Préface
p. 11-15
Texte intégral
1Curieusement le seul ouvrage de Spinoza publié de son vivant et sous son nom expose la pensée de Descartes démontrée selon l’ordre géométrique. Publiés en 1663, les Principes de la philosophie de Descartes qui constituent un remarquable modèle d’histoire de la philosophie rigoureuse et informée, s’accompagnent d’un Appendice conséquent, les Pensées métaphysiques, dont le statut est pour le moins problématique. En effet, ce traité en deux parties joint en annexe des Principes de la philosophie de Descartes ne se présente ni comme un texte rendant compte de la pensée de Descartes, à l’instar de l’ouvrage qui le précède, ni comme une œuvre exposant le système de Spinoza. Dans sa forme, il n’épouse pas l’ordre cartésien des raisons, mais reprend les divisions des ouvrages scolastiques qui distinguent la métaphysique générale ayant pour objet l’être et ses affections, et la métaphysique spéciale qui a trait à Dieu, aux anges et aux esprits. Dans son contenu, il ne se borne plus à expliciter la pensée de Descartes, mais s’élargit à l’École tout entière sans pour autant faire œuvre d’histoire de la philosophie scolastique. D’après le titre complet, il a pour objectif avoué d’expliquer « les principales difficultés qui se rencontrent tant dans la partie générale de la métaphysique que dans la spéciale, au sujet de l’être et de ses affections, de Dieu et de ses attributs et de l’âme humaine », et il analyse de manière souvent critique les positions de ceux que Spinoza appelle « les auteurs » sur ces différentes questions. Spinoza, toutefois, se garde bien d’échafauder ses propres thèses et d’exposer une doctrine constituée. Ni scolastique ni cartésien ni spinoziste, cet ouvrage inclassable est rebelle à toute catégorisation et fait voler en éclats le concept d’auteur, tant il est difficile de savoir à qui imputer les pensées exprimées. Il enferme le lecteur dans une logique du « ni » « ni », peu satisfaisante pour l’esprit.
2Dans ces conditions, comment lire un tel texte ?
3Bien qu’il relève de la sphère des œuvres de jeunesse, il n’a pas le même statut que le Court Traité ou le Traité de la réforme de l’entendement. Il ne peut pas être considéré tout à fait comme un premier crayon attestant de l’élaboration du système, de ses orientations initiales et de son évolution. Il ne peut pas être lu comme un témoin fiable de l’état de la pensée de Spinoza en 1663, et faire office de jalon, car l’auteur se place sous l’égide de Descartes, du moins si l’on en croit la préface de Louis Meyer. L’ami de Spinoza définit en effet une grille de lecture qui s’applique à l’ensemble de l’ouvrage et qui invite à interpréter les propos énoncés uniquement comme des thèses d’obédience cartésienne. « Dans tout l’ouvrage, aussi bien dans la première partie et la deuxième des Principes et dans le fragment de la troisième, que dans ses Pensées métaphysiques, notre Auteur a seulement voulu exposer les idées de Descartes et leurs démonstrations, telles qu’on les trouve dans ses écrits, ou telles que des principes établis on les peut déduire par légitime conséquence. Ayant promis d’instruire son disciple dans la Philosophie de Descartes, il se fit une religion de ne pas s’en écarter de la largeur d’un ongle et de ne rien dicter qui ne répondît pas ou qui fût contraire aux enseignements de ce philosophe. Qu’on ne croie donc pas qu’il fasse connaître ici ses propres idées ou même des idées qui aient son approbation. S’il en juge vraies quelques-unes, et s’il reconnaît en avoir ajouté quelques-unes de lui-même, il en a rencontré beaucoup qu’il rejette comme fausses et auxquelles il oppose une conviction profondément différente. »1 L’avertissement est donc très clair : l’auteur n’est pas l’auteur, mais un maître à penser cartésien, un historien des idées, voire un disciple zélé qui se borne à tirer les conséquences des principes du philosophe français.
4Faut-il toutefois prendre les consignes de Louis Meyer pour argent comptant et considérer que Spinoza les fait siennes absolument en tout et partout ? Si la grille de lecture proposée dans la préface peut s’appliquer sans difficultés aux Principes de la philosophie de Descartes, il n’est pas certain qu’elle puisse valoir pour l’Appendice de manière aussi évidente, car les deux textes ne se situent pas exactement sur le même plan. Les Principes de la philosophie de Descartes peuvent être lus et commentés à la lueur des observations de Meyer, comme un ouvrage d’histoire de la philosophie. Il est certes possible de repérer les écarts d’interprétation par rapport à cette norme et d’y voir l’émergence de thèmes et d’orientations qui feront ultérieurement le lit du spinozisme. Mais sur le fond, un commentateur avisé ne peut pas imputer le contenu des propositions à l’auteur et doit disposer de ses autres ouvrages pour établir le partage entre ce que Spinoza rejette et ce qu’il reprend à son compte.
5En revanche, les Pensées métaphysiques n’obéissent pas à cette logique, car elles ne sont pas un exposé géométrique de la pensée cartésienne. N’en déplaise à Louis Meyer, il est faux d’affirmer que, dans l’Appendice, Spinoza se fait une religion de ne pas s’écarter de Descartes de la largeur d’un ongle, ne serait-ce que parce qu’il reproduit la forme des traités scolastiques et qu’il n’a pas pour objet d’exposer les idées de l’auteur des Principes. La grille de lecture prescrite par Louis Meyer n’est donc pas totalement adaptée à cet ouvrage. Les Pensées métaphysiques pourraient tout au plus en vérifier le second volet, et relever de ces analyses déduites par légitime conséquence des principes cartésiens établis. Mais, d’une part, il n’est pas certain qu’elles puissent se réduire à des thèses implicitement contenues dans le corpus cartésien. D’autre part, quand bien même elles le pourraient, elles constitueraient des extrapolations peu compatibles avec la volonté de s’en tenir à la lettre des enseignements cartésiens. Dans les deux cas de figure, par conséquent, les consignes de lecture de Louis Meyer ne sont pas rigoureusement applicables à l’Appendice de 1663.
6Ainsi la question primitive revient toujours : comment lire un tel texte ? Dans leur embarras, les commentateurs actuels de Spinoza éludent la difficulté en passant cet ouvrage sous silence. Si les Principes de la philosophie de Descartes ont fait l’objet de commentaires2, en revanche les Pensées métaphysiques sont souvent mentionnées pour mémoire et très vite jetées aux oubliettes, tant la crainte est grande de prendre appui sur elles pour comprendre Spinoza et d’être débouté par un contradicteur pointilleux qui mettrait d’emblée ce texte hors jeu en invalidant toute interprétation fondée sur lui. Toutefois, si la vigilance est de mise, il n’en reste pas moins que cet ouvrage placé par Louis Meyer sous le patronage de Descartes est bel et bien de Spinoza et qu’il fait partie du corpus. Bien qu’il puisse être considéré comme un écrit mineur, il est particulièrement intéressant, car il invite à réfléchir sur la définition de ce qu’est un auteur et sur la question des stratégies d’écriture destinées à préparer la réception d’un nouveau système. Spinoza, d’ailleurs, ne s’en cache pas puisqu’il justifie ainsi la publication de son Traité dans une lettre adressée à Oldenburg : « De la sorte, peut-être quelques personnes d’un rang élevé se trouveront-elles dans ma patrie qui voudront voir mes autres écrits où je parle en mon nom, et feront-elles que je puisse les publier sans aucun risque. »3 Ce n’est sans doute pas un hasard si les Pensées métaphysiques se présentent sous la forme d’un Appendice, à l’instar du texte qui clôt la partie I de l’Éthique. Comme tous les appendices spinozistes, il a une fonction polémique et explicative, car il vise à extirper les préjugés au sujet de Dieu et de l’homme en exhibant leurs causes, et constitue cette pars destruens nécessaire au renforcement de la puissance de l’entendement et à l’édification du savoir.
7Du même coup, le silence assourdissant des commentateurs à son sujet finit par devenir dogmatique, car il enferme le spinozisme dans une othodoxie qui met délibérement le couvercle sur un écrit qualifié de mineur, et pour ainsi dire disqualifié sous prétexte qu’il n’est pas véritablement de l’auteur. C’est ce silence consensuel que le présent ouvrage tente de briser en ouvrant le plus largement possible le chantier des investigations et en conviant le lecteur à séjourner dans ces Pensées métaphysiques qui mettent à mal les certitudes. De l’examen de la conception de Dieu à celle de l’Écriture, de l’histoire de la vérité aux figures de la liberté et de la volonté, les différentes analyses rassemblées dans ce recueil partagent le souci de frayer des voies d’interprétation qui restituent à ce texte toute sa puissance spéculative ; elles dégagent ainsi cinq pistes d’investigation qui constituent autant de lectures possibles des Pensées métaphysiques.
8Il s’agit d’abord de baliser le terrain en repérant l’éventail des références thomistes et scolastiques qui jalonnent l’étude des attributs de Dieu menée tout au long de la partie II. En examinant le rapport entre Spinoza et la conception scolastique de Dieu dans le contexte hollandais, Gunther Coppens définit l’horizon de pensée dans lequel se situe Spinoza et balaie le champ des recherches futures au sujet des sources et des auteurs implicitement convoqués et critiqués.
9À ce premier type de lecture sans lequel une grande partie du texte reste inintelligible vient s’adjoindre en second lieu une grille d’analyse qui prend appui sur les consignes de Louis Meyer et qui consiste à les mettre à l’épreuve. Il s’agit ainsi de vérifier à travers le problème de l’attribution de l’étendue à Dieu dans les Pensée métaphysiques si les conclusions de Spinoza sont bien des conséquences des idées de Descartes ou si elles constituent au contraire une entorse à ses principes.
10Roberto Bordoli ouvre à son tour une nouvelle perspective en examinant les rapports entre Écriture et nature dans l’Appendice sur la base d’une confrontation à la fois externe et interne, car il évalue la position de l’auteur en la situant par rapport aux thèses cartésiennes, d’une part, et par rapport aux textes spinozistes contemporains et postérieurs de la correspondance et du Traité théologico-politique, d’autre part.
11En s’interrogeant sur l’histoire de la vérité, dans le chapitre VI des Pensées métaphysiques I, Ariel Suhamy se demande si les analyses à ce sujet ne pourraient pas servir de paradigme à une histoire du système spinoziste et fournir ainsi une grille de lecture de l’ouvrage tout entier forgée par l’auteur lui-même.
12Yannis Prelorentzos, enfin, dans une communication intitulée Volonté et liberté, choisit de tester les Pensées métaphysiques et leur conformité à la doctrine cartésienne sous l’angle de concepts qui sont explicitement présentés comme des exemples de divergence entre Descartes et Spinoza dans la préface rédigée par Louis Meyer.
13Loin d’être exhaustives et exclusives, ces diverses lectures se complètent et s’imbriquent pour éclairer le statut et la portée de l’Appendice sous des jours différents. Gageons en tout cas qu’elles contribueront à lever le voile et qu’elles pourront servir de trame à des investigations futures au sujet de ce texte sans pareil.
Notes de bas de page
Auteur
Université Paris I
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