Analyse de réseau et entourage princier : quelle plus-value ?
L’exemple des comtes de Vermandois (1101-1167)
p. 183-196
Texte intégral
1L’exercice du pouvoir repose largement sur des liens d’homme à homme au Moyen Âge central. Les relations personnelles comptent alors plus que les institutions – l’historiographie allemande a, depuis Theodor Mayer, forgé le concept de Personenverbandsstaat pour désigner cette forme particulière de gouvernement1 Le type de structuration de la société aristocratique que l’on rencontre dans les principautés du nord-ouest de l’Europe entre le xe et le xiie siècle se prête particulièrement bien à une approche réticulaire du pouvoir2 À mi-chemin entre l’étude de cas et l’essai méthodologique, cet article souhaite appliquer les techniques de l’analyse de réseau à l’étude des entourages princiers, en se focalisant sur un dossier que l’un des deux auteurs a récemment examiné selon les méthodes historiques classiques : celui du comté de Vermandois des années 1101-1167, entre le principat d’Adèle de Vermandois et l’annexion du comté par la Flandre3.
2Descendant en ligne directe des Carolingiens, la dynastie vermandisienne connaît un premier apogée sous le comte Herbert II dans la première moitié du xe siècle, avant de jouer un rôle politique beaucoup plus discret au cours des décennies suivantes. Si les Vermandois restent quelque peu dans l’ombre sous le comte Herbert IV (1045-1076/1080) en raison de la concurrence du comte Raoul IV de Crépy (m. 1074) en Picardie, ils prennent ensuite l’ascendant dans la région grâce à deux unions matrimoniales : Herbert IV épouse une fille de Raoul IV de Crépy et récupère une partie de l’héritage de ce dernier ; Adèle de Vermandois, fille et héritière d’Herbert IV, s’unit à Hugues le Grand, frère cadet du roi de France, Philippe Ier (m. 1108). Les comtes de Vermandois connaissent alors un second zénith sous le comte Raoul Ier (1120-14 octobre 1152) avant de voir leur lignée s’éteindre après la mort prématurée du fils de Raoul Ier, Raoul II, en 1167 et la dévolution de leur principauté à la Flandre de Philippe d’Alsace.
3Au xiie siècle, la principauté de Vermandois, Valois et Montdidier réunit l’ancien comté de Vermandois, articulé autour de la cité de Saint-Quentin et du castrum de Péronne, avec les comtés d’Amiens, de Valois et de Montdidier, possessions héritées du comte Raoul IV de Crépy. Le domaine des comtes de Vermandois s’étire donc principalement dans les vallées de la Somme et de l’Oise. Cette entité territoriale cohérente évolue peu, les comtes ayant surtout cherché à conforter leur influence territoriale plutôt qu’à l’étendre. Les lignages seigneuriaux régionaux adoptent des attitudes très différentes, se montrant tantôt fidèles au pouvoir comtal (comme les Nesle), tantôt hostiles (les Ham, par exemple). Les comtes de Vermandois ont une gestion très différenciée de leur principauté. Au nord, ils ont abondamment inféodé à l’aristocratie régionale leurs biens et leurs droits ; à l’inverse, dans le Valois, le domaine comtal reste largement alleutier et directement contrôlé par les comtes4.
4L’étude de l’entourage des comtes de Vermandois a été conduite à partir de l’examen de leurs chartes et des listes des témoins qui y figurent. Plus ou moins systématiques pour la période envisagée, ces listes indiquent quelles sont les personnes présentes au moment de l’accomplissement de l’action juridique décrite dans l’acte ou lors de la promulgation de ce dernier. Fondé sur l’exploitation de ces listes, cet article poursuit trois objectifs. Sur un plan méthodologique, il s’agit de déterminer quelles sont les plus-values de l’analyse de réseau par rapport aux approches habituellement déployées par les historiens, comme Jean-François Lemarignier dans son étude classique sur la cour des premiers Capétiens5 D’un point de vue critique, l’intention est de définir les limites imposées par le type de document étudié, les listes de témoins, dans le cadre d’une telle étude. Enfin, sur un plan plus strictement historique, il s’agit d’esquisser les contours de l’entourage politique des comtes de Vermandois au xiie siècle, en confirmant ou en prolongeant certaines réflexions grâce à l’outil d’analyse de réseau. Après une présentation du corpus documentaire mobilisé, nous dessinerons les contours de l’entourage politique des comtes de Vermandois avant 1167, avant de soulever les nouvelles questions ouvertes par l’analyse réticulaire et les difficultés d’interprétation critique que cette dernière pose parfois.
Un corpus de 62 actes et de 535 acteurs
5On recense 86 actes des comtes de Vermandois du xiie siècle, dont certains sont encore inédits et dont deux sont des deperdita connus à travers des mentions postérieures. Par définition, ces deperdita ne contiennent pas de liste de témoins. Cela représente une production moyenne annuelle d’environ 1,3 charte conservée6 Dans cet ensemble, 22 actes ne mentionnent pas de témoins (soit 26 %)7 C’est une proportion assez élevée par rapport à d’autres espaces8 À ce corpus de 62 documents avec listes de témoins, nous avons ajouté six actes supplémentaires, dans lesquels le comte de Vermandois intervient d’une façon ou d’une autre et dont les listes de témoins contiennent la mention de fidèles vermandisiens9 L’ensemble des relations évoquées dans les actes des comtes de Vermandois a été encodé dans une base de données, avant d’être étudié sous l’angle de l’analyse de réseau à l’aide du logiciel Gephi10.
6Le principe qui guide la réflexion est que les actes médiévaux donnent à voir l’existence de relations de différentes natures entre des acteurs humains ou institutionnels. Ainsi, nous avons considéré comme une relation allant du témoin vers le comte le fait qu’un individu soit cité dans une liste de témoins d’une charte comtale11 Nous n’affirmons pas qu’il s’agit d’une relation forte ou pérenne, mais nous considérons qu’il s’agit au moins d’une interaction ponctuelle. Nous avons par ailleurs fait le choix de traiter comme un seul ensemble l’intégralité de la période envisagée, ce qui contribue à « écraser » la chronologie. Une analyse plus dynamique, découpant le réseau global en tranches, serait néanmoins aisée à mettre en place.
7Pour reconstituer le réseau personnel des comtes de Vermandois, il ne faut cependant pas se limiter aux seules chartes comtales. Il est indispensable de constituer un corpus annexe regroupant des actes faisant mention de l’existence de relations directes entre les membres de l’entourage des comtes, sans passer par l’intermédiaire de ces derniers. Ce corpus annexe se compose d’environ 90 actes variés (épiscopaux, seigneuriaux…), édités ou non. Il serait trop long de mentionner ici l’ensemble des éditions consultées, mais citons, entre autres, celles des actes des sires de Nesle et des évêques de Noyon-Tournai12 Cela permet de repérer l’existence de sous-groupes dans l’entourage comtal.
8Au total, le réseau des comtes de Vermandois compte 535 nœuds (les acteurs) unis par 636 liens (les relations), qui correspondent à 1078 relations attestées dans les documents. La différence entre le nombre de liens (636) et le nombre de relations (1078) s’explique par le fait qu’une même relation peut être attestée plusieurs fois. Ainsi, un même individu qui témoigne trois fois au bas de trois actes comtaux différents sera considéré comme ayant trois relations avec le comte, mais ces trois relations ne seront rendues que par un seul lien sur les graphiques.
9Toutes les relations attestées ont été datées et caractérisées selon une typologie prédéfinie (témoignage, donation, etc.). La question de l’encodage de ces relations place l’historien face à de nombreux problèmes critiques, relatifs à la fois à la nature de la documentation (lacunes, absence d’exhaustivité des listes de témoins, etc.) et à la pratique d’encodage (nécessité d’encoder les relations de « co-témoignage », de tenir compte de l’ordre des témoins, etc.13).
Les cercles concentriques de l’entourage comtal
10L’analyse de l’entourage des comtes de Vermandois du xiie siècle a mis en lumière l’existence de trois cercles de pouvoir concentriques, tous trois articulés autour de la personne du comte. Le premier cercle, essentiellement composé de laïcs, comprend les intimes du prince, avec les seigneurs Aubry de Roye et Yves II de Nesle ainsi que deux frères, Enguerrand Oisons, désigné dans un acte comme le conseiller du comte, et Jean Le Bougre, futur sénéchal comtal. Hormis les sires de Nesle et de Nanteuil-le-Haudouin, les membres de ce « cercle des intimes » ne sont pas, pour la plupart, issus de grands lignages de l’aristocratie vermandisienne, mais plutôt de la petite noblesse locale (les Roye ou les Fayet), voire d’ascendance inconnue (les frères Enguerrand Oisons et Jean Le Bougre, Jean d’Athies, Adam Brulard, Anscher d’Encre).
11Le deuxième cercle est constitué par les interlocuteurs locaux du pouvoir, c’est-à-dire des personnages qui sont autant de relais régionaux grâce auxquels le pouvoir comtal peut se construire. Deux sous-groupes se distinguent : les témoins dits « occasionnels » et les agents du comte (sénéchaux et châtelains). Les premiers constituent une masse socialement hétérogène d’individus apparaissant épisodiquement à la cour de Vermandois et qui accompagnent parfois le comte dans ses pérégrinations au sein de la principauté. Par leur présence autour des castra comtaux, les seconds quadrillent le territoire au service du prince. Sénéchaux et châtelains sont intégrés aux structures féodo-vassaliques de la principauté de Vermandois et, de ce fait, intensément fidélisés autour de la figure comtale.
12Enfin, le troisième cercle correspond aux familles seigneuriales de premier plan, comme les Ham, les Chauny ou les Guise, qui, à l’inverse des lignages de petits nobles attachés à l’entourage comtal, brillent par leur absence. Implantées dans le Vermandois historique et jadis en relation avec la maison comtale (parfois depuis la fin du xe siècle), elles s’en sont progressivement éloignées au point de ne plus apparaître dans son entourage. Les raisons de cette disparition sont diverses. Elles tiennent tantôt à une prise d’indépendance vis-à-vis des comtes (seigneurs de Ham et de Guise), tantôt au fait que la présence comtale au cœur de leur centre de pouvoir a contribué à marginaliser ces familles (seigneurs de Chauny).
13Cette réalité transparaît-elle dans les représentations graphiques proposées par le logiciel d’analyse de réseau Gephi ? Pour chaque acteur du réseau, nous avons défini un « attribut », ce qui permet à Gephi de colorier chaque nœud figurant sur le graphique. Le code est le suivant : en rouge la famille comtale de Vermandois, en vert les membres du premier cercle, en bleu foncé ceux du deuxième cercle, en orange les individus n’appartenant à aucun cercle de pouvoir selon les analyses précédemment menées et, enfin, en jaune les clercs et les institutions ecclésiastiques. Les flèches signalent l’existence d’une relation et leur épaisseur, l’intensité de celle-ci.
14Le graphique représentant l’ensemble du réseau de pouvoir des comtes est trop touffu pour être analysé. Nous avons donc fait le choix de travailler à partir d’un graphique « filtré », dans lequel ne figurent que les acteurs entretenant au moins deux relations au sein du réseau (figure 1). Ce graphique exclut donc la plupart des individus et toutes les institutions qui n’entretiennent qu’un lien avec le comte de Vermandois, sans être liés aux autres acteurs du réseau. De prime abord, cette représentation graphique confirme l’analyse traditionnelle. On y retrouve les personnages déjà identifiés et l’intensité des différentes relations avec le comte de Vermandois est bien rendue. Toutefois, certains individus, considérés comme appartenant au premier cercle de pouvoir, se retrouvent en périphérie du graphique (les seigneurs de Nanteuil, Simon de Fayet, Jean d’Athies). Plus encore, des membres éminents de la cour vermandisienne sont totalement absents, comme les frères Enguerrand Oisons et Jean Le Bougre, tout comme Adam Brulard. Faut-il dès lors les exclure de l’entourage des comtes de Vermandois ?
15Ces observations mettent en évidence une limite majeure de l’analyse de réseau. Cette méthode faisant ressortir uniquement l’existence de « réseaux », une relation exclusive n’apparaîtra pas dans le graphique. L’intérêt de ce type d’analyse est de repérer l’existence de sous-structures au sein d’un ensemble plus large, l’entourage comtal, et non de mesurer la récurrence de sa fréquentation par un témoin. Dès lors, si la documentation ne met pas en relation les différents membres de la curia comtale, la représentation graphique proposée par le logiciel n’en donne qu’une image partielle. L’exemple d’Enguerrand Oisons et de Jean Le Bougre illustre ce biais. Ces individus bénéficient indéniablement des faveurs du comte, mais ne sont apparemment pas intégrés dans les différents réseaux qui gravitent autour de sa personne. Le même constat vaut pour des chanceliers vermandisiens comme Pierre du Pont entre 1120 et 1134/1136 et Robert de Compiègne après 1136. Ces personnages, qui rentrent dans la catégorie des chanceliers « techniciens » plutôt que politiques, ont une relation exclusive avec le comte et n’apparaissent pas dans le graphique14 D’autres outils quantitatifs, en particulier la mesure statistique de la « probabilité d’apparition » développée par le médiéviste belge Godfried Croenen, permettent de percevoir la récurrence des individus dans un entourage princier et de mesurer au mieux la proximité entre le prince et chaque membre de sa cour15.
Apports et limites d’une approche réticulaire
16Si l’analyse de réseaux ne permet pas de mesurer la récurrence de la présence de certains partenaires privilégiés du prince, elle est en revanche particulièrement précieuse pour étudier la structuration des entourages princiers. Elle autorise en effet à confirmer de manière quantitative des tendances mises en évidence par l’approche qualitative, à nuancer certaines hypothèses, à formuler des observations complémentaires et à ouvrir de nouvelles pistes. Elle permet notamment de mesurer les différentes formes de « centralité » associées à chacun des acteurs du réseau.
17Les sociologues distinguent plusieurs types de « centralité » : la centralité de degré (acteur le plus connecté aux autres), de proximité (nœud qui, en raison de sa position au sein du réseau, est en moyenne le plus proche de tous les autres) et d’intermédiarité (intermédiaires incontournables au sein du réseau)16 À ces trois métriques, qui livrent généralement des résultats proches, avec quelques variations, nous avons ajouté la « centralité de vecteur propre » (généralement désignée sous le nom d’eigenvector centrality). Cette métrique classe les nœuds en fonction de l’influence qu’ils exercent dans le réseau global. La mesure de centralité attribue une valeur à chaque nœud selon deux critères : d’une part, le nombre de connexions propres que celui-ci compte et, d’autre part, les caractéristiques des nœuds avec lesquels il est lié. Ainsi, même s’il est faiblement connecté, un nœud peut tout de même présenter un « score » élevé si les quelques relations qu’il entretient l’unissent avec des acteurs importants car très connectés. À l’inverse, le « score » d’un individu entretenant un nombre élevé de relations peut être bas si les sommets auxquels il est connecté n’occupent qu’une position marginale dans le réseau.
18Quelques exemples permettent d’illustrer l’intérêt de ces métriques (figures 2 et 3). En dehors de la famille de Vermandois, Yves II de Nesle apparaît comme l’individu central et l’intermédiaire le plus important entre le comte et une majeure partie de son entourage. L’évêque de Noyon, Simon de Vermandois, frère du comte Raoul Ier, occupe une position similaire et se positionne également comme un intermédiaire incontournable de l’entourage comtal. La modélisation graphique met en évidence la place centrale de ces deux personnages dans l’entourage du comte : le diamètre des nœuds s’accroît en fonction des centralités d’intermédiarité et de vecteur propre des acteurs du réseau. Plus un individu ou une institution possède une centralité forte, plus le nœud est de taille importante.
19Mais les graphiques fournissent des résultats plus inattendus. Ils permettent, par exemple, de relativiser la place d’Aubry de Roye auprès du prince, moins centrale que ne l’avaient postulé nos précédents travaux. Si Aubry de Roye est très régulièrement mentionné dans les listes de témoins au bas des chartes comtales durant sa période d’activité, ses centralités d’intermédiarité et d’eigenvector sont plus faibles que celles d’autres aristocrates moins souvent cités que lui, car Aubry n’est que peu connecté à d’autres acteurs du réseau. Sa relation avec le comte paraît plutôt exclusive. Aubry dépend plus du comte que le comte ne dépend de lui pour s’ouvrir à de nouveaux horizons. Il correspond à ce que l’on pourrait qualifier de « favori17 », c’est-à-dire un individu choisi par le prince et qui lui doit son statut social et sa puissance. À l’inverse, Yves II de Nesle apparaît peu aux côtés du comte dans les listes de témoins, mais occupe un poste de pivot entre le centre (le comte) et la périphérie (l’entourage comtal). Il est l’un des acteurs avec la centralité de vecteur propre la plus importante. Ce constat est encore plus marqué pour l’évêque Simon de Vermandois. Ces observations permettent de nuancer les résultats des enquêtes précédentes, en révélant quels acteurs pèsent un poids politique important en Vermandois.
20L’analyse de réseaux éclaire aussi, sans doute de manière imparfaite, le rôle des femmes à la cour de Vermandois. Le cas d’Adèle de Péronne, épouse du comte Raoul Ier, est particulièrement intéressant. D’après les données collectées, Adèle gravite autour des sanctuaires du Péronnais (Saint-Fursy, Arrouaise), sa région d’origine, mais entretient peu de relations avec les autres membres de l’entourage comtal. Si Adèle possédait probablement son propre entourage de fidèles, celui-ci ne recoupait que très imparfaitement celui du comte18 L’hypothèse reste néanmoins à vérifier.
21Au vu de la faible importance numérique du corpus exploité, il importe d’être prudent dans l’interprétation des résultats. La place de certains individus dans les graphiques semble parfois plus découler d’un effet de source que d’une réalité – la connaissance du dossier permet ici de nuancer l’approche quantitative. Tel est le cas, en particulier, avec Hugues de Torcy. Les outils d’analyse statistique et les graphiques laissent penser que ce personnage tout à fait méconnu occupe une place relativement centrale dans l’entourage des comtes de Vermandois. Cela découle de la présence d’Hugues de Torcy dans une charte particulièrement complexe du comte Raoul II, dans laquelle Hugues est mis en lien avec plusieurs autres acteurs du réseau pour une affaire de cession de fief. Cette charte contribue à « gonfler » son nombre de relations par rapport à d’autres membres de l’entourage comtal qui n’apparaissent que dans les listes de témoins. Un corpus comme celui de la Flandre par exemple pourrait permettre de lisser ces exceptions, grâce à une masse plus importante de données.
Conclusion
22Cet article visait à mesurer l’apport de l’analyse de réseaux pour l’étude des entourages princiers, en partant d’un dossier récemment examiné selon les méthodes historiques « classiques ». Il a permis de pointer quelques limites de ce nouvel outil. Des questions telles que la présence récurrente de certains individus dans l’entourage comtal ne peuvent pas être abordées efficacement à travers l’analyse de réseaux. D’autres approches, qualitatives ou quantitatives, s’avèrent plus fructueuses. En d’autres termes, l’analyse de réseaux ne balaye aucunement l’apport des approches inaugurées par Jean-François Lemarignier. Elle apporte plutôt un éclairage complémentaire sur la composition des entourages princiers, en révélant la manière dont se structurent ces derniers. Mêler étude qualitative et approche statistique permet en effet de confirmer des hypothèses pressenties, mais jamais démontrées de manière formelle, et de nuancer des impressions. En la matière, on se doit de souligner l’importance des outils statistiques et des métriques permettant de mesurer les différents types de centralité de chacun des acteurs du réseau. Peut-être plus que les représentations graphiques, qui ont l’avantage de cartographier le réseau, les calculs de centralité permettent de repérer les personnages « pivots » dans l’entourage du prince ou, à l’inverse, de mettre en lumière que certains individus n’ont pas une position aussi centrale qu’attendu. Ces constats doivent inciter à se replonger dans les sources, pour réfléchir à nouveaux frais sur le rôle des acteurs dont l’analyse de réseaux semble souligner l’importance. Le dialogue entre l’approche quantitative et les sources doit être constant.
Notes de bas de page
1 Notamment Theodor Mayer, « Die Entstehung des “modernen” Staates im Mittelalter und die freien Bauern », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Germanistische Abtheilung, 57, 1937, p. 210-288.
2 Parmi les travaux les plus récents utilisant l’analyse de réseaux en histoire médiévale, Robert Gramsch, Das Reich als Netzwerk der Fürsten. Politische Strukturen unter dem Doppelkönigtum Friedrichs II. und Heinrichs (VII.), 1225-1235, Ostfildern, Thorbecke, 2013 ; Kim Esmark, Lars Hermanson, Hans Jacob Orning (dir.), Nordic Elites in Transformation, c. 1050-1250, New York, Routledge, 2020 ; Isabelle Rosé, « Autour de la reine Emma (vers 890-934). Réseaux, itinéraire biographique féminin et questions documentaires au début du Moyen Âge central », Annales. Histoire, sciences sociales, 73, 2018, p. 814-847.
3 Romain Waroquier, « Les hommes du pouvoir. L’entourage des comtes de Vermandois au xiie siècle », Le Moyen Âge, 127, 2021, p. 559-604.
4 Id., « La principauté de Vermandois, Valois et Montdidier au xiie siècle : formation et physionomie d’un espace politique », Revue du Nord, 432, 2019, p. 679-705.
5 Jean-François Lemarignier, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens, 987-1108, Paris, A. et J. Picard, 1965.
6 Principalement conservés dans des dépôts des archives départementales (Aisne, Nord, Oise et Somme), aux Archives nationales et à la Bibliothèque nationale de France, les actes de comtes de Vermandois auxquels nous faisons ici référence sont répertoriés dans l’annexe no 2 de Waroquier, « Les hommes du pouvoir », art. cité. Pour le principat d’Adèle de Vermandois (1101-1120), nous conservons 12 chartes, dont un deperditum (soit une moyenne de 0,63 par an) ; pour Raoul Ier (1120-1152), 45 chartes, dont un deperditum (soit une moyenne de 1,41 par an) ; pour Raoul II (1152-1167), 22 chartes (soit une moyenne de 1,47 par an). Il reste sept chartes pour lesquelles nous n’avons pas pu déterminer si elles émanent de Raoul Ier ou de son fils.
7 La majorité de ces actes sans liste de témoin sont des copies (17 sur les 22 recensés). Il existe donc toujours la possibilité bien réelle, mais peu fréquente, de la suppression de la liste par le copiste.
8 Surtout au regard des chiffres relevés pour le Brabant du xiie siècle, où 10 % des actes ducaux ne comprennent pas de listes de témoins, et de ceux concernant les évêques d’Arras de 1093 à 1183, dont « seuls 3,3 % des actes font l’économie de la liste des témoins ». Godfried Croenen, « Governing Brabant in the Twelfth Century. The Duke, his Household and the Nobility », dans Wim Blockmans, Marc Boone, Thérèse de Hemptinne (dir.), Secretum Scriptorum. Liber Alumnorum Walter Prevenier, Louvain, Garant, 1999, p. 39-76 ; Benoît-Michel Tock, « Les listes de témoins dans les chartes des évêques d’Arras, 1093-1203 », Archiv für Diplomatik, 37, 1991, p. 85-118.
9 Voir l’annexe n° 3 de Waroquier, « Les hommes du pouvoir », art. cité.
10 Parmi les nombreux logiciels d’analyse de réseaux disponibles (Pajek, Ucinet, Nodegoat, etc.), notre choix s’est porté sur Gephi, qui présente l’avantage d’être gratuit, intuitif, riche de nombreux outils de calcul et de représentation, et pour lequel il existe une importante communauté d’utilisateurs, susceptible d’apporter une aide en cas de problème technique. Matthieu Bastian, Sébastien Heymann, Mathieu Jacomy, Gephi. An Open Source Software for Exploring and Manipulating Networks, Paris, depuis 2009 : https://gephi.org/. Nous remercions notre collègue Sébastien de Valeriola (ULB/ICHEC) pour le soutien apporté dans la manipulation de cet outil.
11 Les questions de la pertinence d’encoder les relations de cotémoignages (c’est-à-dire les liens unissant les témoins d’une même charte), de tenir compte de l’ordre des témoins lors de l’encodage ou de la nécessité d’attribuer un poids plus important à certains types de relations plutôt qu’à d’autres ont récemment été envisagées sous un angle statistique par l’un des auteurs de l’article : Sébastien de Valeriola, Nicolas Ruffini-Ronzani, Étienne Cuvelier, « Multi-Layer Networks and Multi-Faceted Relationships in the High Middle Ages. The Case of the Investiture Struggle in Cambrai-Arras », Digital Medievalist, https://journal.digitalmedievalist.org (à paraître).
12 Par exemple les actes des sires de Nesle ou ceux des évêques de Noyon-Tournai. William Mendel Newman, Les seigneurs de Nesle en Picardie, xiie-xiiie siècle. Leurs chartes et leur histoire, 2 t., Paris, A. et J. Picard, 1971 et Jacques Pycke, Cyriel Vleeschouwers (éd.), Les actes des évêques de Noyon-Tournai (viie siècle-1146, 1148), Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2016.
13 Ces questions critiques sont notamment abordées par Isabelle Rosé, « Reconstitution, représentation graphique et analyse des réseaux de pouvoir au haut Moyen Âge. Approche des pratiques sociales de l’aristocratie à partir de l’exemple d’Odon de Cluny (m. 942) », Redes. Revista hispana para el analisis de redes sociales, 21, 2011, p. 199-272 ; de Valeriola, Ruffini-Ronzani, Cuvelier, « Multi-Layer Networks and Multi-Faceted Relationships », art. cité.
14 Cette distinction entre chancelier technique (chargé exclusivement de la surveillance de la composition des actes comtaux) et chancelier politique (exerçant un rôle publique de premier plan) a été présentée pour la Flandre dans Thérèse de Hemptinne, Adriaan Verhulst, « Le chancelier de Flandre sous les comtes de la maison d’Alsace (1128-1191) », Bulletin de la Commission royale d’histoire, 141, 1975, p. 267-311.
15 La probabilité d’apparition d’un témoin dans les chartes comtales correspond au nombre d’apparitions du témoin sur le nombre de chartes comtales émises durant la période où le témoin était actif. Croenen, « Governing Brabant », art. cité, notamment p. 47-55.
16 Alain Degenne, Michel Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 2004, p. 155-166.
17 Jan Hirschbiegel, « Zur theoretischen Konstruktion der Figur des Günstlings » et Philippe Contamine, « Charles VII, roi de France, et ses favoris : l’exemple de Pierre, sire de Giac (m. 1427) », dans Jan Hirschbiegel, Werner Paravicini (dir.), Der Fall des Günstlings. Hofparteien in Europa vom 13. bis zum 17. Jahrhundert, Ostfildern, Thorbecke, 2004, p. 23-39 et 139-162.
18 Sur les épouses des comtes, voir la contribution d’Emmanuelle Santinelli-Foltz dans le volume.
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