Des apôtres aux fidèles
Peintures murales et organisation des espaces à l’église de Branches
p. 167-185
Texte intégral
1Lorsqu’une église est conçue pour un grand établissement d’un ordre prestigieux, ou fondée par une figure princière de haut lignage, on ne s’étonne pas qu’à une architecture raffinée corresponde un décor riche et subtil, parfaitement adapté aux spécificités des espaces cultuels et mémoriels. À l’inverse, dans un petit sanctuaire rural, on s’attend à ce qu’une iconographie simple et courante (la Majestas Domini, la Sedes Sapientiae) désigne le lieu privilégié de l’eucharistie. Les choses se compliquent quand, dans un édifice a priori très modeste, différentes strates d’images, non immédiatement intelligibles, suggèrent des parcours herméneutiques dont la complexité surprend : pourquoi, loin des centres de pouvoir et de décision, est-il consacré tant de soin à orner les murs de scènes inattendues ?
2Emblématique de ces questions souvent sans réponses définitives est la petite église de Branches (actuel département de l’Yonne), aux confins des diocèses de Sens et d’Auxerre, à peu de distance de cette dernière cité1. Nous sommes ici en Bourgogne, mais pas dans la Bourgogne du Sud toute polarisée par le foyer clunisien et reconnue comme pôle privilégié de la chrétienté romane. Dans les terres septentrionales de la province de Sens, plus austères, moins étudiées, et dont l’essor est chronologiquement un peu décalé, de nombreux lieux de culte attendent encore la monographie qu’ils méritent largement ; Branches en est l’un des plus prometteurs2. À vrai dire, l’intérêt de cette église rurale nous aurait facilement échappé si elle n’avait fait l’objet d’importantes restaurations dans les années 2000, suivies tout au long par l’équipe du Centre d’études médiévales (CEM) d’Auxerre3.
3Point de grande seigneurie en ce village de l’Auxerrois. Sans doute le finage a-t-il appartenu à une villa du haut Moyen Âge, si toutefois on accepte de reconnaître Branches dans le « Bringa » qui est cédé « avec ses bâtiments, esclaves, vignes, terres et dépendances » à la puissante abbaye Saint-Germain d’Auxerre par le testament de l’évêque Didier († 623), cité par les Gesta episcoporum autissiodorensium4. Si « Bringa » est bien Branches, comment le domaine a-t-il transité de Saint-Germain à La Charité ? Nous ne le savons pas ; mais dans une bulle de 1144, le village est cité parmi les possessions du grand prieuré clunisien des bords de Loire5. L’évêque d’Auxerre Guillaume de Seignelay (1207-1219) le rachète aux moines noirs6, de toute évidence avec le projet de le céder à nouveau, puisque le domaine de Branches est donné en 1220 à l’hôpital d’Appoigny7. Cette Maison-Dieu, fondée comme institution de charité locale, venait de changer de statut en entrant, par décision épiscopale, dans la dépendance d’un établissement hospitalier d’ampleur européenne, le Grand Saint-Bernard, sis aux cols des Alpes8. Une telle appartenance n’avait rien de particulièrement étonnant dans la Bourgogne féodale : les chanoines de Saint-Bernard de Montjoux étaient aussi patrons de l’hôpital de Montréal-en-Auxois, au diocèse d’Autun, à une cinquantaine de kilomètres d’Appoigny9. Lorsque les peintres entrent en action à Branches dans le courant du xiiie siècle, ce sont donc des représentants éloignés d’un hospice situé sur les chemins de l’Italie qui sont maîtres de la petite église du lieu10.
Un espace rituellement institué : les signes de la consécration
4L’édifice existait déjà à l’installation des chanoines. L’archéologie du bâti, appuyée sur quelques sondages, a pu définir la silhouette d’une première église, probablement du xie siècle, peu étendue, considérablement augmentée en direction de l’est au début du xiiie siècle [FIG. 1]. Cette extension de l’espace cultuel correspond bien à l’arrivée de religieux résidents, même s’il est évident qu’ils n’ont jamais dû représenter plus de quelques unités. La nef est modifiée aussi à ce moment. À l’occasion de ces reprises architecturales, l’édifice a été consacré. Nous ne connaissons pas la date de cette solennité, mais nous en gardons trace. L’évêque, lors de la consécration, procède à la chrismation des murs en pratiquant l’onction des croix peintes avec le saint chrême, tout en prononçant la formule « sanctificatur et consecratur hoc templum »11.
5Ces croix de consécration sont peintes au nombre de douze à l’intérieur de médaillons qui ceinturent l’édifice. Elles font référence au collège apostolique, aux apôtres piliers de l’Église. Sur le côté ou en dessous, on distingue un trou, témoin de la présence d’un porte-cierge12. Ce dernier était allumé lors de la cérémonie, et ensuite pour la date anniversaire de la consécration. Dans le médaillon subsistant sur le mur nord de la nef de Branches, la croix de consécration est brandie de la main gauche par un apôtre, identifié comme étant Barthélémy grâce à son couteau tenu dans la main droite13 [FIG. 2]. Il est représenté de profil, vêtu d’une tunique jaune et d’un manteau vert, tourné en direction de l’est, vers le chœur. Des traces d’autres médaillons ont pu être identifiées lors de la restauration. Ils sont enchâssés dans un système de joints peints rappelant la pierre cachée sous l’enduit, à la fois matériau mural et symbole des chrétiens « pierres vivantes » de l’Église (1 P 2,5). Chaque module de pierre peinte est orné d’une fleur à cinq lobes, de couleur rouge à l’origine et devenue noire lors du dégagement. Le restaurateur a repris et recréé ces fleurs en noir, faussant notre perception. Cet ensemble forme le registre principal du décor initial. Il se terminait dans la partie supérieure par une frise de cavaliers dont nous parlerons par la suite.
6À la fin du xiiie siècle, un important décor est venu se superposer au précédent et de nouveaux apôtres porteurs de croix de consécration ont recouvert les premiers [FIG. 3]. Ils occupent la partie inférieure d’un ensemble très fragmentaire réparti sur trois registres. L’apôtre le mieux conservé tient comme le précédent la croix d’une main, mais de l’autre le livre. Il est tourné cette fois vers l’ouest, dos au chœur, et se présente de trois quarts. Il a perdu les traits de son visage encadré d’une longue chevelure. Le médaillon semble incrusté dans un fond ornemental particulièrement riche, composé d’un quadrillage losangé ponctué aux angles de quatre feuilles inscrites dans des carrés et au centre de fleurs à cinq lobes rouges. Ce fond rappelle celui de nombreuses enluminures du temps de Philippe le Bel14. Les médaillons se répartissaient sur l’ensemble du mur nord à égale distance, même si leur trace reste mimine. Le départ d’un médaillon, sur le mur sud du chœur, est visible et pourrait appartenir à cette deuxième réalisation.
7Un bandeau de quadrilobes et pastilles encadré de filets rouges et jaunes sépare chaque registre. Il semble qu’une procession d’hommes tonsurés accompagnés de saints, sur la gauche, regarde les fidèles et les clercs sur le registre médian ; mais l’état très fragmentaire de l’ensemble nous oblige à être prudents sur cette identification. Le troisième registre est encore plus lacunaire ; ce sont les relevés effectués par Carlos Castillo sous l’égide du CEM d’Auxerre qui ont permis d’isoler certains éléments. Nous avons ainsi pu remarquer une différence de taille entre les figures du deuxième registre et ce dernier. Ainsi, dans la partie gauche, un pied d’assez grande dimension et le départ du drapé de son manteau appartiennent à un personnage accompagnant la scène centrale où une figure semble assise, peut-être accompagnée, sur un banc ou un trône. Une main de pareille dimension a pu être observée sur la droite, ainsi qu’un petit visage non auréolé situé à la hauteur de la cavalerie de la couche inférieure. Des fleurs à cinq lobes rouges parsemaient le fond de la scène et sont identiques à celles présentes dans le bas-côté sud.
8Les croix de consécration tenues par les apôtres dans l’église de Branches, sur la première couche picturale, sont les plus anciennes répertoriées en Bourgogne. Dans la chapelle templière Sainte-Catherine de Montbellet, les apôtres peints dans le troisième quart du xiiie siècle tiennent des croix de consécration sur leur buste15, rappelant les apôtres sculptés de la Sainte-Chapelle de Paris16, souvent considérés comme les premiers grands représentants de cette typologie. Le concepteur du premier décor de Branches a souhaité insister, en ornant le pourtour du médaillon de pierres ornées de fleurs, sur la pierre comme fondation de l’Église, telle que l’évoque l’épître aux Éphésiens : « vous n’êtes plus des étrangers, ni des gens de passage, mais vous êtes de la maison de Dieu, bâtis sur la fondation des apôtres et des prophètes, avec le Christ Jésus lui-même pour pierre angulaire » (Ep 2, 19-20). Le peintre des apôtres de la deuxième couche picturale a tout autant mis en valeur ces symboles, enchâssés dans un décor ornemental soigné.
Prieuré et paroisse ? Distinguer les fonctions par l’image
9Au premier regard, le plan de l’église de Branches pose question. Pourquoi, flanquant la nef au sud, un unique bas-côté, conférant presque à l’ensemble l’allure d’un édifice à deux vaisseaux juxtaposés et suscitant une impression de dissymétrie ? Le problème est crucial car il soulève la question du statut paroissial du lieu de culte. Aurait-on ajouté à une nef principale, à l’usage des réguliers, une « nef de paroisse » ? Les données archéologiques apportent quelques arguments en faveur d’une dissociation chronologique : la reprise du mur nord de la nef et l’élévation de celui du sanctuaire sont données au xiiie siècle, tandis que le mur du bas-côté viendrait un peu plus tard, à la fin du siècle ou au début du suivant. L’église ayant conservé ses charpentes anciennes, les analyses dendrochronologiques fournissent des précisions utiles : le chœur, pièce maîtresse du nouveau dispositif, est couvert de bois datables entre 1212 et 1228, tandis que les dates d’abattages pour la nef et le collatéral, probablement charpentés ensemble, renvoient aux années 1290-130017.
10Les données historiques, il faut l’avouer, ne correspondent que partiellement aux suggestions du bâti. Si aucun document du xiiie siècle n’attribue à Branches la qualité de paroisse, et si en revanche l’acte d’affranchissement des habitants du lieu par le prieur en 1379 parle d’une « ville et paroisse18 », on est gêné par l’absence de Branches dans le premier pouillé du diocèse de Sens, en date de 135019 : cette répartition des indications ne permet guère de situer l’émergence de la paroisse vers 1300. Le document de 1379, conservé seulement en copie, n’est d’ailleurs pas sans susciter quelques réserves, et il faudrait alors attendre 1553 pour retrouver une mention solide de la « paroisse de Branches », dans une liste d’agglomérations dépendant de la châtellenie de Joigny20.
11L’examen des peintures du bas-côté sud joue, dans cette incertitude, un grand rôle. Sur le mur, un cortège d’hommes laïcs processionne dans la direction de l’autel placé à l’est [FIG. 4]. Ils tiennent dans leurs mains jointes, en un geste de prière, des cierges allumés, ce qui peut éventuellement faire écho à la procession annuelle de la Chandeleur, après la bénédiction des cierges, mais ne saurait constituer l’explication principale d’un choix figuratif de forte intensité. Les porteurs de cierges sont vêtus de tuniques arrivant jusqu’au mollet, rouges, jaunes et blanches, un chaperon posé sur leurs épaules. L’alternance des couleurs des vêtements et le positionnement varié des jambes et des pieds posés à plat ou légèrement inclinés confèrent tout son mouvement à l’ensemble de la procession.
12Branches n’est pas un unicum, dans la Bourgogne des années 1290-1300. On rencontre en effet au diocèse d’Auxerre et dans son voisin de Nevers une série, restreinte mais très cohérente, de processions peintes21. La plus remarquable est celle d’Alluy (actuel département de la Nièvre), qu’une inscription fragmentaire permet de dater du début du xive siècle [FIG. 5]. La localisation des peintures est étonnante, puisqu’elles rythment les parois d’une petite crypte – ce qui explique leur état médiocre et leur lisibilité variable. La procession se déroule au nord et au sud, formée de clercs et de laïcs. Elle présente toutes les caractéristiques d’un cortège liturgique, avec des cierges, comme à Branches, mais aussi la croix, la bannière et l’eau bénite. Sur la voûte, des anges musiciens « accompagnent » la marche. Tout ce monde se dirige vers le mur oriental où est présente une petite crucifixion entre la Vierge et saint Jean.
13Il n’est pas possible d’être aussi affirmatif pour Moutiers-en-Puisaye (actuel département de l’Yonne). Dans ce très bel ensemble peint, connu depuis 1982 seulement, la procession n’est conservée que sur une travée du mur sud. Elle dialogue avec des scènes bibliques, dans une composition dense et complexe. En l’état, on distingue quatre hommes et une femme, tenant des cierges, avec dans leur groupe un joueur de cornemuse qui semble apporter l’élément musical indispensable au genre. Bien sûr, le son de la cornemuse est moins éthéré que celui des chants angéliques ; ajouté au fait que les personnages portent des objets de la vie quotidienne (pot, pelle…), il conduirait à refuser dans ce cas la qualification liturgique à la procession – ce qui ne l’exclut pas pour autant du religieux lato sensu22.
14À Branches, le but de la marche collective est certes l’autel, mais pas aussi directement qu’à Alluy. En effet, deux personnages en tête du cortège sont mis en exergue, séparés des autres par un large bandeau, redoublé par ce qui est aujourd’hui une masse jaune assez informe et devait représenter un bâtiment ; en outre, ils se détachent sur un fond parsemé de fleurs à cinq lobes et d’étoiles à six branches ponctuées de pastilles rouges [FIG. 6]. Le premier sujet, sur la droite, se positionne dos au cortège, devant le probable édifice. Il est vêtu d’une tunique blanche très droite et porte la barbe. Il lève sa main droite en direction d’un cavalier qui lui fait face (le second personnage), dans un geste de salutation. Il semble tenir quelque chose dans l’autre main, que l’usure ne nous permet pas d’identifier. Le cavalier est en armure, il porte une tunique rouge venant sur le haubert de maille. Un capuchon de maille lui couvre la tête. Sa main gauche levée, dans un geste de salutation répondant à celui qui l’accueille, est entièrement cachée par un gantelet.
15La procession, peinte très peu de temps après la construction, représente une rencontre : voilà ce qui est très probable. Le reste est plus incertain. L’homme à cheval, bien qu’il ne soit pas auréolé, est-il saint Martin, le patron de l’église ? Les habitants processionneraient alors en son honneur. Ou alors, les hommes de la paroisse avanceraient-ils à la rencontre d’un seigneur de la région revenant de la guerre ou de la croisade ? Cette dernière hypothèse est rendue peu vraisemblable par la chronologie trop tardive. On notera que, dans la première travée droite du chœur, un autre cavalier est peint, monté sur son cheval recouvert d’un caparaçon blanc à croix rouge. Il tient un bouclier marqué de cette même croix, possiblement templière. Un saint Georges serait assez vraisemblable. Une petite tête est visible en avant du cavalier, lui tournant le dos. Son faciès, notamment dans le traitement du nez et du menton, évoque soit un bourreau, soit un infidèle. Une bande rouge dans la partie supérieure semble unir les deux figures dans une même scène. Que se passe-t-il entre les deux ? Autour du second cavalier, un décor semblable à celui du bas-côté sud orne le fond, rien de tel pour l’autre personnage qui se détache d’un fond uni.
16Ces deux scènes avec cavaliers appartiennent à un programme présent sur l’ensemble de l’édifice, parfois la présence du décor ornemental témoignant seule du lien avec les autres peintures, comme sur le mur sud du chevet. Sur ce dernier, il ne reste que des fragments de polychromie, quelques traces du décor ornemental. Dans la nef, dans le prolongement du cavalier de la première travée droite du chœur, autour de l’arc de passage entre le bas-côté et la nef et sur le décrochement du mur marquant l’entrée du chœur, plusieurs scènes, une nouvelle procession et deux panneaux figurés, se répartissent sur deux registres. Ils sont séparés par une frise de quadrilobes identique à celle présente dans les trois registres de la deuxième couche picturale, sur le mur nord. Les reprises, postérieures à la construction, des autres arcs formant passage entre le bas-côté et la nef n’ont pas permis de conserver le reste du décor historié.
17Le cycle supérieur débute dans l’angle sud-est. Il est composé d’au moins trois personnages auréolés, pieds nus, avançant vers l’ouest, soit dans la même direction que les apôtres aux croix du mur d’en face et de la même couche. Un quatrième personnage a peut-être disparu. Le décor de fond est similaire à celui des cavaliers. Sur le mur sud, la procession se poursuit, interrompue au niveau des écoinçons de l’arc, de chaque côté, par un ange tenant un encensoir. Cette procession pourrait bien être celle des apôtres. Occidentée comme elle l’est, elle n’a de sens que si elle se dirige vers une scène centrale aujourd’hui perdue qui, étant donné l’espace disponible, ne pouvait se trouver que sur le mur nord.
18Dans le registre inférieur, en repartant de l’angle sud-est, le seul élément identifiable est un bâton ressemblant à un bourdon, sur la droite. Entre les deux arcs de passage, une longue silhouette ailée, un ange présenté de profil, s’adresse à une figure dont les cheveux sont longs d’un côté et courts de l’autre du fait d’une erreur d’interprétation lors de la restauration. Elle porte au moins une main à sa poitrine et se présente de face. Les deux personnages sont auréolés et se détachent d’un fond étoilé et fleuri. Il serait très tentant de voir dans cette scène une Annonciation.
19Revenons, pour terminer le panorama du deuxième programme, dans le bas-côté sud, sur le mur nord. Un saint est représenté en pied, de face, sur un fond de fleurs et d’étoiles. Il est d’une stature imposante, vêtu de rouge et de blanc. La position de sa main droite et quelques traces de filets noirs permettent de penser qu’il devait tenir un objet, peut-être une palme. Une joueuse de vielle au corps animal est placée entre les arcs donnant accès à la nef, vêtue d’une robe rouge et d’un voile blanc. Le même décor ornemental se retrouve autour d’elle. Ces deux figures se positionnent librement sur les parois autour des arcs de passage. La procession figurée en face semble ainsi accompagnée de musique, à l’instar de celle d’Alluy.
20L’aménagement et le décor peint du bas-côté participaient à la mise en place de cet espace et à sa désignation fonctionnelle. Il est ouvert sur le chœur et sur la nef par de grands arcs de passage. L’un d’eux est particulièrement bien orné sur son intrados, lui donnant une valeur de circulation privilégiée, pareille à ce que l’on constate à Tournus au xiiie siècle. Il porte en effet des médaillons, au nombre de huit, contenant des figures hybrides à corps d’animal et buste ou visage humain, parfois à double tête [FIG. 7]. Les traits de l’un d’entre eux sont particulièrement fins, avec une chevelure identique à celle de l’apôtre de la nef, de la deuxième couche picturale. Entre les médaillons, de larges feuilles blanches nervurées agrémentaient l’espace rouge foncé – tirant sur le noir aujourd’hui, certainement du fait de l’oxydation du pigment. Ces animaux, monstres ou prodiges, au sens peut-être moral, peuplent habituellement les parties sculptées ou les marges des manuscrits23 et sont eux-mêmes des figures de transition, particulièrement indiquées pour marquer une zone liminale entre deux espaces cultuels aux fonctions probablement différenciées. À Saint-Philibert de Tournus, les méandres habités d’animaux principalement fantastiques et d’êtres hybrides du début du xiiie siècle sont présents uniquement sur deux arcs formant passage entre le bas-côté sud et la nef, face à la porte menant au cloître de l’abbatiale, les autres intrados subsistants portant des motifs végétaux24.
21La deuxième campagne picturale de Branches atteste d’une très grande unité dans son décor de fond, permettant de relier ses unités iconographiques les unes aux autres, avec cependant des différences dans le traitement des figures qui peuvent laisser supposer la présence de plusieurs mains. Elle pourrait appartenir à l’époque de construction du bas-côté sud, soit à la fin du xiiie siècle ou plus probablement au début du xive siècle, ce qui aurait pu justifier une deuxième consécration de l’église. À qui était destiné un tel programme ? Il apparaît que les cavaliers, dans cet ensemble, de celui qui chevauche en tête de procession au probable saint Georges à l’entrée du chœur, en passant par des motifs de la peinture antérieure – comme nous allons le voir sur le mur nord de la nef –, constituaient un élément récurrent, objet d’attention spécifique pour les commanditaires : invitation supplémentaire à s’interroger sur leur identité.
Bruits d’armes dans l’église : une iconographie énigmatique
22La partie supérieure du mur nord de la nef, sur la couche picturale la plus ancienne, se présente comme une frise historiée [FIG. 8]. Une ville débute le cycle. La porte de la cité est ouverte et plusieurs chevaux en sortent, tirés par des guerriers dont on aperçoit uniquement les heaumes. Ils sont prêts à se battre, mais il est difficile de savoir s’ils avancent ou s’ils sont stoppés par le groupe devant eux. Le seul bouclier visible est rond, forme généralement attribuée à ceux des Sarrasins25. Deux hommes viennent ensuite. Le premier est blond et lève la main. Le second porte une couronne et un sceptre, et brandit un objet aux allures de rouleau au personnage qui s’avance vers eux. Ce dernier, auréolé, tend la main droite et de l’autre maintient son cheval. La frise se poursuit par une troupe de cavaliers affrontés. Dans le premier groupe, on en voit un se préparant à l’assaut, l’épée levée, un deuxième bandant son arme de jet. Les autres sont placés les uns derrière les autres : les heaumes en témoignent ainsi que les pattes des chevaux. Devant, deux cavaliers s’affrontent [FIG. 9]. Celui de gauche est en fort mauvaise posture, puisqu’une épée vient traverser son heaume. Le cavalier qui lui fait face est malheureusement très abîmé. Derrière, mais de façon très effacée, on peut penser qu’a lieu un second affrontement.
23L’identification de la scène n’est pas aisée. La bataille devant une ville est le premier fait, le second est une rencontre entre un roi et un saint. Serait-ce une référence à un épisode des croisades ? Ou une évocation de la vie du saint patron ? Dans la vie de Martin, il est fait état d’une bataille où le saint propose à l’empereur de se placer devant l’armée ennemie « sans armes ni bouclier ni casque », mais les ennemis envoient alors une ambassade pour annoncer qu’ils se rendent26. Cette péripétie ne correspond toutefois que partiellement à l’iconographie de Branches. Pourrait-il s’agir, encore, d’un seigneur local qui se serait mis sous la protection du saint lors d’un départ pour une bataille ou une croisade et l’aurait remercié à son retour ? La présence du comte d’Auxerre Hervé de Donzy est bien attestée à Damiette en 121927, mais ce seigneur de la région n’avait pas de rôle particulier à Branches. Iconographiquement, il existe très peu de points de comparaison, si l’on excepte les scènes de bataille peintes sans doute à la fin du xiie siècle à la commanderie templière de Cressac, en Charente, dont le lien aux croisades, généralement postulé, n’est d’ailleurs guère plus précis que dans l’Yonne28 [FIG. 10].
24Les détails de cette scène, bien que très effacés, sont remarquables et permettent de situer la première campagne picturale vers le milieu du xiiie siècle : assurément pas avant 1220, en raison du changement de patron et des modifications architecturales qui s’ensuivent, mais probablement peu après l’agrandissement de l’église – il n’y a pas de couche d’enduit inférieure à la première couche picturale. Le style, notamment le traitement encore un peu rigide des tissus plissés, ainsi que la mise en couleur, vont dans le même sens. Quant aux fleurs à cinq lobes utilisées comme décor, on ne les voit apparaître en Bourgogne qu’au milieu du xiiie siècle.
*
25Le xiiie siècle apparaît donc comme le grand siècle de Branches, cette petite église régulière des champs qui aura néanmoins attiré, en quelques décennies, deux campagnes picturales de grande ampleur, celle du milieu du siècle et celle des années 1300. Et ces deux ensembles remarquables, que nous ne connaissons encore que partiellement, ne sont pas les seuls que l’on puisse déchiffrer sur les murs de l’église : d’autres décors, qui n’avaient pas à être étudiés dans le cadre de cette contribution, s’ajoutent jusqu’au xvie siècle au moins.
26Les scènes médiévales présentent trois caractéristiques, d’inégale originalité : la représentation récurrente des apôtres associés à des croix ; l’interférence d’au moins deux processions, l’une céleste et l’autre terrestre ; la cohabitation de plusieurs figures de cavaliers, franchement énigmatiques dans un sanctuaire de patronage purement ecclésiastique, autant que nous puissions le savoir. Il est clair que, même dans un établissement prioral, les marques rituelles de la consécration et les signes visuels de la dévotion aux saints ne font pas le tout de l’environnement visuel ; des échos de la vie sociale et politique trouvent aussi leur place, quelles que soient nos difficultés à les rattacher à une initiative précise.
27Reste qu’au bout du compte, ce sont les processions, sœurs de celles d’Alluy ou de Moutiers, qui attirent l’œil et retiennent l’attention. Elles fournissent une occasion, somme toute rare, de voir pérennisés par l’image les orants qui peuplaient ordinairement la nef ou le bas-côté et que nous ne rencontrons généralement que sous les traits de donateurs. Mais la fonction de ces processions dépasse largement la représentation : avec leur recherche imaginative de mouvement corporel, la musique qui les accompagne, elles constituent un puissant instrument rythmique, propre à souligner fortement cet axe est-ouest qui, comme l’a rappelé Jérôme Baschet, structure tout locus cultuel29. Même dans des cas a priori aberrants, comme les apôtres du mur sud de la nef marchant « à l’envers », c’est toujours cette axialité qui est honorée. Elle n’est finalement qu’une autre expression de la consécration fondatrice, que rappellent plus classiquement les croix en médaillons.
Notes de bas de page
1 Branches relevait au spirituel de l’archevêque de Sens, mais appartenait au temporel à l’évêque d’Auxerre.
2 Une étude ancienne documente l’histoire de Branches : A. Moreau, « Essai historique sur la commune de Branches », Annuaire historique du département de l’Yonne, 1886, p. 72-192.
3 Les recherches du CEM sont résumées dans le livret Origine et évolution de l’église Saint-Martin à Branches (Yonne), Dijon, DRAC (Archéologie en Bourgogne, 33), 2014. Voir aussi Sylvain Aumard et Christian Sapin, « Église Saint-Martin de Branches », BUCEMA, 11, 2007, p. 26-28.
4 Michel Sot (dir.), Les gestes des évêques d’Auxerre, Paris, Belles-Lettres, 2002, t. 1, p. 103.
5 René de Lespinasse, Cartulaire du prieuré de La-Charité-sur-Loire, Paris, H. Champion, 1887, no 168.
6 Achat rappelé dans la donation de 1220 : Jean Lebeuf, Mémoires concernant l’histoire civile et ecclésiastique d’Auxerre et de son ancien diocèse, rééd. par Ambroise Challe et Maximilien Quantin, Paris/Auxerre, Perriquet/Dumoulin, 1855, t. IV, p. 85, no 140 ; copie Archives départementales [ci-après AD] de l’Yonne G 1671.
7 Lebeuf, Mémoires…, op. cit. (la mention de 1230 en tête d’acte est une coquille) ; AD Yonne H 899.
8 La donation avait été faite d’abord par le prédécesseur de Guillaume de Seignelay, Hugues de Noyers. En montant sur la cathèdre auxerroise, Guillaume l’avait annulée, puis renouvelée en 1219 : Lebeuf, Mémoires…, op. cit., p. 83, no 137. AD Yonne H 898. Voir Les Cahiers de la collégiale (d’Appoigny), 8, 2015, p. 13. Sur le Grand Saint-Bernard et ses possessions, voir Helvetia sacra, 4/1, 1997, p. 25-220.
9 Ibid., p. 247.
10 La dénomination de « prieuré-cure » ne se trouve pour Branches qu’à l’époque moderne : AD Yonne H 2354. Aux xive et xve siècles, les prieurs ne portent pas le titre de curé : AD Yonne H 898 et 899. Bien que la donation au Grand Saint-Bernard eût été le fait de l’évêque d’Auxerre et qu’Appoigny fût du diocèse d’Auxerre, les prieurs de Branches étaient institués par l’archevêque de Sens, sur présentation du prévôt de Montjoux : AD Yonne H 899.
11 La cérémonie de consécration est décrite dans les pontificaux : Cyrille Vogel et Reinhard Elze, Le pontifical romano-germanique du xe siècle, Cité du Vatican, Biblioteca apostolica vaticana (Studi e Testi, 226), 1963, t. I, XXXIII, p. 82-121 ; Michel Andrieu, Le pontifical romain au Moyen Âge, t. III : Le pontifical de Guillaume Durand, Cité du Vatican, Biblioteca apostolica vaticana (Studi e Testi, 88), 1940. Voir Andrew Spicer, « To Show that the Place is Divine : Consecration Crosses Revisited », dans Krista Kodres et Anu Mänd (dir.), Image and Objects in Ritual Practices in Medieval and Early Modern Northern and Central Europe, Newcastel-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2013, p. 34-52.
12 Dans la Légende dorée, Jacques de Voragine affirme que « les cierges allumés devant les croix symbolisent les douze apôtres qui ont illuminé le monde par la foi du Christ » : La Légende dorée, trad. par Teodor de Wyzewa, Paris, Perrin, 1902, p. 715.
13 Voir Marie-Gabrielle Caffin, « Les apôtres porteurs des croix de consécration », Cahier Pacob, 2, 2007, p. 16-21. Le fait de confier les croix de consécration aux apôtres obéit à la même logique que l’iconographie du Credo apostolique, examinée en détail dans les actes du colloque Pensée, image et communication en Europe médiévale. À propos des stalles de Saint-Claude, Besançon, Asprodic, 1993. Des exemples tardifs de Credo apostolique, comme à Thoisy-la-Berchère en Bourgogne ou Walbourg en Alsace, montrent les apôtres chargés à la fois de phylactères et de croix, unissant ainsi les deux motifs.
14 Voit L’art au temps des rois maudits. Philippe le Bel et ses fils, 1285-1318, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998, p. 256 et suiv.
15 Hugues Cortot, « Les décors peints de la chapelle Sainte-Catherine de Montbellet : un exemple de peintures murales dans une fondation templière », dans Daniel Russo (dir.), Peintures murales médiévales. Regards comparés, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2005, p. 143-167.
16 Francis Salet, « Les statues d’apôtres de la Sainte-Chapelle conservées au Musée de Cluny », Bulletin monumental, 109, 1951, p. 136.
17 Origine et évolution…, op. cit.
18 AD Yonne E 534.
19 Auguste Longnon, Pouillés de la province de Sens, Paris, Klincksieck (Recueil des historiens de la France, 4), 1904.
20 Moreau, « Essai historique… », art. cité, p. 131.
21 Marie-Gabrielle Caffin, « Les processions dans la peinture murale bourguignonne », Bulletin de la Société des sciences de l’Yonne, 143, 2008-2009, p. 79-140. Jean-Claude Schmitt a étudié trois modèles de processions dans l’art chrétien d’Occident : « Par delà le texte et l’image : le paradigme céleste de la procession », dans René Wetzel et Fabrice Flückiger (dir.), Au-delà de l’illustration. Texte et image au Moyen Âge, approches méthodologiques et pratiques, Zürich, Chronos, 2009, p. 41-60.
22 Une quatrième procession peinte est visible à Saints-en-Puisaye, mais elle est nettement postérieure au groupe ici examiné (xve siècle).
23 Voir Verdun, Bibliothèque municipale, ms 107.
24 Marie-Gabrielle Caffin, « Redécouverte des peintures murales ornementales de la nef de Saint-Philibert de Tournus », Centre international d’études romanes, 2000-2001, p. 31-42.
25 Nous pensons particulièrement aux célèbres peintures de la tour Ferrande de Pernes-les-Fontaines, qui évoquent les campagnes angevines contre les descendants de Frédéric II. Voir Paul Deschamps, « Les peintures murales de la tour Ferrande à Pernes », dans Congrès archéologique de France, 121e session, Avignon et Comtat Venaissain, Paris, Société française d’archéologie, 1963, p. 337-347 ; Gaetano Curzi, « Le pitture della Tour Ferrande a Pernes-les-Fontaines : la legittimazione del potere », dans Arturo Carlo Quintavalle (dir.), Medioevo. La Chiesa e il Palazzo, Milan, Electa, 2007, p. 432-447. Térence Le Deschault de Monredon a récemment proposé une nouvelle datation pour les peintures de Pernes qui ne fait pas l’unanimité : « La tour Ferrande à Pernes-les-Fontaines (Vaucluse) : nouvelle lecture du programme iconographique », Bulletin monumental, 173, 2015, p. 333-347.
26 Sulpice Sévère, Vita Martini, IV, 5-7, éd. par Jacques Fontaine, Paris, Cerf (Sources chrétiennes, 133), 1967.
27 Jean Richard, « Les Bourguignons en Orient », dans Les Bourguignons et le Levant, 69e congrès de l’Association bourguignonne des sociétés savantes, Auxerre, Association bourguignonne des sociétés savantes, 1998, p. 17-27.
28 Christian Davy, « Les peintures murales romanes de la chapelle des Templiers de Cressac », dans Congrès archéologique de France, 153e session, Charente, Paris, Société française d’archéologie, 1999, p. 171-178.
29 Jérôme Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008.
Auteurs
Marie-Gabrielle Caffin, chercheuse indépendante, axe son travail sur les peintures murales de Bourgogne, du Moyen Âge à nos jours. Elle s’intéresse plus particulièrement à la période allant du xiiie siècle au xvie siècle et à la fonction de ces décors dans l’espace cultuel. Elle a récemment participé aux colloques « Notre-Dame de Dijon », sous la direction de Denise Borlée (actes publiés aux Éditions Faton en 2021) et « Le décor peint des cryptes romanes », organisé par le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM), coordonné par Marcello Angheben, Fabio Scirea et Claire Boisseau en juin 2022 (actes à paraître).
Alain Rauwel, membre du Centre d’études en sciences sociales du religieux (École des hautes études en sciences sociales, Centre national de la recherche scientifique), enseigne l’histoire du Moyen Âge à l’université de Bourgogne. Son travail porte sur l’histoire sociale de l’Église latine en régime de chrétienté, particulièrement dans sa dimension rituelle. Il dirige avec Frédéric Gabriel et Dominique Iogna-Prat le collectif du Dictionnaire critique de l’Église et a publié notamment Rites et société dans l’Occident médiéval (Picard, 2016) ou Espaces monastiques au féminin. Vivre cloîtrée au Moyen Âge et l’époque moderne avec Anne Baud (Charlet, 2023).
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le fond de l’œuvre
Arts visuels et sécularisation à l'époque moderne
Émilie Chedeville, Étienne Jollet et Claire Sourdin (dir.)
2020
L’architecte et ses modèles
Intentions, connaissance et projets à la période contemporaine
Jean-Philippe Garric (dir.)
2021
L’église microcosme
Architecture, objets et images au Moyen Âge
Philippe Plagnieux et Anne-Orange Poilpré (dir.)
2023