Archéologie de l’Esclavage en Haïti : une gageure physique, mentale et morale
Archaeology of Slavery in Haiti: A Physical, Mental and Moral challenge
Résumés
En 2009, la redécouverte des plantations caféières françaises de Saint-Domingue, actuelle Haïti, situées le long de la crête de la chaîne des Matheux, dans la section communale dite « Des Délices », dans la commune de l’Arcahaie, a suscité l’intérêt de certains acteurs du patrimoine en Haïti notamment l’Institut de sauvegarde du patrimoine national haïtien (ISPAN), du Bureau national d’ethnologie (BNE) et de l’Association touristique de Haïti (ATH). Aujourd’hui, ces trois institutions travaillent ensemble dans la région pour protéger et valoriser ce patrimoine exceptionnel. Sans leur support, qui conditionne notre présence sur le terrain et qui en soutient la logistique, les recherches auraient été quasi-impossibles car aujourd’hui, Haïti est plongée dans une crise politique, économique et identitaire qui engendre des problèmes extrêmement graves et ralentit la recherche archéologique.
In 2009, the rediscovery of colonial coffee plantations of the French colony of Saint-Domingue, nowadays Haiti—located along the crest of the Matheux mountains, in the communal section known as “Délices”, in the commune of Arcahaie, about 3 hours from Port-au-Prince—have aroused the interest of some institutions in charge of protecting the national heritage such as ISPAN, the Institute for the protection of the Haitian National Heritage; the BNE, the National Bureau of Ethnology; and the HTA, Haitian Tourist Association. Today, these three institutions work together in the Matheux to protect and valorize this exceptional heritage. Without their support, my field research would have been almost impossible due to the political, economic and identity crisis we are currently facing in Haiti which makes archaeological research particularly difficult.
Entrées d’index
Mots-clés : esclavage, archéologie de l’esclavage, archéologie coloniale, Haïti, Saint-Domingue, identité nationale, patrimoine colonial
Keywords : slavery, archaeology of slavery, colonial archaeology, Haiti, Saint-Domingue, national identity, colonial heritage
Texte intégral
1Nichées en Haïti entre 900 et 1500 mètres d’altitude au sein du Parc national historique des Matheux (Le Moniteur, 2015), dans les hauteurs de la chaîne de montagne du même nom, dans une localité isolée appelée Les Délices (fig. 1), une multitude de caféières coloniales françaises surplombent le panorama de la vallée de l’Artibonite. Sur ces ensembles de structures érigées à la fin du xviiie siècle, la pratique de l’esclavage a laissé ces traces. Le travail de thèse que je mène a pour but d’étudier et de comprendre l’histoire de ce riche patrimoine colonial de Haïti et de réaliser les premières recherches de terrain qui permettront d’établir des bases pour les recherches futures sur les plantations caféières coloniales de Haïti. Un des prérequis à ce travail de recherche consiste en la réalisation d’une première base de données permettant d’analyser les typologies des différentes caféières présentes aux Matheux.
Fig. 1 : Les principales zones caféières de Haïti

En grisé, les altitudes supérieures à 400 mètres.
Carte tirée de l’article de Paul Moral dans la revue Cahier d’Outre-mer (Moral, 1955).
2En Haïti, des archives qui auraient pu apporter quelques lumières sur les propriétaires des habitations, leur statut social et économique ainsi que leurs biens, sont presque introuvables. Pour ma zone d’étude, l’Arcahaie, les colons Français n’eurent pas l’occasion de réaliser de cadastres de l’occupation de la zone par les Anglais1 à un moment où l’insurrection anti-esclavage avait déjà commencé dans la région (elle débute en 1791). De même, quand des archives ont existé, ces documents ont souvent été détruits lors de la Révolution Française, à l’instar de celles conservées dans des collections privées, ainsi que lors de la Révolution Haïtienne à l’occasion de laquelle les biens des colons ont fréquemment été détruits, notamment lors d’incendies. Enfin, lors des divers partages successoraux, de nombreux fonds privés ont été dispersés, ou perdus par les héritiers (Massio, 1952). Ainsi, dans le cadre de mes recherches, je dois donc m’appuyer plus sur les données de terrain que sur des documents d’archive pour de reconstituer le fonctionnement des habitations étudiées, à partir des ruines et traces encore existantes.
3Cependant, la République de Haïti est, depuis quelques années, entrée dans une spirale de troubles politiques qui engendrent des problèmes sociaux graves et qui rendent l’accès aux sites difficile. Dans cet article, je présente les difficultés auxquelles je dois faire face en tant qu’archéologue haïtienne travaillant sur le patrimoine de l’esclavage en Haïti, et les moyens mis en œuvre pour mener à bien mes recherches sur le terrain.
Une insécurité rampante rendant difficile l’accès aux sites étudiés
4Affrontements, manifestations de rue, montée de gangs armés et actes de kidnapping, créent un climat d’insécurité qui rend souvent extrêmement difficile l’accès à certaines zones du département de l’Ouest. Ces troubles, qui se rencontrent essentiellement à Port-au-Prince et ses alentours, rendent parfois impossible l’accès aux sites, car presque tous les axes routiers autour de Port-au-Prince sont des zones de conflits. Sortir de la capitale pour se rendre sur le terrain nécessite ainsi une très lourde logistique. Il est souvent nécessaire, par exemple, dans des périodes particulièrement mouvementées, de prévoir une voiture blindée, qui nécessite des financements importants. Pour réaliser des missions en toute sécurité, je me suis donc associée à l’Association touristique de Haïti (ATH) qui effectue des travaux de mesures conservatoires sur le Fort Drouet (Rocourt, 2021), une fortification haïtienne située non loin des sites de certaines des caféières coloniales que j’étudie. Je bénéficie de leur logistique pour me rendre sur les sites et en retour, j’effectue pour eux des travaux de valorisation du patrimoine.
5Travailler étroitement dans le cadre de ma thèse, avec l’Institut de sauvegarde du patrimoine national (ISPAN) – un organisme autonome du gouvernement haïtien, placé sous la tutelle du ministère de la Culture et responsable du patrimoine national bâti –, ainsi que l’ATH, me permet de partir en mission en toute sécurité et de bénéficier d’une logistique financière et humaine indispensable pour mener mes études de terrain. L’ISPAN me fournit en effet le matériel dont j’ai besoin pour réaliser mes prospections et récolter les données sur le terrain.
6Cependant, même en planifiant les missions de manière prudente et avertie, la situation politique et d’insécurité actuelle est si volatile et imprévisible que souvent les missions les mieux planifiées se retrouvent avortées à la dernière minute. Depuis le début de mes recherches doctorales sur le terrain, plusieurs missions ont dû être annulées, car des gangs armés avaient pris le contrôle des accès à la route nationale qui mène aux sites.
Un terrain difficile à aborder sur le plan logistique et sécuritaire
7Aux Matheux, où les routes sont presque inexistantes et les petits plateaux traversés de pentes escarpées, dans des zones inhospitalières, souvent totalement inoccupées et n’offrant aucun refuge, l’accès aux sites perchés sur ces flancs de montagnes n’est possible qu’à pied (fig. 2). Ces conditions ne me permettent pas de réaliser des missions de longue durée sur ces sites, ce qui ralentit considérablement les recherches. Au cours des deux premières années de thèse – de 2019 à 2021 – j’ai pu effectuer plusieurs missions de prospection sur certains sites. Cependant, avec l’insécurité grandissante à Port-au-Prince et ses environs, il a été nécessaire de me doter d’un assistant de terrain, une personne vivant sur place et qui a une meilleure connaissance de la région que moi et de la toponymie de la zone, afin de continuer mes recherches sur les sites répertoriés. Il s’agit d’un jeune de la communauté de Dion2 du nom de Peter René. Grâce à cette collaboration, j’arrive à effectuer mes recherches de terrain beaucoup plus rapidement et à poursuivre mes recherches à distance quand il m’est impossible de me rendre aux Matheux. Peter René a pour tâche principale de m’aider à identifier les ruines d’habitations caféières, dont il connaît parfois les noms, repérés au préalable sur Google Earth. La chaîne des Matheux est une vaste région et lorsque les ruines sont difficiles d’accès, il s’avère nécessaire d’avoir un guide (fig. 3). Il m’assiste également lors de mes enquêtes auprès des communautés locales qui ont connaissance de l’existence de ruines d’habitations caféières qui ne sont pas visibles sur Google Earth. Avec lui, j’arrive plus facilement à repérer ces sites et les géolocaliser. Mon approche de la diversité des sites aux Matheux nécessite de prendre en compte les multiples ressources archéologiques disponibles. Dans ce sens, une collaboration avec les communautés locales est donc fondamentale.
Fig. 2 : L’habitation Dion. Les ruines de l’Habitation caféière coloniale de Dion

2018, Rafaelle Castera.
Fig. 3 : Ruines d’une imposante habitation caféière coloniale aux Matheux

Photographie à partir d’un hélicoptère des ruines imposantes d’une habitation caféière non encore identifiées aux Matheux.
2018, Rafaelle Castera.
Occultation et dissimulation du stigmate esclavagiste
8En Haïti, personne ne veut parler d’esclavage (Augustin, 2016). Il y a une volonté d’effacer radicalement tout ce qui a pu symboliser l’esclavage. Cette volonté, selon Laennec Hurbon, viendrait du fait que Haïti, pour sauvegarder sa révolution anti-esclavagiste, a dû faire face à des nations blanches hostiles et a été acculée à légitimer sans cesse sa souveraineté et à prouver qu’elle était une nation « souveraine » (Parizet 1989). Les Haïtiens véhiculent ainsi un important cortège de récits oraux de combats héroïques, relatant les faits d’armes des héros du marronnage (le fait de s’évader pour un esclave noir). Parmi les hauts lieux de cette résistance servile mentionnés par ces récits, on retrouve les grandes batailles de la guerre d’indépendance haïtienne et de ses échos : Vertières3, Crête-à-Pierrot4, Butte Charrier (Madiou, 1848) ; jamais, en revanche, ces récits ne traitent de la vie des hommes et des femmes réduits à l’état de possession d’autres hommes, ni de la vie de leurs maîtres. Cette occultation de l’histoire de l’esclavage en Haïti se traduit d’abord par le « silence » qui entoure ce sujet. Les traces de ce passé colonial en portent encore une charge émotionnelle douloureuse (Augustin 2016 ; Jean et al., 2020).
9Cette occultation du passé colonial du pays se reflète dans l’abandon, et souvent même la destruction volontaire des bâtis coloniaux. Dans l’ancienne colonie française de Saint-Domingue, la pratique de l’esclavage dans les plantations a été accompagnée d’un niveau de cruauté tel (Fabrice Yale, 2009) que le premier dirigeant de la nouvelle nation haïtienne, Jean-Jacques Dessalines, ancien esclave des champs et leader de la Révolution Haïtienne, a ordonné, dès sa création en 1804, la destruction systématique de tout ce qui pouvait rappeler l’esclavage. De cet acte fondateur découle une occultation mémorielle d’ampleur nationale de la mémoire du xviiie siècle haïtien. Cette occultation a fortement entravé la recherche historique, ethnologique et sociologique de cette condition d’esclave, que l’identité nationale haïtienne s’est toujours refusé d’intégrer, en ce qu’elle était subie.
10Tout comme la citadelle Henry – le palais de Sans-Souci et tout ce que le peuple haïtien a construit et créé depuis son indépendance et qui lui procure une certaine fierté (ISPAN, 2010b) –, les ruines des plantations coloniales font pourtant elles aussi partie du patrimoine du pays et peuvent être la source d’une histoire qui traduit l’identité haïtienne. Les élites haïtiennes ont hélas essayé d’évacuer ces chapitres incroyablement douloureux du parcours historique du pays. La mémoire de ces ruines a donc été enterrée avec leurs propriétaires et leurs esclaves, qui les ont abandonnées ou qui y sont morts (fig. 4). Comme dit Michel Rolph-Trouillot, il semble désormais nécessaire de lutter contre cette amnésie volontaire pour réhabiliter les valeurs symboliques de ce patrimoine (Trouillot 1995).
Fig. 4 : Quartier des esclaves de l’Habitation Dion

Photographie du quartier des esclaves de la plantation caféière de Dion.
2019, Vincent Théodore.
11Cette occultation de l’esclavage et de son cortège d’horreurs n’est pas uniquement le propre des anciennes nations colonisées. Elle est également présente chez des nations comme la France qui en ont été les défenseurs et qui ont trop souvent freiné toute recherche sur ce sujet (Vergès, 2001). Rares aussi sont les descendants d’anciens colons désireux de mettre en avant ou de publier l’histoire de leurs ancêtres possesseurs d’esclaves ou celle du traitement qu’ils leur faisaient subir. Jacques de Cauna et Gabriel Debien sont parmi les rares à avoir réussi à éclairer un peu cette histoire (Cauna, 2003 ; Debien, 1956, 1977). Aussi, grâce à des archives rarissimes tels que des actes notariés datant du xviiie siècle que j’ai récemment redécouvert aux ANOM, j’arrive enfin à produire quelques informations supplémentaires sur l’histoire et le comportement des maîtres et des esclaves des plantations saint-dominguoises de l’époque.
La difficulté de parler de l’esclavage et de sa terminologie
12Un autre point à mettre en avant est « l’expression » même de cette occultation : ceci est plus concrètement observable dans la très grande difficulté qu’ont les chercheurs à adopter un langage technique ou historique adéquat pour décrire cette recherche ; un des enjeux consiste notamment à employer et fréquenter des termes historiques qui ne choquent pas les descendants, ni des anciens opprimés ni des anciens oppresseurs. Certains termes couramment utilisés en Haïti, tel celui de « nègre » par exemple, pourraient de nos jours en choquer plus d’un. Jusqu’au xixe siècle, le mot « nègre » désigne les esclaves ou les libres noirs de peau. Au cours du xxe siècle, l’usage du mot « noir » devient majoritaire, mais le mot « nègre » continue de faire partie du répertoire raciste des suprémacistes blancs. Depuis le mouvement américain des droits civiques, le mot « nègre » est devenu un tabou médiatique pour l’immense majorité des communautés, mais, paradoxalement, certains Afro-Descendants ont choisi de se le réapproprier.
13En Haïti, ce mot veut simplement dire « homme ». En Haïtien « blan sa a, se yon bon nèg », signifie ainsi littéralement « ce blanc est un bon nègre ». À comprendre : cet étranger est un homme bon. Le mot « nègre », ici, n’a aucune connotation péjorative. De même, le terme créole « Blan » ne se dit pas nécessairement, en Haïti, de quelqu’un dont la peau est de couleur blanche mais de quelqu’un qui, par son apparence aussi bien que par son langage et son comportement, a l’air étranger au pays ou à la communauté. En Haïti ne dit-on pas « Blan nwa sa a » (« cet étranger de couleur noire ») ? Que l’on vienne de Haïti ou d’ailleurs, il est normal d’employer les termes qui correspondent à son vécu et à l’expression de ce vécu. En Haïti, le terme de nègre est spécifiquement lié à l’affirmation de l’humanité de celui qui l’énonce, ce qui constitue selon nous une excellente raison de ne pas le rejeter par principe, puisqu’il est chargé d’une symbolique forte et d’une logique de réappropriation.
14Comme l’a si bien dit Danny Laferrière pour le mot « nègre » (Laferrière, 2020) :
C’est un terme qui est sorti de la fournaise de l’esclavage et il a été conquis. C’est là, la différence totale avec toute l’histoire du mot nègre. Si on le prend par les États-Unis, par les abolitionnistes comme par les colonisateurs ou par les écrivains de la négritude, on rate l’histoire. L’histoire, c’est que pour la première fois dans l’histoire humaine, des nègres se sont libérés, des esclaves se sont libérés et ont fondé une nation. Revendiquer quelque chose qui pourrait être dérogatoire ou insultant pour d’autres, ou qui pourrait vous diminuer et en faire exactement votre identité, c’est une des plus vieilles revanches humaines.
15Bien que, dans le créole haïtien, ce terme soit couramment utilisé pour désigner tout homme, indépendamment de la couleur de sa peau, son utilisation pose encore problème quand on s’adresse à des étrangers. En tant qu’Haïtienne, j’utilise souvent ce terme, en français comme en créole haïtien, cependant, dans le domaine scientifique, ce terme est plutôt considéré comme péjoratif, voire discriminatoire et n’est ainsi pas utilisé. Les recherches que j’effectue dans le cadre de ma thèse ne servent donc pas uniquement à mieux comprendre le passé colonial de Haïti. C’est aussi l’occasion de faire face à un passé douloureux et honteux5, celui de l’esclavage, afin de finalement décoloniser l’histoire. Pour une archéologue haïtienne, il est important d’utiliser le terme « nègre », car il est détenteur d’un symbolisme. Il constitue une preuve qu’il est tout à fait possible de guérir les blessures du passé et de construire un avenir différent.
La perception de l’archéologue, dans un contexte où cette science nouvelle est incomprise
16En Haïti, comme partout ailleurs, l’archéologue ne peut travailler sans l’aide des communautés locales (Jean, 2020). Il lui faut d’abord gagner leur confiance, ce qui demande patience et adresse, et ensuite communiquer avec les habitants afin de récolter des données cruciales pour la compréhension des sites autour desquels ces communautés vivent. En Haïti, une sorte de méfiance vis-à-vis de l’étranger s’est développée. À comprendre : « étranger » à la communauté, extérieure à celle-ci, quelle que soit son origine ou son statut civique ou juridique.
17De plus, même si la plupart des Haïtiens ne cernent pas toujours la notion contemporaine de « patrimoine », forgée dans le monde occidental et au sein des pays les plus développés du globe et ne donnent pas encore la même importance symbolique, sociale, culturelle et économique aux sites anciens ou aux objets, ils maîtrisent bien, en revanche, l’importance de la terre et de la propriété et perçoivent très mal toute personne venant s’enquérir – par curiosité scientifique – du nom ou de la surface ou du contenu de leurs parcelles. Trop souvent ce genre de questionnement a précédé, pour les paysans haïtiens, un départ forcé par des « autorités » désireuses de s’approprier un espace convoité pour des raisons inavouables.
18En ce sens, c’est un privilège de pouvoir bénéficier, en plus de la logistique sur le terrain mise en place par l’ATH, de la confiance établie par cet organisme dans cette zone où il travaille depuis plusieurs années et aide à l’amélioration du niveau de vie de certaines communautés. Cette confiance, construite par de régulières rencontres, par des échanges constants, m’est d’un grand secours, non seulement au niveau de la réalisation de l’inventaire physique des ruines existant aux Matheux, mais aussi au niveau de la collecte des céramiques présentes sur les différents sites. Sans cette aide, cette logique d’échange équivalent (libre accès contre ressources et aide au développement), ce travail m’aurait été particulièrement ardu. De plus, l’assistance, sur le terrain, du fils du président du CASEC local6, m’a été rendue possible en partie grâce à son intégration au projet de l’ATH. Grâce à ce jeune dynamique et intéressé par mon travail, en plus d’être bien respecté par les communautés des Délices, en partie grâce à la position de son père, j’arrive à récolter des données sur les ruines situées dans les zones les plus difficiles d’accès, grâce aux photographies réalisées lors des investigations sur le terrain (fig. 5).
Fig. 5 : Photographie d’un tesson

Faïence française trouvée lors d’une prospection pédestre sur le site de l’habitation caféière de Marcou.
2021, Gabriela Martinez Rocourt.
19Ces sites font, pour la première fois, l’objet d’études historiques et archéologiques. Les recherches que les ingénieurs et architectes de l’ISPAN ont entamées depuis 2009 sur les ruines des habitations caféières coloniales françaises de la chaîne des Matheux ont donné lieu à plusieurs investigations archéologiques de terrain qui ont permis de recenser le patrimoine caféier du xviiie siècle des Matheux. Ces investigations ont été réalisées par l’ISPAN dont les membres étaient accompagnés de l’archéologue cubaine, Yaumara Lopez Segrera et de l’architecte cubaine, Lourdes Rizo Aguilera, toutes deux spécialistes des habitations caféières coloniales haïtiano-cubaines à Cuba. Ces premières études avaient pour objectif l’élaboration d’un éventuel programme de sauvegarde et de mise en valeur de ces ruines (Savary, 2009 ; ISPAN, 2010) et ont conduit au classement par le Conseil interministériel d’aménagement du territoire (CIAT), du parc des Matheux, le plus grand Parc national historique de Haïti.
L’importance de travailler avec les communautés locales
20Dans le cadre de ma thèse, un des principaux objectifs est d’élaborer une typologie des caféières de montagnes aux Matheux, basée principalement sur des critères de morphologie, sur l’emplacement des sites et sur leur accès à l’eau. Le second objectif est d’en découvrir les anciens propriétaires, de documenter leur statut social, par des enquêtes de terrain associées à des recherches dans les archives notariales de Saint-Domingue conservées en France ainsi que dans les documents conservés dans les collections haïtiennes. Ces archives et autres documents peuvent apporter quelques informations supplémentaires qui peuvent aider dans la réalisation de cette typologie. Ma recherche, dans la mesure du possible, essayera de découvrir l’origine des esclaves qui ont vécu sur ces habitations caféières des Matheux, en comparaison avec d’autres zones ou d’autres types d’habitations. Les données de terrain et les quelques données historiques seront alors comparées afin d’établir des critères permettant de classer ces caféteries coloniales (fig. 6 et fig. 7).
Fig. 6 : Plan de l’Habitation Dion

Les structures de cette habitation ont été construites de façon particulièrement ordonnée, autour d’un glacis et à partir d’un axe central.
Plan réalisé pour l’ISPAN. DAO : Hind Elhaimer, 2019.
Fig. 7 : Plan de l’Habitation Cortade

Contrairement à l’habitation Dion où les bâtiments sont groupés, de manière très ordonnée, autour d’un glacis principal, les structures de l’habitation Cortade sont plutôt dispersées.
DAO : Hind Elhaimer, 2019.
21Lors du recensement des ruines de caféières coloniales dans la vaste région des Matheux, l’utilisation de Google Earth a été nécessaire. Bien que cet outil ait permis de repérer plusieurs sites, l’aide des communautés locales a été précieuse. Souvent, grâce aux informations fournies par les membres des différentes communautés, il a été possible d’identifier des ruines d’habitations caféières non visibles par satellites car elles étaient très mal conservées ou très petites et/ou recouvertes par la végétation. Dans le cas de certains sites, les ruines sont imposantes et bien conservées, mais largement recouvertes par la végétation, ce qui nécessite un travail de nettoyage, même sommaire, pour arriver à identifier les différentes structures. Les communautés locales ont été également d’une très grande aide quant à l’identification des noms actuels ou anciens de ces sites. Ces données sont particulièrement importantes pour arriver à savoir si la toponymie des habitations est restée inchangée depuis la colonie, ce qui, étonnamment, semble être le cas pour la plupart d’entre elles. Pour cette partie de la commune de l’Arcahaie, la face ouest de la chaîne des Matheux, les cartes et cadastres ne fournissent que le nom des sections communales et de certaines zones, mais aucune indication sur les noms et délimitations parcellaires existant dans ces sections. Sur certaines cartes coloniales, nous retrouvons parfois les informations suivantes (Phélipeaux, 1790) : le nom du propriétaire de l’habitation, son statut social et les limites de la plantation.
22L’archéologie de l’esclavage ou même des investigations minimes sur les habitations coloniales, n’ont jamais été jugées nécessaires jusqu’ici, ni entreprises en Haïti au niveau des institutions qui auraient mandat pour le faire. Ce manque d’intérêt pourrait être expliqué par l’occultation mentionnée précédemment, car des fouilles archéologiques, rares il est vrai, ont quand même été entreprises pendant plusieurs années sur des sites précolombiens ou datant de la période espagnole. De plus, les ruines coloniales les plus intéressantes, datant de la période française étant propriétés privées, n’ont sans doute pas interpellé les organismes d’État. Cette absence de catalogue ou de collection empêche donc toute comparaison, au niveau local, permettant de déterminer la provenance, l’utilisation ou la facture d’objets datant de cette période coloniale. En l’absence de données historiques sur les objets provenant de caféières de Saint-Domingue, on ne peut se référer, à titre de comparaison, qu’aux données présentes sur les habitations caféières coloniales à Cuba ou dans les autres colonies françaises, notamment la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane.
Absence de structure de conservation
23Une fois les études archéologiques sur les sites terminées, l’archéologue fait encore face à un problème de taille. Il n’existe, à l’heure actuelle, aucun véritable laboratoire archéologique en Haïti, où les artefacts issus des fouilles peuvent être analysés, inventoriés, classés et conservés. Jusqu’ici, les quelques objets d’époque provenant de collections privées, aboutissent plutôt aux rares musées de l’île sans aucun laboratoire, sur le territoire – comme le musée du Panthéon national (MUPANAH), le musée Ogier-Fombrun et le musée de Limbé. Du point de vue légal, seul le Bureau national d’ethnologie (BNE) serait habilité à conserver ces artefacts, mais il ne possède pas de laboratoire ni de personnel compétent. Sa collection d’artefacts, faisant actuellement l’objet d’une présentation muséale, se limite principalement au patrimoine amérindien. Cependant, ne pouvant déroger à la loi, le matériel archéologique récolté dans le cadre de mes recherches doctorales, y sera envoyé en attendant qu’il y ait officiellement un lieu de préservation mieux adapté au traitement et à la conservation du mobilier archéologique en Haïti. Ils constitueront donc une toute première référence pour des recherches futures7.
Conclusion
Quel que soit le milieu social, l’Haïtien applique encore le principe de l’époque coloniale qui consiste à considérer Haïti comme un lieu de passage.
(Savary, 2009)
24Tout travail de recherches archéologiques en Haïti, et plus spécifiquement sur la période coloniale française de Saint-Domingue, et sur les anciennes zones caféières, se heurtera à de multiples difficultés physiques, logistiques, légales, ethnologiques et morales – pour ne citer que les aspects brièvement énoncés dans cet article – qui seront autant d’écueils à contourner ou de pentes à péniblement gravir par des archéologues armés de patience, de détermination et de créativité dans leur poursuite de solutions en termes aussi bien de recherche que de préservation, en interaction constante et consensuelle avec les populations locales.
25Haïti est un terrain quasiment vierge au niveau de l’archéologie. Son potentiel de découvertes, pour toutes les périodes de sa tumultueuse histoire, est très riche. Cependant, les bouleversements politiques incessants de ces trente dernières années en font un terrain particulièrement difficile pour un archéologue, rajoutant à la politique d’occultation et au rejet mémoriel de l’esclavage un handicap logistico-administratif dont il est difficile de s’émanciper, même en tant qu’Haïtienne. Lorsque la recherche tente de faire plus de lumière sur une période marquée par la déshumanisation, honteuse, et qu’une population entière, ou plusieurs populations, ont tenté d’effacer de leur mémoire collective, l’archéologue se retrouve dans la difficile position de devoir sortir largement des limites de sa science et de s’improviser médiateur pour simplement arriver à accéder à l’objet de ses recherches.
26La société haïtienne vit pourtant fort généreusement sa culture, qu’elle estime être son plus grand trésor. Mais, reniant une partie de son passé, cette société n’arrive pas encore à véritablement se réapproprier son histoire et l’extraordinaire potentiel qu’elle porte en elle, pour aller de l’avant et bâtir l’avenir dont il rêve sans occulter stigmates d’antan. Être haïtien·ne et pratiquer l’archéologie en Haïti, c’est ainsi véritablement s’engager dans la mission souvent hasardeuse de découverte d’une histoire dont on ne parle pas, dont on ne souhaite pas parler, mais dont il faut accepter le contenu réel pour pouvoir la faire sienne. L’archéologie devient alors plus qu’une simple science mais bien un moyen extraordinaire d’aider à l’affirmation de l’identité de tout un peuple. Car, en Haïti, toucher du doigt et comprendre ce patrimoine sous toutes ses facettes, sortir de terre et de l’oubli les éléments d’une histoire hors du commun et d’un héritage complexe, en particulier celui qu’on ne veut pas voir, permettra aux Haïtien·nes de finalement accepter leur passé avec ses victoires sublimes et ses horribles inhumanités, pour trouver aujourd’hui une raison d’être, de survivre et de véritablement créer un avenir meilleur selon leurs propres aspirations.
Bibliographie
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Verges, F., Abolir l’esclavage, une utopie coloniale : Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Paris, Albin Michel, 2001.
Notes de bas de page
1 La chaîne des Matheux a été occupée par les troupes anglaises de 1793 à 1798, et été le théâtre de combats jusqu’au départ de Saint-Domingue des troupes françaises
2 Une petite communauté vivant autour des ruines de l’habitation coloniale de Dion.
3 La bataille de Vertières et de la Butte Charrier est la dernière bataille livrée par les troupes indigènes menées par le général Jean-Jacques Dessalines contre l’armée française sous les ordres du général Rochambeau, à Vertières le 18 novembre 1803. Elle a été suivie par la reddition de ce qui restait des troupes françaises.
4 La Crête à Pierrot était un fort de moindre importance structurelle mais située stratégiquement dans l’Artibonite sur la route menant vers la Chaîne des Cahos. Le 24 mars 1802, malgré un siège par certains des meilleurs bataillons de l’armée française, les Troupes Indigènes dirigées par l’officier mulâtre Lamartinière, réussit une sortie héroïque en pleine nuit, traversant les troupes françaises.
5 L’histoire de l’esclavage est une histoire douloureuse pour les peuples anciennement/encore colonisés, mais honteuse pour les peuples colonisateurs.
6 Le Conseil d’administration de la section communale (CASEC) est la plus haute autorité de l’État dans une section communale.
7 Les caféteries coloniales françaises de la Guadeloupe ou de la Martinique ayant déjà fait l’objet d’études archéologiques, me permettront – une fois mes recherches sur le terrain terminées – de faire certaines comparaisons avec Haïti.
Auteur
Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, ED 112
Laboratoire ArchAM, UMR 8096 ArchAm
Thèse sous la direction de Brigitte Faugère et de Benoit Bérard, « La mémoire de l’esclavage en Haïti au prisme du patrimoine archéologique : Les caféteries coloniales de la Chaîne des Matheux »
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