Introduction générale
p. 17-30
Texte intégral
« Qu’est-ce qui fait courir les féministes ? L’éducation, l’éducation, et encore l’éducation1 »
1Les années 2010 ont connu un certain nombre d’engagements ministériels visant à défendre l’égalité des sexes à l’École en France. Ces préoccupations sont loin d’être nouvelles, puisque depuis 1982, la mixité est présentée comme un moyen pour lutter contre les discriminations et les préjugés2 et que la grande loi d’orientation de 1989 indique que l’une des missions des institutions scolaires et universitaires est de favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes. Ces principes, réitérés depuis le commencement du nouveau millénaire3 n’ont donc rien d’inédit et ne sauraient apparaître comme une rupture. La loi pour la refondation de l’école républicaine de 2013, qui donne une place centrale à ces questions, s’inscrit ainsi dans une continuité ; cependant, elle constitue une concrétisation réelle de principes qui, jusque-là, restaient peu connus et peu appliqués. De ce point de vue, cette loi témoigne d’une volonté de mise en œuvre sans précédent4
2Le tournant qu’a pu représenter ce volontarisme peut notamment être évalué à l’aune des réactions qu’a suscitées la mise en place de cette politique publique. Des principes qui auraient pu apparaître comme consensuels ont ainsi fait l’objet de violentes polémiques. Sans entrer dans le détail des acteurs/rices principaux/ales au cœur de ces dernières, à savoir les forces de la réaction constituées de groupes conservateurs catholiques et/ou de l’ultra-droite, on peut retracer certains événements clefs des controverses qui ont marqué ces dernières années. En 2010, de nouveaux programmes de science de la vie et de la Terre sont publiés, dans lesquels figure l’étude du « devenir homme ou femme ». Suivant ces derniers, des manuels paraissent en 2011. Dans certains d’entre eux, ce programme, pourtant peu subversif, semble avoir été interprété d’une façon qui va susciter l’indignation d’associations catholiques et d’une partie de la classe politique. Les ouvrages en question soulignent en effet la part de construction sociale des comportements genrés. Cette polémique marque la naissance d’un mouvement de dénonciation de la « théorie du genre », qui prendra de l’ampleur avec la création en 2012 du collectif d’associations La Manif pour tous (LMPT) contre le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (dit « mariage pour tous »). Il se prolonge notamment à travers une campagne de désinformation lancée contre la mise en place du dispositif « ABCD de l’égalité » dans certaines académies à la rentrée 2013. Ce dispositif consiste en un ensemble d’activités pédagogiques qui visent à sensibiliser à l’égalité des sexes et à la non-discrimination des homosexualités. Dès l’automne sont diffusées des rumeurs et des allégations mensongères à travers des vidéos en ligne, des tracts et des SMS (une éducation sexuelle à la maternelle serait mise en place pour apprendre aux enfants à se masturber avec des jouets, des personnes transgenres et/ou homosexuelles seraient invité·e·s à faire du prosélytisme dans les classes, pour inciter à l’homosexualité ou au changement de sexe). Des SMS et des courriels sont ensuite envoyés aux parent·e·s pour les inviter à retirer leurs enfants de l’école en janvier, février et mars 2014 (les « Journées de retrait de l’école » ou JRE). L’expérimentation des ABCD ne sera pas reconduite l’année suivante, ce qui sera considéré comme une abdication par un certain nombre de chercheuses/eurs, de militant·e·s et de professionnel·le·s de l’éducation5. Dans un tel contexte, se battre pour le maintien des dispositifs visant à favoriser l’égalité entre filles et garçons à l’École apparaît aux féministes comme un devoir impérieux. Lors de ces controverses, nombreuses/x sont les chercheuses/eurs en études de genre et les militant·e·s féministes qui se sont engagé·e·s et ont pris la parole dans les médias en vue de s’opposer aux différentes attaques
3La défense de cette cause est loin d’être seulement circonstancielle. Que ce soit dans ses mobilisations, dans sa littérature militante et scientifique ou dans ses formes plus institutionnalisées, le féminisme accorde en effet une place centrale aux questions d’éducation. L’idée selon laquelle les différences entre les femmes et les hommes qui constituent une injustice ne sont pas absolues, mais relatives à un contexte, et qu’il est par conséquent possible, non seulement d’observer, mais aussi de contrer le processus de leur institution, semble de fait lier inextricablement féminisme et éducation. Rien d’étonnant donc à ce que, historiquement, on constate une primauté de l’enjeu éducatif dans ses luttes ; comme l’écrit Anne-Marie Käppeli « [d]ans la plupart des pays européens, la revendication pédagogique précède toutes les autres revendications féministes6 ». Andrée Michel considère même que parmi les idées qui font la conscience (pré)féministe occidentale, il en est une qui existe depuis le Moyen Âge, à savoir « que les différences entre hommes et femmes proviennent non pas de la nature, mais de l’éducation différente des deux sexes7 ». De même, il n’est pas anodin que parmi les ouvrages les plus célèbres de la bibliothèque du féminisme européen, nombreux soient ceux qui consacrent des chapitres décisifs à la question de l’éducation des filles – qu’on pense par exemple à Défense des droits de la femme (1792) de Mary Wollstonecraft, au Deuxième Sexe (1949) de Simone de Beauvoir, ou encore à Du côté des petites filles (1973) d’Elena Gianini Belotti
4En France, on peut faire remonter les recherches scientifiques sur les rapports entre genre et éducation au début des années 19708. Ces recherches, dans leur diversité théorique, disciplinaire et méthodologique, visent à la fois à étudier la façon dont le genre se manifeste dans l’éducation et la façon dont cette dernière est susceptible de contrer la (re)production du genre. Le champ s’est fortement développé et reste très fécond aujourd’hui9, mais l’engouement pour cette problématique dépasse les seuls cercles scientifique et académique et semble au moins aussi fort dans les publications grand public. Ainsi, l’essai de la célèbre autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie intitulé Chère Ijeawele, ou Un manifeste pour une éducation féministe paru en 2017 s’ouvre sur une invitation à investir cette question : « je suis convaincue de l’urgence morale qu’il y a à nous atteler à imaginer ensemble une éducation différente pour nos enfants, pour tenter de créer un monde plus juste à l’égard des femmes et des hommes10 ». Un an plus tard paraît en France un ouvrage écrit par une journaliste intitulé Tu seras un homme – féministe – mon fils ! et dont le sous-titre est Manuel d’éducation antisexiste pour des garçons libres et heureux11. Quelques mois plus tard, ce sont les éditions Marabout qui publient le manuel Fille-garçon même éducation. Guide pour une parentalité féministe de 0 à 3 ans12. Suit, l’année d’après, Éduquer sans préjugés. Pour une éducation non-sexiste des filles et des garçons13. La priorité historique de cette préoccupation se double donc d’une pérennité et d’une diffusion remarquables : l’historienne Martine Chaponnière parle ainsi d’une « confiance persistante14 » des féministes, voire d’une « foi en l’éducation comme facteur de libération15 »
5L’éducation semble en fait constituer une véritable tradition féministe, avec tout ce que cela peut impliquer en termes d’obstacle à la réflexivité et à la ressaisie du sens même de cette question. En effet, en considérant que la question de l’éducation est « essentielle » au féminisme, n’entérine-t-on pas un héritage incorporé aux théories et aux luttes, qui devient par là un impensé ? L’idée selon laquelle il serait dans l’ADN même du féminisme de se préoccuper d’éducation doit selon moi susciter un certain scepticisme. En effet, comment ne pas considérer avec suspicion l’idée selon laquelle les féminismes – et donc directement ou indirectement, les femmes – se préoccupent forcément d’éducation ?
6Compte tenu de la grande variété historique, théorique et politique des féminismes, la persistance de la question éducative implique nécessairement une compréhension très lâche de la notion d’éducation, autrement dit, une relative inconsistance de celle-ci. Si l’on considère que l’éducation est le thème féministe par excellence, c’est au prix d’une forte indétermination dans son contenu, dans son sens et dans sa valeur, étant donné la diversité des formes prises par le féminisme. Il importe alors, non pas de chercher à disqualifier l’éducation – en partant du principe qu’elle serait une question qui n’a pas ou plus de raison d’être pour le féminisme – mais de prendre la mesure des tensions qui traversent sa conceptualisation féministe. Ce geste de désessentialisation de l’éducation consiste d’abord à reconnaître qu’il ne peut y en avoir une définition féministe unique
7Plus fondamentalement, il s’agit d’expliciter et d’analyser les hypothèses implicites qui accompagnent la thèse selon laquelle l’éducation a un rôle à jouer dans les luttes féministes. Les polémiques récentes dramatisent l’impératif à se positionner en tant que féministe sur le terrain de l’éducation : c’est pourquoi une rupture épistémologique avec ce qui semble aujourd’hui s’imposer en termes de tactique politique est nécessaire pour mener sur le plan théorique un tel travail de clarification conceptuelle. Si l’éducation « ne va pas de soi » pour le féminisme, c’est d’abord du fait de la variété historique, politique et théorique de ce dernier. Mon travail implique donc d’abord de mettre au jour des choix théorico-politiques qui traversent et diversifient la pensée féministe. Cette part de décision théorique tend à être occultée lorsque des enjeux politiques se voient réduits à des questions techniques, ce qui peut se produire en particulier lors de la traduction des revendications militantes en politiques publiques (gender mainstreaming)
8Une telle démarche, philosophique, qui cherche à identifier les décisions théoriques et les présupposés anthropologiques, ontologiques, politiques etc., non pas pour les condamner en tant que tels, mais pour les expliciter et les évaluer, est cohérente avec le projet des études féministes, dans lequel je m’inscris. Car si j’ambitionne de révéler des hypothèses implicites, je ne prétends pas me situer au-delà de tout parti pris théorique ou politique. Je ne prends pas comme une évidence l’idée que la lutte féministe passe par l’éducation, mais je maintiens le postulat minimal selon lequel il doit y avoir une lutte féministe
Sous « le féminisme », les féminismes
9Mon travail exige moins de délimiter des courants de pensée ou des mouvements sociaux que d’identifier les problématisations spécifiquement féministes d’une question précise, à savoir celle de l’éducation. Ces problématisations se nourrissent des influences, des échanges et des tensions qui existent au sein du féminisme mais également entre le féminisme et son dehors. Ce qui permet de circonscrire ma recherche est donc moins une caractérisation exclusive a priori du féminisme qu’un corps de problèmes éducatifs qui se constitue historiquement. Je choisis ainsi de retenir une définition particulièrement large du féminisme, à savoir celle que propose le Manuel d’introduction aux études sur le genre :
Le féminisme désigne une perspective politique reposant sur la conviction que les femmes subissent une injustice spécifique et systématique en tant que femmes, et qu’il est possible et nécessaire de redresser cette injustice par des luttes individuelles ou collectives16
10Cette définition est adaptée au travail que j’entreprends, en particulier du fait de l’emploi du terme injustice. Les termes justice/injustice sont des termes parapluie, qui recouvrent des significations très différentes (alors que des termes comme domination ou inégalité, par exemple, sont plus marqués théorico-politiquement). Définir le féminisme par l’injustice que subissent les femmes en tant que femmes, c’est maintenir l’idée qu’une même question se pose aux féministes, qui la problématisent dans des termes différents et construisent des réponses différentes. C’est en ce sens qu’il y a, à partir de cette question commune, des théorisations féministes
11Relativiser (d’abord au sens littéral d’une mise en relation) le rôle et la place de l’éducation vis-à-vis des paradigmes féministes passe donc par la reconnaissance de la variété fondamentale de ces derniers. La première façon de reconnaître ces variations – à travers lesquelles s’éprouve l’importance du rôle de l’éducation – est d’opérer un travail d’historicisation. Ce travail permet de contextualiser l’apparition des paradigmes, de leurs notions fondamentales, mais également et surtout des revendications. En effet, les féminismes sont des courants de pensée et des mouvements sociaux, il importe donc de saisir les seconds dans leur historicité pour examiner les premiers avec justesse. Les revendications sont à la fois le reflet d’une rationalité à l’œuvre, d’une théorie sociale, et d’un certain état des institutions et de la société à un moment donné. C’est pourquoi il importe de ne pas succomber à une forme d’idéalisme traitant les catégories mobilisées par les discours féministes d’un strict point de vue logique, comme si elles étaient le résultat d’un seul travail spéculatif. Si mon point de départ est une mise en question de l’apparente évidence de l’éducation dans la pensée et la lutte féministes, ma première tâche sera un effort de contextualisation
12Comment saisir les féminismes dans l’histoire ? Si je cherche à rendre compte d’une diversité, voire d’une conflictualité, je pose néanmoins une commensurabilité entre les modèles et les pratiques que j’entends confronter. Le mot « féminisme » existe depuis les années 1860-1870. À son apparition, il appartient au vocabulaire médical et qualifie le développement, considéré comme anormal ou pathologique, de signes de féminité chez des hommes17. Il est repris en 1872 par Alexandre Dumas fils dans son pamphlet sur l’adultère et le divorce intitulé L’homme-femme. L’écrivain le présente comme un néologisme et en fait un usage péjoratif pour désigner les défenseurs de la cause des femmes. Pour l’autonomination, la première à se qualifier de féministe est Hubertine Auclert, en 1882. Elle l’utilise dans une lettre adressée au préfet de la Seine, qu’elle publie dans le n° 6 de son journal La Citoyenne18 (septembre-octobre 1882). La missive est une critique des restrictions sur les discours prononcés pendant les mariages civils à la mairie. Elle y emploie « féministes » comme synonyme de « partisans de l’affranchissement des femmes ». Malgré cet endossement par une militante, la presse généraliste n’adopte pas le terme immédiatement, et continue d’employer les expressions « mouvements féminins » ou « mouvement des femmes ». C’est seulement une dizaine d’années plus tard que les termes féministe et féminisme se répandent et passent dans l’usage courant en France et dans toute l’Europe. Karen Offen souligne que cette diffusion advient précisément au moment où le mouvement commence à se diversifier. C’est également l’époque des premiers « anachronismes », puisqu’en France, certain·e·s militant·e·s situent les origines de leur mouvement au moment de la Révolution de 1789, et que des travaux scientifiques appliquent l’appellation à des périodes historiques antérieures19. La (ré)appropriation du terme par les militant·e·s est un repère fort, puisque l’autonomination est le signe d’une autonomisation : c’est pourquoi elle constitue une borne historique dans mon étude
Égalité, émancipation, utopie
13Comme pour « le » féminisme, parler d’éducation au singulier ne saurait être le signe d’une conception admise une fois pour toutes. Pris dans un sens générique, le terme désigne de façon très large un phénomène de maturation conscient, volontaire et réfléchi, avec une fin déterminée
14Si l’éducation est le meilleur moyen pour redresser l’injustice faite aux femmes en tant que femmes, alors elle est, par excellence, le chemin qui permet de rendre à chacune ce qui lui revient. Mais qu’est-ce qui revient à chacune ? Classiquement, cette (re)distribution juste est comprise comme un accès égal à l’éducation, qui est lui-même considéré comme condition pour un accès égal à d’autres ressources (travail, pouvoir, prestige, etc.). Un tel changement prend pour objet celles qui occupent une certaine position dans l’espace social ; c’est le cas par exemple lorsqu’on affirme que les femmes sont cantonnées au rôle de mère au foyer alors qu’elles devraient avoir également accès à l’instruction pour « s’en sortir ». La transformation éducative opère sur des individus qui sont jusque-là assignés à certaines coordonnées dans l’espace social en leur donnant les moyens d’une mobilité, mais elle laisse intacte une situation inique toujours susceptible d’être occupée par d’autres (par exemple celles et ceux pour lesquel·le·s les moyens éducatifs n’auraient pas « suffi »). En faisant de l’éducation la condition pour l’avènement d’un certain sujet social (des femmes qui seraient littéralement « parvenues »), on agit sur la répartition des individus au sein d’un ordre jugé injuste, mais pas sur cet ordre même. Pour le dire autrement, l’éducation ainsi conçue vise à corriger le déclassement de certaines femmes, mais non le principe de classement lui-même. La justice qu’elle promeut est donc partielle – voire superficielle – puisqu’elle laisse intact un ordre injuste, à savoir la matrice inégalitaire d’une distribution des places et des fonctions, places et fonctions qui seront occupées par d’autres que « les femmes (suffisamment ou correctement) éduquées »
15Si on considère en revanche que le féminisme doit agir sur cette organisation injuste et la transformer pour redresser l’injustice, alors il est pleinement politique, au sens où il intervient sur un ordre social hérité. La conception de l’égalité portée par un tel féminisme ne revient donc pas au fait d’avoir les mêmes chances que d’autres pour accéder à des positions dominantes (ou « égalité des chances de dominer20 »), mais elle implique une émancipation collective des femmes, c’est-à-dire une remise en question de l’organisation sociale en tant qu’elle distribue des places et fonctions, dont certaines sont dominantes et d’autres dominées. Pour une telle émancipation, l’éducation peut jouer un rôle en contribuant à la genèse du sujet politique collectif qui la porte. Le passage d’une éducation « égalitaire » à une éducation pour l’émancipation est donc également le passage d’une éducation qui vise le progrès d’individus femmes à une éducation qui vise la prise de pouvoir par un sujet collectif féministe. La genèse d’un tel sujet passe par le développement des relations qui font le collectif – des relations féministes de sororité, par exemple. Dans ce cas, c’est moins dans son contenu que dans sa forme que l’éducation devient transformatrice, en tant que relation pédagogique. C’est en ce sens que les pédagogies féministes prétendent participer à la constitution d’un sujet politique conscientisé, sujet susceptible d’agir sur les rapports sociaux
16Mais les pédagogies féministes ne se réduisent pas à un ensemble de relations interindividuelles et elles ne se déploient pas dans des espaces indéterminés. Toute relation pédagogique est informée par un cadre institutionnel que l’on ne peut occulter, au risque de la réduire à un rapport moral et de la dépolitiser. Les pédagogies féministes ne peuvent donc faire l’économie d’une pensée de l’éducation comme institution(s). En l’occurrence, ces institutions jouent un rôle déterminant dans la division-hiérarchisation privé/public ainsi que dans la dévalorisation symbolique et matérielle de tout un travail dit « reproductif » et de care majoritairement assumé par des femmes. C’est pourquoi j’avance que la dimension institutionnelle de l’éducation doit être incluse dans toute entreprise de (re)conceptualisation féministe de l’éducation. Cela conduit à mettre en question les séparations soutenues par les institutions éducatives traditionnelles (privé/public, reproductif/productif, etc.) et à envisager d’autres institutionnalisations de l’éducation. L’éducation ne peut devenir égalitaire et émancipatrice qu’à condition d’être prise dans un projet qui redessine la cartographie sociale, ou, pour le dire autrement, qu’à condition d’être prise dans un projet utopiste
17En d’autres termes, prétendre élaborer une éducation féministe ne peut signifier se contenter de redéfinir l’éducation entendue uniquement comme contenu d’enseignement, ni même l’éducation entendue comme seule forme pédagogique ; cela doit aller avec l’ambition radicale de transformer les institutions éducatives – et, selon moi, cette ambition peut s’accomplir par la réactualisation de certaines communautés utopiques. Contre un féminisme qui porte la promesse de permettre à (certaines) femmes de se frayer un chemin dans un ordre injuste, mais également contre un féminisme purement négatif qui se contente de critiquer ce même ordre, je revendique un féminisme qui cherche à reconstruire des ordres alternatifs, locaux, relatifs
18Je veux également montrer que, dans cette démarche, le sujet du féminisme n’est ni un sujet social (les individus femmes parvenues), ni un sujet politique (un collectif représentatif qui aurait pris le pouvoir). Cela implique-t-il de renoncer à tout sujet pour le féminisme ? Il s’agit plutôt d’abandonner le présupposé d’une dissociation entre sujet social et sujet politique. Cela est possible au sein d’une éducation féministe, à condition d’en avoir une conception radicale et utopiste, une conception dans laquelle ne sont pas disjoints, pour reprendre les termes de Michèle Riot-Sarcey, « le domaine du politique, circonscrit à la représentation » et « le domaine social où les relations individuelles et collectives se nouent21 ». La radicalisation du geste féministe selon lequel « le personnel est politique » aboutit logiquement à récuser une telle séparation, et ce, d’autant plus, lorsque ce geste s’applique à un objet comme l’éducation, qui elle-même articule des relations et des rapports qui relèvent du moral, du social et du politique
Philosophie sociale et politisation
19C’est pour cette raison que l’ancrage le plus pertinent pour mon travail est celui de la philosophie sociale. Tout d’abord, contrairement à une certaine tradition de la philosophie politique, la philosophie sociale nie être apolitique ou neutre, et revendique même une prise de position, tout comme les épistémologies féministes. De plus, en accord avec ce que j’ai développé ci-avant, elle engage à appréhender la politique comme étant une réalité plus large que celle des formes étatico-juridiques et non séparée du social : c’est pourquoi elle a pour objet la politisation. Or la contestation des découpages sociaux qui tendent à évacuer les injustices faites aux femmes en dehors de la politique, et donc à les nier comme telles, est précisément œuvre de politisation22
20La revendication d’une prise de parti, contre la prétention à l’extériorité et à la neutralité, se traduit également en philosophie sociale par une « intervention théorique au sein d’un contexte social et politique précis23 ». C’est l’une des thèses qui la fondent, d’après Franck Fischbach : son inscription revendiquée dans la réalité sociale et historique n’est pas seulement celle de sa naissance (gage épistémologique), mais également celle de ses effets (orientation vers l’action). Dans la présente recherche, ces dimensions sont d’autant plus indissociables que le féminisme et l’éducation ont en commun de développer une théorie qui ne peut être dissociée de la pratique. Je revendique donc une approche pragmatiste, au sens où je considère que les conséquences pratiques des paradigmes théoriques font partie intégrante de leur définition. Plus précisément, je souscris au pragmatisme pluraliste porté par l’épistémologue féministe Helen Longino, un pragmatisme qui cherche à déterminer à quels types de questions une approche donnée peut répondre. Dans mon cas, lorsque j’analyserai le féminisme libéral, le féminisme matérialiste, les théories du care, le féminisme post-structuraliste ou l’intersectionnalité, cela reviendra à mobiliser ces courants au regard d’un problème, celui de l’éducation. Ce pragmatisme vise à opérer une sélection provisoire entre des modèles, à discriminer localement des paradigmes, à évaluer contextuellement des théories. Ma tâche en tant que philosophe n’est donc pas de prétendre déterminer une approche correcte, mais de préciser la portée, les prérequis et les limites de certains paradigmes dans un cadre d’action donné. Contre un modèle qui sépare « connaissance pure » et application, l’évaluation des théories se fait donc eu égard aux questions spécifiques auxquelles elles prétendent répondre et aux « types d’intervention dans le monde que ces réponses rendent possibles24 ». Le rapport pratique est toujours en même temps un rapport proprement épistémologique
La triple question éducative
21Je m’engage ainsi dans deux questionnements symétriques : d’une part, la lutte féministe est examinée au tribunal de l’éducation – elle doit notamment expliciter son « sujet » ; d’autre part, l’éducation, dans sa théorie et dans sa pratique, est redéfinie au prisme des exigences féministes – dans son contenu, mais également dans sa forme même. En effet, l’éducation endosse un triple statut dans cette étude. Premièrement, elle est une « question philosophique25 » ; elle engage des questionnements sur les finalités, sur les rapports entre nature et culture, sur le statut des savoirs, sur la dimension sociale et politique de la formation humaine, etc., que les théorisations féministes renouvellent, (re)formulent et parfois résolvent. Elle est, deuxièmement, un instrument d’exposition des pensées féministes ; un fil d’Ariane qui oriente leur cartographie analytique et critique – autrement dit, en obligeant les féminismes à (se) poser certaines questions, la question éducative les « positionne ». Enfin, troisièmement, l’éducation est une (question) pratique. Toute pensée de l’éducation est d’abord une pensée de la transformation possible ; elle est donc l’occasion de déterminer des actions possibles et nécessaires, de répondre à un « que faire ? ». Ces trois statuts de l’éducation dans mon travail sont évidemment liés, car les réponses apportées aux questions philosophiques sont autant de traits qui définissent chaque paradigme féministe, tout en constituant des directions pour l’action
Plan général
22Mon point de départ est une interrogation sur la conception et le rôle de l’éducation dans les théorisations féministes – à partir de cela, la première partie de ce travail, qui comprend deux chapitres, conduit à une problématisation liant sujet du féminisme et éducation. Celle-ci passe par la reconnaissance de la diversification de la pensée féministe et de son caractère relatif à un contexte historique, social et théorico-politique – elle suppose donc de mener un travail d’historicisation. Je reprends pour ce faire une scansion classique de l’histoire féministe, en analysant et confrontant les deux « vagues » féministes françaises au prisme de la question éducative. Une analyse des principaux paradigmes de celles-ci révèle que le féminisme libéral « première vague », avec sa grille de lecture individualiste, et le féminisme matérialiste « deuxième vague », avec son constructivisme social radical, succombent tous deux à une forme de substantialisme qui les conduit à occulter la relation qui existe entre individuel et social. La première vague se focalise sur les individus tandis que la deuxième raisonne uniquement à l’échelle des groupes pris dans les rapports sociaux ; or, penser la transformation sociale exige d’élucider le rapport qui existe entre ces deux dimensions. Lorsque l’éducation n’est pas conçue comme une transmission dont la cible serait un individu ou un groupe et dont il s’agirait de déterminer le contenu, mais qu’elle est redéfinie dans sa forme même, en vue d’instituer de nouvelles modalités de relations, elle donne les moyens de penser ce rapport entre individuel et social
23C’est pourquoi à cette partie historico-philosophique succède, selon un plan analytique, une partie consacrée à des théorisations féministes contemporaines de l’éducation comme relation. Le premier chapitre de cette deuxième partie porte ainsi sur les pédagogies critiques féministes anglo-saxonnes, qui se fondent sur une conception de la conscience comme « rapport à » et qui visent une conscientisation (ou consciousness raising). Ces pédagogies se heurtent néanmoins à deux écueils. Premièrement, elles tendent à décontextualiser la relation pédagogique en occultant son inscription dans des institutions – l’affirmation « le personnel est politique » se traduisant alors par la conviction que la pédagogie (comme relation interpersonnelle) suffit à la politisation. Deuxièmement, elles font de la conscientisation une unification, considérant que l’unité du sujet peut préexister à l’action politique elle-même, ce que met à mal une perspective intersectionnelle. Le chapitre qui suit tire les conséquences de ces deux écueils en pointant, à partir du féminisme post-structuraliste, les formes d’assujettissement et de dépolitisation qui peuvent être à l’œuvre dans les pédagogies critiques qui prétendent viser un sujet féministe unifié
24L’une des conclusions de cette deuxième partie est que la pédagogie ne peut être réduite à une relation interpersonnelle dont le seul enjeu serait éthique, mais qu’elle doit être appréhendée comme une relation institutionnelle. La troisième et dernière partie vise donc à penser une transformation féministe des frontières institutionnelles, ce que permettent de faire les (théories) politiques du care. Une démocratisation du care passe par une reconstruction des institutions – notamment des institutions éducatives – et implique un autre partage du travail dit « reproductif ». Il s’agit d’intervenir sur le découpage de l’espace social qui divise (et hiérarchise) travail « productif » et travail « reproductif », par exemple en interrogeant de façon critique la conception de l’École comme « sas » entre privé et public. Pour développer cette reconstruction, je m’appuierai sur des utopies féministes qui imaginent une nouvelle cartographie sociale en troublant les frontières de l’École, de la Famille, de l’Université, du « privé », du domestique et du foyer
Notes de bas de page
1 Ces mots ouvrent le texte de quatrième de couverture de Martine Chaponnière, Devenir ou redevenir femme. L’éducation des femmes et le mouvement féministe en Suisse du début du siècle à nos jours, Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 1992.
2 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Arrêté du 12 juillet 1982. Action éducative contre les préjugés sexistes et pour la promotion d’une réelle égalité des chances filles/garçons. La mixité avait été généralisée avec la loi dite « Haby » de 1975 (loi no 75-620 du 11 juillet 1975 relative à l’éducation). Le lien entre égalité des sexes et mixité sera ensuite inscrit dans la loi en 2005 (loi no 2005-380 du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école).
3 Trois conventions interministérielles pour la promotion de l’égalité entre les filles et les garçons dans le système éducatif se succèdent de 2000 à 2018 : Convention pour la promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les filles dans le système éducatif (2000-2006), Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 10, 9 mars 2000 ; Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif (2006-2012), Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 5, 1er février 2007 ; Convention interministérielle pour l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif (2013-2018), Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 6, 7 février 2013.
4 Nicole Mosconi, « Excellence et égalité. Les paradoxes de l’égalité des chances à l’école », Nouvelles questions féministes, 35/1, 2016, p. 118‑130.
5 Martine Storti, « L’abandon des ABCD de l’égalité, symbole de l’abdication idéologique de la gauche », Le Monde, juillet 2014 (en ligne) ; Coll., « Égalité des sexes à l’école : machine arrière, toute ! », Mediapart.fr, janvier 2015 (en ligne) ; Bérengère Kolly, « Qui a peur de l’égalité à l’école ? », dans Michel Fabre, Brigitte Frelat-Kahn, André Pachod (dir.), L’idée de valeur en éducation, Paris, Hermann, 2016, p. 253‑266.
6 Anne-Marie Käppeli, « Scènes féministes », dans Geneviève Fraisse, Michelle Perrot, Georges Duby (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. 4 : Le xixe siècle, Paris, Perrin, 2002, p. 591.
7 Andrée Michel, Le féminisme, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 77.
8 Nicole Mosconi, Genre et éducation des filles. Des clartés de tout, Paris, L’Harmattan, 2017.
9 Marie Duru-Bellat, « Note de synthèse [Filles et garçons à l’école, approches sociologiques et psycho-sociales] 1 », Revue française de pédagogie, 109/1, 1994, p. 111‑141 ; Ead., « Note de synthèse [Filles et garçons à l’école, approches sociologiques et psycho-sociales] 2 », Revue française de pédagogie, 110/1, 1995, p. 75‑109 ; Céline Petrovic, « Filles et garçons en éducation : les recherches récentes (1) », Carrefours de l’éducation, 17, 2004, p. 76‑100 ; Ead., « Filles et garçons en éducation : les recherches récentes (2) », Carrefours de l’éducation, 18, 2004, p. 146‑175.
10 Chimamanda Ngozi Adichie, Chère Ijeawele, ou Un manifeste pour une éducation féministe, Paris, Gallimard, 2018, p. 12.
11 Aurélia Blanc, Tu seras un homme – féministe – mon fils ! Manuel d’éducation antisexiste pour des garçons libres et heureux, Vanves, Marabout, 2018.
12 Pihla Hintikka, Elsa Rigoulet, Fille-garçon même éducation. Guide pour une parentalité féministe de 0 à 3 ans, Paris, Marabout, 2020. Les mêmes autrices ont publié d’autres ouvrages, dans les mois qui ont suivi, sur des thématiques proches. En dehors de ceux-ci et à ma connaissance, le livre le plus récent en français paru sur la question est : Lucile Bellan, Petit traité d’éducation féministe, Paris, Leduc, 2021.
13 Amandine Hancewicz, Manuela Spinelli, Éduquer sans préjugés. Pour une éducation non-sexiste des filles et des garçons, Paris, Lattès, 2021.
14 M. Chaponnière, Devenir ou redevenir femme, op. cit., p. 120.
15 Ibid., p. 286.
16 Laure Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2012, p. 17.
17 Geneviève Fraisse, « Féminisme : appellation d’origine », Vacarme, 4/4‑5, 1997, p. 52.
18 Karen Offen, « Sur l’origine des mots “féminisme” et “féministe” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 34/3, 1987, p. 492‑496.
19 Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : “le féminisme pendant la Révolution française” », Annales historiques de la Révolution française, 344, 2006, p. 193‑195.
20 Cinzia Arruzza et al., Féminisme pour les 99 %, Paris, La Découverte, 2019, p. 13.
21 Michèle Riot-Sarcey, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 8.
22 Alison Jaggar analyse la façon dont le féminisme a bouleversé les réponses aux questions « où, quand, qui, quoi, comment ? » qui fondent les théories de la justice : Alison M. Jaggar (dir.), Gender and Global Justice, Cambridge (Royaume-Uni), Polity Press, 2014.
23 Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, p. 58.
24 Helen Longino, « Knowledge for What? Monist, Pluralist, Pragmatist Approaches to the Sciences of Behavior », dans Kathryn S. Plaisance, Thomas A. C. Reydon (dir.), Philosophy of Behavioral Biology, Rotterdam, Springer Netherlands, 2012, p. 38.
25 Anne-Marie Drouin-Hans, L’éducation, une question philosophique, Paris, Anthropos/Economica, 1998.
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