Chapitre 4. La socialisation de l’intime. La transformation du concept d’aliénation dans Le Deuxième sexe de Beauvoir et Saint Genet de Sartre
p. 105-128
Texte intégral
1Didier Eribon rappelle régulièrement dans ses ouvrages l’effet libérateur, d’un point de vue personnel, politique et théorique, qu’a eu sur lui la lecture conjointe de Sartre et de Beauvoir, et en particulier des deux œuvres qu’il ne cesse de mettre en parallèle, Le Deuxième sexe (1949) et Saint Genet, comédien et martyr (1952) :
J’ai vénéré Sartre, j’ai vénéré Beauvoir. Ils m’ont aidé à me libérer ; ils m’ont libéré. Comment oublier ce que nous leur devons ? Comment ne pas exprimer notre gratitude ? […] Qu’on imagine, par exemple, ce que représenta pour moi (et pour tant d’autres avant et après moi) la lecture du Saint Genet ! […] Je dois tant à ce livre ! Je dois tout à ce livre ! […] Pour moi, Saint Genet […] cet ouvrage stupéfiant qui faisait entrer avec fracas l’homosexualité dans la philosophie joua ce rôle, au début de mes études : le livre qui allait avoir une influence déterminante sur ma vie – et jusqu’à aujourd’hui –, à la fois manuel de survie et guide pour l’invention de moi-même. […] On ne dira jamais assez quelle fut, et donc quelle est encore, la grandeur de Sartre et de Beauvoir1.
2Eribon n’est certes pas le seul à avoir fait l’expérience de la force particulière de l’une de ces deux œuvres, mais celles-ci sont le plus souvent lues séparément et assignées à régions distinctes du champ intellectuel.
3La proximité entre ces deux ouvrages est pourtant frappante. Proximité tout d’abord chronologique : Sartre rédige la plus grande partie de ce qui était à l’origine une « préface » aux œuvres complètes de Genet en 1949-1950, juste après la publication du Deuxième sexe (juin 1949 pour le tome 1, novembre 1949 pour le tome 2). Il faudrait peut-être même les voir comme deux œuvres contemporaines : l’ouvrage de Sartre condense les résultats de son effort de réélaboration en profondeur de sa pensée entrepris depuis 1947 (dans le cadre du projet de rédaction d’une « morale »), et plus largement depuis ses Réflexions sur la question juive (1946), alors que la rédaction du Deuxième sexe s’étend quant à elle entre fin 1946 et juin 19492. Mais la proximité la plus importante entre ces deux ouvrages se situe sans doute au niveau du contenu théorique. Dans les deux cas, il s’agit de mettre la phénoménologie existentielle à l’épreuve de phénomènes relevant de l’intime pour élaborer une anthropologie existentialiste, qui vient contester les partages classiques entre le propre et l’étranger, l’intérieur et l’extérieur, l’individuel et le social, le privé et le publique. L’intime se présente en effet comme la sphère du pur rapport de l’individu à lui-même en tant que celle-ci est vécue comme fondée sur la seule spontanéité du sujet et comme ne pouvant être ouverte à autrui que par son autorisation. Or, l’analyse phénoménologique et existentielle déployée par Beauvoir et Sartre révèle progressivement que l’être humain est de part en part traversé et conditionné par son inscription sociale, de sorte que ce qui se donne comme le plus spontané, le plus propre, le plus privé ou intime (rapport au corps, comportements, sexualité, rêves, complexes, fantasmes, imaginaire, identité personnelle) porte toujours déjà la marque de l’intrusion d’autrui et se trouve, de ce fait, toujours déjà socialisé. Il devient dès lors impossible de distinguer une sphère privée (relevant du choix individuel) d’une sphère publique (relevant du choix collectif et de l’engagement politique). De la même manière que Marx et le marxisme n’ont cessé de montrer, depuis le cœur du xixe siècle, que l’espace de la production est un espace de lutte sociale et politique, Beauvoir et Sartre réalisent, au tournant des années 1940 et 1950, une opération théorique et politique essentielle en mettant en lumière le fait que l’espace de l’intime (qui relève en partie de la reproduction sociale) est un lieu où se jouent, dès la plus tendre enfance, et sans que les protagonistes en aient toujours une conscience claire et explicite, des luttes sociales, qui doivent trouver leur expression politique3.
4L’objet de ce texte est d’étudier la manière dont Beauvoir et Sartre procèdent à cette réarticulation de l’intime et du social au tournant des années 1940 et 19504. Pour cela, il nous semble particulièrement éclairant de suivre la manière dont les deux penseurs s’approprient et réélaborent le concept d’aliénation – et ce, d’autant plus que ce concept connaît chez eux une évolution importante durant ces années. L’aliénation se révèle en effet comme un point d’articulation entre l’intime et le social, puisqu’elle renvoie aux transformations spécifiques que subit le sujet sous l’influence du social et la manière dont il y réagit dans son existence personnelle. Or, cette aliénation leur apparaît toujours plus profondément inscrite dans les structures intimes du sujet et de sa personnalité – de sorte qu’ils en viennent à modifier leur manière de comprendre la subjectivité. Par là, Beauvoir et Sartre proposent des concepts et des analyses décisives pour l’élaboration d’une phénoménologie sociale critique.
5Nous commencerons par revenir sur la conception sartrienne de l’aliénation dans L’être et le néant. Cela nous permettra ensuite de mesurer l’importance du travail d’élaboration que met en œuvre Beauvoir dans Le Deuxième sexe et la richesse des multiples sens que prend alors ce concept. Enfin, nous nous proposons d’explorer les relations nouvelles que Sartre met au jour entre aliénation et liberté dans Saint Genet.
L’aliénation comme expérience de l’extime dans L’être et le néant de Sartre
6Le concept d’aliénation joue déjà un rôle important chez Sartre dans L’être et le néant (1943)5. L’usage du terme est certes relativement circonscrit et ne recouvre que partiellement le domaine désigné classiquement par cette notion, mais son sens est à la fois puissant et original. Il désigne l’expérience troublante que l’être humain (ou « réalité humaine ») fait, en présence d’autrui, de ce qu’on pourrait appeler la dimension extime de son être. Le terme « extimité », qui a d’abord été forgé par la critique littéraire (Thibaudet) et ensuite utilisé notamment par Lacan6, permet en effet de saisir l’idée paradoxale d’une « extériorité intime7 », ou encore d’un lieu « conjoignant l’intime à la radicale extériorité8 ».
7L’aliénation trouve, selon Sartre, ses sources ontologiques dans le sujet lui-même. La réalité humaine n’est pas seulement constituée par la dimension du pour-soi, c’est-à-dire par le rapport vécu privilégié que le sujet entretient avec lui-même et à la totalité du monde en tant que celui-ci lui apparaît – ce que Sartre désigne comme le « circuit de l’ipséité9 ». Le sujet est également constitué par une dimension d’extériorité : tout ce qu’il fait ou exprime (par son corps, ses comportements, paroles, œuvres, etc.) n’apparaît pas seulement pour lui, mais possède en même temps une face extérieure, « mon être-dehors » ou « mon dehors »10, qui a pour caractéristique ontologique de pouvoir apparaître aux autres. Or, l’un des aspects les plus perturbants de cet « être-pour-autrui » tient au fait que le sujet est lui-même ontologiquement incapable d’en avoir une expérience directe : absolument in-intuitionnable, ce « dehors » constitue une sphère radicalement étrangère au sujet et à son monde11. Cette dimension de nous-mêmes qui nous échappera toujours tout en étant offerte au regard d’absolument tout le monde sauf de nous, Sartre la nomme la « dimension du non-révélé12 ». Ainsi pourrions-nous opposer le rapport intime que le sujet entretient toujours, au sein du circuit de l’ipséité, même avec ce qui lui paraît le plus étranger et extérieur (le mode d’apparition des objets est en effet, selon Sartre, toujours révélateur de ce qu’il y a de plus intime dans le sujet, à savoir son projet d’existence), au rapport extime du sujet avec ce qui est au cœur de son être et pourtant inaccessible.
8L’aliénation renvoie à l’expérience que fait le sujet de cette extimité :
L’aliénation de la situation […] je ne la rencontre jamais dans la situation et elle n’est, par conséquent, jamais livrée à mon intuition. Mais, par principe, elle m’échappe, elle est l’extériorité même de la situation, c’est-à-dire son être-dehors-pour-l’autre. Il s’agit d’un caractère essentiel de toute situation en général […]. Ainsi le sens même de notre libre choix est de faire surgir une situation qui l’exprime et dont une caractéristique essentielle est d’être aliénée, c’est-à-dire d’exister comme forme en soi pour l’autre. Nous ne pouvons échapper à cette aliénation, puisqu’il serait absurde de songer même à exister autrement qu’en situation. Cette caractéristique […] s’éprouve dans et par son insaisissabilité même13.
9Dans l’usage qu’en fait Sartre, l’aliénation ne désigne donc pas un processus de réification ou de chosification (Verdinglichung), qui conduirait un être existant sur le mode du sujet à être réduit à vivre sur un mode qui lui est radicalement étranger, à savoir celui de l’objet ou de la chose14. Pour Sartre, l’aliénation est au contraire une expérience qui, quoique vécue négativement, est porteuse de vérité anthropologique : loin d’éloigner l’être humain de lui-même, l’aliénation lui révèle une composante essentielle de la « réalité humaine » qu’il est, mais qu’il cherche le plus souvent à oublier lorsque, immergé activement dans le monde, il s’imagine être un pur pour-soi – à savoir cette dimension extime de son être15. En cela, l’aliénation ne peut en aucun cas affecter la liberté (il n’y a pas de sens à parler ici d’une aliénation de la liberté, ou de liberté aliénée), si ce n’est subjectivement en faisant prendre conscience au sujet de l’envers de sa liberté. Le « pour-autrui », en tant qu’il ne peut jamais apparaître au sujet, est en effet ontologiquement étranger au circuit de son ipséité : il ne peut apparaître qu’au sein du circuit de l’ipséité d’autrui, de sorte qu’il dépend, dans son sens d’apparition, de la liberté et du projet d’autrui – et cela sans que le sujet puisse faire quoi que ce soit. Ainsi, ne pouvant jamais voir la manière dont ma couleur de peau ou tel comportement sexué apparaissent aux yeux d’autrui, je ne peux pas non plus déterminer, par une action sur autrui, la manière dont ils sont vus (tous mes efforts pour le faire peuvent toujours être désamorcés par autrui et interprétés dans un tout autre sens que celui que j’avais l’intention de produire). Ces significations qui proviennent d’autrui (« homme », « femme », « Noir », « Blanc », « Français », « Juif », etc.) et dont nous ne pouvons apprendre l’existence qu’indirectement à travers les comportements et paroles des autres16, sans jamais pouvoir les fonder pour nous dans une expérience intuitive directe en première personne (de sorte qu’elles restent toujours des significations non remplies ou vides17), Sartre leur donne le nom d’« irréalisables18 ». Cependant, autrui ne peut jamais être, à proprement parler, désigné comme l’agent d’une aliénation du sujet : ce dernier ne fait que se découvrir aliéné en face d’autrui, et peut-être même grâce à autrui.
10Car, symétriquement, tout ce qui appartient au circuit de l’ipséité dépend en dernière instance de la liberté du sujet, en tant qu’il a toujours déjà fait un choix de lui-même (lequel est donc une structure a priori, et se présente comme « originel » par rapport à toute expérience du sujet). Les comportements et expressions les plus idiosyncrasiques d’une personne, ses goûts et dégoûts les plus immédiats, ses attirances les plus secrètes, ses désirs et les formes de sa sexualité, le type de rapport qu’elle cherche à établir avec les individus, son rapport profond avec les objets et choses du monde, tous ces aspects de ce qui relève de l’intimité d’une personne, trouvent, selon Sartre, leur explication dans le projet originel. Ainsi, cette sphère de l’intime, qui est finalement coextensive au monde pour l’individu, est entièrement préservée des intrusions d’autrui dans la mesure où toute expérience venant de l’extérieur est toujours déjà interprétée par le sujet, qui lui a déjà préparé a priori une place et un sens dans son monde. Il en résulte que la véritable pathologie de la liberté, le vrai danger que court toute liberté, réside précisément dans la liberté elle-même qui, en raison de sa puissance herméneutique sans limite, risque toujours de perdre le contact avec la réalité – et de sombrer alors dans ce que la psychopathologie appelait à l’époque le « délire d’interprétation19 » (psychose paranoïaque). La pathologie de la liberté provient ainsi d’une incapacité du sujet à se confronter aux résistances de l’extériorité, à éprouver dans l’aliénation son extimité, et ainsi à prendre conscience de l’existence d’un « envers de la situation20 ».
11L’aliénation se présente de ce fait dans L’être et le néant, non pas comme un concept critique, mais comme un concept descriptif21 rendant compte phénoménologiquement de l’impossible phénoménologisation, pour le sujet, d’une dimension de son être. À ce titre, le fait de l’aliénation est absolument indépassable et continuera même dans un monde où l’exploitation et la domination seraient abolies. La conversion à l’authenticité et le passage à une morale existentialiste, que Sartre vise à la fin de L’être et le néant et qu’il explore encore dans les Cahiers pour une morale, ne seraient donc nullement une sortie ou une négation de l’aliénation en tant que telle : il s’agit plutôt d’un appel à une assomption de cette dimension d’extériorité radicale de notre être, de manière que celle-ci ne vienne plus perturber et rendre infernaux nos rapports avec les autres.
12C’est ce cadre théorique que Beauvoir et Sartre, de façon conjointe à partir de 1946-1947, vont approfondir, complexifier et réélaborer à l’épreuve des analyses phénoménologiques et existentielles de cas concrets qu’on trouve notamment dans Le Deuxième sexe et Saint Genet.
Les quatre sens de l’aliénation dans Le Deuxième sexe de Beauvoir
13Dans les divers essais philosophiques que Beauvoir publie dans l’immédiat après-guerre ainsi que dans ses romans, le terme « aliénation » n’apparaît pour ainsi dire presque jamais22. Ce constat est tout particulièrement frappant lorsqu’on connaît l’omniprésence de ce concept dans Le Deuxième sexe. À partir de 1947, le concept d’aliénation prend en effet une tout autre dimension dans la pensée de Beauvoir, et devient notamment central dans son analyse de l’oppression des femmes23. Beauvoir est alors conduite à repenser le rapport entre subjectivité et aliénation, et à se démarquer par rapport au cadre théorique de L’être et le néant. L’aliénation tend de plus en plus à être conçue comme première au sein du processus de subjectivation : la singularité de la personne, en tant qu’elle s’exprime dans un projet d’existence, loin de précéder et d’orienter le développement de l’individu, est plutôt conçue comme le résultat sédimenté des réactions d’un sujet à une situation originelle caractérisée par l’aliénation. Il en résulte que l’aliénation conditionne le sujet dans ce qui lui semble le plus intime, son projet, sa manière de voir, de se rapporter à lui-même et au monde.
14L’usage que Beauvoir fait du concept d’aliénation dans Le Deuxième sexe ne peut toutefois pas être réduit à un sens unique. Les différents sens de la notion permettent de mettre au jour les multiples facteurs de l’oppression des femmes et les strates complexes de la constitution du sujet. Nous nous proposons de distinguer quatre principaux sens de l’aliénation.
15Le premier sens de l’aliénation, que Beauvoir appelle « ontologique » ou « existentiel », mais qu’on pourrait caractériser comme anthropologique, est fortement inspiré de la phénoménologie hégélienne24. L’aliénation renvoie alors à une « tendance fondamentale » constitutive de tout être humain, qui fait que celui-ci s’efforce de s’extérioriser (en agissant, en s’exprimant) dans le monde qui lui fait face25 (processus correspondant au terme allemand Entäusserung). L’être humain ne vit en effet pas en lui-même, dans « l’immanence », mais n’existe qu’en tant qu’il se porte sur ce qui n’est pas lui, à savoir dans un rapport de « transcendance » (terme que Beauvoir reprend à Sartre, mais sans lui donner un sens strictement lié à l’intentionnalité) : l’être humain n’existe qu’en se transcendant, c’est-à-dire en cherchant à s’exprimer ou à s’objectiver dans son autre. Ce processus d’extériorisation de soi est caractérisé comme une « aliénation » dans la mesure où les qualités du sujet (ce qui lui est propre) sont transférées sur ce qui lui est étranger et en viennent à le qualifier. Alors que le terme « aliénation » a généralement en français une connotation fortement négative et critique, ce premier usage du concept doit être compris en un sens descriptif et positif, dans la mesure où il désigne une tendance positive permettant au sujet de s’affirmer et de se développer en tant que personne.
16L’aliénation anthropologique n’est en aucun cas une cause de l’oppression des femmes. Beauvoir montre même que l’une des sources de cette oppression réside dans le fait que chez les femmes, cette extériorisation de soi est entravée, voire rendue impossible. Le mouvement de transcendance propre à tout sujet est en effet, chez les femmes, seulement esquissé avant d’être réprimé du fait de certains obstacles sociaux : le mouvement qui devait s’orienter vers l’extérieur revient alors vers le sujet sans avoir pu s’aliéner dans son autre. C’est cette transcendance entravée que Beauvoir désigne du nom d’« immanence », et qu’on peut définir comme une transcendance qui n’arrive pas à s’extérioriser et qui se retourne par conséquent sur elle-même.
17Cette aliénation entravée est, selon Beauvoir, la principale cause du narcissisme, qui est l’attitude privilégiée de celui ou de celle qui, faute de pouvoir s’aliéner hors de soi, s’aliène donc à soi. L’ambiguïté constitutive de tout être humain (à la fois sujet et objet) est transformée en un dédoublement interne de la personne, où l’individu se rapporte à la partie objective de son être comme à un autre auquel il voue un culte. L’extériorité n’est quant à elle jamais saisie en tant que telle, mais elle est toujours déjà investie de la fonction de refléter narcissiquement pour le sujet la part objective de son être (comme en témoignent le miroir et ses différents avatars analysés par Beauvoir : public, confession, amant, etc.). Une telle personnalité sombre alors dans l’irréalisation et l’imaginaire : elle ne parvient jamais à se confronter à une extériorité véritable qui puisse la mettre à l’épreuve, et ainsi l’aider à se développer en tant que sujet.
18Le deuxième sens de l’aliénation dans Le Deuxième sexe renvoie à une aliénation biologique. L’ambiguïté de la condition humaine tient en ceci que l’être humain est à la fois un être au monde, une transcendance et un être du monde, un corps ayant une matérialité propre et la structure du vivant. Or, ce corps vivant est soumis à un ensemble de processus organiques qui échappent très largement à la conscience et au contrôle du sujet. Filles comme garçons, hommes comme femmes, font ainsi constamment l’expérience de leur corps comme animé par des processus sur lesquels ils ou elles n’ont pas prise. Cependant, selon Beauvoir, les différences biologiques des femelles et mâles d’une espèce conduisent à une expérience différente de leur corps – expérience qui n’est évidemment jamais pure, mais toujours déjà médiatisée par les significations sociales. Chez les garçons, la croissance serait vécue comme progressive et n’occasionnerait que rarement une impression brutale de discontinuité (les ruptures décisives étant surtout reconnues et vécues comme étant de nature sociale), alors que chez les filles, l’expérience de transformation de soi serait plus intense et produirait des discontinuités importantes dans le déroulement de l’existence (lesquelles seraient vécues, non pas comme sociales, mais comme biologiques). Deux phénomènes ont une importance particulière dans l’analyse de Beauvoir : les menstruations et la grossesse. Dans les deux cas, il s’agit d’un processus d’altération du corps, qui n’est ni impulsé ni même orienté par le sujet. Il est vécu comme l’apparition d’une force étrangère en lui, qui s’empare de lui, et à laquelle le sujet doit s’adapter sans rien pouvoir faire.
C’est dans cette période [des règles] qu’elle éprouve le plus péniblement son corps comme une chose opaque aliénée ; il est la proie d’une vie têtue et étrangère qui en lui chaque mois fait et défait un berceau ; chaque mois un enfant se prépare à naître et avorte dans l’écoulement des dentelles rouges ; la femme, comme l’homme, est son corps : mais son corps est autre chose qu’elle26.
19Mais lorsqu’elles sont enceintes, les femmes connaissent, selon Beauvoir, une « aliénation plus profonde27 » et se trouvent « aliénée[s] dans [leur] corps28 » :
La grossesse est surtout un drame qui se joue chez la femme entre soi et soi ; […] le fœtus est une partie de son corps, et c’est un parasite qui l’exploite ; elle le possède et elle est possédée par lui […] elle se sent aussi jouet de forces obscures, elle est ballottée, violentée29.
Jour après jour, un polype né de sa chair et étranger à sa chair va s’engraisser en elle ; elle est la proie de l’espèce qui lui impose ses mystérieuses lois et généralement cette aliénation l’effraie30.
20Ainsi, le sujet, en tant que singularité, a l’impression d’être repris et dominé par la part générique de son être, son appartenance à une espèce vivante et animale : c’est la vie qui prend alors le dessus et le cycle de la vie impose ses lois et altère les possibilités du sujet31.
21L’usage du terme « aliénation » pour désigner ce processus d’altération biologique caractérise cette fois une expérience négative. Le devenir autre n’est pas l’effet de retour de l’épreuve de l’affirmation de soi d’un sujet dans le monde, mais un processus étranger qui s’impose à lui et qui semble le déposséder de lui-même. Le sujet a donc bien l’impression de devenir étranger à lui-même et de subir une Entfremdung. On retrouve alors un sens presque marxiste de l’aliénation, puisque les femmes d’une part sont dépossédées de leur corps en tant qu’instrument d’activité, certes au profit de l’espèce mais surtout au profit de la société (masculine), et d’autre part sont dépossédées du produit de leur travail, à savoir de l’enfant. Ce dernier n’appartient pas à la mère, non pas seulement au sens juridique, mais plus profondément au sens où il s’agit d’un être libre qui, en grandissant, en vivant et en s’affirmant progressivement comme sujet, se retourne contre sa propre productrice. Cependant, « l’illusion32 » consiste précisément à penser l’enfantement sur le modèle de la production et à présenter la maternité comme un substitut de l’activité professionnelle dans laquelle les femmes devraient se reconnaître, et cela dans l’espoir qu’elles vivent cette aliénation biologique comme une réalisation de soi. L’enfantement n’est en effet nullement une praxis33. Mais surtout, le fait de chercher à se réaliser soi-même par la maternité conduit à penser l’enfant comme sa propriété, dans une forme d’identification à l’enfant : en tentant de forger l’enfant selon son propre projet, le parent fait de l’enfant le lieu de sublimation et de transfert des frustrations34. Il en résulte que le développement autonome de l’enfant sera vécu comme une dépossession et une expérience négative. La glorification de la figure de la maternité apparaît ainsi comme une simple tentative pour retourner le signe de cette aliénation sans modifier l’aliénation elle-même.
22Cette aliénation biologique différenciée entre garçons et filles serait, selon Beauvoir, l’une des origines de l’oppression des femmes35, et surtout l’un des facteurs contribuant à sa perpétuation. Cependant, Beauvoir souligne le paradoxe suivant : plus les conditions sociales et techniques sont développées dans une société, moins ce facteur biologique ne devrait avoir d’effet. Or, c’est précisément l’inverse qui se produit, de sorte que l’aliénation biologique n’est pas d’abord un fait biologique, mais un fait social : c’est la société, selon ses normes, qui rend plus ou moins forte l’aliénation biologique. C’est la raison pour laquelle, selon Beauvoir, cette aliénation biologique n’a pas à être combattue sur le terrain biologique, mais sur le terrain social et politique (avec la lutte pour le droit à la contraception, l’avortement, ou encore dans la transformation du rapport de la société aux menstruations des femmes36 ou à l’enfantement).
23C’est en relation avec l’analyse des facteurs sociaux de l’aliénation biologique que l’on trouve chez Beauvoir un sens intersubjectif de l’aliénation, qui est assez proche du concept sartrien de L’être et le néant. Cet usage, qui est plutôt limité, lui permet notamment de décrire l’effet du regard ou du comportement des autres sur le sujet qui n’arrive pas à saisir de l’intérieur les transformations objectives de son corps – transformations qui échappent à l’attention du sujet lui-même. Ainsi, Beauvoir décrit l’effet du regard d’autrui sur toute jeune fille :
La fillette sent que son corps lui échappe, il n’est plus la claire expression de son individualité ; il lui devient étranger ; et, au même moment, elle est saisie par autrui comme une chose : dans la rue, on la suit des yeux, on commente son anatomie ; elle voudrait se rendre invisible37.
24Beauvoir rapporte alors le témoignage d’une femme qui affirme : « je n’oublierai jamais le choc ressenti soudain à me voir vue38 ». Autrui révèle à la jeune fille par son regard les transformations qui sont en train de s’opérer dans son corps mais que celle-ci n’a pas pu ou voulu voir ou assumer. Ce regard nouveau peut être renforcé négativement par l’expérience de certains comportements, voire d’agressions sexuelles (que Beauvoir n’évoque que très rapidement39), qui perturbent fortement le rapport de la jeune fille à elle-même et à son corps durant cette période40.
25Lors de la puberté, la jeune fille découvre ainsi, à l’occasion des regards, la dimension extime de son être qu’elle ignorait jusqu’alors très largement :
[La jeune fille] se saisit comme objet ; c’est avec surprise qu’elle découvre ce nouvel aspect de son être : il lui semble qu’elle se dédouble ; au lieu de coïncider exactement avec soi, voilà qu’elle se met à exister dehors41.
26Cette découverte en elle-même positive de la dimension objective, et notamment corporelle, de son être correspond cependant à l’expérience troublante de l’incapacité à se saisir telle qu’on est vue par autrui. Une grande partie des difficultés existentielles de l’adolescente tiennent au fait qu’elle doit alors décider du sens que doit avoir son être-pour-autrui. Elle est ainsi souvent partagée entre l’assomption complète de cette dimension objective de son être (ce qui conduit au narcissisme) et la dénégation (qui se manifeste par la timidité, les troubles alimentaires, l’instabilité comportementale, etc.). Le regard d’autrui est ainsi vécu le plus souvent dans la honte, qui est, comme chez Sartre, un sentiment complexe où se mêlent reconnaissance et refus de la vérité. Cette forme d’aliénation est de ce fait une expérience négative : on se découvre tout d’un coup la proie des autres et de leurs regards, lesquels ont accès à une part de nous qui nous est inaccessible.
27La dernière forme de l’aliénation que mobilise Beauvoir est la plus originale et novatrice : l’aliénation narcissique. Le narcissisme est en effet défini par Beauvoir comme « un processus d’aliénation bien défini » qui consiste en ce que « le moi est posé comme une fin absolue et le sujet se fuit en lui »42. Comme nous l’avons vu, le sujet se trouve dédoublé entre sa part objective qui offre une image stable et figée au regard d’autrui et sa part subjective qu’il éprouve toujours comme en porte-à-faux et en décalage par rapport à cette image. Le narcissisme consiste alors à s’identifier à sa part objective, qui est vécue comme la dimension essentielle de son être, et à dévaloriser et réprimer sa part subjective, qui est vécue comme inessentielle. Il en résulte un rapport à soi profondément altéré, où tout ce qui est ressenti en propre, vécu en première personne, est affecté d’irréalité relative (la faim, la douleur, le corps propre), alors que seul ce qui apparaît à autrui et pour autrui est reconnu comme ayant consistance et réalité.
28Le statut de cette aliénation narcissique n’est cependant pas tout à fait homogène dans Le Deuxième sexe. Dans son chapitre sur « La narcissiste » par exemple, le narcissisme apparaît souvent comme une attitude existentielle qui touche plus particulièrement les femmes : il s’agit alors d’une réaction de certaines femmes face à la situation qui leur est faite et qui les empêche de s’extérioriser. Mais cette réaction contre une situation d’oppression est en réalité un piège en ceci qu’elle conduit les femmes à adopter des conduites qui favorisent le renforcement de leur situation d’oppression – de sorte qu’elles deviennent, selon Beauvoir, en partie « complices » de leur situation. Cependant, à d’autres moments, notamment dans le chapitre « Enfance », Beauvoir insiste plutôt sur le fait que cette attitude repose plus fondamentalement sur une structure narcissique de la personnalité, qui ne serait que l’intériorisation de la socialisation primaire que reçoivent les jeunes filles. Les « complicités » décisives que les hommes trouveraient du côté des femmes pour établir et renforcer leur domination ne se situeraient alors pas au niveau d’un choix personnel, mais dans une certaine structure de personnalité qu’une éducation patriarcale aurait préalablement « insufflée » aux jeunes filles. Enfin, pour expliquer l’importance que joue l’éducation dans la formation d’une personnalité sexuellement différenciée, Beauvoir met au jour un troisième niveau de l’aliénation narcissique. En s’appuyant notamment sur les analyses que Lacan fait du « stade du miroir », elle montre en effet que l’aliénation narcissique est indissociable du processus de subjectivation par lequel un individu se constitue en tant que moi se rapportant à lui-même et au monde43. En s’identifiant à son image visible pour les autres, le jeune enfant donne désormais la priorité à cette dimension de son être dans son rapport à lui-même. C’est par là que les autres ont une prise sur lui et vont, par leurs paroles et comportements, lui faire intérioriser les normes sociales et culturelles. Le narcissisme apparaît ainsi comme une structure universelle de la personnalité humaine, structure qui explique et conditionne le caractère éminemment social de la construction de la personnalité.
29Ces deux dernières formes de narcissisme s’inscrivent dans deux explications différentes de l’oppression des femmes, ou plutôt à deux niveaux d’explication différents. Selon le deuxième sens, la structure narcissique de la personnalité féminine serait l’effet spécifique de l’éducation différenciée : les filles seraient de ce fait tout particulièrement affectées par le stade du miroir et ne parviendraient que difficilement à le dépasser, contrairement aux garçons. Selon le troisième sens, la structure narcissique est identique chez les deux sexes, mais se distingue seulement par un contenu social différent qui est intériorisé pour chacun des sexes (et produisant de ce fait une structure de personnalité genrée). Si le deuxième sens renvoie à un obstacle extérieur qui fait que le narcissisme est une réaction seconde qui altère la personnalité des filles, le troisième sens renvoie à une structure a priori de la personnalité humaine qui accueillera un certain contenu social et qui précède les obstacles extérieurs qui peuvent exister. C’est pour cette raison que cette aliénation n’est pas nécessairement vécue consciemment en tant qu’expérience négative, mais peut être vécue comme un choix libre ou une affirmation de soi.
30C’est à ce niveau qu’on peut parler d’une forme d’aliénation a priori chez Beauvoir. L’aliénation n’est plus quelque chose qui arrive à un sujet, soit par sa propre activité (aliénation anthropologique), soit par l’effet d’un facteur qui échappe à son contrôle (aliénation biologique ou aliénation intersubjective). Ces formes d’aliénation peuvent en effet être caractérisées comme a posteriori dans la mesure où elles concernent un sujet déjà constitué comme soi et qui subit ensuite un processus d’altération. En revanche, dans ce quatrième sens, l’aliénation précède la constitution du sujet et en est même la condition de possibilité. On peut donc parler d’une aliénation originelle, qui viendrait prendre la place d’un projet originel. Le soi véritable ne pourra être qu’une structure seconde, réagissant par rapport à cette aliénation originelle, et se constituant par un processus de libération propre à l’individu.
31Ainsi, chez Beauvoir, la mobilisation du concept d’aliénation à l’épreuve de la question de la constitution sociale du sexe conduit à un enrichissement important du concept. L’aliénation permet de cerner un faisceau de facteurs qui s’unissent et s’articulent (en se renforçant) au sein d’un individu pour produire le phénomène d’aliénation. Mais il s’agit, en fin de compte, d’une aliénation sans soi originaire : il n’y a pas d’abord quelqu’un qui est aliéné, comme si chacun disposait d’un domaine ou d’un espace intime et propre qui serait originairement notre singularité et notre vérité. L’émergence d’un sujet, l’affirmation d’une personne et le développement d’une personnalité sont indissociables du social. L’intime est toujours déjà travaillé et conditionné par l’inscription sociale de l’individu.
32Il en résulte une double conséquence, méthodologique et politique. D’un point de vue méthodologique, Beauvoir montre la nécessité de passer de l’analyse archéologique proposée par la psychanalyse existentielle dans L’être et le néant (il s’agit, à partir du mode d’apparition présent du monde pour un sujet, de mettre au jour le projet originaire qui fonde toutes les significations actuelles) à une analyse génétique qui retrace la formation progressive de la personnalité de l’individu dans sa dimension intersubjective, institutionnelle, sociale et historique. Par ailleurs, en réorganisant le rapport entre le social et l’intime, Beauvoir permet d’ouvrir un espace où les phénomènes intimes prennent un sens politique et peuvent devenir l’enjeu explicite de revendications et de luttes politiques. Cependant, si la sexualité, les rêves, les rapports familiaux (entre mère et enfant, père et enfant, mère et père) ont déjà une signification politique, Beauvoir montre que ce n’est pas au niveau des rapports interindividuels que l’on peut trouver le lieu d’une lutte proprement politique. Pour être efficace, celle-ci doit en effet se diriger contre les structures sociales et le processus de socialisation qui conditionnent l’intime. On retrouve ces deux éléments au cœur de l’approche nouvelle de l’aliénation que Sartre propose dans son analyse de Jean Genet.
Saint Genet de Sartre : peut-on se libérer de l’aliénation ?
33Saint Genet, comédien et martyr de Sartre se situe en effet dans le même horizon que Le Deuxième sexe de Beauvoir et intègre un grand nombre de ses acquis – preuve de l’intense et permanente collaboration théorique entre Beauvoir et Sartre. Comme le suggère Vincent de Coorebyter, alors que l’ouvrage se donne notamment pour tâche de « retracer en détail l’histoire d’une libération44 », on peut y lire une « théorie générale de l’aliénation45 ». Dans cet ouvrage, Sartre mobilise et approfondit la nouvelle approche de l’aliénation qu’il élabore notamment depuis 1947-1948 (et qu’on trouve dans les Cahiers pour une morale) afin de rendre compte d’un individu, Jean Genet, dans toutes ses dimensions. La pratique de la biographie existentielle a en effet chez Sartre, au-delà de l’objectif premier de comprendre tel ou tel individu dans sa singularité, une fonction méthodologique de mise à l’épreuve de concepts ou de méthodes – en particulier ceux de la psychanalyse et du marxisme. « Montrer les limites de l’interprétation psychanalytique et de l’explication marxiste46 » consiste donc pour Sartre à s’approprier ces méthodes et à tenter de les pousser aussi loin que possible, afin de voir jusqu’où elles peuvent le conduire dans la compréhension d’un individu concret – cette totalité complexe qui condense différents niveaux de déterminations et dont il est si difficile de saisir la stratification et la hiérarchisation. Or, en prenant pour fil conducteur l’existence intime de Genet (ses mythes personnels, ses fantasmes, ses idiosyncrasies, ses comportements stéréotypés, sa sexualité, etc.) à laquelle Sartre a accès à travers les ouvrages et le témoignage personnel de Genet, il s’agit d’essayer de reconstruire la structure complexe des déterminations et conditionnements, ainsi que leur déploiement dynamique dans une histoire singulière – et de voir, par exemple, jusqu’où les concepts d’aliénation mentale ou d’aliénation sociale peuvent permettre de rendre compte de Jean Genet.
34L’originalité de la perspective de Sartre est d’étudier l’aliénation, non pas comme une fatalité, mais à partir de son envers, à savoir le projet permanent de se libérer de l’aliénation – projet qui définit, selon lui, tout être humain. La richesse de ce texte tient à la mise en lumière des différents niveaux d’aliénation, ainsi que des difficultés et pièges que rencontre tout sujet aspirant à dépasser l’aliénation.
35Par rapport à L’être et le néant, le concept d’aliénation a pris une tout autre dimension et se présente désormais comme indissociable de celui de liberté. Si le terme lui-même n’apparaît explicitement qu’une trentaine de fois dans l’ouvrage, il le fait le plus souvent aux endroits décisifs de l’argumentation47, et il se révèle omniprésent lorsqu’on prend en compte les formulations alternatives que Sartre emploie pour désigner ce phénomène (« Autre », « étranger », etc.). D’un point de vue théorique, l’évolution la plus massive est que l’aliénation n’est plus conçue en extériorité radicale par rapport à la liberté : elle apparaît désormais non seulement comme une pathologie de la liberté (Sartre peut ainsi parler d’une aliénation de la liberté ou d’une liberté aliénée), mais encore comme indissociable de la liberté (seul un être libre peut être aliéné ; toute liberté est toujours en même temps aliénée à un certain niveau). Il n’est plus possible, comme dans L’être et le néant, d’isoler un « circuit de l’ipséité » dans lequel l’accueil de l’extériorité est toujours déjà préparé par une anticipation de sens au sein d’un libre projet (qui se donne de ce fait comme condition a priori de tout apparaître pour le sujet). Sartre ne parle d’ailleurs plus de « projet originel », mais plutôt de « situation originelle »48, à partir de laquelle un individu initialement aliéné doit trouver une issue et s’inventer. L’élaboration d’un projet d’existence qui définit le sujet apparaît alors comme une conquête seconde, et seulement comme le résultat partiel et jamais entièrement achevé d’un effort permanent de libération de ses aliénations originelles.
36Afin d’étudier cette intrication nouvelle entre liberté et aliénation, nous nous proposons donc de suivre les différentes strates d’aliénation que met au jour Sartre et qui renvoient à des modes de libération différents, mais aussi à des pièges spécifiques.
37À un premier niveau, Sartre reprend le phénomène décrit dans L’être et le néant par le concept d’aliénation, bien qu’il n’utilise plus le terme lui-même. L’enfant Genet s’éprouve aliéné en tant qu’il est désigné par des significations « irréalisables », c’est-à-dire par un ensemble de mots ou de comportements qui le désignent indéniablement, mais dont il est subjectivement incapable de fonder la vérité dans une expérience en première personne49. Il s’agit tout d’abord, comme le rappelle Vincent de Coorebyter, pendant de nombreuses années, des mots affectueux et généreux de sa famille d’accueil (qui le constituent comme un enfant innocent, sage et exemplaire), puis à partir d’un certain moment, de la série des « mots vertigineux » (« voleur », « lâche », « traître », « pédé », etc.) qui le transpercent et qui renversent entièrement la valeur sociale de son être-pour-autrui. Or, voici ce qui constitue pour Sartre l’universalité de Genet : d’une part, il a fait cette expérience d’une manière bien plus radicale et pure que les êtres humains mieux intégrés dans leur communauté, et d’autre part, de ce fait, il a pu mener de manière bien plus rigoureuse et complète l’entreprise de dépassement de ce sentiment d’aliénation. La quête fondamentale de Genet consiste en effet, selon Sartre, à tenter, de manière méticuleuse et en explorant toutes les voies possibles, de réaliser ces irréalisables, c’est-à-dire de coïncider avec ces désignations extérieures et donc de vivre son extimité de l’intérieur, en première personne. Ainsi, une fois qu’il a été désigné comme voleur, « sa vie ne sera que l’histoire de ses tentatives pour saisir cet Autre en lui-même et pour le regarder en face – c’est-à-dire pour avoir une intuition immédiate et subjective de sa méchanceté, pour se sentir méchant50 ». Faire une mauvaise action (voler, trahir, etc.) est, au fond, une tentative désespérée pour éprouver immédiatement son « être » de voleur ou de traître51.
38Or, comme le montre Sartre, c’est précisément l’effort pour dépasser cette première aliénation (dans une entreprise qui peut apparaître au sujet comme une tentative de libération) qui approfondit en réalité l’aliénation, mettant ainsi au jour l’existence d’un niveau d’aliénation plus profond. Ce qui fait qu’il accorde une telle importance à ces désignations vient du fait qu’alors qu’il vit encore « la plus belle époque de sa vie », il reconnaît déjà « la priorité de l’objet sur le sujet ; de ce qu’on est pour les autres sur ce qu’on est pour soi »52. Ce second niveau d’aliénation, déjà longuement exploré dans les Cahiers pour une morale, correspond à « l’aliénation narcissique », que Beauvoir analyse dans Le Deuxième sexe : le sujet donne en effet une priorité absolue à l’objet qu’il est pour autrui sur le sujet qu’il est pour soi, de sorte qu’il considère l’un comme sa réalité essentielle et l’autre comme une apparence superficielle et inessentielle. Il en résulte que le sujet se rapporte à soi-même comme à un autre et s’identifie à l’objet qu’il se sent être pour autrui. La « décision » de Genet consiste donc, d’une manière très proche de ce que Beauvoir analyse au sujet de l’oppression des femmes, dans une assomption complète de son Altérité absolue :
Voilà donc la clé de Genet, voilà ce qu’il faut comprendre d’abord : Genet est un enfant que l’on a convaincu d’être, au plus profond de lui-même, un Autre que soi53.
39Cependant, si le mécanisme général de cette aliénation narcissique se rapproche de celui analysé par Beauvoir, le signe de cette aliénation est différent : Beauvoir montre que la valorisation positive de la féminité a un effet aliénant en constituant une structure de personnalité narcissique, alors que Sartre s’intéresse à la manière dont la stigmatisation de certains individus ou groupes conduit à une intériorisation des désignations et à une structuration narcissique de la personnalité, mais selon une image négative de soi54. En effet, dans les deux cas, l’individu cherche à se libérer de la désignation extérieure en tentant de récupérer pour lui-même ces significations. Ainsi, de la même manière que les femmes, en assumant pleinement le rôle féminin, peuvent espérer se ménager un espace de liberté et même de contrôle relatif sur les hommes, Genet et tous les stigmatisés espèrent, en décidant d’assumer pleinement le rôle négatif de « méchant » qu’on leur assigne, retourner le stigmate et se conquérir un espace de liberté.
40Cependant, cette aliénation ne se réduit pas à une simple réification, où le sujet se rapporte à lui-même comme à un objet – chosification qui pourrait alors être dépassée par une réaffirmation de soi par le sujet. Ce que montre Sartre, en effet, est que cette tentative de libération approfondit à nouveau l’aliénation du sujet. Au cours de ce processus, ce qui est en réalité imposé de l’extérieur est revendiqué orgueilleusement par l’individu comme le résultat de son choix libre. L’individu s’imagine avoir librement décidé de voler, de trahir, de faire le mal, alors qu’il ne fait que devancer une assignation sociale imminente. Ainsi, l’une des dialectiques à l’œuvre chez Genet consiste à renoncer, par moments, à la tentative de s’intuitionner comme essence mauvaise, et à s’affirmer au contraire comme une volonté inconditionnellement mauvaise qui a librement choisi d’être méchant – de manière à se poser en unique créateur de lui-même. L’aliénation s’immisce alors dans la liberté elle-même en tant qu’elle s’affirme comme libre, spontanée, autonome, et seule source de la donation de sens. La liberté comme puissance herméneutique donnant une unité et une cohérence globale aux différentes dimensions d’une personne, reproduit ensuite, diffuse et module cette option fondamentale dans l’ensemble des dimensions de l’individu. C’est la raison pour laquelle Sartre peut retrouver chez Genet les mêmes schèmes aussi bien dans toutes les dimensions de son intimité (sexualité, fantasmes, etc.) que dans ses actes extérieurs ou ses œuvres. Ainsi, ce qui apparaît comme le plus intime, se révèle comme fabriqué et comme venant du dehors. Pour Sartre, grâce à Genet, on peut découvrir que « ce que nous tenions pour notre être nous semble soudain comme une apparence fabriquée55 ». Il en résulte qu’il n’est plus possible d’opposer aliénation et liberté comme deux contraires : au cœur de l’acte qui se présente comme le plus conditionnel et souverain, Sartre met en lumière la présence massive de l’aliénation. Mais à l’inverse, l’aliénation n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se présente comme le produit du libre choix souverain d’un individu. Ce qui est donc vécu subjectivement comme un effort de libération a une autre face, qui est en réalité un approfondissement de l’aliénation.
41Cet accroissement de l’aliénation par la liberté n’a toutefois pas seulement une signification individuelle : l’aliénation spécifique de certains individus qui assument librement le rôle de « déchets » de la société (voleurs, criminels, délinquants, pervers sexuels – ce qu’on désigne dans le marxisme comme le Lumpenproletariat) aurait, selon Sartre, une fonction sociale essentielle et permettrait de renforcer l’aliénation des citoyens « normaux » et honnêtes. Ce qui assure en effet que la majorité de la population adhère à un système social tient au fait qu’elle s’aliène majoritairement aux normes qui prévalent dans ce système56. Or, le propre de l’être humain pour Sartre est son incapacité à coïncider avec une norme extérieure : il demeure toujours une dimension de subjectivité et de liberté qui fait que l’individu n’est jamais entièrement aliéné à la norme sociale. Il est de ce fait socialement nécessaire que l’individu se désolidarise de cette part de lui-même et s’identifie pleinement à la norme sociale. Telle est la fonction des « méchants professionnels » : ces individus représentent pour la société l’Autre absolu, et les citoyens honnêtes projettent sur eux toutes les tendances qu’ils éprouvent en eux-mêmes mais n’osent pas assumer. En haïssant et en combattant le méchant professionnel, ils peuvent ainsi lutter contre ces tendances en eux et s’en purger. Ces méchants professionnels intériorisent (ou introjettent) de ce fait l’ensemble des désirs inavoués et tentatives obscures de la population, et s’offrent en martyrs pour le bien de l’aliénation généralisée (bouc émissaire). Ainsi, loin d’être des individus hors du social, Genet et les stigmatisés sont tout autant soumis à la norme sociale et jouent un rôle essentiel dans la reproduction sociale. Tous les actes de Genet ont donc un double sens, un sens pour lui et un sens social, qui échappe non seulement à lui-même, mais aussi à l’ensemble des acteurs de la société, et qui semble renvoyer à une forme d’inconscient social. De nouveau, c’est en cherchant à se libérer de l’aliénation qu’il l’accroît, non seulement pour lui-même mais aussi pour tous les autres individus de la société.
42Est-ce donc une illusion de chercher à se libérer de l’aliénation ? Tout dépend ce qu’on entend par là. Si cette libération est comprise comme une sortie complète de l’aliénation pour accéder à un monde où l’être humain serait purement orienté par une liberté dépourvue de toute altérité, il s’agit d’une illusion d’autant plus dangereuse qu’elle conduit à un approfondissement de l’aliénation. Mais pour Sartre, il est possible de réaliser un dépassement dialectique de l’aliénation, c’est-à-dire une négation de l’aliénation qui la conserve d’une certaine manière tout en transformant son sens. La véritable libération résidera dans la manière dont le sujet parvient à réorganiser de manière synthétique ses aliénations et à se donner ainsi une cohérence en tant que sujet. En effet, la chance de tout sujet réside dans le fait qu’il est soumis à une pluralité d’aliénations incompatibles entre elles. Généralisant à l’ensemble des êtres humains ce que Lévi-Strauss attribue à certains sujets, Sartre affirme que tout sujet est en effet « écartelé » entre des systèmes symboliques incompatibles et incommunicables (renvoyant aux différents groupes sociaux auxquels il est ou a été lié57). Un individu ne peut donc jamais être entièrement aliéné à un système symbolique, mais plus il est traversé par des systèmes symboliques contradictoires, plus il risque de sombrer dans l’incohérence et d’en souffrir, mais plus également il trouve des appuis pour sa libération.
43Sartre développe alors une nouvelle conception du sujet. L’opposition classique entre aliénation et non aliénation présuppose en effet toujours l’existence d’un élément non aliéné (le soi, l’identique, le même) qui puisse servir de critère pour opérer la distinction entre les deux termes. Or, Sartre abandonne peu à peu l’idée d’un soi originel avec son projet originel, à partir duquel un individu se développe. Comme chez Beauvoir, la personnalité apparaît désormais comme un processus complexe de construction de soi en réaction à une situation primordiale d’aliénation. Bien que Sartre continue (et continuera toujours) d’affirmer la priorité de la subjectivité, en tant qu’irréductible et irrécupérable sentiment de soi, en revanche, le contenu et la forme de cette subjectivité, qui étaient, dans L’être et le néant, donnés par le projet comme choix toujours déjà effectué, tendent de plus en plus à être une structure secondaire et réactive – de sorte que ce sont désormais le projet et la singularité du sujet qui sont a posteriori. Au point de départ, « tout nous vient d’autrui58 » : l’individu est un pur réceptacle vide investi et truqué par l’altérité (parents, famille, classes sociales, société), déchiré par leurs tendances contradictoires. L’individu cherche alors une « issue », c’est-à-dire une manière de se donner une forme d’équilibre au sein de ces aliénations, mais les décisions qu’il prend ne trouvent pas leur source dans un soi déjà constitué et singularisé. En parlant de la « conversion » de Genet, Sartre écrit ainsi que « ça s’est décidé en lui59 », soulignant bien le processus impersonnel et présubjectif qui a conduit un jour à la décision explicite d’assumer comme un choix ce qu’on lui a imposé. Mais si l’homosexualité, le vol ou l’écriture sont des dépassements qui sont de part en part conditionnés par l’aliénation première de Genet, il s’agit en même temps de solutions originales qui finissent par le constituer dans sa singularité. C’est ainsi que Sartre écrit dans Saint Genet pour la première fois une formule qui deviendra ensuite pour lui comme un mot d’ordre : « l’important n’est pas ce qu’on fait de nous mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous60 ». La véritable question n’est pas de savoir si l’on est aliéné ou non, ni comment on peut sortir de l’aliénation. Elle est de se demander comment est vécue cette aliénation : parvient-on à en faire un tout cohérent qui a du sens et qui permet de vivre sans chercher à opprimer les autres pour résoudre ses propres problèmes ?
Conclusion
44Prenant pour fil conducteur le vaste travail de réélaboration du concept d’aliénation chez Beauvoir et Sartre au tournant des années 1940 et 1950, nous avons voulu mettre en lumière la manière dont ils repensent l’articulation de l’intime et du social – et montrer par là même l’horizon commun de leurs recherches théoriques. Fidèles au mot d’ordre husserlien de retour aux choses mêmes, les deux penseurs prennent pour point de départ l’expérience vécue, et mettent progressivement au jour la manière dont celle-ci est travaillée en profondeur par la situation sociale de l’individu et son histoire. L’aliénation se révèle alors inscrite dans les structures intimes du sujet et de sa personnalité, et apparaît même indissociable de sa liberté. À mesure que Sartre et Beauvoir approfondissent leur analyse, c’est en fin de compte à une révision fondamentale de leur conception de la subjectivité qu’ils procèdent. Une telle perspective confirme l’intérêt et l’actualité que peuvent avoir Beauvoir et Sartre (et leur manière de s’approprier la méthode phénoménologique) pour repenser aujourd’hui la notion de sujet.
Notes de bas de page
1 Didier Eribon, La société comme verdict. Classes, identités, trajectoires, Paris, Flammarion, (Champ essais), 2014, p. 119-121.
2 Sur la chronologie de la rédaction du Deuxième sexe, voir Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, t. 1, p. 135-136, 257-269 ; Id., Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique, 1947-1964, Paris, Gallimard, 1997 ; Céline Léon, « La genèse du Deuxième sexe à la lumière des lettres à Nelson Algren », Simone de Beauvoir Studies, 18, 2001-2002, p. 61-81.
3 Si l’influence du Deuxième sexe sur le mouvement féministe est largement reconnue, Saint Genet joue quant à lui un rôle important quoique moins visible dans l’élaboration théorique des luttes politiques autour de la question de l’homosexualité ou encore celle de délinquance et des prisons.
4 Le commentaire sartrien et beauvoirien alterne très souvent entre les deux écueils qui consistent soit à étudier l’un sans prendre en compte l’autre, soit à considérer que l’un doit toutes ses idées à l’autre. Sartre et Beauvoir ont été, depuis les années 1930, chacun pour l’autre, l’interlocuteur privilégié : outre leurs échanges intellectuels presque quotidiens, chacun soumettait à l’autre tous ses textes et ouvrages, lesquels faisaient l’objet d’une critique très sévère et étaient remaniés en conséquence. Il nous semble de ce fait nécessaire d’étudier de manière conjointe leurs élaborations théoriques et leurs évolutions, en neutralisant la question de l’influence de l’un sur l’autre – et cela sans pour autant négliger la spécificité des approches de ces deux penseurs originaux.
5 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard (Tel), 1943. Nous nous appuyons ici sur certaines analyses que nous avons exposées dans notre article « La dialectique de l’Autre. Lacan et les sources d’une nouvelle pensée de l’aliénation chez Sartre et Beauvoir », Études sartriennes, 24, 2020, p. 189-216.
6 Pour un autre usage de ce concept dans un cadre sartrien, voir Jean-François Louette, « La main extime de Sartre », introduction à Jean-Paul Sartre, Les mots et autres écrits autobiographiques, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2010, p. xi-liii.
7 Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse. Séminaire VII, Paris, Seuil, 2019, séance du 10 février 1960.
8 Jacques Lacan, Le Séminaire XVI. D’un autre à l’Autre, Paris, Seuil, 2006, séance du 26 mars 1969.
9 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., partie II, chap. 1, p. 139-141.
10 Ibid., partie III, chap. 1, p. 325.
11 Ainsi il faut distinguer l’être-pour-autrui de toute tentative pour se saisir soi-même comme si nous étions autrui. Quand le sujet se regarde dans un miroir, il tente bien de se saisir lui-même comme un autre. Cependant cet objet qui apparaît reste bien un objet de son monde, qui lui apparaît à travers son projet et son existence. L’échec de toute tentative de ce genre tient à ce qu’il lui est impossible de se voir tel qu’autrui le voit.
12 Ibid., p. 307.
13 Ibid., partie IV, chap. 2, p. 570.
14 Pour une telle interprétation de l’aliénation chez Sartre, voir notamment Franck Fischbach, « L’aliénation comme réification », dans Emmanuel Barot (dir.), Sartre et le marxisme, Paris, La Dispute, 2011, chap. 12, p. 285-312.
15 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., partie III, chap. 1, p. 322.
16 Ibid., chap. 2, p. 394-395.
17 « Le langage seul m’apprendra ce que je suis ; encore ne sera-ce jamais que comme objet d’intention vide : l’intuition m’en est à jamais refusée […] C’est moi-même qui me vois conférer un sens et je n’ai pas la ressource de reprendre à mon compte ce sens que j’ai puisqu’il ne saurait m’être donné sinon à titre d’indication vide » (ibid., partie IV, chap. 2, p. 568-569).
18 « Nous appelons ces caractéristiques des irréalisables. […] Il s’agit d’existences parfaitement réelles, mais ceux pour qui ces caractères sont réellement donnés ne sont pas ces caractères ; et moi qui les suis, je ne puis les réaliser » (ibid., p. 572).
19 Voir Paul Sérieux, Joseph Capgras, Les folies raisonnantes. Le délire d’interprétation, Paris, Alcan, 1909.
20 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., partie IV, chap. 2, p. 573.
21 Sur cette distinction, voir Franck Fischbach, « Transformations du concept d’aliénation. Hegel, Feuerbach, Marx », repris dans Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation, Paris, Vrin, 2009, partie II, chap. 2, p. 129-149.
22 Il y a une occurrence du terme dans Pyrrhus et Cinéas, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2003, p. 248-249 et une autre dans Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2003, p. 79. Par ailleurs, dans Le sang des autres, on trouve certains passages qui, sans employer le terme, renvoient à une conception de l’aliénation proche de celle que Sartre théorise dans L’être et le néant. Voir par exemple Simone de Beauvoir, Le sang des autres, Paris, Gallimard, 1945, p. 24-28, 99, 136, 144, 153, 279-280.
23 Sur la notion d’aliénation chez Beauvoir, voir notamment Toril Moi, « L’ambiguïté des femmes : l’aliénation et le corps dans Le Deuxième sexe », dans Simone de Beauvoir. Conflits d’une intellectuelle, Paris/New York/Amsterdam, Diderot, 1995, p. 239-284 ; Manon Garcia, On ne naît pas soumise on le devient, Paris, Climats, 2018, notamment les chap. 6 et 7.
24 Ce premier sens de l’aliénation a bien été mis en lumière par Eva Gothlin, Sexe et existence. La philosophie de Simone de Beauvoir, Paris, Michalon, 2001, chap. 11.
25 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard (Folio), 1949, t. 1, partie II, chap. 2, p. 91-92 ; voir aussi t. 1, partie II, chap. 3, p. 102-103.
26 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, op. cit., t. 1, partie I, chap. 1, p. 68-69. Pour l’expérience vécue de la première apparition des menstruations décrite en termes d’aliénation, voir notamment t. 2, chap. 2, p. 62-63.
27 Ibid., t. 1, partie I, chap. 1, p. 69. Pour l’expérience vécue de la grossesse en termes d’aliénation, voir notamment Le Deuxième sexe, t. 2, chap. 6, p. 339-359.
28 Ibid., t. 2, chap. 6, p. 346.
29 Ibid., p. 345.
30 Ibid., p. 348.
31 Ibid., t. 1, partie I, chap. 1, p. 64-73.
32 Ibid., t. 2, chap. 6, p. 346.
33 « Elle ne fait pas vraiment l’enfant : il se fait en elle », ibid., t. 2, chap. 6, p. 346.
34 Voir notamment Le Deuxième sexe, t. 2, chap. 6, p. 367-386.
35 Ibid., t. 1, partie II, p. 111-117.
36 Ibid., t. 2, chap. 1, p. 73-75.
37 Ibid., p. 64.
38 Ibid., p. 64.
39 Ibid., p. 77-78.
40 Ibid., p. 60-87.
41 Ibid., chap. 2, p. 100.
42 Ibid., chap. 11, p. 519.
43 Sur ce point, voir notamment Toril Moi, « L’ambiguïté des femmes : l’aliénation et le corps dans Le Deuxième sexe », art. cité, et Alexandre Féron, « La dialectique de l’Autre. Lacan et les sources d’une nouvelle pensée de l’alienation chez Sartre et Beauvoir », Études sartriennes, 24, 2020, p. 189-216.
44 Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, livre IV, p. 645.
45 Vincent de Coorebyter, « Prière pour le bon usage du Saint Genet : Sartre biographe de l’aliénation », Les Temps modernes, (632-633-634), 2005, p. 108.
46 Jean-Paul Sartre, Saint Genet, op. cit., livre IV, p. 645.
47 Jean-Paul Sartre, Saint Genet, op. cit., livre I, p. 44-46 ; livre II, p. 100-102, 168-171, 211-213, 279-281, 376-377 ; livre IV, p. 638-640.
48 Ibid., livre I, p. 60.
49 Voir par exemple Jean-Paul Sartre, Saint Genet, op. cit., livre I, p. 53-54.
50 Ibid., p. 47.
51 Ibid., livre II, « Le couple éternel du criminel et de la sainte… », p. 89-158.
52 Jean-Paul Sartre, Saint Genet, op. cit., livre I, p. 15.
53 Ibid., p. 47. Plus loin, il écrit ainsi : « Toute la dialectique qui nous a renvoyées du bourreau de soi-même au miroir, du miroir à l’aimé, de l’aimé à l’amant, n’était fondamentalement que la succession de figures qu’a revêtues sa volonté farouche de devenir pour soi cet Autre qu’il était pour Autrui » (ibid., livre II, p. 157).
54 Ibid., p. 68-73.
55 Ibid., livre IV, p. 650.
56 Comme l’écrit Lévi-Strauss dans un passage commenté par Sartre : « c’est à proprement parler celui que nous appelons sain d’esprit qui s’aliène, puisqu’il consent à exister dans un monde définissable par la relation de moi et d’autres » (Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. xx ; pour le commentaire de Sartre, voir Saint Genet, op. cit., livre II, p. 65-68).
57 Ibid.
58 Ibid., livre I, p. 14.
59 Ibid., livre II, p. 64.
60 Ibid., p. 64. Voir aussi Jean-Paul Sartre, « Jean-Paul Sartre répond », L’arc, 30, 1966, p. 95, et « Sartre par Sartre », dans Situations, IX. Mélanges, Paris, Gallimard, 1972, p. 101-102.
Auteur
Université de Liège/FNRS
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