Conclusion
p. 135-140
Texte intégral
1L’étude détaillée de la vie et l’œuvre d’Otto Neurath combinée à certains textes d’autres membres du CVG révèle une connexion importante entre la conception scientifique du monde et la pensée socialiste. La prétention du socialisme à la scientificité, qui faisait partie des philosophies communistes officielles d’autrefois, tend à être décriée de nos jours par les mouvements contestataires divers, notamment sous l’influence de courants plus ou moins antiscience initiés par l’École de Francfort. Le fait que le positivisme soit tombé en désuétude depuis la tournure sociologique qu’a prise la philosophie des sciences (incarnée notamment par les études sociales sur les sciences et les épistémologies féministes) s’explique par une conscience accrue du rôle joué par les conditions sociales de la pratique scientifique, dont le déterminisme met en cause la notion d’objectivité. Dans cette nouvelle perspective, l’insistance empiriste sur les données factuelles est assimilée à un objectivisme trop naïf pour intéresser les mouvements sociaux.
2Pour la théorie critique, la raison scientifique est limitée par l’attachement au donné, incapable de dépasser l’ordre établi en raison de la disqualification systématique de toute approche novatrice. La sous-détermination des théories par l’expérience est perçue comme un espace d’ouverture politique par la philosophie politique des sciences, contrairement à un réalisme aveugle, inconscient de sa propre nature située. Les nouveaux développements en philosophie des sciences font ressortir l’insuffisance de la connaissance factuelle pour la résolution de conflits sociaux. Pourtant, les idéologies régressives qui regagnent du terrain aujourd’hui justifient que l’on remette à l’ordre du jour le besoin d’un critère de démarcation et d’une démonstration empirique dans des termes plus favorables (l’impuissance du relativisme épistémologique à permettre un choix convaincant entre la théorie de l’évolution et le créationnisme en est un exemple assez probant). La méthodologie marxiste et l’empirisme logique se rejoignent dans une conception scientifique de base (il s’agit bien d’une correspondance minimale, pas d’une identification), que les spécialistes du CVG considèrent comme indispensable pour une lutte politique efficace. En effet, même si la conception scientifique du monde est loin d’épuiser la méthodologie marxiste, elle en est toutefois une composante non négligeable. Malgré son insuffisance politique, l’empirisme logique a le mérite de ramener la rigueur scientifique au premier plan – c'est ce qui fait que les empiristes logiques, sous certains aspects, se rapprochent plus des marxistes que leurs contestataires de gauche, contrairement aux idées reçues.
3La littérature sur le CVG rappelle la dimension subversive originaire de la conception scientifique du monde et propose de construire une philosophie engagée des sciences sur la base des valeurs des Lumières, dont elle conteste le conservatisme. Pour ce faire, elle puise notamment dans la version de l’empirisme logique revisitée par Neurath, qui a su combiner la reconnaissance des dynamiques sociales dans la formation des théories scientifiques avec un empirisme radical. Nous avons montré le potentiel critique que Neurath a apporté à la version orthodoxe de l’empirisme logique – qui, d’ailleurs, n’était pas aussi monolithique qu’on a tendance à le croire de nos jours. Pour cette raison, en plus des rapports actifs que l’empirisme de Neurath entretient avec son socialisme, nous avons tenu à mentionner d’autres figures du Cercle, à la gauche comme à la droite, car même dans sa version de droite l’empirisme logique a su jouer un rôle anti-establishment. Nos réflexions nous amènent à reconnaître la valeur politique de la pensée scientifique comme une composante indispensable de tout mouvement social révolutionnaire, malgré ses insuffisances évidentes quand il n’est pas accompagné d’une conscience des rapports conflictuels gérant les sociétés de classe. La défense du socialisme par Neurath dans le cadre d’une sociologie physicaliste incarne cette synthèse, en vertu de laquelle les luttes sociales peuvent se penser dans un cadre scientifique.
4Même si cette conclusion va à l’encontre des idées reçues dans la philosophie contemporaine, il faut reconnaître que la littérature sur le CVG a réussi, dans une certaine mesure, à dissiper l’image conservatrice de ce courant philosophique due à une ignorance de son contexte d’origine. À travers une lecture alternative de l’empirisme logique, ses défenseurs travaillent à la correction de cette image qui dominait encore les milieux philosophiques jusqu’à récemment. Ils sont motivés par une volonté de politisation de la philosophie universitaire et son implication dans la vie sociale au-delà des limites étroites de sa spécialisation professionnelle. Ils se rejoignent dans la critique de la philosophie des sciences comme une discipline universitaire renfermée sur elle-même et veulent en faire une ressource intéressante pour la gauche. Ils déplorent l’état actuel de la philosophie des sciences et travaillent à un rapprochement entre celle-ci et la contestation politique (Reisch, 2005 ; Howard, 2003).
5En effet, une philosophie des sciences à la fois empiriste (se conformant à une exigence de scientificité) et normative (contrairement aux courants réductivistes d’épistémologie naturalisée) fait défaut dans le monde philosophique contemporain. L’intérêt naissant pour le CVG s’explique par la recherche d’une philosophie empiriste et socialement pertinente – une voie alternative aux études postmodernistes qui dominent la gauche universitaire aux États-Unis, comme le STS (Science and Technology Studies – études sur la science et la technologie), les études culturelles, les épistémologies féministes et postcoloniales. Insatisfaits de l’inactivisme des épistémologies naturalisées (que ce soit la neurophilosophie ou le programme fort en sociologie des sciences), les théoriciens favorables au CVG soulignent parallèlement l’inefficacité de ces nouveaux courants. Ils opposent à ceux-ci un empirisme scientifiquement informé et néanmoins sociologiquement alerte, dont ils trouvent les germes dans l’aile gauche du Cercle de Vienne. « La tragédie réside en ceci que, quand la discipline de philosophie des sciences s’est désengagée de la politique, elle a laissé un vide dans la gauche libérale, qui allait être comblé par d’autres mouvements philosophiques, au détriment, selon moi, de la cause gauche libérale1 », dit Howard, qui critique le monopole des courants idéalistes et humanistes (comme la phénoménologie existentialiste ou la théorie critique) en matière d’opposition politique à partir des années 1960. Il soutient que la gauche universitaire serait plus puissante contre les attaques conservatrices venant du camp des scientifiques si elle disposait d’une « philosophie empiriste des sciences articulée et politiquement engagée » comme celle de Neurath et Frank, car son manque de culture scientifique et de rigueur (contrairement à l’empirisme) la rend vulnérable face à des accusations d’irrationalisme, comme celles abusivement formulées dans Gross et Levitt 1994.
6La position de Howard est partagée par Ibarra et Mormann qui s’élèvent contre l’élimination de la philosophie des sciences au profit des études sociales sur les sciences (Ibarra et Mormann, 2003). Leur contribution à la recherche sur le CVG est clairement motivée par la critique des STS (Science and Technology Studies) dont le prestige actuel entraîne, affirment-ils, une élimination injuste de la philosophie des sciences en réduisant celle-ci à son acception orthodoxe : « De nos jours la philosophie des sciences est souvent soit complètement ignorée soit réduite à une poignée de thèses faciles à réfuter tirées de la “vision orthodoxe” qui peuvent être traitées en passant. La plupart des adhérents des STS rejettent donc la vision logico-empiriste de la science sans hésitation. Ceci est une erreur2 » (Ibarra et Mormann, 2003, p. 236). Enfin, les auteurs soulignent les nouveaux dogmes des STS et constatent une division dans cette discipline comparable à celle qui prévalait à l’intérieur du Cercle de Vienne, avec une aile académique, d’un côté, contre un camp activiste, de l’autre.
7De son côté, Okruhlik évalue la pertinence de l’empirisme d’Otto Neurath pour une philosophie féministe. Elle expose les arguments provenant de l’historiographie du CVG en faveur de Neurath, dont elle juge l’épistémologie compatible avec un engagement féministe sans être toutefois suffisamment forte pour constituer réellement une philosophie politique per se (Okruhlik, 2004). Cependant, le rapprochement entre le CVG et l’épistémologie féministe fait l’objet d’une critique de Sarah S. Richardson qui y voit une tentative de récupération des acquis et du prestige de l’épistémologie féministe en vue de l’invisibiliser (Richardson, 2009a ; 2009b). Pour Richardson, la littérature du CVG est symptomatique d’une lutte territoriale dans le monde universitaire. Manquant d’appuis concrets, la thèse du CVG témoigne plutôt d’une insécurité professionnelle chez ses praticiens face à l’apparition de concurrents solides dans leur discipline. Richardson y détecte « un moyen de forger une identité disciplinaire à travers la tradition » plutôt qu’une thèse sérieuse confortée par les faits3.
8Les travaux de Neurath pour l’éducation visuelle éclairent un autre aspect politique de l’empirisme qui est sa portée universelle. Nous avons donc consacré un chapitre à discuter les implications politiques de la philosophie empiriste du langage, notamment son application par Neurath et son équipe à l’éducation de masse. Par son universalisme, l’Isotype poursuit ainsi l’ambition de se constituer en alternative au langage scientifique réservé à une élite instruite. Aussi, dans ses choix stylistiques et ses contacts, l’Isotype incarne le modernisme progressiste de l’empirisme logique.
9Nous avons montré la fonction contestataire de l’universalisme du Cercle malgré sa limitation défensive dans un contexte oppressif. Toutefois, l’insistance empiriste sur un langage inclusif risque aussi de conduire à sous-estimer les inégalités sociales dont le langage n’est qu’une expression superficielle. Instaurer un langage et une science universels exige une transformation de l’organisation sociale qui va au-delà d’habitudes linguistiques et méthodologiques. Les critiques communistes de l’empirisme ont dénoncé la limitation discursive du positivisme comme une approche idéaliste ignorant les causes réelles de la métaphysique et du langage sectaire dans la réalité matérielle des divisions sociales. À l’intérieur de ces limites, l’empirisme logique possède cependant une force polémique importante face au discours réactionnaire qui gagnait du terrain dans le monde philosophique de son époque (McGill, 1936 ; Galison, 1990). Il a, en outre, le mérite de se positionner avec la méthode scientifique et ses implications démocratiques contre la religion et la tradition qui vont de pair avec le dogmatisme. Toutefois, sa réticence à admettre les sources matérielles de la métaphysique le détourne d’un engagement efficace contre ces forces réactionnaires.
10À la lumière de tous les éléments biographiques et littéraires relevés par l’historiographie du CVG, nous pouvons affirmer qu’on ne peut plus condamner le positivisme logique comme une philosophie conservatrice, même si nous devons reconnaître ses insuffisances et en tenir compte si nous voulons nous en inspirer pour construire aujourd’hui une philosophie des sciences engagée. L’apport des courants perspectivaux d’épistémologie sociale est important pour ramener la question de la connaissance sur le terrain matériel des dynamiques socio-économiques. Nous avons montré qu’un tel engagement politique, produit de la conscience des conflits sociaux qui influent sur la formation des théories scientifiques officielles, n’est pas incompatible avec les valeurs de l’empirisme. Bien au contraire, l’universalisme et l’égalitarisme de la conception scientifique du monde peuvent être entendus comme un engagement au profit des groupes défavorisés – l’entreprise pédagogique de Neurath en est un bel exemple. Toutefois, nous constatons que malgré leurs idées principales progressistes partagées également par les marxistes, les empiristes logiques à l’exception de Neurath n’ont pas poursuivi dans cette direction et se sont limités au programme minimal de la conception scientifique du monde. Tandis que l’empirisme insiste sur les valeurs minimales de la conception scientifique du monde (dont l’absence nous prive d’un critère de démarcation contre la réaction religieuse et ôte la crédibilité des mouvements politiques), les épistémologies sociales contemporaines se montrent plus conscientes des biais épistémiques qui risquent de passer inaperçus dans un cadre scientiste minimal. L’importance de la pensée de Neurath réside dans sa capacité à articuler une conscience critique avec une valorisation de la science indispensable au succès de toute transformation sociale.
Notes de bas de page
1 « The tragedy lies in the fact that when the discipline of the philosophy of science disengaged itself from politics, there appeared a left-liberal vacuum that was to be filled by other philosophical movements, much to the detriment of the left-liberal political cause, in my opinion » (Howard, 2003, p. 26).
2 « Today it is common for the philosophy of science either to be completely ignored or boiled down to a handful of easily refutable theses from the “received view” that can be coped with in passing. Most adherents of STS thus dismiss the logical empiricist account of science without a second thought. This is a mistake. »
3 Uebel, 2010 répond à cette critique.
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015