophique, et métaphysique, dont un représentant contemporain (au xxe siècle) se trouve être, à titre éminent, fût-ce de façon paradoxale, Jacques Lacan, réassigné en l’occurrence à « une grande tradition française, la cartésienne », et singulièrement à la filiation du « cogito cartésien40 », aux côtés de Kant, de Heidegger et de Lévinas. Si hétérodoxe que semble l’établissement d’une telle filiation, reconnaît Derrida, puisque, en particulier, Lacan propose une « zoologie » qui accorde à certains animaux la réflexivité spéculaire du stade du miroir, autrement la capacité d’une certaine reconnaissance de soi dans l’ordre imaginaire (selon la terminologie lacanienne)41, il n’en demeure pas moins que la conception de l’ordre symbolique, chez l’auteur des Écrits, est fondamentalement cartésienne. Or, nous l’avons souligné, l’ordre symbolique, l’univers du langage qui ne se réduit pas au codage ni à la communication, puisque, dans la chaîne signifiante, le sujet est toujours pris dans la structure d’assujettissement à l’Autre, constitue un univers spécifiquement humain. Plus spécifiquement encore, cet ordre symbolique, dont l’antécédence se marque même sur toute la structure imaginaire, est au principe de l’humanisation et de la subjectivation.
42Or, et c’est le point que Derrida met en relief, l’élément de la réponse joue un rôle décisif dans la conceptualisation lacanienne de l’ordre symbolique, de ce langage auquel nous, sujets humains, sommes « en proie », avant même notre naissance. Dans la perspective lacanienne, il n’y a de sujet qu’humain, puisque seul l’homme est soumis au langage, c’est-à-dire aussi assujetti à l’Autre, et qu’à ce titre seul l’homme répond, pris dans cet élément symbolique qui fait de la structure dialogique, et de l’intersubjectivité qui s’y joue, une instance médiée par une instance tierce, celle du langage. Le critère de la réponse, de la réponse « à propos », dont sont capables « les plus insensés » et les plus « hébétés », est le critère fondamental de reconnaissance du « vrai homme », selon la thèse cartésienne. Descartes, en effet, dans les textes célèbres de la cinquième partie du Discours de la méthode, dans une lettre de mars 1638 à un destinataire inconnu, et dans la lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, noue de façon décisive la représentation d’un universel anthropologique (c’est-à-dire, aussi, d’une césure anthropologique) avec cette disposition à la vera loquela : parole « vraie », distincte de la parole feinte des bêtes ou des machines42.
43C’est ainsi que, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, l’un des deux critères de distinction entre le « vrai homme » et l’homme « feint », l’homme-machine, consiste en la « vraie parole », jointe à ce qui en est le nécessaire corrélat, la « raison » ou pensée abstraite définie comme « instrument universel » au principe d’une infinité d’actions dont le principe n’est pas mécaniquement réglé. Ces deux critères définitionnels du « vrai homme » sont également les traits définitionnels de la césure anthropologique, puisque, aussi bien, selon Descartes, « par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes43 ». Dans ce texte célèbre, qui fonde en quelque sorte la « linguistique cartésienne » sur des prémisses rationalistes ultérieurement développées par Port-Royal, la parole humaine est considérée, par opposition à la pseudo-parole mécanique de certaines bêtes, ou de supposées « machines parlantes », comme structurellement liée à une pensée abstraite, indépendamment de ses modes d’implémentation physique, sous le critère de l’inventivité, du sens et de la relation structurelle à autrui. De sorte que le champ de cette parole libre et inventive, « à propos » selon l’expression cartésienne, fût-elle non strictement rationnelle, ou « intelligente », fournit les contours d’un universel humain, d’une humanité qui n’exclut ni les « hébétés », ni les « stupides », ni même, précise Descartes, les « insensés », puisque eux aussi sont capables, en vertu de la nature abstraite et combinatoire de la signification, « d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées44 ».
44Il se trouve que la dimension structurellement dialogique de la « vraie parole », fût-elle même délirante, est déterminante, et opère du reste également dans le contexte de la démonstration de l’existence d’autres esprits, autrement dit de la sortie du solipsisme. En effet, Descartes assigne à la capacité de « réponse » le statut de trait définitionnel de la vraie parole, à la différence d’une machine supposément parlante qui enchaînerait des « paroles », sur un mode algorithmique pourrait-on dire, mais serait incapable de les arranger « diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire45 ». La capacité de répondre de façon « à propos » suppose donc une situation d’interlocution pour laquelle un Je et un autre locuteur ne communiquent pas, mais échangent leurs pensées au titre de sujets humains, sans pour autant que cette réponse possède les traits d’une rationalité logique. Elle ne se rapporte donc qu’aux humains, quels qu’ils soient, en tant qu’ils se trouvent tous nécessairement pris dans cet univers des signes, signes conventionnels distincts de la seule manifestation des émotions et de la sensibilité. Le caractère conventionnel de ces signes (qu’illustre l’exemple des sourds et muets, qui inventent des signes pour se faire comprendre) illustre également le principe de la différence entre les humains et les bêtes. Celles-ci, quand bien même elles peuvent manifester certaines passions, ou alors (pour les pies et les perroquets) articuler des sons, ne peuvent pour autant « parler ainsi que nous », c’est-à-dire s’inscrire dans cette situation de jeu infini de questions-réponses qui met en jeu la faculté concomitante d’abstraction, abstraction de la pensée indissociable de la condition de « Je ». C’est la raison pour laquelle, suivant Descartes, les bêtes n’ont « point du tout » de raison : dans la mesure exacte où, selon ses propres termes, « on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent des passions et peuvent être imités par les machines comme par les animaux46 ».
45Dans l’horizon rationaliste du cartésianisme, attaché à la distinction entre les concepts et les impressions sensorielles, comme entre les signes artificiels du langage et les mouvements ou expressions d’une sensibilité, la représentation générale de la « limite » entre humanité et animalité, redouble la limite entre humanité et dispositifs automatiques. Soulignons du reste que la dimension non naturelle des signes du langage, caractéristique du langage en tant qu’il est indissociable de la pensée abstraite, se trouve réitérée par Descartes pour la démonstration qu’il met à nouveau en œuvre de la spécificité du langage humain, dans la lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646. Le critère de distinction entre le vrai homme et l’homme-machine, selon Descartes, consiste dans les paroles ou signes en tant qu’elles sont désindexées de la vie organique, du vivant animal, en tant qu’elles ne sont pas, précisément, des images. Ainsi convient-il de comparer les paroles aux signes, selon Descartes, « parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion ». C’est en vertu de cette thématisation de l’à-propos et de la théorie de la non-naturalité du signe que Descartes peut, contre la thèse de Montaigne et de Charron, établir que « la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul47 ».
46Ainsi la thèse de la césure anthropologique au principe de la conception humaniste d’un universel anthropologique est-elle tributaire d’une conception singulière du langage, comme signification, dont la double détermination est celle de la symbolisation, de l’abstraction par rapport aux données naturelles, et de la condition de sujet pensant dont la réflexivité suppose non l’intelligence au sens de l’ordre sériel des raisons, mais la structure dialogique, la relation structurelle à l’Autre comme relation dans le langage, dont le jeu de la réponse, en lien avec la dimension de « l’à-propos » attribuable même aux « insensés », constitue un élément central.
47Il se trouve que cette dimension de la réponse, dans la conceptualisation cartésienne de la parole comme critère définitionnel de l’humain, est au centre de la lecture que Derrida, dans L’animal que donc je suis, consacre à la thèse cartésienne de la limite entre humanité et animalité et au repérage de ses vestiges dans l’histoire de la philosophie et de la pensée française (notamment Lacan), particulièrement en référence à la « linguistique » de Descartes. Ainsi, à travers l’examen des textes fondateurs de cette théorie cartésienne du langage dans lesquels s’opère le nouage décisif entre pensée abstraite, vera loquela et définition d’un universel humain distinct de la sphère animale comme de l’ordre des machines48, Derrida souligne-t-il, à propos de la fiction cartésienne des « automates » en jeu dans la lettre de mars 1638 – lettre qui soulève précisément le problème de l’existence des autres esprits et la question du critère entre hommes feints et « vrais hommes » –, que Descartes « [reprend] et [développe], un an après les arguments du Discours, l’hypothèse des automates, l’allégation de la non-réponse ». Et Derrida se réfère, à cet égard, au passage de cette lettre de 1638 dans lequel Descartes écrit que « […] jamais, si ce n’est par hasard, ces automates ne répondent [je souligne], ni de paroles, ni même par signes, à propos de ce dont on les interroge49 ».
48Derrida précise en outre :
Dans le passage princeps, si l’on peut dire, du Discours de la méthode [qui soutient l’argument de la « fameuse lettre » de mars 1638], Descartes parlait déjà, comme par hasard, d’une machine qui simule si bien le vivant animal qu’elle « crie qu’on lui fait mal ». Cela ne signifie pas nécessairement que René Descartes soit insensible à la souffrance animale. Mais ici, il se veut certainement insensible à la pertinence philosophique ou éthique de la question de Bentham (Can they suffer?). Peuvent-ils souffrir ? Peut-être, semble dire Descartes, mais, ajouterait-il, là n’est pas la question ni l’intérêt de cette hypothèse. Et d’ailleurs la souffrance de sa passion n’est pas une vraie passion. Car il s’agit seulement de savoir si les automates de cette hypothèse pourraient nous permettre de conclure à une « vraie passion », à un « vrai sentiment ». La réponse bien connue, c’est non, et justement en raison de l’incapacité des automates à répondre50.
49La linguistique cartésienne, au principe de la démonstration de la césure anthropologique, se fonde donc sur la partition conceptuelle névralgique entre le registre des « pensées » et celui des « passions » ou émotions, pour user d’une terminologie plus contemporaine ; partition ou distinction conceptuelle également au principe de la thématisation cartésienne du Je.
50Il se trouve que Derrida, dans le cadre de sa critique générale de la tradition philosophique de partage entre l’humanité et l’animalité en général, établit ainsi une continuité théorique de Descartes à Lacan, autour d’une thématisation du langage dont l’élément décisif est celui de la « réponse ».
51La première partie de l’ouvrage, contestant les fondements théoriques, philosophiques, de la césure entre humanité et « animalité » en général, contient une analyse de la littéralité du dispositif cartésien, celui du « Je pense », qui constitue le texte par excellence de cet « humanisme métaphysique » récusé par Derrida, suivant la lecture précise qu’il propose du texte de la deuxième Méditation métaphysique51.
52Rappelons brièvement le contexte général dans lequel s’inscrit cette généalogie singulière, de Lacan à Descartes. Il s’agit pour Derrida d’examiner les postulats d’une partition conceptuelle entre humanité et animalité qui se trouve nouée au principe de la tradition métaphysique, en relation avec l’axiome rationaliste d’un privilège humain du parler et du penser. À cet égard, la question du langage et de l’activité symbolique joue un rôle principiel. Or, ce qui caractérise selon cette tradition – dans la lecture qu’en produit Derrida – cette activité symbolique (la signification), au titre d’activité humaine par excellence, c’est précisément la faculté de répondre. La théorie lacanienne du signifiant. L’absence de rupture de Lacan à l’égard de « la tradition cartésienne de l’animal-machine sans langage et sans réponse » fait l’objet de l’investigation critique de Derrida, qui retourne en quelque sorte la question contre la tradition cartésiano-lacanienne : qu’en serait-il, « si l’animal répondait », échappant ainsi aux partitions et aux catégorisations de la philosophie classique, au principe de la représentation d’une césure anthropologique ?
53À l’opposé, la théorie lacanienne du signifiant reconduirait pour sa part à la thèse de la discontinuité entre humanité et animalité à partir de prémisses que l’on pourrait isoler dans la « linguistique cartésienne ». C’est donc le portrait d’un Lacan cartésien que dresse Derrida dans cet ouvrage. Dans le chapitre intitulé « Et si l’animal répondait ? », adressé « à Jacques Lacan », Derrida isole dans la définition par Lacan de l’homme comme un être « en proie au langage », les rémanences d’un humanisme métaphysique52. Se référant à la conception lacanienne du désir, Derrida écrit, à propos d’une telle conception : « L’animal n’a ni l’inconscient ni le langage53. » Même si l’animal peut accéder à l’imaginaire et à une sorte de réflexivité spéculaire, selon Lacan, il ne saurait, à la différence de l’homme, accéder au symbolique (le langage, le tiers, la réponse, le caractère évanouissant, punctiforme et non spéculaire du sujet, c’est-à-dire l’homme « en proie au langage »).
54Lorsqu’il reprend la trame littérale de la deuxième Méditation, et du combat contre le Malin Génie qui ouvre l’énonciation de la première certitude, le « Je suis, j’existe », Derrida pointe le caractère abstrait, sans épaisseur vitale ou organique, punctiforme pourrions-nous dire en usant de la terminologie lacanienne, du cogito. Examinant la dissociation conceptuelle opérée par Descartes, dans le texte de la deuxième Méditation, entre « Je » et « animal raisonnable », dans le cadre de la question « Qui suis-je ? », Derrida écrit : « Dans le passage qui suit cette mise entre parenthèses de l’animal raisonnable, Descartes propose d’abstraire de son “je suis” tout ce qui rappelle la vie, si je puis dire54. » Par là, il isole dans le texte de la deuxième Méditation cette « séquence très singulière », celle d’un Je purement abstrait, irréductible à toute individualité vivante et organique, ou incarnée – celle-là même que repérait Lacan dans le texte cartésien au moment du Séminaire 11, et dès avant, dans le Séminaire 2, séquence qui, « pour délimiter l’accès au pur "je suis", doit suspendre ou détacher, justement en tant que détachable, toute référence à la vie, à la vie du corps et à la vie animale55 ». Le point sans extension du cogito, en quelque sorte, se trouve thématisé à travers la définition de la pensée comme seul attribut qui appartienne au Je (du « Je suis, j’existe »), pris dans l’activité de pensée, avant son identification à une certaine res cogitans. Lisant ce passage de la deuxième Méditation relatif à la pensée définie comme « un attribut qui m’appartient : elle seule ne peut être détachée de moi56 », Derrida interprète cette caractérisation de la pensée dans le sens d’une réflexivité non organique, non incarnée, sans référence au corps vivant, et engageant de fait la césure d’avec l’animalité : « La présence à soi du présent de la pensée, la présence qui se présente à elle-même au présent, voilà qui exclut tout le détachable qu’est la vie, le corps vivant, la vie animale57. »
55Or cet écart, du Je au corps propre, au corps se réfléchissant dans le miroir, constitue également un axiome lacanien : celui de la non réductibilité du Je au corps, ou encore de la distinction conceptuelle entre sujet et individualité organique, incorporée, dans le monde, laquelle est une conséquence de la distinction entre le symbolique et l’imaginaire58. Citons Lacan, successeur revendiqué de Descartes à cet égard :
C’est très drôle, ça comporte une incohérence vraiment étrange qu’on dise – l’homme a un corps. […] Il est tout à fait étrange d’être localisé dans un corps, et on ne saurait minimiser cette étrangeté malgré qu’on passe son temps à faire des battements d’ailes en se vantant d’avoir réinventé l’unité humaine, que cet idiot de Descartes avait découpée. Il est tout à fait inutile de faire de grandes déclarations sur le retour à l’unité de l’être humain, à l’âme comme forme du corps, à grand renfort de thomisme et d’aristotélisme. La division est faite une bonne fois59.
La tradition rationaliste, de Descartes à Lacan
56Le critère de la réponse, repéré par Derrida, se trouve incontestablement à l’œuvre chez Lacan, qui se révèle une fois encore pleinement cartésien à cet égard, puisqu’il fait de la parole, au titre de discours de l’Autre, le champ spécifique de la psychanalyse dans la mesure où celle-ci s’adresse au sujet, au sujet symbolique, sujet de l’inconscient. Telle est la thèse directrice du fameux texte de 1953, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », texte programmatique et emblématique de la lutte menée par Lacan contre le recouvrement de la psychanalyse par la psychologie, contre l’oblitération par conséquent de la découverte freudienne de l’inconscient en tant qu’il engage le sujet comme sujet en proie au langage, et comme sujet dont le lien structurel à l’Autre, au désir de l’Autre, est celui de la parole60.
57Dans la perspective de Lacan, en effet, la parole est le critère de césure anthropologique, en tant que, selon la formule du « Rapport de Rome », « toute parole appelle réponse61 » ; or ce qui fait défaut à l’animal, c’est précisément cette disposition à la réponse. Ce couplage parole-réponse, dans l’ordre humain symbolique, est si central que l’enjeu du « Rapport de Rome » est de montrer « qu’il n’est pas de parole sans réponse » dans le dispositif analytique dont le seul medium, est-il rappelé, est « la parole du patient62 ». Le fondement de la méthode de la psychanalyse est ainsi défini comme « cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu’elle est constituée par la parole adressée à l’autre63 ». La parole, comme parole humaine, est toujours « adressée à l’autre » : on conçoit à ce titre qu’elle soit toujours prise dans le dispositif d’un appel-réponse, que la parole humaine ne puisse être dissociée de la réponse, sans pour autant que ce dispositif puisse se trouver réduit à une situation duelle intersubjective.
58En effet, une telle réassignation de la psychanalyse à son champ d’origine, la parole, en lien avec la découverte freudienne de l’inconscient comme structure, se conçoit chez Lacan en lien avec la thèse fondamentale de l’autonomie de la fonction symbolique. Rappelons en effet que dès le Séminaire 1, intitulé Les écrits techniques de Freud (1953-1954), la distinction est affirmée entre l’ordre imaginaire de l’ego et de sa relation à l’autre (l’interpsychologie, la fonction de méconnaissance comme trait définitionnel du moi, le registre de l’identification aliénante propre au « stade du miroir ») d’une part64, et d’autre part le symbolique défini comme système, le « système symbolique ». C’est cette distinction et cette attention à la systématicité du symbolique qui sont au centre du chapitre 5 du séminaire 1, qui suit l’exposé de Jean Hyppolite sur « la Verneinung de Freud65 ».
59C’est en effet à partir de l’établissement, dans ce même Séminaire, d’une corrélation décisive entre humanisation et insertion dans la tradition qui nous précède, celle du langage comme système, que se déploie la thèse fondamentale de « l’autonomie de la fonction symbolique dans la réalisation humaine66 ». La psychanalyse se construit donc autour de ce que Lacan, dans le cadre de son retour à Freud, appelle « la possibilité symbolique, l’ouverture de l’homme aux symboles », et c’est sous cet angle également qu’elle suppose, pour l’accès à sa propre scientificité, le recours au « formalisme » et à la linguistique structurale. Ainsi se conçoit pour Lacan, outre les références récurrentes à Jakobson, ou à Benveniste, l’importance de l’héritage de Saussure : la psychanalyse se situant pour Lacan dans la filiation épistémologique de la linguistique, de cette science du langage qui pose la langue infiniment en excès par rapport au registre de « l’intention ». Le « système du langage » se conçoit comme structure, comme jeu d’oppositions différentielles, structure ou système complexe à plusieurs niveaux, non linéaire, laissant place à la surdétermination. Et c’est à ce titre, également, en vertu de la systématicité de l’inconscient isomorphe de la systématicité du langage, que l’expérience analytique tend à « montrer au sujet plus qu’il ne croit en dire67 ».
60La psychanalyse, par conséquent, ne se réduit pas à un « frotti-frotta affectif », pour reprendre l’expression de Lacan. Et c’est également dans ce cadre que se conçoit le recours décisif dans les travaux de Lacan à la philosophie, à l’école philosophique de la rigueur. Ce dont témoigne, au premier chef, l’hommage rendu à Jean Hyppolite et à son étude philosophique du texte de Freud sur la Verneinung (1925).
61L’expérience analytique elle-même, dans la mesure où elle opère dans le registre symbolique, à savoir celui de l’inconscient, et de la reconquête par le sujet de l’inconscient, n’entre pas dans l’ordre affectif de l’intersubjectivité : « Notre expérience n’est pas celle d’un frotti-frotta affectif. Nous n’avons pas à provoquer chez le sujet de ces retours d’expériences plus ou moins évanescentes, confuses, en quoi consisterait toute la magie de la psychanalyse68. » Ainsi s’entend dans le travail de Lacan, dès les années cinquante, la critique virulente du préjugé selon lequel l’affectif serait séparé de l’intellectuel, antérieur à celui-ci, dans une sorte de primitivité d’avant le langage ou le symbolique.
62L’affect, dans le registre humain, est d’emblée intellectualisé, institué dans le symbolique. Pour cette raison, on ne saurait proclamer une continuité animal-homme au nom d’une supposée « sensibilité » commune69. Dans les termes de Lacan, « [l]’affectif n’est pas comme une densité spéciale qui manquerait à l’élaboration intellectuelle. Il ne se situe pas dans un au-delà mythique de la production du symbole qui serait antérieur à la formation discursive70 ». En conséquence, l’affect lui aussi, au titre de phénomène humain, relève du discursif. De sorte que « l’émotion », dans l’ordre humain, n’est jamais pur affect, émotion pure ou « naturelle », elle est toujours d’emblée inscrite dans le symbolique, marquée de l’empreinte antécédente du symbolique. « Si l’émotion peut être déplacée, inversée, inhibée, si elle est engagée dans une dialectique, c’est qu’elle est prise dans l’ordre symbolique […]71 ». Se comprend par là, en vertu de la thèse fondamentale de l’antécédence du symbolique dans toutes les manifestations de l’existence humaine, l’extrême réticence de Lacan à l’égard de la terminologie (psychologiste) de l’affect ou de l’émotion. C’est dans ce contexte que s’entend aussi l’invitation de Lacan à rayer absolument du vocabulaire analytique le terme même d’« affectif72 ».
63Quelques années plus tard, dans le texte des Écrits, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (conférence donnée au colloque de Royaumont organisé par Jean Wahl, en 1960), la critique féroce de la prétention scientifique de la psychologie, critique développée à partir du prisme épistémologique général de la linguistique présentée comme première science structuraliste, se conjugue à un rejet frontal d’une conception « affective » de la psychanalyse. Chez Lacan, par conséquent, antipsychologisme73 – à l’œuvre dans le combat incessant mené contre la confusion entre psychologie et psychanalyse – et refus d’une conception « pathique » du sujet vont de pair :
Rien donc, dans notre biais pour situer Freud, qui s’ordonne à l’astrologie judiciaire où trempe le psychologue. Rien qui procède de la qualité, voie de l’intensif, ni d’aucune phénoménologie dont puisse se rassurer l’idéalisme. Dans le champ freudien, malgré les mots, la conscience est trait aussi caduc à fonder l’inconscient sur sa négation (cet inconscient-là date de saint Thomas) que l’affect y est inapte à tenir le rôle de sujet protopathique, puisque c’est un service qui n’a pas de titulaire.
64C’est cette dissociation constamment tenue entre le sujet, le sujet symbolique de l’inconscient, et le moi de l’affectivité (le moi « pathique ») qui fait de Lacan l’héritier majeur, au xxe siècle, de Descartes, et du rationalisme de Descartes : sous le double aspect d’une thématisation « punctiforme », c’est-à-dire non psychologique, du Je (le Je du « Je pense » ou le Je du « Je désire »), et d’une attention constante au maintien de la césure entre affectivité d’une part, et pensée conçue dans son indissociabilité d’avec l’abstraction du langage et de la symbolisation d’autre part.
65L’on soulignera, pour conclure, le paradoxe de la lecture proposée par Derrida de la continuité philosophique de Descartes à Lacan, malgré toutes les divergences entre la « métaphysique » de Descartes et le retour lacanien à la découverte freudienne de l’inconscient. Fondamentalement, la lecture de Descartes par Derrida est proche de celle de Lacan lui-même, s’agissant du caractère punctiforme du sujet cartésien et sa distinction avec le vivant animal ou organique. Mais quand Derrida récuse les prémisses de la position cartésienne, s’agissant de la question du sujet (distinct du corps propre) et de celle du langage (comme critère de l’humain), Lacan au contraire accentue en quelque sorte cette position cartésienne, s’agissant du caractère non « pathique » du sujet, de son caractère non vivant, vide et sans profondeur, reprochant à Descartes d’avoir en quelque sorte reculé devant sa propre découverte de la vacuité du sujet comme sujet de la science, et de ne pas avoir franchi le pas de l’affirmation du caractère « évanouissant » (aphanisis) du sujet. Si les lectures respectives du texte cartésien (saisi en son originalité) par Derrida et Lacan se recoupent sous bien des aspects, notamment en ce qui concerne le vertige du doute et la « pointe hyperbolique » du cogito, pour reprendre la terminologie de Derrida, leurs conclusions sont radicalement différentes, s’agissant de « l’humanisme métaphysique » de Descartes, et de sa conception spécifique, rationaliste, du langage comme critère de la césure anthropologique.
66Dans l’ouvrage de Derrida, L’animal que donc je suis, est tracée une ligne de continuité entre Descartes et Lacan, en ce qui concerne plus particulièrement la théorie lacanienne de l’ordre symbolique, comme principe de l’humanisation et de l’assignation à être sujet. Or Lacan lui-même revendique pour sa part, très clairement et de façon constante, cette filiation cartésienne, l’héritage d’un Descartes distinct de la tradition des philosophes de la conscience. C’est sous cet angle, pourrait-on dire, qu’il semble légitime de poser la thèse d’un rationalisme de Lacan, dans le sillage du dispositif cartésien. Un tel rationalisme s’inscrit en effet contre la ligne de Montaigne, ou encore de Bentham, plus récemment encore celle de l’antispécisme, qui fait de la sensibilité le principe d’une ligne de continuité du vivant naturel (l’animal) et l’humain. Ce rationalisme récuse la superposition conceptuelle de l’ordre symbolique et d’une supposée inscription naturelle de l’homme ; il reconduit la césure anthropologique, non en vertu d’un quelconque idéalisme, mais à partir de la distinction conceptuelle entre pensée et sensibilité, et nous paraît offrir par conséquent un instrument théorique puissant pour une perspective critique des principaux postulats du naturalisme contemporain.
67À cet égard, en effet, contre les postulats ininterrogés d’un naturalisme et d’un « sensibilisme » qui confondent principiellement conscience et subjectivité, et oblitèrent la dimension symbolique par laquelle la condition humaine s’abstrait de tout donné supposément « naturel », Lacan s’attache à distinguer la condition de sujet de celle d’une affectivité ou d’une condition individuelle organique. C’est dans ce cadre qu’il renouvelle, suivant l’expression d’Alain Badiou, la « méditation cartésienne », qui noue la question du sujet à celle de la vérité. À ce titre, la relecture contemporaine de Descartes, telle qu’elle fut également engagée en son temps par Noam Chomsky, lorsqu’il entreprit de réélaborer entièrement la linguistique, contre la tradition de la psychologie expérimentale, à partir de la « Linguistique cartésienne74 », se révèle des plus stimulantes, pour le retravail conceptuel crucial, aujourd’hui, de la triple équivalence, de l’humanité, du langage et de la rationalité au titre d’abstraction conceptuelle ancrée dans le symbolique. C’est bien un renouveau du rationalisme, par conséquent, qui se joue dans le retour à Descartes, tel qu’en son temps, contre la domination du psychologisme, Lacan l’avait engagé.
Notes de bas de page
1 J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique » (rapport présenté aux journées psychiatriques de Bonneval, 1946), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 163.
2 Conformément à ce que Lacan lui-même pointe dans le séminaire Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955, séminaire II, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1978, chap. 15, p. 239.
3 J. Lacan, Séminaire 2, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1978, introduction, « Psychologie et métapsychologie », séance du 17 novembre 1954, p. 14-15.
4 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Revue de métaphysique et de morale, 1958, texte réédité dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1994, p. 365-381. Notons que cet article, véritable manifeste antipsychologiste, s’est trouvé réédité dans le volume 2 des Cahiers pour l’analyse (1966), revue du Cercle d’épistémologie de l’École normale supérieure, constitué d’élèves d’Althusser et de Lacan.
5 J. Lacan, Séminaire 2, op. cit., p. 17-18.
6 Ibid., p. 19.
7 Selon Lacan, « Freud nous dit – le sujet, ce n’est pas son intelligence, ce n’est pas sur le même axe, c’est excentrique. Le sujet comme tel, fonctionnant en tant que sujet, est autre chose qu’un organisme qui s’adapte. Il est autre chose, et pour qui sait l’entendre, toute sa conduite parle d’ailleurs que de cet axe que nous pouvons saisir quand nous le considérons comme fonction dans un individu […]. Nous nous en tiendrons pour l’instant à cette métaphore topique – le sujet est décentré par rapport à l’individu. C’est ce que veut dire Je est un autre. D’une certaine façon, c’était déjà en marge de l’intuition cartésienne fondamentale », J. Lacan, Séminaire 2, op. cit., p. 18-19.
8 Ibid., p. 16.
9 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, séminaire 11, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, chap. 3, « Du sujet de la certitude », p. 39-40.
10 Ibid., p. 39.
11 Ibid., p. 43.
12 Ibid., p. 43-44.
13 Ibid., p. 44.
14 Ibid., p. 44-47.
15 J. Lacan, Séminaire 11, chap. 4, « Du réseau des signifiants », p. 52-53.
16 Ibid., p. 56-57.
17 Ibid., à propos de la question du sujet comme « regard », p. 93-98.
18 Ibid., p. 44-45.
19 Ibid., chap. 17, p. 250-251.
20 Ibid., p. 173.
21 Ibid., p. 44.
22 Ibid., p. 53.
23 À propos de ces lectures du cogito opposées à la tradition de « l’interprétation canonique » dans les termes d’une conscience solipsiste, voir en particulier J.-L. Marion, « L’altérité originaire de l’ego. Meditatio II, AT VII, 24-25 », dans Questions cartésiennes II. Sur l’ego et sur Dieu, Paris, Puf, 1996, p. 3-47. Voir également l’analyse originale d’Étienne Balibar dans le texte intitulé « “Ego sum, ego existo”. Descartes au point d’hérésie », dans Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, Puf, 2011, p. 87-119.
24 Ibid., chap. 7, p. 98-100.
25 Ibid., chap. 11, p. 162.
26 Ibid., chap. 9, p. 129-135.
27 Ibid., chap. 17, p. 250.
28 Leçon d’ouverture du séminaire de 1965-1966 tenu à l’École normale supérieure. Texte repris dans J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 855-877.
29 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 858.
30 Ibid.
31 A. Badiou, Le séminaire. Vérité et sujet, Paris, Fayard, 1987-1988, en particulier la séance du 23 février 1988, p. 186.
32 Ibid., p. 187.
33 J. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., chap. 3, p. 46.
34 Ibid., p. 46.
35 Ibid., p. 48.
36 Lacan situe la singularité anthropologique par distinction d’avec la perfection du comportement animal, en relation avec la fonction symbolique, le langage, en tant que cette fonction symbolique traduit une faille, un ratage dans l’adaptation, un inachèvement spécifiquement humains, liés à la fonction de répétition (la pulsion de mort). Voir Séminaire 2, op. cit., chap. 7, p. 122-128.
37 Soit, dans l’ordre, la Cinquième Partie du Discours de la méthode (AT VI, p. 56-59), lettre de mars 1638 à *** (AT II, p. 38-41), et lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 (AT IV, p. 574-576).
38 J. Derrida, L’animal que donc je suis, éd. par Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, 2006.
39 J. Derrida, L’animal que donc je suis, I, op. cit., p. 64-65.
40 Ibid., II, p. 80-81.
41 Ibid., p. 87.
42 Soulignons que Derrida, attentif à la littéralité du texte cartésien, propose une étude de ces textes, constitutifs de la « linguistique » cartésienne, en particulier dans L’animal que donc je suis, op. cit., p. 110-113.
43 Descartes, Discours de la méthode, Cinquième Partie, dans Œuvres philosophiques de Descartes, éd. par Ferdinand Alquié, Paris, Garnier, 1963, t. 1, p. 630-631.
44 Ibid., p. 630.
45 Ibid., p. 629.
46 Ibid., p. 630-631.
47 Descartes, lettre au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, AT IV, p. 575.
48 En l’occurrence, Cinquième Partie du Discours de la méthode (AT VI, p. 56-59), lettre de mars 1638 à *** (AT II, p. 38-41), et lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, AT IV, p. 574-576.
49 J. Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., II, p. 112. Pour le texte original de Descartes, voir lettre de mars 1638 à ***, AT II, p. 40.
50 J. Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., II, p. 115.
51 Ibid., II, p. 100-106.
52 Ibid., III, « Et si l’animal répondait ? », texte dédié « à Jacques Lacan », p. 163.
53 Ibid., III, p. 166.
54 Ibid., II, p. 103.
55 Ibid., p. 104.
56 Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, AT IX, p. 21.
57 J. Derrida, L’animal que donc je suis, II, op. cit., p. 104.
58 La compréhension, en un sens non idéaliste, de la formule du « Je ne suis pas mon corps » se retrouve du reste également à l’œuvre dans un séminaire ultérieur de Lacan, le « Sinthome », lorsqu’il est question de James Joyce et de « L’écriture de l’ego ». Voir Séminaire 22. Le sinthome, 1975-1976, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 149-150.
59 J. Lacan, Séminaire 2, op. cit., chap. 6, p. 105.
60 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », rapport du congrès de Rome, 1953, dans Écrits, op. cit., p. 237-322.
61 Ibid., p. 247.
62 Ibid., p. 247.
63 Ibid., p. 257.
64 Voir à ce propos le célèbre texte de Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique » [1949], dans Écrits, op. cit., p. 93-100. La dimension imaginaire du moi se reconnaissant dans le miroir sous l’aspect du corps propre, reconnaissance qui advient sur fond de méconnaissance (méconnaissance de l’écart entre le sujet, le Je du regard, et le moi de l’image spéculaire), se trouve ultérieurement rappelée par Lacan lorsqu’il souligne, dans le texte ultérieur « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », en 1960 (dans Écrits, op. cit., p. 808), « l’ambiguïté d’un méconnaître essentiel au me connaître ».
65 J. Lacan, Séminaire 1. Les écrits techniques de Freud, 1953-1954, éd. par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975 [rééd. Seuil (Points), 1998], p. 87-91.
66 Ibid., chap. 5, p. 91.
67 Ibid., chap. 5, p. 90.
68 Ibid., p. 92.
69 Le présupposé de cette continuité se trouve en revanche massivement dominant dans les études contemporaines à propos de l’affect et d’une sensibilité trans-espèces, qui postulent donc que l’affectivité humaine ne serait pas liée principiellement au langage, au symbolique – études contemporaines dans lesquelles se repère cet « oubli » du symbolique, corrélatif de la fascination à l’égard de l’affect et de la « sensibilité ».
70 J. Lacan, Séminaire 1, op. cit., chap. 5, p. 95.
71 Ibid., chap. 19, p. 364.
72 Ibid., chap. 22, p. 419.
73 Parmi les formules lapidaires que Lacan élabore contre les prétentions théoriques de la psychologie, dans laquelle il perçoit fondamentalement une technique idéologique d’adaptation coercitive de l’individu à l’ordre social, citons celle-ci : « Nous ne parlons pas bien entendu de cet extraordinaire transfert latéral, par où viennent se retremper dans la psychanalyse les catégories d’une psychologie qui en revigore ses bas emplois d’exploitation sociale. […] nous considérons le sort de la psychologie comme scellé sans rémission » (« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » [1960], dans Écrits, op. cit., p. 798).
74 Voir l’ouvrage fondamental de N. Chomsky, qui mobilise l’héritage de l’innéisme et du rationalisme cartésien pour le renouvellement entier qu’il engage de la linguistique dans la seconde moitié du xxe siècle, Cartesian Linguistics. A Chapter in the History of Rationalist Thought, New York, Harper & Row, 1966 ; La linguistique cartésienne. Un chapitre de l’histoire de la pensée rationaliste, trad. de l’anglais par Nelcya Delanoë et Dan Sperber, Paris, Seuil, 1969.
Auteur
Pascale Gillot est maître de conférences en philosophie à l’université de Tours. Ses travaux portent sur les modèles de l’esprit et de la subjectivité, de l’âge classique à la période contemporaine. Elle a notamment publié : L’esprit, figures classiques et contemporaines (CNRS Éditions, 2007), Althusser et la psychanalyse (Puf, 2009), et La question du sujet. Descartes et Wittgenstein (CNRS Éditions, 2020).
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