Tell Debbeh (Syrie du Sud) : une campagne de fouilles archéologiques en pleine guerre (2014)
Tell Debbeh (Southern Syria): An Archaeological Excavation Campaign in the Midst of War (2014)
Résumés
Tell Debbeh, l’un des plus grands tells de Syrie du Sud, est situé au nord-ouest des dernières pentes du Jebel al-’Arab. À partir de 2003, des fouilles archéologiques y furent annuellement réalisées pendant un à deux mois, en fonction du budget alloué. En 2011, et surtout les années suivantes marquées par le conflit armé qui a ravagé la plupart des villes syriennes, un climat d’instabilité et d’insécurité a régné dans le pays. Dans ce contexte difficile et exigeant, nous avons mené des campagnes de fouilles, notamment celle de 2014, pendant laquelle des tombes associées à du matériel remontant à l’âge du Bronze moyen ont été mises au jour.
Tell Debbeh, one of the largest tells in southern Syria, is located north-west of the last slopes of Jebel al-’Arab. From 2003 onwards, archaeological excavations have been carried out annually for one to two months, depending on the allocated budget. In 2011, and especially the following years marked by the armed conflict that devastated most Syrian cities, a climate of instability and insecurity reigned in the country. In this difficult and demanding context, we carried out excavation campaigns, in particular the one in 2014, during which tombs associated with artefacts dating back to the Middle Bronze Age were discovered.
Entrées d’index
Mots-clés : Syrie du Sud, Tell Debbeh, tombes, âge du Bronze moyen, âge du Fer
Keywords : Southern Syria, tell Debbeh, tombs, Middle Bronze Age, Iron Age
Dédicace
Aux jeunes hommes courageux du village de Breikeh, je voudrais dédier cet article.
Texte intégral
Contexte du travail, particulièrement singulier
1Tell Debbeh est située dans la province de Suweida, à 13 km au nord de cette ville, à proximité immédiate de l’angle sud-est du plateau basaltique du Leja, et à 1 km au sud-est du village de Breikeh (fig. 1). Les fouilles de la Direction des antiquités de Suweida, menées à partir de 2003, y ont mis au jour d’importants vestiges, dont la plupart n’ont pas encore été publiés.
2En 2011, dans le contexte du « Printemps arabe », la Syrie a connu de grandes manifestations majoritairement pacifiques en faveur de la démocratie. Mais ces manifestations se sont rapidement transformées en un conflit sanglant, marqué par l’émergence des groupes islamiques extrémistes. Ainsi, la Syrie est-elle devenue le théâtre de conflits internationaux entre des forces militaires souvent soutenues financièrement et médiatiquement par l’étranger.
3Au sud, la province de Suweida est restée relativement calme. Cependant, les régions voisines se sont retrouvées hors du contrôle gouvernemental : à l’ouest, la plupart des villages de la province de Deraa étaient sous le contrôle de l’opposition, à l’instar d’une bonne partie du Leja, où se trouvent des villages qui sont également rattachés administrativement à cette province. À 20 km à l’ouest du tell se trouve la ville de Busra Al-Hariri, qui était un centre important pour l’opposition. À l’est, à 20 km du tell, les djihadistes de l’État islamique occupaient une grande partie de la steppe (Harrah).
4Cette situation militaire a provoqué un climat d’insécurité accompagné d’une importante activité de fouilles clandestines, qui s’est accrue au fil du temps, notamment sur des sites relativement éloignés des zones de surveillance par les habitants et par l’administration, comme c’est le cas pour notre site.
Description sommaire de Tell Debbeh
5Le tell se dresse au milieu de champs cultivés, sur la rive droite du wadi al-Khalla et à moins d’1 km au sud du wadi Abou-Jarab. Il occupe une aire ovale d’environ 380 × 200 m2 à la base (fig. 2 et 3). Sa surface, irrégulière et en pente générale vers le nord-ouest, est entourée d’un rempart construit en gros blocs de basalte non taillés. Ce rempart est installé sur une terrasse artificielle large de 5 à 15 m, retenue par un soutènement. L’accès à la surface du tell se fait par une rampe artificielle, qui longe son angle nord-est. Au nord-ouest du site, à sa base, se trouve un réservoir à ciel ouvert (Braemer, 1984, p. 242-246 ; Abou Assaf, 2004-2005, p. 91-98 ; Abou Assaf, 2013, p. 33-38 ; Rohmer, 2020, p. 222-235).
Les fouilles archéologiques (2003-2013)
6À partir de 2003, une équipe de la Direction des antiquités de Suweida a mené des fouilles sous la direction scientifique d’Ali Abou Assaf (fig. 3). Les deux premières campagnes de fouilles, en 2003 et 2004, ont permis de mettre au jour les vestiges de trois unités architecturales : deux d’entre elles (Unités n° 1 et n° 2) sont adossées à l’enceinte (fig. 3). Chaque ensemble se compose de plusieurs pièces construites en blocs de basalte non taillés1. Ces pièces étaient couvertes à l’aide de dalles de basalte soutenues par des piliers, dont certaines bases ont été retrouvées en place (Abou Assaf, 2004-2005, p. 100-105). Le matériel collecté en surface date du ier siècle av. J.-C. au iie siècle apr. J.-C. (Rohmer, 2020, p. 223-229).
7Entre 2006 et 20132, les fouilles se sont poursuivies dans la partie orientale du tell, au nord de l’unité architecturale 2, où les vestiges de trois couches archéologiques ont été mis au jour :
la première couche comprend les restes de murs composés d’une ou deux assises. Parmi le matériel découvert, se trouvent des anses timbrées rhodiennes datant de la première moitié du iie siècle av. J.-C. (Abou Trabah, 2016, p. 65-69)3 ;
la deuxième couche, particulièrement intéressante, contient d’importants vestiges architecturaux constitués de plusieurs pièces et de silos. Cette couche a notamment livré des céramiques chypriotes datant de l’âge du Fer II, et de nombreux objets luxueux, parmi lesquels figurent deux très belles pièces d’ivoire sculptées dans un style comparable à celui du palais assyrien d’Arslan Tash (l’ancienne Hadatu, ville araméenne située au nord de la Syrie) (Abou Assaf, 2008, rapport non publié ; Abou Trabah, 2015, p. 67-68) ;
la troisième couche, identifiée dans le carré B/4, 3/2, comprend une pièce à escalier. Sur le sol de cette pièce, de la céramique datant de l’âge du Bronze récent a été trouvée (Abou Assaf, 2009, rapport non publié).
Campagne de 2014, des défis à relever
8Les recherches entreprises ont soulevé un véritable défi, surtout en 2014, lorsque plusieurs tombes datant de l’âge du Bronze moyen, riches en mobilier, ont été découvertes. Je tiens ici à souligner le rôle important des jeunes du village de Breikeh, en particulier ceux du groupe d’autodéfense4, qui se sont portés volontaires pour surveiller le tell pendant toute la période de fouilles d’une durée d’une quarantaine de jours en 2014, et après notre départ. En effet, le rôle de ces jeunes était essentiel pour protéger le chantier de fouilles, car deux jours après la fin de notre mission, nous avons été informés de l’existence de nouvelles fouilles clandestines. En me rendant sur place, j’ai constaté qu’un certain nombre de ces fouilles avaient affecté le secteur des tombes dans lequel nous avions travaillé. Pour la même raison, nous avons décidé d’arrêter définitivement les fouilles à tell Debbeh afin de ne pas exposer les structures archéologiques au vandalisme.
9Le deuxième défi était de protéger les outils du chantier et le matériel issu des fouilles. En effet, pendant la période de fouilles antérieures à 2013, nous avions loué une petite maison à quelques mètres au nord du pied du tell. Cependant, cela n’a pas été possible pendant les années de la guerre, en raison de l’insécurité. Par conséquent, nous avons dû placer les outils dans une des maisons du village et les transporter chaque jour sur le lieu de travail. Il en a été de même pour les artefacts que nous avons dû transporter à la Direction des antiquités de Suweida le jour même de leur découverte.
Aperçus des résultats de la campagne de 2014 : secteur des tombes
10Le secteur des tombes est situé dans la partie est du tell, entre les unités architecturales 1 et 2 (fig. 3), et est adjacent au rempart sud. Au nord-est se trouve un chemin de deux à trois mètres de largeur conduisant à ce secteur (fig. 4).
11En 2006, les fouilles menées dans cette partie du site (carrés : A/5- 4/4 et A/5-4/5) ont permis de mettre au jour cinq tombes contenant des objets en céramique, datant du Bronze moyen II. En 2014, la fouille de ce secteur s’est poursuivie et a été étendue à l’ouest (carré : A/5, 5/1) (fig. 3). Quatre tombes ont été mises au jour, contenant un mobilier funéraire composé principalement de poteries, d’outils en bronze et de scarabées, datés du Bronze moyen II (fig. 5).
Fig. 5 : Tell Debbeh : Plan du secteur des tombes
A. Abou Trabah, 2014.
12Dans ce secteur, on peut distinguer deux types de tombes : les tombes collectives, et les tombes individuelles
Les tombes collectives
13Les tombes collectives présentent trois types d’inhumation différents : en pleine terre, en fosses ou dans une chambre funéraire (fig. 5 : tombes collectives I, III et VI). La tombe I, qui avait été fouillée en 2006, est plus élaborée que les autres tombes de ce secteur (fig. 6). Il s’agit d’une chambre rectangulaire (3,5 m × 1,4 m environ), située contre le mur nord et, construite en blocs de basalte non taillés, à l’exception des quelques-uns utilisés pour les jambages de porte. Le sol est en terre battue et le toit devait être couvert de dalles de basalte comme l’indiquent les dalles trouvées dans la couche de destruction (Abou Assaf 2008, rapport non publié).
14La tombe VI est la plus intéressante dans ce secteur, tant pour son état de conservation que pour son mobilier funéraire (fig. 7). Il s’agit d’une construction fermée, de plan carré (2 x 2,5 m). Il ne reste de ses murs est et ouest qu’une seule assise de pierre. La tombe est délimitée par un long mur au nord et par le rempart du tell au sud. Elle est composée de deux niveaux d’inhumation séparés par un sol en terre battue mêlée à des cailloux. Le niveau supérieur comprend trois squelettes, accompagnés de poteries (flacons, bols, cruches, etc.) (fig. 7) et le niveau inférieur la moitié d’une jarre qui contenait le squelette d’un enfant avec deux poteries.
Tombes individuelles
15Les tombes individuelles correspondent à des inhumations en jarre. Ces jarres contiennent principalement des squelettes d’enfants ou d’adolescents accompagnés d’un ou deux objets en céramique (fig. 8). Au total, neuf de ces inhumations ont été mises en évidence, dont six lors de la campagne de 2014.
16L’étude préliminaire de ce type d’inhumations nous a permis de faire quelques observations sur les pratiques funéraires :
les jarres sont posées horizontalement ou verticalement dans les angles de la tombe ou de la fosse (fig. 8). Cela signifie qu’il n’avait pas de règle funéraire spécifique pour orienter le corps du défunt. Le même constat s’applique aux tombes collectives ;
dans certains cas, les jarres possèdent une ouverture assez large afin de permettre d’y mettre le corps. Dans les autres, les parties supérieures ou les panses des jarres, étaient brisées pour pouvoir y introduire le corps du défunt (fig. 9).
Conclusion
17Quoi qu’il en soit des conditions particulièrement difficiles, le courage et la coopération des jeunes du village de Breikeh nous ont permis de mener à bien notre mission archéologique. Dans l’attente de la publication de l’ensemble des résultats de fouilles archéologiques, quelques points méritent ici d’être soulignés :
l’importance de la superficie du tell (6 ha environ), la nature de sa fortification et sa position géographique ainsi que la qualité et la quantité des objets découverts indiquent que tell Debbeh était une importante ville à l’âge du Bronze moyen. A. Abou Assaf a donc naguère suggéré son rapprochement avec le royaume cananéen Du-bu signalé dans la lettre n° 205 d’El Amarna (Abou Assaf, 2004-2005, p. 148, no 1 ; Rohmer, 2020, p. 233-235) ;
à l’âge du Fer II, le tell connaît une importante occupation, comme en témoignent les données archéologiques découvertes dans le deuxième niveau du secteur I. Or, ce niveau semble avoir subi un fort incendie, comme l’indique la présence de charbons en plusieurs endroits de ce secteur. Dès lors, on peut se demander s’il ne s’agirait pas des vestiges d’un des royaumes araméens pris par l’Assyrien Salmanazar III lors sa campagne militaire contre Aram-Damas en 838 av. J.-C., comme l’avait supposé A. Abou Assaf (Abou Assaf, 2005, rapport non publié). Plus récemment, J. Rohmer a suggéré de rapprocher notre Debbeh du toponyme da-ba-bu qui figure aussi parmi les noms conservés dans les annales de Salmanazar III (Rohmer, 2020, p. 235) ;
à l’époque hellénistique, le tell n’a pas perdu son importance, c’est du moins ce que laisse supposer la présence de plusieurs objets et fragments en céramique (amphorisque, anses timbrées rhodiennes) ainsi qu’une monnaie du règne de Ptolémée II (285-246 av. J.-C.) (Abou Trabah, 2016, p. 65-69).
Bibliographie
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Abou Trabah Ashraf, « نتائج الموسم التاسع لأعمال البعثة الوطنية للتنقيب في موقع تل الدبّة/ بريكة لعام٢٠١١- السويداء », « Les résultats de la 9e campagne de la mission nationale de fouilles à Tell Debbeh/Breikeh 2011 (Suweida) », Chronique archéologique en Syrie, 6, 2015, p. 93-104.
Abou Trabah Ashraf, « نتائج الموسم الحادي عشر لأعمال البعثة الوطنية للتنقيب في موقع تل الدبّة/ بريكة لعام٢٠١٣- السويداء », « Les résultats de la 11e campagne de la mission nationale de fouilles à Tell Debbeh/Breikeh 2013 (Suweida) », Chronique archéologique en Syrie, 7, 2016, p. 59-70.
Abou Trabah Ashraf, « نتائج الموسم الثاني عشر لأعمال البعثة الوطنية للتنقيب في موقع تل الدبّة/ بريكة لعام ٢٠١٤- السويداء », « Les résultats de la 12e campagne de la mission nationale de fouilles à Tell Debbeh/Breikeh 2014 (Suweida) », Chronique archéologique en Syrie, 8, sous presse.
Abou Assaf Ali, « تقرير أولي عن نتائج التنقيب في تل دبة بريكة بمحافظة السويداء خلال موسمي التنقيب الأول والثاني في عام ٢٠٠٣- ٢٠٠٤ », « Rapport préliminaire sur les résultats des fouilles à tell Debbeh dans la province de Suweida pendant la première et la deuxième saison 2003 et 2004 », Les annales archéologiques arabes syriennes, 47-48, 2004-2005, p. 91-148.
Abou Assaf Ali, (دبة بريكة من الأنباط حتى الكنعانيين), « Dabbat Breikeh des Nabatéens aux Cananéens », Hauran V. La Syrie du Sud du Néolithique à l’Antiquité tardive, recherches récentes, Acte du colloque de Damas, 2007, vol. 2, Beyrouth/Damas, Presses de l’Ifpo, 2013, p. 33-49 (en arabe).
Braemer F., « Prospections archéologiques dans le Hawrân (Syrie) », Syria, 61, 1984, p. 219-250.
10.3406/syria.1993.7320 :Braemer F., « Prospections archéologiques dans le Hawrân », Syria, 65, 1988, p. 99-137.
10.3406/syria.1988.7101 :Rohmer J., Hauran VI : d’Aram à Rome. La Syrie du Sud de l’âge du Fer à l’annexion romaine (xiie siècle av. J.-C.-ier siècle apr. J.-C.), Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2020.
Notes de bas de page
1 Le sud de la Syrie se caractérise par sa nature volcanique qui fait de ces pierres basaltiques le seul matériau de construction utilisé non seulement pour les murs mais aussi pour le système de couverture. En fait, depuis le IIIe millénaire jusqu’à l’introduction du ciment au xxe siècle dans les années 1940, cette pierre noire est l’une des particularités les plus frappantes de l’architecture de cette région.
2 J’ai eu l’opportunité de participer pour la première fois à des fouilles, puis en 2010, la Direction générale des antiquités et des musées m’a confié la responsabilité de la direction des fouilles.
3 Je tiens à remercier M. François Villeneuve, M. Frank Braemer et M. Jérôme Rohmer pour leur aide dans la datation de certains objets et fragments en céramique.
4 Depuis le début du conflit armé en 2011 et surtout en 2012, les habitants de chaque village et villes de la région ont formé des groupes d’autodéfense. Ces groupes se composent de jeunes hommes armés qui veillent désormais sur leurs villages ou villes, tenant des barrages et des points de contrôle.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ED 112
Laboratoire ArScAn, UMR 7041, équipe APOHR
Thèse sous la direction de François Villeneuve, Les mosaïques romaines de Shahba-Philippopolis, étude iconographique, stylistique, chronologique
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Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
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Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
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De la culture matérielle à l’espace culturel
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L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
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Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019